Sursum corda

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

le général AMBERT

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

Monsieur Jean était né dans une petite ville du département d’Indre-et-Loire, où son père, ancien magistrat, jouissait d’une grande considération. Un médecin, habitant la même ville, avait un fils nommé Albert, camarade d’enfance de Jean. Albert reçut une instruction complète dans un lycée de Paris, tandis que Jean étudiait chez des religieux, non loin du Panthéon. Tous deux subirent avec succès les épreuves qui terminent les études. Albert possédait à peu près la même dose de savoir que Jean ; mais celui-ci avait l’avantage de l’éducation. Toujours bons amis, les jeunes gens prirent des routes différentes : Albert se dirigea vers l’école de médecine, et Jean choisit l’école de droit.

On les voyait souvent marcher lentement à l’ombre des grands arbres du Luxembourg. Semblables aux sages de l’antiquité, ils devisaient sur les impénétrables mystères de la vie et de la mort. Albert était un païen qui ne dédaignait pas la philosophie d’Épicure ; Jean plaçait saint Augustin fort au-dessus de Socrate et de Platon. Ils discutaient quelquefois avec chaleur, et toujours sans colère. Jean voulait faire pénétrer des rayons de lumière dans l’âme de son compagnon.

Albert dit un jour que la morale du monde pouvait remplacer la religion. Jean lui répondit : « Donne-moi une de tes journées depuis le matin jusqu’au soir, et je te prouverai que la religion la plus élémentaire, la plus naïve, est supérieure aux philosophies antiques ou modernes, à la science des académies, à toutes les puissances de la terre. »

« Ah ! reprit Albert en interrompant son compagnon, tu veux me conduire au sermon, ou me faire admirer l’une de vos cérémonies, ou bien encore mettre sous mes yeux quelque livre où le pèlerin raconte les miracles dont il a été témoin. »

Jean répondit simplement : « Nul ne te parlera, et tu n’auras pas une seule phrase à lire. Tu n’entendras ni messe, ni vêpres, ni sermon ; je ne te ferai assister à aucune des cérémonies publiques de l’Église ; tu n’auras ni question à adresser, ni réponse à faire ; tu pourras même garder le silence pendant tout le jour, mais tu demeureras près de moi, les yeux ouverts. » – « Soit, dit Albert ; je t’appartiens depuis un lever du soleil jusqu’à son coucher. »

 

 

II

 

Le lendemain, dès que le jour parut, les deux jeunes gens entraient dans l’église de Saint-Germain des Prés. La lumière voilée par les vitraux éclairait à peine les chapelles. Dans l’une, la flamme d’un cierge attira les regards d’Albert, qui s’approcha ; Jean le suivit, et tous deux, cachés par un pilier, virent une pauvre femme agenouillée priant avec ferveur. « Je ne sais, dit Jean, si elle pleure son mari, son père ou son fils. Mais son soutien n’est plus. Sa nuit a été sans sommeil ; les brins de paille qui couvrent ses vêtements, disent assez la misère de sa couche, sur laquelle son corps s’affaisse d’épuisement. Avant le jour, la malheureuse était à la porte de l’église, attendant l’ouverture : elle n’a pas été chez le riche demander une pièce de monnaie ; elle n’a pas été solliciter les secours du médecin pour son corps brisé. Elle n’a pas prié les hommes de la soutenir ; mais elle met en Dieu son seul espoir. Vois ses lèvres frissonner : c’est à son Dieu qu’elle parle. Vois encore son front se rapprocher de l’autel : elle écoute, elle entend la voix de Dieu. Non, je me trompe : c’est la chapelle de la Sainte Vierge, et la pauvre femme lui redit le chemin du Calvaire et la divine agonie. Ses yeux brillent ; son visage s’illumine ; ses mains tremblantes s’élèvent en se joignant : elle semble environnée d’un nuage qui va monter au ciel... Cette pauvre créature abandonnée voit la sainte Vierge ouvrir ses bras pour la recevoir ; elle oublie ses cruelles épreuves ; elle est heureuse. Celui qu’elle a perdu, l’attend dans le ciel. »

« Mon ami, ajouta Jean, s’il était en ton pouvoir de démontrer à cette pauvre femme qu’elle se trompe, le ferais-tu ? Non, tu n’aurais pas la basse cruauté de la plonger dans le désespoir, en arrachant de son âme le baume divin qui la console. Eh bien ! ce que tu ne voudrais pas faire pour cette pauvre créature, ceux qui ont en main la puissance le font pour la France, non pas en démontrant l’erreur, – cela ne se peut, – mais en étouffant nos plaintes sous la plus odieuse des tyrannies. »

Dans la chapelle la plus rapprochée de la porte de l’église, ils virent un ouvrier, jeune encore, prier à demi-voix. Ce devait être un Auvergnat ou un Breton. Devant lui, le sac de cuir renfermant ses outils était déposé. Avant d’aller au travail ou de commencer sa journée, cet ouvrier venait prier.

