Le banc vert

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jean YOLE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une route nationale traverse mon village. Large de ses quinze mètres, toute luisante de son goudron passé à la cire par le pneu des voitures, elle n’est pas faite pour lui. Nos bœufs, même les plus vieux et les plus sages, ceux que l’on engraissera à la fin des labours, s’y risquent avec l’hésitation et l’inhabileté de jeunes attelages liés pour la première fois. Là, les charges pèsent plus lourd à leur joug que sur le vicinal où s’arc-boutent puissamment leurs sabots. Les bouses y sont à peine tolérées. L’homme de chez nous, le plus respectueux des droits d’autrui, s’y trouve constamment en défaut. C’est là que nous « attrapons » nos contraventions. Le gendarme y règne en maître, et nul ne songe, au coup de sifflet, à lui brûler la politesse... Il explique à l’huissier venu pour le constat et qui approuve : « C’est ici, que s’est produit le choc entre la bête et l’auto... à 1 m. 45 du grison de l’accotement. » – À un mètre quarante-cinq ! Et puis, après ?... Est-ce une question de centimètres si la taure, excitée par l’herbe et ses ardeurs de printemps, a fait un bond au passage de la voiture ? « Il faut bien que l’auto passe ! » – D’accord, mais la génisse aussi ! Alors, pourquoi être si dur pour l’innocente ?... Décidément, ces gens ne comprennent rien au troupeau ni à la terre. Ils ne savent pas ce que c’est qu’une bête en folie, ce que n’ignore point le plus petit écolier qui, tout en repassant sa leçon, le jeudi, à l’abri de la haie, surveille les vaches confiées à sa garde et qui tout à coup, cornant sa page, court avertir le père que la Blanche est « en état ».

Mais à peine a-t-on fait vingt mètres sur le chemin descendant vers les terres, que l’homme aux galons d’argent sent diminuer son assurance et baisser son autorité. La consigne est plus molle. Il juge les délits autrement, en bon père de famille. Les circonstances atténuantes jouent en notre faveur. Sur la route nationale, nous sommes chez l’État, chez le Gouvernement. De même que chez les puissants, on ne sait trop comment se tenir. Sur le vicinal, nous sommes vraiment chez nous, et, là, c’est l’innocente qui a raison.

Le mot « route » vient de rumpere, rompre – via rupta, chemin rompu, frayé. C’est bien cela. La route nationale est la rupture entre mon village et le reste du monde. Elle brise jusqu’aux pistes les plus subtiles que jalonnent les odeurs de l’herbe et les branches basses. On le voit bien quand la meute de mon voisin l’aborde d’un train endiablé, au carillon joyeux des gorges chaudes de ses griffons vendéens. Le contact perdu, la musique s’arrête d’un coup. Désorientés, les chiens tombent en défaut et tournent en rond. De leurs ongles pointus, ils griffent rageusement l’herbe de l’accotement, lèvent la patte sur la borne kilométrique, et retournent au lancer.

Cette route est dessinée sur la carte par un large trait rouge. Le village, lui, n’y a pas son nom, ou, s’il l’a, c’est en si petites lettres qu’il faut des lunettes pour le lire. D’un côté elle s’appelle la route de Paris ; de l’autre, la route des Sables-d’Olonne : deux villes où la plupart d’entre nous n’ont point affaire.

Les chefs-lieux de canton s’en servent toutefois pour leurs autocars, et nous en profitons sans doute ; mais les jours de foires et de marchés – les seuls jours où le pays voyage – le car passe souvent à plein chez nous sans s’y arrêter, dédaigneux du petit drapeau rouge piqué, à l’arrêt, au mur de l’auberge.

Contre ce mur, un banc vert, comme dans un square. C’est, de tout le village, le seul objet qui s’apparente à la route. Un homme du lieu qui en userait durant les heures de travail serait bien près d’être traité de paresseux, alors qu’il peut s’asseoir tout un après-midi à l’intérieur du café, devant des chopines, sans encourir ce reproche. À l’ordinaire, il sert aux petites filles pour jouer à la poupée, trouvant là une table à leur taille.

C’est autour de ce banc vert que le village atterré se rassemblait par équipes dans la première quinzaine de juin 1940, tenant là une permanence de pitié et de secours. C’est de là que j’ai vu passer en détresse la Hollande, la Belgique, la France d’au delà la Loire. C’est de là que j’ai vu passer Paris.

