Le chapelet de la sentinelle

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean-Jacques AMBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

J’étais à Rome avec mon régiment, lorsque la guerre de 1870 fut déclarée. Rentrés en France, nous servîmes de noyau au 13e corps d’armée, que formait le général Vinoy. Le jour de la bataille de Sedan, nous étions à Mézières et le bruit du canon arrivait jusqu’à nous. Après l’admirable retraite du brave général Vinoy, notre brigade, formée des 34e et 42e, devint le noyau de l’armée pour la défense de Paris.

Après de nombreux combats, mon bataillon avait été envoyé à Vitry. Nous construisions une redoute et quelques ouvrages défensifs, mais la surveillance dé l’ennemi inquiétait nos travailleurs.

L’ennemi choisissait les plus habiles tireurs prussiens et bavarois ; ils se glissaient dans les moindres plis de terrain, homme par homme, et, s’abritant derrière les haies ou se plaçant dans des trous pratiqués sous le sol, ils observaient nos travaux et nos mouvements, tirant à coup sûr et disparaissant ensuite.

Notre commandant voulut opposer à cette tactique ténébreuse ce qu’il nomma une contre-mine. Il fil appel aux hommes de bonne volonté, tireurs expérimentés et faisant bon marché de leur vie. Je fus accepté et pris rang parmi ces « enfants perdus ». Nous devions nous glisser en rampant jusqu’à une distance prescrite, observer l’ennemi sans être vus, et ne faire feu que pour tuer et non pour brûler de la poudre. La dernière recommandation du commandant fut d’en descendre le plus possible, afin de les dégoûter du jeu. « Soyez tout yeux et tout oreilles, nous dit le commandant, et n’oubliez pas que vous êtes entourés de gaillards qui ne vous ménageront pas. »

Un peu avant le jour, je m’enfonçai dans le lit d’un ruisseau à peu près desséché, et j’en suivis les sinuosités, me traînant sur les genoux et sur les mains, le fusil en bandoulière, un morceau de biscuit dans ma poche. Une ceinture maintenait autour de mon corps le revolver et la lorgnette de mon lieutenant. Une gourde pleine de café complétait mes provisions de guerre. Il était défendu de fumer, de se tenir debout et de faire le moindre bruit.

Arrivé près d’un gros arbre dont le tronc était entouré de broussailles, je m’arrêtai. Rasant la surface de la terre d’un rapide regard, je m’orientai : Choisy-le-Roi était devant moi, la Seine coulait à ma gauche, le fort d’Ivry s’élevait en arrière.

Je choisis ce point pour mon observatoire. Je creusai la terre avec ma baïonnette, puis au sommet du talus je formai une sorte de rempart que je couronnai d’herbes sèches, je pratiquai des ouvertures dans ce rempart afin de voir sans être vu. Tout cela était aussi petit que possible.

Après un quart d’heure d’immobilité, je tentai une reconnaissance plus approfondie. À une cinquantaine de mètres devant moi, je vis un chemin creux qui traversait un champ profondément labouré. Ce chemin était bordé d’une haie en partie détruite ; en quelques endroits, au contraire, la haie supportait des arbres abattus dont les branches formaient un fouillis impénétrable à la vue.

Des mottes de terre énormes, des amas de fumier, de profonds sillons donnaient à ce champ un aspect sinistre. C’était l’image de la destruction. Il y avait même les ruines de deux chaumières dévorées par les flammes.

Malheureusement, le sentier n’était point parallèle au ruisseau dans lequel je me trouvais. Il n’était donc pas impossible que je fusse à découvert sur l’un de mes flancs. Les courbes de ce ruisseau limitaient ma vue.

Je ne tardai pas à oublier que je servais peut-être de cible à quelques Prussiens, et me laissai distraire par les plus petites choses. Ces petites choses me firent oublier la mort toujours présente. Je m’intéressais à une fourmi qui traînait un fardeau plus volumineux qu’elle-même ; j’admirais un scarabée qui déployait ses ailes vertes sur l’écorce de l’arbre et je redressais le plus délicatement possible la tige d’une petite fleur bleue que le ruisseau commençait d’engloutir.