Sa prière fut courte, et il se leva pour sortir. Arrivés sur le perron de l’église, Jean adressa au jeune ouvrier un signe de tête amical. Celui-ci, se rapprochant, dit aux deux amis : « Lorsque j’ai quitté le pays, la mère m’a recommandé d’aller prier tous les matins à cette heure-ci, dans une belle église de Paris, pendant que de son côté, à la même heure, elle prierait à l’église du village. Ainsi la bonne mère bénit ma journée, et je travaille mieux en pensant à elle. »

Jean posa sa main sur le bras d’Albert, et murmura ces mots : « Ni la mère ni le fils ne savent lire ; mais ils ont des âmes qui se parlent à travers l’immensité. Allez donc leur fermer la porte de l’église ! »

À Saint-Germain l’Auxerrois, ils virent une jeune femme s’avancer à pas lents ; une suivante marchait près d’elle, portant dans ses bras un enfant richement vêtu, mais d’une pâleur livide, le regard éteint et les lèvres décolorées. L’enfant n’avait pas deux ans. La mère le prit, et le pressant sur son sein, vint s’agenouiller dans la chapelle de Marie, mère de Dieu. Au-dessus de l’autel, un grand tableau représentait la sainte Vierge tenant aussi son fils doucement posé sur les mains de sa mère.

La jeune femme ne répandait pas de larmes ; mais ses yeux humides brillaient sous un rayon du soleil levant. Elle suspendit sa prière pour sourire à l’enfant, et celui-ci ouvrit ses petits bras en souriant aussi. On eût dit un ange sous le regard de Dieu. La pâleur disparut du visage, les yeux s’animèrent, et les lèvres conservèrent le sourire. La mère éleva l’enfant, et le pressant sur son cœur, le couvrit de baisers en l’inondant de larmes. Ce fut une extase, un délire, une vision. Oui, cette mère voyait que la Mère de Dieu lui rendait son enfant. Elle sentait la vie renaître dans ce petit corps, le sang circuler, la chair frissonner, l’âme s’éveiller. Elle entendait les battements du cœur, et dans le sourire de son enfant elle retrouvait sa vie à elle, la vie de son époux, la joie de son foyer, et les espoirs de sa vieillesse.

Elle se leva tremblante, et lança sur le tableau de l’autel l’un de ces regards immenses qui plongent dans l’infini.

Albert et Jean voyaient les murs de la chapelle, les piliers, les marches, les sièges ; mais les yeux de la mère n’étaient pas arrêtés par les choses terrestres. Loin, bien loin, au-delà des monts, au-dessus des nuages, elle apercevait vaguement la sainte Vierge qui avait entendu sa prière et la portait à Dieu.

Un riche équipage attendait la mère et l’enfant, qui entrèrent rapidement dans un bel hôtel du faubourg Saint-Germain. Lorsqu’ils eurent perdu de vue la voiture, Jean dit à Albert : « Ici, la richesse, la beauté, la jeunesse trouvent des consolations, tout aussi bien que la misère et la vieillesse abandonnée. As-tu remarqué qu’en allant vers la porte de l’église, la duchesse a versé l’or de sa bourse dans les mains de cette pauvre infirme, qui demandait à Dieu un morceau de pain ? »

 

 

III

 

Peu de temps après, les deux étudiants entraient dans l’église des Invalides. Une seule lampe éclairait à peine les drapeaux ennemis suspendus à la voûte. Des vieillards, les uns assis, les autres agenouillés, se tenaient silencieusement dans les angles obscurs. Au milieu de la chapelle, quatre ou cinq vétérans semblaient être sous la garde d’un jeune invalide amputé du bras droit. Ces vétérans étaient aveugles.

« Que de sang versé ! dit Albert, et que de larmes et de désespoirs ! – Tous mutilés et tous consolés », reprit Jean.