Durant cette quinzaine, la route nationale a terriblement servi. Elle a joué à rebours son rôle qui n’était jusque-là, pour nous, que d’attirance et de fuite. Par elle, pour la première fois, tout se ruait vers nous. Vision d’épouvante où les pleurs rentrés étouffaient. Pendant des jours et des jours le cortège ininterrompu roula. Mais qu’aurions-nous à en dire qui ne soit su de chacun ?

Le village se remplissait peu à peu des épaves de la route. Les uns s’étaient tout à coup souvenus d’un grand-père, d’un vieil oncle, d’un cousin auxquels ils n’écrivaient plus, même au premier de l’an. – Les parentés paysannes étaient soudain devenues de brillantes alliances. – D’autres montraient une fiche délivrée par la préfecture leur assignant notre commune pour lieu de refuge. Combien en ai-je conduit de ceux-là à leurs maisons d’asile égaillées dans notre campagne bocagère ! Presque chaque fois la réaction était la même. Quand on dévalait de la grande route sur le chemin rural, un brusque apaisement semblait se faire en eux, qui s’achevait souvent en sanglots. On eût dit que ce chemin bordé de buissons étoffés, cahoteux et étroit, familier et tortillard, fait avec des pierres de prestations, les rassurait d’un coup. Si les paysans, qui les accueillaient avec cette haute politesse dont ils usent envers les étrangers accompagnés, s’excusaient de la pauvreté de la chambre offerte, du mobilier, ou bien encore pour la longue distance qui séparerait leurs hôtes du bourg, ils se récriaient. Rien ne leur paraissait trop petit, trop caché, trop discret, en un mot trop rural. Dans un grand acte de contrition la France se refaisait terrienne.

Puis, un matin, sur la route nationale, le cortège roulant coupa net, comme un ruban sous un coup de ciseaux. On disait qu’un pont avait sauté, sur la Loire. On ne savait lequel. Personne ne passa plus, pas même le facteur, qui n’avait plus de lettres à porter.

Il y eut deux jours de silence, de ce silence qui couve un orage, plus irritant que le bruit. Et, le 22 juin, à dix heures du matin, les Allemands entraient dans le village, occupaient la mairie, reléguant dans un coin la table qui sert aux délibérations, le cadastre, les registres de l’état civil, les morts et les vivants.

Le surlendemain nos cloches sonnèrent pour l’armistice. À toutes les quatre, d’ordinaire, elles font un carillon joyeux, même quand elles sonnent pour nos morts de Toussaint. Ce jour-là, personne ne s’y trompa : c’était un glas sur les vivants.

 

 

C’est autour du banc vert que ce livre, dont maintes pages étaient déjà écrites, a dû prendre nécessairement un accent nouveau. Malgré notre optimisme qui s’entête sans effort, il portera la marque de ces journées inoubliables. Les propos entendus, les observations recueillies, les attitudes, les récits des passants, la plainte du réfugié nourriront le texte, sans toujours qu’il y paraisse, de leur témoignage direct.

La route nationale sera notre grande informatrice, et le chemin rural, notre bon conseiller. Nous ne voulons plus nous fier aux jugements tout faits qu’on nous a si longtemps imposés du dehors. On nous a trop trompés. Nous voulons penser, parler paysan, et essayer d’arranger l’affaire entre nous. Nous sommes, hélas ! à pied d’œuvre, comme les autres, aussi préparés qu’eux à accueillir la leçon.

La sensibilité populaire est rarement en défaut quand on s’attaque à son domaine. Or, dans cette guerre, pour la première fois, ce n’est pas seulement le soldat qui a été à l’épreuve, l’homme chargé de l’attaque et de la défense, mais la femme, l’enfant, le vieillard, qui ont éprouvé autant que lui la dureté des marches militaires, et aussi la maison, le foyer, la huche, l’humble trésor des ménages, le linge, le beau linge perdu, tout ce qui était regardé jusqu’ici comme inviolable et sacré et dont les malheurs dans le passé ont fait le sujet de nos complaintes.

