Les choucas

 

CONTE DE PÂQUES.

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Marie ALLO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a des petites cités qui, groupées autour d’une belle église, en prennent un air tout recueilli ; c’est le cas de la ville de Sainte-Ixe.

Elle se glorifie de sa cathédrale gothique à la massive tour carrée, aux piliers lourds, verdis par l’humidité. Les murs épais sont salés par les bouffées du vent marin, et suintent on ne sait quoi, qui sent l’encens, la cire des cierges, les fleurs défaillantes et l’odeur humaine. Elle devient féerique, la vieille cathédrale, quand le soleil traverse ses vitraux et fait errer des taches transparentes pourpre, jaune d’or, bleu céleste, vert de mer, sur les dalles, les ogives de la voûte et les cannelures des pilastres.

À part quelques araignées qui filent et tissent en toute sécurité, dans les régions obscures où elles savent n’être jamais dérangées, à part les chauves-souris timides et les chouettes logées dans le clocher, la cathédrale n’a pas d’habitants attitrés.

Mais voici qu’un jour arrive on ne sait d’où, poussée par le vent, une horde bruyante, croassante, effrontée : les Choucas. Ils n’étaient pas laids comme leurs cousins les corbeaux, ces nouveaux-venus : plumage gris ardoise, grands yeux tout ronds, bleus et clairs, transparents comme des yeux de marins.

La troupe s’abattit d’un bloc sur le clocher, et tout en poussant des cris rauques, en fouilla les plus secrets recoins, en viola les retraites les plus mystérieuses, y pénétrant sans plus de gêne qu’un essaim d’abeilles dans sa ruche.

Que dire de l’étonnement et de l’indignation des paisibles chouettes réveillées en sursaut de leur sommeil diurne par les disputes de ces étrangers à voix de crécelle, par les battements de leurs ailes pointues, cinglantes comme des fouets !

Hou, hou, hou ! – Vont-ils rester là, ces tapageurs ?... les chasser d’un clocher que, de génération en génération, elles habitent depuis des siècles ?.... Ou bien, se contenteront-ils d’y loger près d’elles ?...

Oui plutôt, car chaque intrus se porta dans le trou de son choix sans s’occuper des chouettes. Néanmoins quels indésirables voisins pour elles !... Hou, hou, hou !

Les distractions sont rares à Sainte-Ixe, aussi l’arrivée des Choucas y fut-elle considérée d’un assez bon œil.

Au temps des nids, on s’intéressa à leur activité prodigieuse. Dès le jour paru, toute la horde sortait du clocher en poussant des clameurs gutturales et métalliques, et après quelques tournoiements, se dispersait vers les quatre points cardinaux.

Peu de temps après, ils revenaient, leurs becs pleins de brindilles sèches, de bouts de branches cassés, de ramilles, tous matériaux devant servir à la construction de leurs nids.

Puis ils repartaient d’un trait en quérir d’autres, et c’étaient des allées et venues sans fin jusqu’au coucher du soleil.

Aussi, chaque soir, les ailes fatiguées mais la conscience tranquille, ils s’abattaient au sommet des grands arbres encore dénudés d’un jardin proche de la cathédrale. Là, pareils à de grandes feuilles sombres et effilées, ils se balançaient sur les branches flexibles, et tenaient mille propos d’une coriace et joyeuse voix.

Tout se passa bien pendant deux ou trois ans : Saint-Ixois et Choucas s’arrangeaient à merveille. Mais la bonne harmonie cessa ; en voici la cause.

Les vaillants oiseaux se mirent à pulluler, tant et si bien que le clocher devint insuffisant à les contenir.

Alors avisés et actifs, ils cherchèrent d’autres locaux pour abriter leurs couvées, et choisirent les plus hautes cheminées des maisons voisines de la cathédrale.

Dès février, ils y amoncelèrent paille, herbes sèches, brindilles de bois, petites branches sciées au bec, pierrailles, plâtras, crottin, crins arrachés à la queue des chevaux, papiers, bouts de ficelle et lambeaux d’étoffes.

