Une promenade de Fénelon

 

 

Victime de l’intrigue et de la calomnie,

Et par un noble exil expiant son génie,

Fénelon, dans Cambrai, regrettant peu la cour,

Répandait les bienfaits, et recueillait l’amour,

Instruisait, consolait, donnait à tous l’exemple.

Son peuple, pour l’entendre, accourait dans le temple :

Il parlait, et les cœurs s’ouvraient tous à sa voix.

Quand, du saint ministère ayant porté le poids,

Il cherchait, vers le soir, le repos, la retraite,

Alors aux champs aimés du sage et du poète,

Solitaire et rêveur, il allait s’égarer.

De quel charme, à leur vue, il se sent pénétrer !

Il médite, il compose, et son âme l’inspire :

Jamais un vain orgueil ne le presse d’écrire.

Sa gloire est d’être utile ; heureux quand il a pu

Montrer la vérité, faire aimer la vertu.

 

Ses regards, animés d’une flamme céleste,

Relèvent de ses traits la majesté modeste ;

Sa taille est haute et noble ; un bâton à la main,

Seul, sans faste et sans crainte, il poursuit son chemin,

Contemple la nature, et jouit de Dieu même.

Il visite souvent les villageois, qu’il aime,

Et chez ces bonnes gens, de le voir tout joyeux,

Vient sans être attendu, s’assied au milieu d’eux,

Écoute le récit des peines, qu’il soulage,

Joue avec les enfants, et goûte le laitage.

 

Un jour, loin de la ville ayant longtemps erré,

Il arrive aux confins d’un hameau retiré,

Et sous un toit de chaume, indigente demeure,

La pitié le conduit ; une famille y pleure.

Il entre, et, sur-le-champ, faisant place au respect,

La douleur un moment se tait à son aspect.

« Ô ciel ! c’est monseigneur ! » On se lève, on s’empresse.

Il voit avec plaisir éclater leur tendresse.

« Qu’avez-vous, mes enfants ? d’où naît votre chagrin ?

« Ne puis-je le calmer ? Versez-le dans mon sein ;

« Je n’abuserai point de votre confiance. »

 

On s’enhardit alors, et la mère commence :

« Pardonnez, monseigneur, mais vous n’y pouvez rien ;

« Ce que nous regrettons, c’était tout notre bien.

« Nous n’avions qu’une vache ; hélas ! elle est perdue ;

« Depuis trois jours entiers nous ne l’avons point vue.

« Notre pauvre Brunon !... nous l’attendons en vain ;

« Les loups l’auront mangée, et nous mourrons de faim.

« Peut-il être un malheur au nôtre comparable ?

« – Ce malheur, mes amis, est-il irréparable ? »

« Dit le prélat, et moi, ne puis-je vous offrir,

« Touché de vos regrets, de quoi les adoucir ?

« En place de Brunon, si j’en trouvais une autre ?...

« – L’aimerions-nous autant que nous aimions la nôtre ?

« Pour oublier Brunon, il faudra bien du temps !

« Eh ! comment l’oublier ? Ni nous, ni nos enfants

« Nous ne serons ingrats ! C’était notre nourrice !

« Nous l’avions achetée étant encor génisse !

« Accoutumée à nous, elle nous entendait,

« Et même, à sa manière, elle nous répondait.

« Son poil était si beau, d’une couleur si noire !

« Trois marques seulement, plus blanches que l’ivoire,

« Ornaient son large front et ses pieds de devant ;

« Avec mon petit Claude elle jouait souvent ;

« Il montait sur son dos ; elle le laissait faire ;

« Je riais... À présent, nous pleurons, au contraire.

« Non, monseigneur, jamais, il n’y faut pas penser,

« Une autre ne pourra chez nous la remplacer. »

 

Fénelon écoutait cette plainte naïve ;

Mais, pendant l’entretien, bientôt le soir arrive.

Quand on est occupé de sujets importants,

On ne s’aperçoit pas de la fuite du temps.

Il promet, en partant, de revoir la famille.

« Ah ! monseigneur, lui dit la plus petite fille,

« Si vous vouliez pour nous la demander à Dieu,

« Nous la retrouverions. – Ne pleurez plus, adieu. »

 

Il reprend son chemin, il reprend ses pensées,

Achève en son esprit des pages commencées ;

Il marche ; mais déjà l’ombre croît, le jour fuit.

Ce reste de clarté qui devance la nuit

Guide encore ses pas à travers les prairies,

Et le calme du soir nourrit ses rêveries.