Le canon grondait au fort d’Ivry et au fort de Charenton, la fusillade se faisait entendre du côté de la Gare-aux-Bœufs et du Moulin-Saquet, les obus sifflaient au-dessus de ma tête, éclatant de tous côtés. Mais les tempêtes de fer et de feu ne pouvaient me distraire de la fourmi, du scarabée et de la petite fleur.

Je n’oubliais cependant pas mon observatoire et je veillais. Une heure se passa, puis une autre, et je commençais à désespérer de ma mission, lorsque je crus voir dans le chemin creux, derrière un arbre, une main qui paraissait et disparaissait.

Bientôt, je ne pus en douter, l’ennemi était là, prés de moi. J’eus recours à la lorgnette, et je vis, non sans émotion, la tête et les mains de l’homme tellement près, que je fis instinctivement ce que nous nommons une retraite de corps. L’homme ne me voyait pas, car il fouillait nonchalamment la terre avec un morceau de bois. Assis par terre, la tête appuyée sur le bras gauche, les jambes étendues, il semblait oublier son rôle de guetteur. Le corps et la tête disparaissaient pendant quelques secondes, puis reparaissaient. Jeune encore, le visage imberbe, les cheveux très blonds et coupés courts, ce Bavarois possédait une honnête physionomie. Sous son uniforme on découvrait sans peine le jeune paysan, qui, sans doute, rêvait à sa chaumière. Je regrettai vraiment de me voir dans l’obligation de le tuer comme un lièvre au gîte.

Je m’y préparai cependant. Lorsque j’eus le fusil dans les mains, le genou droit en terre, la crosse près de l’épaule, j’attendis que mon jeune homme fût à découvert. Je voulais le frapper en pleine poitrine, pour lui éviter la souffrance.

J’attendais dans une immobilité complète, l’œil fixe, oubliant même la fourmi, le scarabée et la fleur bleue.

Le Bavarois avança la tète, promena un long regard autour de lui, sans l’arrêter sur le point que j’occupais. N’ayant rien découvert, il attira sur ses genoux un petit sac de cuir et l’ouvrit. De la main droite, il en retira un objet que je ne pus distinguer. Je posai mon fusil pour avoir recours à la lorgnette.

Le Bavarois tenait un chapelet dans ses doigts ; il se souleva pour se mettre à deux genoux, fit le signe de la croix et par ses mouvements se mit entièrement à découvert pour moi.

L’instinct de la guerre me fit reprendre mon fusil et je visai l’homme. Je le vis au bout de mon canon, immobile, la tête un peu inclinée et les yeux levés vers le ciel. De ses lèvres sortait la prière, tandis que les grains du chapelet glissaient sous ses doigts.

Que se passa-t-il en moi ? Je ne sais. Tout mon sang de chrétien bouillonna dans mes veines, je crus voir des rayons lumineux descendre du ciel, sur le front de cet homme ; il me sembla même qu’il s’élevait dans les airs enveloppé de nuages d’or. Une sainte vision envahit tout mon être, et le fusil s’échappa de mes mains.

Il est sans doute rentré dans son pays sans se douter que la prière lui avait sauvé la vie.

Au moment où je me retirais, après le départ du Bavarois, deux balles sifflèrent à mes oreilles. Je me retournai vivement et ne vis pas d’où elles venaient. La prière de l’homme me protégeait sans doute. Cependant, en veillant, la nuit suivante, près du feu du bivac, je me demandai si j’avais bien le droit d’épargner ainsi un ennemi de mon pays.

Pour calmer ma conscience, je me rendis le 20 novembre au combat de l’Hay, et le 30 au combat de Choisy-le-Roi. Je me fis large part et payai ma dette à la patrie. Le soir, on me rapporta sanglant à l’ambulance ; je reçus la médaille militaire.

 

 

 

 

Jean-Jacques AMBERT, Autour de l’Église.

  

 

 

 

 

 

 

 

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