L’autre passé, le passé récent, le nôtre, celui qui contenait en germe le désastre de la patrie, n’est pas encore entré dans l’Histoire et les archives. Les savants ne l’ont pas encore arraché de nous pour l’arranger au gré de leur humeur et de leurs passions froides. Il fait partie de notre chair et de notre sang, et parle en chacun de nous comme un coupable devant son juge. Nos morts de 1914-1918 ont toujours leurs tombes fleuries au cimetière. Leurs veuves continuent d’en porter le deuil devenu, hélas ! inutile, et qui sera désormais pour nous un reproche vivant. Les coups sont encore sensibles qui nous vinrent de nos querelles partisanes et de notre désunion française. Rouvertes, de vieilles blessures se reprennent à saigner. Des peines que l’on croyait mortes, ensevelies sous tant de jours, relèvent leurs têtes de sorcières, et des fautes que l’on croyait pardonnées ont brisé les chaînes trop légères des contritions imparfaites.

Le village français me paraît, pour se recueillir, un lieu de choix. Le nôtre se trouve au centre de ce pays d’Ouest qui, réfractaire par tradition et par goût de vivre pleinement sur soi, a toujours opposé aux idéologies aventureuses sa solidité rurale. D’ailleurs, en tous lieux, le village détient une sagesse dont on a dédaigné de tirer profit. Les civilisations les plus brillantes peuvent disparaître sans laisser de traces. Des cités fameuses restent ensevelies comme de simples défuntes dont on a oublié le nom et négligé les tombes. Du soc de sa charrue, le paysan déterre des statues de dieux morts qu’il ne connaît pas. Le village, lui, mal entretenu, souvent radoubé avec des moyens de fortune, le village, lui, demeure. Rasé, brûlé, les exigences du lieu le font renaître de ses cendres. Il aura la vie de la terre. Il durera aussi longtemps que le fruit et la source, aussi longtemps que la faim et la soif de l’homme. Le village est le plus vieil observatoire du monde. En définitive, tout se juge d’un champ.

 

 

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La répercussion la plus certaine de notre désastre national a été l’exaltation de l’état paysan et, plus encore, le désarroi de la grande ville, devant la précarité de ses conditions de vie, l’effondrement d’un luxe frelaté qui faisait illusion.

Déjà, à l’autre guerre, la preuve en avait été faite, mais la leçon s’était perdue dans le prestige de la victoire. Et la paysannerie avait continué de dépérir sous les appels et le mirage de la grande cité, réservoir que l’on croyait sans fond, où chacun puisait à même sans s’inquiéter de la source. Nos derniers malheurs ont rendu si brutale la logique des faits, qu’autour du banc vert les hommes de mon village ont reconnu eux-mêmes l’ordre rassurant de leurs communautés agricoles. La terre cessait enfin d’être à leurs yeux une richesse de pauvre. Un vieux aux rancunes plus tenaces – ses deux fils l’avaient abandonné – parla même de revanche. On lui a dit de se taire, pour ne pas effaroucher la sympathie et la pitié qui allait à ce peuple citadin en déroute qui n’a plus d’assise ferme, dont le moindre bouleversement révèle l’inquiétude et l’insécurité, et qui ne peut tenir trois jours, par ses moyens propres, devant le froid et la faim. Mais je suis sûr que le soir ses sabots auront sonné plus fier sur le chemin du retour. Je devine ses pensées. La terre ! cela s’étale, se déploie, se prolonge, échappe par sa surface même au génie meurtrier de la destruction. Comme un trésor qui se compte sou à sou, cela se mesure au pas, un bâton à la main, le bâton, cette arme à tous usages du paysan, qui lui sert à conduire le troupeau, écarter les ronces, tuer les vipères, et qui lui donne, fût-il du plus inoffensif coudrier, l’assurance d’être son maître. Chaque pas ainsi appuyé ancre l’homme dans la fierté de son bien. À la ville, un seul obus détruit trente foyers et ruine trente familles. Le même obus peut bien démolir de fond en comble la maison du paysan, mais il lui reste ses champs, ses champs inattaquables où le même obus ne fait qu’un trou de trois mètres. La récolte est perdue, mais le fonds reste.

Un jour, devant nous, passa un groupe de cyclistes en bourgeron. Ils portaient en bandoulière cette musette à deux boutons qui contient le repas de midi et laisse pointer le goulot de la bouteille. Équipe d’ouvriers détachés qui n’avaient pas eu le temps, comme dans l’Écriture, d’entrer à la maison, avant de fuir, pour prendre leur manteau ? Atelier d’usine ayant reçu un ordre de repli sur une ville du Sud ?... On ne sut pas. Ils ne se sont point arrêtés pour nous le dire. Nous les avons suivis des yeux, les trouvant, avec leur bagage léger, aussi démunis que les soldats en retraite qui les avaient précédés. Nous avons longtemps parlé d’eux... Mais nos propos manquaient d’allant. N’ayant de leur métier, de ce travail d’usine, que des connaissances rudimentaires, nous ne savions par quels mots paysans traduire notre sympathie déroutée. La crainte aussi, et l’humiliation pour nous, et pour eux, de faire l’aumône à qui n’en eût pas voulu.