L’un avait eu la jambe emportée à l’affaire de Constantine ; l’autre avait laissé l’un de ses bras dans les tranchées de Sébastopol. Chacun d’eux revenait de la guerre avec sa glorieuse cicatrice, mais aussi avec ses douleurs, ses insomnies, ses fatigues incurables et sa mort prochaine. Cet homme, appuyé sur deux béquilles et qui se traîne avec peine, a parcouru l’Afrique et l’Italie ; cet autre, couché sur un fauteuil, où le retient la paralysie, était le plus brillant cavalier des chasseurs d’Afrique.

Et ces pauvres aveugles qui semblent trembler de froid, dont les lèvres sont muettes, ont promené de vastes regards sur la Méditerranée, mesuré les monts de l’Atlas et découvert dans le ravin profond l’embuscade ennemie qui se cachait.

Tous, jeunes, fiers et braves, ont été frappés, et l’oubli s’est fait autour d’eux. Ils n’ont plus de famille. Près du lit où ils mourront, il n’y aura ni épouse, ni enfants. Mais Dieu est là, le Dieu des armées qui console et soutient. Alors, Jean prononça ces mots :

« Si vous fermiez l’église des Invalides, il faudrait le lendemain apporter à ces vieux soldats la coupe de Socrate avec la ciguë qui met un terme aux dégoûts de la vie. Car à l’homme fort, lorsqu’il souffre, laissez l’espoir d’un monde meilleur, ou versez la ciguë. Il n’y a pour ces malheureux qu’une âme immortelle qui va se réfugier dans le sein de Dieu, ou bien le suicide qui rend au néant une poignée de terre. »

Albert et Jean remarquèrent à Saint-Sulpice un jeune homme de dix-huit à dix-neuf ans, d’une physionomie intelligente, l’air joyeux, priant les mains jointes. « Je le connais, dit Jean, pour l’avoir vu dans l’établissement où j’ai été élevé, lorsque je vins remercier mes maîtres des soins qu’ils ont pris de mon enfance et de ma jeunesse. » Albert se mit à rire sans bruit, et déclara que jamais il n’avait eu la pensée de revoir son collège, encore moins les universitaires qui y débitaient leur rhétorique indépendante.

Le jeune homme, ayant terminé sa prière, partit, et Jean l’arrêta d’un signe de main. Au regard interrogateur de Jean, que l’écolier reconnut, celui-ci répondit : « J’allais subir mes examens pour l’École polytechnique et je m’inquiétais, tant le trouble m’envahit à ces heures solennelles ! Je me rendis dans cette église, et priai Dieu de me soutenir, de me donner des forces pour l’épreuve, de m’éclairer si l’obscurité se faisait dans mon esprit. Aujourd’hui, je viens remercier le bon Dieu de l’appui qu’il m’a donné. – Vous avez été admis ? – Oui, le premier de tous, et je suis bien heureux, surtout pour mon vieux Père. Lorsque j’ai exprimé ma reconnaissance au professeur de mathématiques spéciales, il m’a dit en souriant : Souvenez-vous d’Ambroise Paré, le célèbre médecin du seizième siècle, qui répondait à un convalescent : Je te pançai, Dieu te garit. »

 

 

IV

 

Pendant que les jeunes étudiants poursuivaient leur pèlerinage à travers la grande ville, Albert fit quelques observations, non pour combattre les croyances de Jean, mais dans le but de s’éclairer lui-même ; car l’université ne lui avait rien appris de la religion. Jean lui répondit : « Tu es surpris des hommages rendus à la sainte Vierge ; mais souviens-toi donc que le Christ est fils d’une femme et non d’un homme. N’oublie pas non plus que le christianisme a créé la femme qui est ta mère ou ta sœur. Dans l’antiquité, la femme se nommait Aspasie, Laïs ou Phryné, et celles qui comprenaient les devoirs d’épouse et de mère, vivaient dans le gynécée, obscures et dédaignées.

« L’Orient enferme la femme dans le harem. Vendue et achetée comme esclave, elle ne lève qu’en tremblant les yeux sur son maître toujours armé du poignard.

« C’est dans l’Évangile que, pour la première fois, apparaît la femme telle que Dieu a voulu qu’elle fût : épouse, mère, fille, compagne de l’homme et, plus souvent qu’on ne pense, son meilleur conseiller et son consolateur.

« Le chrétien parle sans cesse de la bonté de Dieu, de son infinie miséricorde, quelquefois aussi de la colère divine ; car Dieu, dans sa justice, a des châtiments comme il a des récompenses. Mais dans la chapelle de la sainte Vierge le cœur s’attendrit et ne tremble pas. Le pécheur est comme l’enfant qui, redoutant la justice du père, se précipite dans les bras de la mère pour y cacher sa faute et murmurer son repentir.