Gare aux imprévoyants qui laissaient le feu s’éteindre à leur foyer ! En huit jours la cheminée était bourrée jusqu’au faîte, et le couple Chouca triomphant en couronnait le sommet par son nid calé sur une base solide.

Cela devint une calamité ; ces oiseaux qu’on avait naguère aimés, on les maudit !...

Mais que faire contre ces brigands des airs ? Les détruire ?... ils étaient légion. Les moraliser ?... ils planaient au-dessus des lois de la morale humaine. Les laisser faire ?... Oh ! non, l’hospitalité, si large soit-elle, a des bornes !

On détruirait leurs nids, il n’y avait pas d’autre remède. Mais la guerre se passerait très haut au-dessus de terre, il faudrait avoir recours aux couvreurs, gens aériens aussi.

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Or, il y avait à Sainte-Ixe une vieille grand’mère nommée Guimette qui avait recueilli à la mort de sa fille son tout nouveau-né. Le père, un marin, périt en mer à quelques mois de là.

Le petit Jean fut nourri par une chèvre, et comme il ne prenait de plaisir qu’à sauter, cabrioler et surtout grimper, on le surnomma Le Biquon. À mesure qu’il grandissait, son goût pour la gymnastique s’affirma de plus en plus, si bien que grand’mère Guimette se dit, anxieuse :

– Grimper comme ça montre bien qu’il sera marin comme son défunt père. Quand il aura l’âge, il voudra partir comme mousse ! –

Elle devinait combien les mâts, les vergues et les haubans auraient un jour d’attrait pour son petit-fils. Mais comme elle tremblait à l’idée de s’en séparer, elle se creusa la tête pour trouver un métier terrien qui permît à Petit-Jean de grimper à la joie de son cœur.

Enfin la solution se présenta toute simple : elle en ferait un apprenti couvreur. Justement un vieux du métier, Tonton Jules, travaillait tout seul, il serait bien aise d’être secondé.

Le Biquon devint un ouvrier modèle, leste, dispos, toujours plein de cœur à l’ouvrage. Il fallait le voir grimper à l’échelle, agile comme un écureuil !... Il fallait l’entendre chanter sur les toits, joyeux comme une alouette !...

Il gagnait un peu d’argent pour sa grand’mère, qu’une attaque de paralysie avait rendue à moitié impotente.

Au moment où les Choucas commencèrent à encombrer de leurs nids les cheminées de la ville, Le Biquon avait quinze ans. Un jour Tonton Jules lui dit :

– Voilà les oiseaux du clocher qui embêtent ma clientèle. Faudra démolir leurs nids. Moi, je ne suis plus liant assez pour aller me battre avec eusses au haut des cheminées. Bon pour les jeunes ! Vas-y et je te paierai double tant que le travail durera.

Le Biquon accepta d’enthousiasme. Il n’avait pas beaucoup de cœur à violer les nids de ces oiseaux qui prenaient tant de peine pour les faire, c’est vrai ! Mais l’idée de grimper sur presque tous les toits du quartier de la cathédrale, d’où on voyait au loin la mer, et de rester ainsi seul en plein azur pendant des heures entières, le fascinait.

Il commença donc sa besogne de policier des airs, et fit dans les nids des Choucas de curieuses découvertes. Il y trouva la cravate blanche du vieux docteur Le Verrier, des boîtes de sardines intactes, la calotte de velours de Monsieur le Doyen du Chapitre, plusieurs mouchoirs de poche, des ciseaux d’acier, et même une superbe pivoine rouge cueillie sur le chapeau de la baronne des Pamplemousses. Car les Choucas, hardis cambrioleurs, pénètrent dans les domiciles privés, s’emparent de ce qui leur plaît, et se sauvent par la fenêtre, quitte à en briser au besoin les carreaux.

