L’amitié d’Amic et d’Amlyn

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

un anonyme gallois du XIIe siècle

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au temps qu’était Pépin l’ancien roi dans le pays de France naquit un fils à un chevalier élevé et noble d’Allemagne, de sa femme légitime, dans le château qui s’appelait Berigan. Et comme ils n’avaient ni fils ni fille que celui-là, ils conçurent une grande joie, et par amour de Dieu qui leur avait donné un héritier, ils promirent par un vœu à Dieu d’aller avec leur fils à Rome pour y être baptisé par le noble saint homme qui était pape en ce temps-là, afin qu’il en advînt mieux pour le bonheur, le développement et la prospérité de leur fils.

Et en ce temps-là il parut une vision en son sommeil au noble homme qui était comte en Alvern ; et sa femme était enceinte. La vision qui lui apparut n’était autre que de voir le pape de Rome dans le palais d’Alvern baptiser des enfants et les fortifier par son baptême épiscopal. Après que le comte se fut réveillé, il appela à lui les sages de ses états, et il leur fit connaître son rêve, et il leur en demanda l’explication, car il ne savait pas ce qu’il signifiait. Et alors Dieu donna esprit et sens à un des sages pour lui répondre de cette façon : Seigneur comte, dit-il, réjouis-toi. Car du faix qui est dans le sein de ta femme naîtra un fils plein de grâce, prospère et glorieux, et on parlera de sa perfection, de sa vie et de sa chevalerie par le monde. Ce fils-là, seigneur, dit-il, tu le consacreras à Dieu, et tu iras avec lui à Rome pour être baptisé par le noble homme qui est pape pour qu’il en arrive bien ; et heureuse et prospère sera la situation qui en sortira. Et alors fut joyeux le comte pour l’explication de son rêve de cette sorte et pour le conseil que lui avait donné ce noble sage homme.

Et au bout d’un espace de temps naquit un fils au comte, et il fut élevé avec une grande joie. Et après qu’il eut été élevé à l’âge de plus de deux ans, son père se mit en route pour Rome avec lui, et un grand nombre avec lui de chevaliers et de damoiseaux. Et quand ils arrivèrent dans une ville qui s’appelait Lucques, on leur dit qu’un noble homme avait pris logis dans l’endroit : et avec lui le fils le plus seigneurial et le plus ressemblant au tien propre qu’on ait vu jamais. Et ce noble homme-là n’était autre que le chevalier du château de Berigan qui tenait un fief sous le roi de France ; et sa noblesse était d’Allemagne. Et après que le comte et ce noble homme-là se furent vus, et que leurs enfants furent mis en présence, il n’y avait pas un homme en vie qui sût distinguer entre les enfants, ni pour la taille ni pour l’apparence, n’eût été aux vêtements. Et après avoir appris l’un de l’autre leurs intentions et leurs projets, ils prirent grande joie à cause de la même affaire qu’ils étaient en train de chercher, c’est-à-dire prier le pape de baptiser leurs fils. Et à partir de ce jour ils firent route ensemble ; et une grande amitié il y eut entre eux par véritable affection. Et quoiqu’il y eût d’affection entre les nobles hommes, on voyait l’amitié étonnante entre les fils, au point qu’aucun d’eux ne voulait ni manger ni boire ni dormir sans l’autre.

 Et après avoir encore quelque temps voyagé du côté de Rome, ils vinrent vers le noble homme qui était pape, qui s’appelait Constantin, et ils lui parlèrent ainsi : Seigneur père spirituel que nous savons gouverner la chrétienté sous Dieu en place de l’apôtre Pierre, voici le comte d’Alvern chevalier élevé et glorieux du château de Berigan, en Allemagne, qui prie Ta Paternité de baptiser nos fils, et de leur donner ta bénédiction ; et tu prendras de nous ce que tu voudras d’or et d’argent pour ta peine. Et à ces paroles le pape leur répondit de cette façon : Votre bonne volonté à m’offrir vos biens m’est très agréable ; mais de vos biens pourtant je ne veux pas, car je n’ai pas besoin de cela. Les biens que vous vouliez me donner, donnez-les aux pauvres pour l’amour de Dieu ; eux ils en ont besoin, et la requête que vous m’adressiez, vous l’obtiendrez, c’est-à-dire de baptiser vos fils. Et il donna comme nom au fils du comte d’Alvern Amlyn et au fils du comte de Berigan Amic ; et de prier Dieu de leur donner grâce et esprit pour servir Dieu en vérité, de façon qu’ils obtinssent par le service de Dieu la joie du royaume du ciel. Et les premiers chevaliers du pays de Rome tinrent les enfants au baptême.