« C’est à l’ombre de la chapelle de la Vierge que sont placés les berceaux d’où sortent nos religieuses qui honorent l’humanité. Je ne sais quel écrivain les comparaît naguère aux vestales qui, à Rome, entretenaient le feu sacré. Quelque fausse que soit la comparaison, il ne faut pas la rejeter entièrement.

« Oui, nos sœurs religieuses entretiennent un feu sacré, qui vient du ciel ; ce feu est l’âme de nos enfants, dont elles se font les tendres mères. Non contentes d’éclairer les intelligences, d’instruire les enfants du pauvre aussi bien que du riche, de répandre les sciences humaines, elles prêchent pour ainsi dire les vérités du christianisme par leurs exemples encore plus que par la parole.

« La religieuse a conservé pour le foyer des familles ce feu sacré qui fait l’épouse chrétienne, la mère tendre et dévouée, la fille forte et timide à la fois, espoir et orgueil de la maison qu’elle embellit de sa joie, qu’elle console aux mauvais jours. »

Et Jean dit encore à son compagnon :

« Comprends-tu maintenant pourquoi les chapelles de la sainte Vierge sont pleines de prières ? Comprends-tu le respect que nous professons pour la plus humble des religieuses ? Comprends-tu que le Christ, en prenant une femme pour mère, a placé la femme si haut, que même à l’hôpital où elle soigne les plaies du pauvre, nous la confondons avec Jeanne d’Arc sauvant la patrie, avec Geneviève victorieuse d’Attila, avec Christine de Pisan fille de la poésie.

« Je te le dis, en vérité, c’est la femme chrétienne qui, par son influence dans le monde petit et grand, protège la religion, en étendant ses mains sur la tête de l’enfant. »

 

 

V

 

Lorsqu’ils pénétrèrent dans l’église de Saint-Philippe-du-Roule, trois personnes les précédaient : deux femmes et un homme jeune encore, qu’il était facile de reconnaître pour un officier de l’armée. L’une des femmes, âgée de dix-huit ans à peine, se tenait modestement à l’ombre de sa mère. Lorsque ces trois personnes passèrent près de Jean et d’Albert, pour entrer dans une chapelle où le Christ étendait ses grands bras d’ivoire, l’un des jeunes gens dit à l’autre : « Il y a moins d’une heure que nous avons vu ces dames et ce jeune homme sortir de l’église dans un magnifique équipage. La jeune femme, couverte du voile de la mariée, couronnée de fleurs, venait de recevoir la bénédiction nuptiale. Une foule nombreuse souriait à son bonheur et le peuple, attiré par tant de magnificences, admirait la richesse des toilettes et la splendeur des carrosses. Les voilà qui reviennent seuls, non plus au grand autel orné de fleurs, mais dans une chapelle déserte. Pourquoi ? demanda l’étudiant en médecine. »

« La mère a repris son deuil, répondit Jean. Cette femme est la veuve du général B... ; le jeune officier avait pour père le colonel de M... Le général et le colonel étaient de vieux amis, compagnons d’armes en Afrique, en Crimée, en Italie : tous deux sont tombés sur le même champ de bataille, et leurs dépouilles reposent dans quelque plaine aux environs de Metz ; enveloppés dans leurs manteaux de guerre, leurs corps, égarés dans la foule des morts, sont pour longtemps peut-être foulés sous les pieds de l’étranger. Ces douleurs partagées ont été l’origine de l’union des orphelins.

« Pendant les pompes de la cérémonie, aux accents de l’orgue, au parfum des fleurs, sous le charme des prières, cette veuve et ces orphelins ont vu les ombres héroïques des deux soldats venir à pas lents près de l’autel. Ils étaient pâles et sanglants. La mère a cru entendre une voix lui dire : « Dieu place à sa droite ceux qui meurent pour la patrie, il est miséricordieux aux veuves et aux orphelins que fait la guerre. Mais, femme trop forte peut-être, pourquoi menacer notre enfant des douleurs qui t’accablent ! »

« Et le jeune époux entendait une autre voix murmurer : « Courage, mon fil ; le passé a été sombre ; l’avenir sera brillant. Si le père est tombé dans la défaite, l’enfant le vengera. »

« Rentrés au logis, la veuve et les orphelins, se dérobant aux félicitations, ont repris, à pied, le chemin de l’église. Ils prient pour la France. Ne troublons pas cette prière ; éloignons-nous sans bruit ; mais répétons avec cette mère vaillante, avec cette jeune épouse si belle, avec cet officier si brave : « Mon Dieu ; n’abandonnez pas plus longtemps notre sainte Patrie ! »