Ils sont, ces ouvriers d’usine, les nouveaux venus dans le labeur des hommes. Quand ils ont débouché, voilà près d’un siècle, sur le plan du travail, on leur avait promis la victoire, et, à la vérité, en attendant leurs lettres de noblesse qui tardaient à venir, ils firent longtemps mine de conquérants. Or, depuis quatre-vingts ans, en tous pays, on légifère presque exclusivement pour eux, et l’on n’a pas pu encore leur trouver un statut légal de leur activité qui les rassure et les mette à l’abri des risques élémentaires : le chômage, le lock-out, la grève, ou la surproduction plus à redouter que le reste.

Certes, un pouvoir autoritaire peut masquer, durant quelques décades, les manifestations tapageuses de leurs besoins inassouvis et de leur mauvaise humeur légitime. Certes, aussi, l’usage de contrats collectifs, établis dans l’accord des commissions paritaires, peut bien en apaiser l’éclat, et résoudre pour un temps des questions de salaire. – À cela, d’ailleurs, se borne leur effet. – Mais toute solution collective porte en soi cette dureté qui lui vient du nombre, ce poids de masse qui écrase, comme aussi cette neutralité insubstantielle qui naît de l’anonymat. Plus elle est générale et moins elle comble. Les sujets sensibles n’y sont pas mieux traités que les autres. En vérité, l’homme est mal à l’aise dans l’ouvrier d’usine. Il y a une part de son intelligence qui demeure sans emploi, et qui, tout naturellement, se cabre. La rouerie des meneurs a été de dévier vers la politique ce qu’il y a de meilleur en lui, cette sensibilité propre que le métier n’absorbe plus, son ingéniosité secrète dont il demeure le seul juge, comme aussi le besoin de porter témoignage. C’est à se demander si les grands caravansérails que sont les usines modernes permettront jamais l’épanouissement de ses facultés intellectuelles et la satisfaction de ses exigences sensibles. Ce n’est pas sûr. En tout cas, dans l’état actuel des choses, la réponse serait nettement négative.

Le temps viendra, sans doute, où l’expansion industrielle devra subir un contrôle sévère, restituer à l’artisanat et à la petite industrie familiale ce qu’elle leur a pris sans nécessité, et restreindre son domaine aux œuvres qui exigent l’emploi de forces massives. On ne voit pas pourquoi on bâtirait des usines de dizaines de millions pour fabriquer des épingles de nourrice. Car c’est bien cette pente que suivait notre économie, ruinant nos métiers, tenant mobilisée une masse d’individus qu’affolent les appels et les renvois incessants de main-d’œuvre, au gré de la concurrence, du succès, des faillites, de la perte d’un débouché, d’une nouvelle découverte qui remet tout en question et dont le but cherché est d’éliminer l’homme des rouages de la fabrication.

N’est-il pas affligeant de constater que les nations n’ont pu résorber la foule inquiétante de leurs chômeurs qu’en les employant à des œuvres de défense militaire, et que des millions et des millions d’êtres n’aient pu vivre du produit de leur travail qu’en fabriquant des œuvres de mort ?

Est-ce que le régime actuel de l’industrie aurait, comme aboutissement logique, la guerre ?... – On voudra bien avoir l’obligeance de ne pas nous prêter l’intention de prendre à notre compte l’injure stupide que des orateurs de réunions publiques ou des journalistes à slogans lançaient naguère à l’adresse des chefs de nos grandes entreprises, en les appelant « marchands de canons ». La question est bien plus haute. Elle vise le système et non ces hommes, qui ont dû, souvent, se la poser eux-mêmes avec angoisse.

On a tout mis sur le compte de l’économie libérale. Certes, les plus graves reproches lui vont de droit. Mais les relations d’employeurs à employés réglées une fois pour toutes, leur collaboration étroite assurée en tous domaines, l’esprit d’équipe et de compagnonnage restauré par ateliers même dans la grande industrie et redonnant à l’ouvrier ses belles susceptibilités d’artisan, résoudraient-ils le problème 1 ?