Armé d’un pieu, Le Biquon indigné détruisait leurs nids, et pour en finir bouchait l’ouverture des cheminées avec un treillis de fil de fer fixé par de gros clous.

Debout près de lui, le couple Chouca spolié, hérissant les plumes, arquant le dos, le regardait avec des yeux menaçants de clair acier, et tâchait de l’intimider par les « c’houack, c’houack ! » les plus sévères.

Quelquefois même ils défendaient leur domicile. Alors les gifles de leurs ailes tombaient sur Le Biquon, les coups de bec faisaient saigner ses joues, et les pattes aux ongles pointus griffaient ses mains.

Mais l’enfant secouait son chapeau avec de grands gestes des bras pour écarter les assaillants, et continuait à siffler et à chanter comme un brave compagnon.

L’année suivante les Saint-Ixois dont les cheminées n’étaient pas encore cuirassées contre les entreprises des Choucas, prirent, dès la fin de l’hiver, les mesures préservatrices.

Un jour que le petit couvreur avait interrompu son travail, deux hardis Choucas, se servant de leurs becs comme de tenailles et de leurs ongles comme de ciseaux, s’acharnèrent contre la grille et l’arrachèrent presque. À ce moment Le Biquon arrive reprendre son poste. Ses ennemis exaspérés se précipitent, enlèvent son chapeau, se perchent sur sa tête frisée, enchevêtrent leurs pattes dans ses cheveux, les arrachent par mèches avec leurs becs de fer, tout en enfonçant des ongles acérés dans le cuir chevelu de leur victime.

Le sang coule sur les yeux du Biquon et commence à l’aveugler. Son marteau à la main, il lutte encore, mais vaincu par la douleur, perd bientôt l’équilibre, glisse le long du toit, et tombe sur le pavé de la rue, les cuisses brisées.

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La chaumière habitée par la grand’mère Guimette et son petit-fils était à quelques centaines de mètres de la ville.

Février touchait à sa fin, Le Biquon gardait le lit depuis un mois, immobilisé dans une gouttière, et l’aïeule le soignait avec tout son dévouement. Seulement elle était bien usée, bien infirme, et ce métier de garde-malade dépassait ses forces. Ses petites économies s’en allaient avec une angoissante rapidité. Tonton Jules lui avait bien fait quelques avances, mais lui-même était pauvre.

Les quarante jours d’immobilité obligatoire seraient bientôt écoulés, mais quand l’enfant pourrait-il recommencer à grimper sur les toits ? Et même le laisserait-elle reprendre ce métier dangereux de couvreur ?... car c’était miracle qu’il ne fût pas mort !

En attendant, l’argent allait manquer, et la vieille femme, qui jusque-là avait toujours vécu très dignement malgré sa pauvreté, frémissait à l’idée d’aller tendre la main. Elle ne parlait pas de son angoisse à Jean, mais il la devinait bien.

La provision de bois était presque à bout, impossible d’en acheter d’autre. Il fallait faire un bien petit feu pour ménager les quelques bûches qui restaient encore... et cette fin d’hiver était très dure. Souvent l’aïeule grelottait près de l’âtre noir. Son infirmité l’empêchait d’aller dans la campagne chercher la « fouée » de bois mort qui aurait pu y réveiller un peu de chaleur et de gaîté.

Pâques tombait en mars, celle année-là.

Voici qu’une dizaine de jours avant, Guimette entend un bruit singulier dans la cheminée : une sorte de glouglou, ressemblant à la fois au gloussement des poules et à un borborygme ; en même temps quelque chose dégringole sur le foyer en entraînant des parcelles de suie. Elle regarde et voit de minces branches sèches qui tombent.

– Hélas ! qu’est-ce que c’est que ça ? demande-t-elle à son petit-fils. – D’où c’est-y que ça vient ?

– Les Choucas, grand’mère ! c’est les Choucas qui jettent du bois !... Comme ils sont venus loin du clocher ! c’est parce que je leur ai bouché les cheminées en ville !...