 

 

VI

 

Les deux étudiants étaient depuis quelques instants dans l’église du Gros-Caillou, lorsqu’ils remarquèrent un homme de quarante à cinquante ans, debout, appuyé contre le mur, les bras croisés, la tête penchée sur la poitrine. Cet homme, les vêtements en désordre, le visage ravagé par les passions mauvaises, semblait en proie au cruel délire qui précède le suicide. Sa physionomie ne manquait pas d’intelligence, il y avait même dans l’ensemble de sa personne une vague distinction. En l’examinant avec attention, Albert se souvint de ces journées orageuses où les nuages sombres obscurcissent la lumière, mais qui laissent un coin bleu du ciel paraître et disparaître. Cet homme jetait souvent les yeux sur le côté opposé de l’église ; il prit enfin une subite résolution et se dirigea, d’un pas ferme, vers le point où l’attirait une force supérieure.

« C’est l’image du remords, dit Albert. – Et du repentir, ajouta Jean. »

L’inconnu avait disparu dans un confessionnal. Lorsqu’il en sortit, tout en lui respirait la paix. Sa physionomie était transformée. Alors Jean dit à Albert :

« Il n’y a là que trois planches et une grille en bois. Eh bien ! mon ami, montre-moi un tribunal, un palais, une assemblée souveraine, assez puissants pour produire le miracle dont nous sommes témoins. Tu n’as pas entendu un discours éloquent ; tu n’as pas vu le désespoir ; la grille n’a pas frissonné. Cet homme, agenouillé, a confessé au ministre de Dieu le secret qui l’étouffait ; et maintenant cet homme rentre dans la ville, l’âme purifiée. »

Peu de temps après, les deux compagnons se trouvaient à Notre-Dame des Victoires. Toutes les chapelles étaient brillamment éclairées. Dans l’une de ces chapelles, ils remarquèrent deux dames, jeunes, grandes et de rare distinction. L’une d’elles portait à la main un léger paquet, qu’elle ouvrit en s’approchant d’un tableau représentant l’enfant Jésus. La jeune femme déploya de riches étoffes d’une blancheur éclatante, ornées de dentelles et de rubans. Un enfant allait naître, et ses vêtements étaient bénis par l’église. Celle qui attendait le petit enfant, ouvrit un bonnet tout gracieux que remplissait la main de la mère ; elle déploya un ravissant manteau de soie ; un doux parfum de fleurs naturelles se mêlait à l’encens de la prière, et l’eau bénite faisait penser à ces rosées du matin qui descendent du ciel.

À l’extrémité de l’église de Saint-Roch se trouve une vaste chapelle, quelquefois déserte vers la fin du jour. Jean et Albert y pénétrèrent, lorsque l’obscurité commençait à se faire. Un homme était là, non agenouillé, mais assis. Du premier coup d’œil les étudiants devinèrent que cet homme appartenait au meilleur monde. Si de cruels soucis se lisaient sur son front, il n’y avait dans son attitude que le calme de la vertu, mais de cette vertu philosophique qui soutenait Caton le lendemain de Pharsale, jusqu’à l’heure où le désespoir le plongea dans la mort.

Cet homme, assis dans la chapelle de Saint-Roch, se demandait si la religion chrétienne n’était pas pour les luttes de ce monde plus puissante que toutes les philosophies. Il souffrait et cherchait la vérité. La porte de l’église était ouverte, et il entrait, sans qu’une prière effleurât ses lèvres, mais entraîné vers l’autel comme le naufragé vers le rivage. Avait-il perdu sa santé ? Non. Était-il sur la pente de la ruine ? Non. Quel était donc son malheur ?

Regardez les traits de son visage, et vous allez le deviner : il est jeune et se passionne pour toutes les choses nobles et grandes ; il aime la patrie avec ivresse ; il aime aussi la gloire. Il comprend que l’on vive pour une idée et que l’on meure peur elle ; il sympathise avec ceux qui souffrent pour une croyance ; il voudrait se sacrifier, et ne rencontre partout que l’égoïsme ; il voudrait remettre chaque chose à sa place, et ne trouve en tous lieux que peur et lâcheté.

