Dahut

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Pierre ALLIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Accablé d’années, Gradlon, roi de la ville d’Ys, attend tristement la mort dans la solitude de son palais. Après une vie de conquêtes et de carnages, puissant et riche, aucune joie terrestre ne le tente plus. En vain le butin de ses chasses et les trophées de ses combats étalent sur les murailles les souvenirs d’exploits prodigieux. Ni les lourdes mâchoires des ours et des aurochs, ni les bois des élans et des rennes dont les floraisons rameuses enchevêtrent leurs cors, ni les défenses aiguës des sangliers n’éveillent en lui le souvenir et le regret des expéditions lointaines dans le mystère des forêts. Les glaives, les boucliers, les haches et les épieux pendent aux massives poutres de chêne depuis si longtemps que la rouille a terni leur éclat. Plus jamais, dans le fracas des batailles, la lourde épée du vieux roi ne jettera d’éclairs, tandis que les guerriers se ruent vers la mêlée sanglante au cri farouche de : Torrebeu ! Torrebeu !

Un jour qu’il chassait dans la forêt de Névet, la Providence a conduit Gradlon vers l’ermitage de l’anachorète Corentin, et les miracles du thaumaturge ont converti le roi d’Ys au Dieu des chrétiens. Mais ni ses guerriers, ni ses sujets n’ont voulu croire à la parole de l’apôtre ; et surtout Dahut, sa fille, la princesse impudique, en qui l’Esprit du Mal a mis tous les vices. En vain, saint Gwennolé, l’abbé de Landévennec, le défricheur de forêts, est venu lui prêcher le renoncement aux vaines joies humaines et l’infinie miséricorde du ciel. Elle a ri de ses exhortations. En vain, le pieux cénobite a essayé par d’énergiques prédications de dissiper l’aveuglement de la foule. Les renégats, ensorcelés par l’irrésistible beauté de la créature de damnation, ont chassé l’ermite à coups de pierres et blasphémé le nom de Dieu.

Silencieusement, le vieux roi déplore la vie honteuse de son enfant ; mais, aveuglé par un amour paternel sans bornes, il n’ose sévir contre Dahut.

Quel est ce jeune étranger qui vient d’entrer doucement et qui s’approche de la princesse ? Il est vêtu d’une longue tunique écarlate. Ses yeux brillent comme des lumières. Il tient une lyre d’or en main. D’une voix aussi caressante que le murmure des vagues sur les grèves durant l’été, voici qu’il chante la beauté de Dahut, fille de l’Océan, ses cheveux mouvants comme les algues, sa chair nacrée de coquillage et ses yeux glauques comme les flots. Surpris et charmés, les convives ont fait cercle autour de lui. Et quand la musique des paroles merveilleuses s’est tue, Dahut, les yeux brillants, les lèvres humides, se lève frémissante. Elle noue ses bras autour de l’inconnu, elle cherche à l’entraîner, mais il résiste.

– Comme gage de ton amour, je veux d’abord la clef d’or, la clef d’or des écluses, la clef d’or qui est pendue au cou du roi.

Et, sans une parole, Dahut s’élance, Dahut court jusqu’à la chambre de son père. Sans bruit, elle écarte le rideau de cuir qui ferme la porte, sans bruit elle approche de Gradlon endormi. La clef d’or brille dans l’obscurité. Ô sacrilège ! Elle s’en empare et s’enfuit.

Mais bientôt une lumière surnaturelle éveille Gradlon. Il se redresse ébloui : Gwennolé est à son chevet :

– Gradlon, Gradlon, dit l’abbé de Landévennec, d’une voix entrecoupée, en hâte, fuyons ! Une main criminelle vient d’ouvrir les écluses et l’océan déchaîné se rue à l’assaut de la cité maudite. L’heure de la vengeance divine est venue pour les coupables, suis-moi.

Dans la cour du palais, deux coursiers hennissent et font jaillir des éclairs sous leurs sabots. L’anachorète s’élance sur la croupe frémissante de son cheval noir taché de blanc. Morvack, l’étalon royal, tandis que son maître l’enfourche, secoue sa longue crinière puis part au galop. Déjà des cris de détresse et d’effroi retentissent par la ville. De son bélier verdâtre la houle à coups redoublés frappe les murailles du palais. Les habitants effarés se précipitent hors des maisons, la voix de l’océan domine leurs clameurs.

Gradlon et Gwennolé vont atteindre les remparts et la campagne, mais voici qu’une femme échevelée s’élance à la bride de Morvack qui s’arrête court et se cabre tremblant. À la lueur d’un éclair, le vieux roi reconnaît sa fille. D’un bras puissant, il la saisit et l’assied sur la croupe de son cheval. Des vagues monstrueuses couvrent bientôt les plus hautes tours qui avaient émergé un instant, puis les flots tumultueux bondissent, s’écroulent dans le nuage blanc des embruns, rebondissent sur les pas des fugitifs. De ses lanières de feu, la foudre les cravache ; et le rugissement infernal de l’ouragan excite leur galop. L’océan ne veut pas que sa proie lui échappe : Dahut la première coupable doit périr.

La volute glauque d’une vague énorme vient déferler dans un panache d’écume sur le cheval de Gradlon. Gwennolé se retourne à demi sur sa monture effrayée qui file comme une flèche, les naseaux dilatés. Il n’a pour la diriger ni bride, ni éperons. Précieusement il serre contre sa poitrine la châsse d’or où sont renfermées les reliques sacrées qu’il a sauvées du désastre :

– Gradlon ! Gradlon ! crie-t-il d’une voix menaçante, jette à la mer le démon que tu portes en croupe !

Et Dahut pâlit, Dahut frissonne. Elle serre de ses jambes souples les flancs de Morvack. Elle noue de ses bras le corps de son père. Gradlon courbe la tête sans répondre et la galopade effrénée se poursuit. La violence de la tempête redouble, le tonnerre roule des grondements plus sourds et bientôt l’océan victorieux dépasse les fugitifs. L’élan des chevaux se ralentit, leurs poitrails souillés d’écume labourent les eaux, déjà des algues vertes s’enchevêtrent dans leurs crinières. Alors Gwennolé se penche vers le roi et, le bras droit tendu vers le ciel, clame de nouveau :

– Gradlon ! Gradlon ! jette à la mer le démon que tu portes en croupe !

La voix terrible du Saint retentit lugubrement et domine le fracas des éléments déchaînés. Un vol de mouettes à l’horizon s’effare avec de longs cris. Et, brutalement, le vieux roi s’arrache à l’étreinte de sa fille. Sans écouter ses hurlements de détresse, il la précipite dans les flots qui s’arrêtent et reculent satisfaits en entraînant leur proie.

Sur la rive du Riz, à Douarnenez, on peut voir encore aujourd’hui, dans les récifs, l’empreinte des sabots de Morvack. Plus d’un pêcheur, durant les nuits de tempête, a vu surgir des flots, dans le sillage de sa barque, le corps de nacre et les cheveux dorés de Dahut.

 

 

Pierre ALLIER.

 

Paru dans Les Annales politiques

et littéraires en 1908.

 

 

 

 

 

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