Est-ce que le gabarit monstrueux de ces affaires, dont le seul mayen de ne pas péricliter est de grossir sans cesse, ne dépasse pas trop notre taille pour qu’on s’y trouve à l’aise ?

Est-ce que le traitement de la matière, cette accumulation de forces brutales, les unes qui attaquent, les autres qui se défendent avec la même violence, ne réagit pas sur l’humeur de l’homme par ce contact permanent avec la nature morte ? Rien ne naît, ne fleurit et ne meurt sous la main. Tout est temps d’exécution. Rien ne commence et ne s’achève sous les yeux. Tout est neuf, désespérément neuf, pièce détachée, à elle seule sans usage, et qu’on stocke dans la vaseline à l’abri de la rouille.

Cette puissance dominatrice ne constitue-t-elle pas une tentation constante à laquelle un conquérant au moins par génération finira toujours par céder ? La technique, d’ailleurs, lui offrira de plus en plus de ressources. Car c’est un fait que le génie de l’homme ramène plus aisément à la surface les secrets meurtriers que les découvertes bienfaisantes. Il n’a fallu que quelques mois pour faire des gaz asphyxiants une arme redoutable, et voilà plus de cent ans qu’on recherche avec opiniâtreté mais sans succès un remède contre la tuberculose et le cancer. Le régime, j’allais dire le débit actuel de la guerre, consomme, et au delà, les vies que les découvertes admirables de Pasteur et de ses pairs ont pu sauver. La science n’est pas en cause, ni le respect qu’on doit avoir pour elle. Ce qui est en cause, c’est le mauvais usage qu’on en fait, son accaparement presque exclusif par le progrès matériel, le triomphe de la technique sur les valeurs humaines, l’envoûtement où elle nous tient et qui ne permet plus de choisir. On a fait faire de la politique à la science. On lui a mis un masque. Ainsi déguisée, elle est devenue une déesse audacieuse et tyrannique. Il faut aller à elle, pour ainsi dire, la croix en main, lui jeter à la face toute notre foi en Dieu et en l’homme pour l’exorciser et mâter ses maléfiques puissances. Nous lui avons passé notre péché, et, comme à nous, il lui faut le baptême. La science est neutre, et dans un temps où la neutralité était proclamée attitude noble de pensée, on avait une belle occasion, en s’y tenant, de lui maintenir ce caractère et de la laisser dans sa riche et froide nature. On a fait le contraire. Et en réponse elle a déchaîné la violence sur le monde.

Nous sommes las de découvrir, d’inventer, presque toujours à nos dépens. Nous éprouvons le besoin d’être heureux, et plus encore, peut-être, d’être meilleurs. C’est la résonance dernière que l’épreuve éveille en nous. Nous sommes, dans notre détresse, à la recherche d’une foi perdue à laquelle faire notre soumission. Qu’on tourne la question comme on voudra, rien n’est explicable sans le dogme du péché originel, comme rien n’est efficace que le redressement par la morale qui en découle. Il faut choisir.

Le choix a été fait, une fois pour toutes, dans la tentation sur la montagne. « Tous ces royaumes sont à toi, si, tombant à mes pieds, tu m’adores. » Il semble bien que le même choix nous soit proposé tous les jours, presque avec les mêmes mots, non pas seulement à chacun de nous – ce qui est l’évidence même et relève de notre vie spirituelle et de nos combats intimes – mais à la face du monde, engageant par voie officielle la vie des peuples, mobilisant, avec les tenants enthousiastes, les pacifiques et même les réfractaires.

Qui donc, de sang-froid, ratifierait le marché débattu au grand jour par ces assemblées d’hommes d’État qui, à tout prendre, ont pour objet dernier de leur mission la recherche du bonheur de l’humanité ? Car ce pacte, ridicule et cruel en sa teneur, n’a-t-il pas été conclu ? – En tout cas, c’est ce que croient et disent les hommes de mon chemin rural, avec cette naïveté audacieuse qui ne s’embarrasse pas de considérations explicatives et va droit au but. J’en traduis les propos dans leur simplicité élémentaire.