« Éloignons-nous, dit Jean. L’Église seule peut lui offrir un asile. Il a été entraîné vers l’autel ; il y demeurera. »

La nuit était venue et les amis se dirigèrent vers les Champs-Élysées, déserts depuis longtemps. Albert était pensif. Jean lui dit : « Nous sommes comme le voyageur qui, sur le rivage de la mer, n’a vu que quelques grains de sable. Depuis la première heure du jour jusqu’à la dernière, toutes les églises de Paris sont témoins de choses prodigieuses. Sous nos yeux, aujourd’hui, sans que nous les ayons vus, il s’est accompli des miracles. Pendant ce temps, au dehors, on jouait tous les rôles de la comédie humaine. Il n’y avait que les mourants pour se souvenir de Dieu : le reste attendait la venue de la maladie mortelle, comme si la mort ne veillait pas à chaque porte, prête à entrer sans frapper. »

 

 

VII

 

Ces choses se passaient au mois de juin 1880. Depuis cette époque, Albert visitait les églises pour observer, bien plus que pour prier. Son esprit était frappé, son cœur attendri, mais l’âme demeurait insensible. Ce n’était pas le libre-penseur, tel qu’il se montre de nos jours, ignorant, vaniteux, sot et lâche, mais le sceptique mondain que l’égoïsme aveugle et qui confond l’indifférence avec la modération. Jean attendait que Dieu ouvrît les yeux de son ami.

Le jeudi 24 mars 1881, Albert reçut de Nice une dépêche télégraphique extrêmement courte, qui lui annonçait que son père, sa mère et sa jeune sœur vivaient.

Il sortit, et le public lui apprit que le théâtre de Nice avait été la proie des flammes. La journée se passa longue et pleine d’angoisses. Enfin la lettre suivante lui parvint ; elle était écrite par son père :

 

« Nice, 25 mars.            

 

« Tu sais, mon cher fils, que nous partions pour l’Italie avec ta mère et ta sœur. Nous étions à Nice depuis trois jours, lorsque ta sœur exprima le désir d’entendre l’excellente musique des Italiens.

« La direction du théâtre nous donna la moitié d’une loge ; l’autre moitié était louée à un jeune Anglais qui accompagnait ses deux sœurs, mesdemoiselles Jenny. Cette famille était en même temps que nous au bureau de location, et ta sœur remarqua combien ces jeunes Anglaises étaient gracieuses. Leur mère, souffrante, ne devait pas assister à la représentation.

« Dès que le dîner fut terminé, je donnai le signal du départ. Au lieu de suivre le chemin qui conduisait directement au théâtre, ta mère et ta sœur s’engagèrent dans des rues que je ne connaissais pas. Elles s’entretinrent à voix basse, et ta mère me dit : « Nous allons à l’église. » Je fis observer qu’il était près de neuf heures et que nous ne serions pas au théâtre pour l’ouverture. J’insistai, mais inutilement, et je les suivis, non sans me plaindre du retard. Je cédai de bon cœur, lorsque ta mère me dit : « Nous allons prier pour Albert. »

« La prière me parut longue ; car je te savais en bonne santé. Nous approchions du théâtre, lorsqu’une foule en délire, jetant des cris d’effroi, se précipita devant nous. En même temps, des flammes s’échappaient, et nous voyions à quelques pas de nous des cadavres foulés aux pieds de cette multitude affolée. J’arrachai, non sans peine, ta mère et ta sœur, que le flot humain allait engloutir. Je voulus les ramener à l’hôtel ; mais elles marchèrent à pas précipités vers l’église, et cette fois, je m’agenouillai entre elles et répétai les prières qu’elles disaient à haute voix. On a retrouvé les corps des deux jeunes Anglaises qui devaient passer leur soirée avec nous. J’ai été les reconnaître, il y a une heure. De ces jeunesses, de ces beautés, de ces grâces, il ne reste que débris informes, brûlés, écrasés sous les pieds. Le frère n’a pu être reconnu. Leur mère est mourante de douleur. Pauvre mère !

« Mon fils, je n’ai qu’un mot à te dire, et je serais bien heureux si tu le répétais : Je crois. »

 

Albert courut chez Jean, et, sans prononcer une parole, mit cette lettre sous les yeux de son ami. Après l’avoir lue, Jean plongea un profond regard dans les yeux d’Albert, qui lui dit d’une voix ferme :

« Je crois ! »

Alors, Jean le pressa dans ses bras en s’écriant :

« Sursum corda ! »

 

 

 

 

Général AMBERT.

 

Recueilli dans Nouvelle corbeille de légendes et d’histoire,

textes réunis par l’abbé G. Allègre, 1888.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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