Tout-à-coup un objet à ses yeux s’est montré ;

Il regarde, il croit voir, il distingue en un pré,

Seule, errante et sans guide, une vache... C’est elle

Dont on lui fit tantôt un portrait si fidèle...

Il ne peut s’y tromper ; et soudain, empressé,

Il court dans l’herbe humide, il franchit un fossé,

Arrive haletant ; et Brunon complaisante,

Loin de fuir, vers lui s’avance et se présente.

Lui-même, satisfait, la flatte de la main.

 

Mais que faire ? Veut-il poursuivre son chemin,

Retourner sur ses pas, on regagner la ville ?

Déjà, pour revenir, il a fait plus d’un mille.

« Ils l’auront dès ce soir, dit-il, et, par mes soins,

« Elle leur coûtera quelques larmes de moins. »

Il saisit, à ces mots, la corde qu’elle traîne,

Et, marchant lentement, derrière lui l’emmène.

 

Venez, mortels si fiers d’un vain et mince éclat ;

Voyez en ce moment ce digne et saint prélat,

Que son nom, son génie et son titre décore,

Mais que tant de bonté relève plus encore.

Ce qui fait votre orgueil vaut-il un trait si beau ?

Le voilà fatigué, de retour au hameau.

Hélas ! à la clarté d’une faible lumière,

On veille, on pleure encor dans la triste chaumière.

Il arrive à la porte : « Ouvrez-moi, mes enfants,

« Ouvrez-moi ; c’est Brunon, Brunon, que je vous rends. »

 

On accourt ; ô surprise ! ô joie ! ô doux spectacle !

La fille croit que Dieu fait pour eux un miracle :

« Ce n’est point monseigneur ; c’est un ange des cieux

« Qui, sous ses traits chéris, se présente à nos yeux ;

« Pour nous faire plaisir il a pris sa figure ;

« Aussi je n’ai pas peur... Oh ! non, je vous assure,

« Bon ange !... » En ce moment, de leurs larmes noyés,

Père, mère, enfants, tous sont tombés à ses pieds.

« Levez-vous, mes amis ; mais quelle erreur étrange !

« Je suis votre archevêque et ne suis point un ange ;

« J’ai retrouvé Brunon, et pour vous consoler

« Je revenais vers vous ; que n’ai-je pu voler !

« Reprenez-la ; je suis heureux de vous la rendre.

« – Quoi ! tant de peine ! ô ciel ! avez-vous pu la prendre,

« Et vous-même ?... » Il reçoit leurs respects, leur amour ;

Mais il faut bien aussi que Brunon ait son tour.

On lui parle : « C’est donc ainsi que tu nous laisses ?

« Mais te voilà !... » Je donne à penser les caresses !

Brunon semble répondre à l’accueil qu’on lui fait.

Tel, au retour d’Ulysse, Argus le reconnaît.

« Il faut, dit Fénelon, que je reparte encore ;

« À peine dans Cambrai serai-je avant l’aurore ;

« Je crains d’inquiéter mes amis, ma maison...

« – Oui, dit le villageois, oui, vous avez raison ;

« On pleurerait ailleurs quand vous séchez nos larmes.

« Vous êtes tant aimé !... Prévenez leurs alarmes.

« Mais comment retourner ? car vous êtes bien las.

« Monseigneur, permettez ; nous vous offrons nos bras.

« Oui, sans vous fatiguer vous ferez le voyage. »

D’un peuplier voisin on abat le branchage.

 

Mais au hameau déjà le bruit s’est répandu :

Monseigneur est ici !... Chacun est accouru ;

Chacun veut le servir. De bois et de ramée

Une civière agreste aussitôt est formée,

Qu’on tapisse partout de fleurs, d’herbages frais ;

Des branches, au dessus, s’arrondissent en dais.

Le bon prélat s’y place, et mille cris de joie

Volent au loin ; l’écho les double et les renvoie.

Il part ; tout le hameau l’environne, le suit ;

La clarté des flambeaux brille à travers la nuit ;

Le cortège bruyant, qu’égaie un chant rustique,

Marche... Honneurs innocents et gloire pacifique !

Ainsi par leur amour Fénelon escorté

Jusque dans son palais en triomphe est porté.

 

 

 

François ANDRIEUX.

 

Recueilli dans

Recueil gradué de poésies françaises,

par Frédéric Caumont, 1847.

 

 

 

 

 

 

 

 

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