« Je veux bien, proclame la déesse de la science appliquée, régner sur vous et continuer à vous dispenser mes bienfaits. » Et elle les énumère avec la complaisance d’un orateur de réunion publique. « Je vous ai donné le chauffage central... » – « Cette chaleur sans âtre qui rassemble », objecte un mécréant qui s’est glissé dans le groupe. – « ... la lumière électrique... » – « Cette lampe fixe qui a tué le mouvement des ombres, la vie de nos meubles et le mystère de nos maisons », remarque plus bas le récalcitrant. – « ... la vitesse, cette griserie dans le travail et dans le plaisir, qui a changé la face du monde ». – « Oui, mais qui a ruiné l’honneur du travail et la finesse du plaisir », murmure encore le même mécréant, qu’on oblige, cette fois, à se taire. « En retour, continuera la déesse, j’exige que vous me sacrifiiez en holocauste quotidien mille vies humaines. » N’est-ce pas, à peu près, le nombre de ceux qui périssent journellement à son service, à l’usine, sur terre, sur mer et dans les airs ? « ... Et puis, quand vous vous offrirez la débauche d’une guerre, reprendra la même déesse froide et implacable, comme alors je vous serai plus utile et que je vous livrerai pour le massacre tous mes secrets, et vous savez quelle puissance je détiens à cet effet, je veux que vous m’immoliez la moitié de vos jeunes mâles. » La génération de 1914-1918 n’atteint-elle pas cette proportion en tués, en blessés et en malades ?

Et chacun d’approuver ce langage, même ceux qui, douillets et penchés sur leur rhume, passent pour calmes et réfléchis. Et si l’on rendait compte du débat à la manière parlementaire, on écrirait au compte rendu, pour marquer l’enthousiasme général : « Applaudissements sur tous les bancs. » Seul ferait exception le bon mécréant, qui sauve l’honneur, et encore ne le fait-il pas pour les raisons essentielles, mais pour le démenti que la vie moderne apporte à ses rêves.

Car c’est bien ce pacte que nous avons conclu ! De la servante admirable qu’est la science, nous avons fait une marâtre tyrannique. Au lieu de la femme, la maîtresse, celle que l’on n’épouse pas mais dont on ne peut se déprendre, et qui s’en venge en détruisant le foyer et en ruinant la maison.

Certes, notre admiration demeure entière pour les découvreurs, les hardis pionniers, ceux qui se risqueront toujours, pour la gloire ou un idéal, sur leurs ailes de cire ; mais nous pensons aux autres, à tous les autres dont ce n’est pas le lot, à ceux qui ne connaîtront jamais le frémissement des héros, les humbles, les faibles, dont on fait des victimes sans gloire, sans utilité, qui ne savent pas pourquoi ils meurent, et pour lesquels tout s’achève dans le fait-divers banal d’un accident. À ceux-ci la science apporte le secours inestimable de les libérer de leurs lourdes tâches, et on ne saurait trop s’en réjouir. Mais la libération de l’effort physique n’est pas un gain définitif. Elle ne peut être un idéal à elle toute seule. Ce serait trop demander à une simple commodité. Elle exige le remploi de cette récupération dans les valeurs de la morale et de l’esprit : un don plus large de sa pensée à l’œuvre, l’acquisition de qualités plus fines, les loisirs enrichissants. L’allégement du corps au profit de l’âme, c’est là le seul progrès. Un vieux paysan, l’un de ceux qui, lorsqu’ils s’en mêlent, trouvent les formules les plus directes, me disait, au cours de confidences à propos de la discorde régnant entre ses enfants : « De nos jours, la misère a tiré sur sa corde. On est moins près du piquet. On vit plus au large. On mange mieux. On dort plus longtemps. L’argent est moins rare dans les bourses... Mais on n’est ni meilleur ni plus heureux. Alors, à quoi bon ? »

Toute peine mérite salaire, dit-on communément. Inversée, la formule contient autant de vérité. Tout salaire exige une peine. Cette peine, dans notre esprit, résulte bien moins de l’effort physique que du don de soi, plus difficile, d’ailleurs, que l’autre. On gratifie plus aisément son voisin d’un coup de main dont on est remercié que d’un élan de son cœur qui n’a pas de témoins. L’astuce des hommes consiste à toucher le profit avec le moins de peine possible, et, pour les plus habiles, sans peine du tout. « Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front. » L’esprit comme la lettre de cette loi divine demeure toujours actuel. Quand, pour le droit de vivre avec honneur, on en répudie la rançon quotidienne, cette contrainte consentie qui, par surcroît, a le mérite de tenir l’âme en haleine et de la parfaire, – a-t-elle dans le plan de la Création un autre but ? – on peut bien échapper quelque temps aux conséquences de la tricherie, mais cela ne saurait durer. Ce n’est pas impunément qu’un homme ou une nation puisent à compte ouvert dans leurs réserves sans les renouveler jamais. Lorsqu’on ne paie pas ses dettes quotidiennes, dettes d’argent ou dettes morales, il arrive un jour où il faut les acquitter d’un coup. Ce jour-là, du reste, les mauvais payeurs s’étonnent et s’irritent de tant devoir. Le reniement de l’effort journalier que la vie exige de chaque être entretient une lâcheté, prépare une abdication qui s’achèvent en catastrophe. C’est une catastrophe de cet ordre dont nous sommes aujourd’hui les victimes.