– Ah ! maudites bêtes !... après avoir estropié mon Jean, elles ont le front de venir chez nous faire leur nid !... Je voudrais-l’y donc les attraper pour leur tordre le cou !

– Soyez tranquille, grand’mère, la cheminée est trop large, ils ne la boucheront pas. Faut mettre de côté le bois qu’ils jettent, pour faire une belle flambée le jour de Pâques. Un feu de joie ! Car le docteur Le Verrier a dit que je me lèverai ce jour-là.

Vers la fin de la journée, le bois tombé du ciel faisait sur l’âtre un jolis tas.

– Si les maudites bêles pouvaient revenir encore demain ! disait Guimette.

Ils revinrent dès l’aurore tous les jours jusqu’à Pâques, et travaillèrent avec grande ardeur.

– C’houack ! C’houack ! –

Le monceau de bois s’élevait de plus en plus.

À la fin de la Semaine-Sainte, il y aurait eu de quoi dresser un beau « rien », et Guimette fut obligée de le mettre en tas au pignon de la chaumière. Elle en devenait toute joyeuse.

Un malin, le soleil se leva clair et pur : c’était Pâques !

Les Choucas revinrent encore.

Mais ils faisaient un tapage tel, craillaient avec une joie si folle qu’on aurait cru qu’ils faisaient aux Cloches une concurrence déloyale et voulaient couvrir de leur voix rauque les sons mélodieux de l’Angelus.

– C’houack ! C’houack ! C’houack !...

La pauvre Guimette en était tellement assourdie et abasourdie, qu’elle n’arrivait pas à mettre bien droite sur sa tête la belle coiffe brodée qu’elle épinglait pour la grand’messe.

– C’houack ! C’houack !... C’houack !

– Oh ! regardez, grand’mère, regardez donc !... Ils ont jeté un papier avec le bois ! C’est peut-être une lettre pour nous !

Guimette s’approche de l’âtre, prend un papier plié en deux et légèrement froissé.

– Jésus ! Maria ! Miséricorde ! crie-t-elle. – Un billet de mille francs tout neuf !...

– Ils auront volé ça quelque part à Sainte-Ixe – dit Le Biquon. – On sait bien que les Choucas sont des voleurs ! Mais comment qu’on fera pour rendre cet argent-là ?

Les mains de Guimette tremblaient d’émotion en tenant le billet... une fortune qui les aurait sauvés de la faim, du froid et de la misère !... Cependant elle n’hésita pas :

– Avant la grand’messe, je vas porter ça à Monsieur le Maire. Il saura bien trouver.

Elle acheva de s’habiller, se rendit clopin-clopant à la Mairie, expliqua la chose au concierge qui répondit :

– Tout juste, ma bonne femme ! Le docteur Le Verrier est venu voir si on n’a pas trouvé un billet de mille qu’il a laissé tomber dans la rue hier soir. Vous pouvez le lui porter. –

C’était le médecin qui avait soigné Petit-Jean. Il avait remarqué la pauvreté de Guimette. Aussi quand elle vint lui dire :

– Monsieur le Docteur, voici l’argent que vous avez perdu ! et qu’elle lui raconta la façon merveilleuse dont le billet était tombé entre ses mains :

– Gardez-le, ma brave femme – répondit-il. – C’est une réparation. Les Choucas devaient bien cela à votre petit-fils. Ils ont fait leur devoir.

On pense si la fête de Pâques s’acheva gaiement dans la chaumière de la grand’mère Guimette !...

Au mois de mai, Le Biquon reprit son travail sous les ordres de Tonton Jules. Il recommença à grimper allègrement sur les toits. Mais désormais, il refusa obstinément de troubler les Choucas lorsqu’ils travaillaient à leurs nids.

 

 

Marie ALLO.

 

Paru dans Les Causeries en 1928.

 

 

 

 

 

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