Quelques citations sont venues sous ma plume : proverbes, propos de paysans. Je suis bien plus tenté par cette page de la Genèse :

« Le Seigneur Dieu avait aussi produit de la terre toutes sortes d’arbres beaux à la vue, et dont le fruit était agréable au goût, et l’arbre de vie au milieu du paradis, avec l’arbre de la science du bien et du mal.

 

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« Le Seigneur Dieu prit donc l’homme, et le mit dans le paradis des délices, afin qu’il le cultivât et qu’il le gardât.

« Il lui fit aussi ce commandement et lui dit : Mangez de tous les fruits des arbres du paradis.

« Mais ne mangez point du fruit de l’arbre de la science du bien et du mal. Car au même temps que vous en mangerez, vous mourrez très certainement.

 

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 « Or le serpent était le plus fin de tous les animaux que le Seigneur Dieu avait formés sur la terre. Et il dit à la femme : Pourquoi Dieu vous a-t-il commandé de ne pas manger du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ?

« La femme lui répondit : Nous mangeons du fruit de tous les arbres qui sont dans le paradis ; mais pour ce qui est du fruit de l’arbre qui est au milieu du paradis, Dieu nous a commandé de n’en point manger, et de n’y point toucher, de peur que nous ne fussions en danger de mourir.

« Le serpent répartit à la femme : Assurément vous ne mourrez point.

« Mais c’est que Dieu sait qu’aussitôt que vous aurez mangé de ce fruit, vos yeux seront ouverts, et vous serez comme des dieux, connaissant le bien et le mal.

« La femme considéra donc que le fruit de cet arbre était bon à manger ; qu’il était beau et agréable à la vue. Et en ayant pris, elle en mangea, et en donna à son mari, qui en mangea aussi.

« En même temps leurs yeux furent ouverts à tous deux : ils reconnurent qu’ils étaient nus. »

 

Ce fut la première catastrophe, qui contenait en symbole et en vérité toutes les autres.

 

L’arbre de science et l’arbre de vie sont toujours debout, et leurs fruits toujours à portée de nos mains. Je les vois, le premier, planté sur une place publique, avec sa ramure provocante d’arbre de la liberté, ombrageant le kiosque où joue, au 14 juillet, l’orphéon municipal ; le second, qui subit la taille annuelle la plus rigoureuse, s’engraissant au terreau de nos jardins paysans. Il faut toujours choisir, maintenant comme jadis. Et ce choix se ramène à quoi, en définitive ? Au rejet ou à l’acceptation de nos dépendances naturelles. Parce qu’ils nous gênaient parfois aux entournures, nous avons dépouillé nos vêtements pour avoir mieux nos aises, sans nous rendre compte qu’à ce jeu nous perdions aussi nos protections. La faute commise, nous avons reconnu, nous aussi, que nous étions nus. Et maintenant, perclus de liberté, nous demandons à reprendre le vêtement trop juste et à revenir aux disciplines parfois dures mais toujours secourables.

Où allaient-ils, nombre de ces errants qui passaient devant le banc vert, sans but, sans même avoir dans leur poche, sur un bout de papier, un nom de ville, de bourg, de hameau, comme terme de leur voyage ? Sans le savoir, ils étaient en quête de trésors perdus, à la recherche de ces refuges hors desquels l’homme est voué à la mort : la nature, la famille, le métier, la patrie.

 

 

 

Jean YOLE,

La terre et les vivants,

Alsatia, 1943.

 

 

 

 

 

 



1 Voir les ouvrages de M. Hyacinthe Dubreuil : À chacun sa chance, La fin des monstres, etc.

 

 

 

 

 

 

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