Et après que le pape eut baptisé leurs fils, il donna à chacun d’eux une coupe, œuvre d’orfèvrerie, ornée d’or et d’argent : et il y avait des pierres précieuses sur les coupes : elles étaient d’une même couleur, d’une même grandeur, et d’une même orfèvrerie, et il n’y avait personne en vie qui sût distinguer entre elles, à cause de leur ressemblance, de quelque côté qu’on les vît. Et leur père spirituel leur parla de cette façon : Acceptez ce présent, seigneurs fils, de votre père spirituel, en témoignage, aussi longtemps que vous vivrez, de votre baptême dans l’église de Pierre à Rome. Et après que les nobles hommes eurent fait leurs affaires librement à leur gré, ils remercièrent le pape pour sa peine et pour les cadeaux qu’il avait faits à leurs fils. Et avec une très grande joie, ils s’en allèrent devers leur pays.

Et après qu’eut grandi le fils du chevalier élevé de Berigan, Dieu lui donna quantité de sens et de sagesse et de dons, comme il se trouvait avoir trente ans, au point qu’on l’appelait dans tout pays un second Salomon à cause de sa sagesse. Et en ce temps-là son père fut malade de la maladie dont il mourut. Et dans sa faiblesse avant que se séparât son âme de son corps, il appela son fils et il le conseilla de cette façon : Seigneur fils, dit-il, voici que Dieu m’appelle à lui et qu’il te laisse sans père charnel pour vivre selon ta propre volonté. Ainsi, seigneur fils, prends Dieu pour père ; et pour gouverneur celui qui ne meurt pas. Fais ses commandements et garde ses conseils sûrement dans ton cœur. Et tout d’abord pense ce que tu dois observer, c’est-à-dire le péché, ce que tu dois croire, c’est-à-dire la foi et la croyance que l’Église catholique montre à la chrétienté. Et cela est qu’il y a un Dieu tout-puissant, et qu’il y a trois personnes, le père, le fils et l’esprit saint, et que Jésus est né de Marie, vierge avant son enfantement et après son enfantement, et que Jésus-Christ s’est levé d’entre les morts, et qu’après cela il est monté aux cieux, et qu’il viendra pour juger, le jour du jugement, les vivants et les morts. Tu dois encore penser qu’il y a une chose que vous devez espérer, c’est-à-dire la joie du royaume du ciel par les bonnes œuvres de ton propre compte, et de la grâce de Jésus-Christ par la puissance de sa passion sur la croix. Aime Dieu et tes semblables, et, quoi que tu fasses, quoi que tu dises, quoi que tu penses, pense à ta mort. Car c’est ce que demande l’Écriture sainte, laquelle parle par les livres de Salomon et de David. Pense aux derniers points et évite éternellement le péché. C’est-à-dire lorsque viendra la mort pour séparer ton âme et ton corps, le corps présomptueux est donné aux vers et l’âme aux peines de l’enfer, à moins que tu n’ailles au ciel par tes bonnes actions d’avant la mort, et il te faudra le jour du jugement en présence des trois troupes 1 répondre pour tes actions. Cherche encore à garder fidèlement l’amitié avec le fils du comte d’Alvern, parce que vous avez reçu le baptême le même jour du pape de Rome, et que vous en avez reçu des présents et que vous vous ressemblez par l’apparence, la figure et la taille, et qu’il n’y a personne qui pourrait distinguer entre vous deux à cause de votre ressemblance.

Et après que le noble saint homme eut conseillé son fils de cette façon, il reçut les sacrements qui appartiennent à l’Église, et il rendit son esprit au créateur, et son corps fut enseveli avec grand honneur dans le monastère que son père avait fondé avant lui.

Et après que le noble homme fut mort et enterré en lieu royal, se levèrent de mauvaises et diaboliques gens de la race du jeune homme, et ils se mirent à se conduire mal avec lui et à l’injurier. Et par leur déloyauté et leur méchanceté, ils mirent le jeune homme hors de la ville de son père et de ses possessions, et ils le chassèrent à l’étranger, à mendier par le monde. Et pourtant il aimait chacun d’eux et il demandait pardon à Dieu pour eux. Et, pour abréger, la méchanceté de sa race contre lui était telle qu’ils ne le laissaient pas mendier dans ses propres possessions, ni lui ni personne qu’on sût l’aimer.

Alors lui vinrent à l’esprit les conseils de son père, et il dit à ses douze compagnons, qui le suivaient dans cette situation : Seigneurs compagnons, dit-il, la déloyauté de ma race par l’envie qu’ils ont de mes possessions nous chasse et nous exile de notre pays. Cherchons à nous rappeler les Juifs chassant Jésus-Christ et l’outrageant et le crucifiant, et encore les enfants du patriarche Jacob vendant Joseph leur frère et le chassant de son pays, et Dieu tournant chacun de ces deux faits en gloire et en honneur. Dieu encore dit qu’on n’arrive au royaume du ciel que par des fatigues et de la peine. D’après cela, seigneurs compagnons, j’ai l’espérance que Dieu tournera aussi cela en honneur et en avantage ; car à celui qui a de véritables peines et qui les souffre avec courage, Dieu, qui ne dit pas de mensonges, lui réserve le royaume du ciel. D’après cela, seigneurs compagnons, allons devant nous du côté de la cour du comte d’Alvern, mon ami, qui me ressemble : il ne nous refusera rien de ce que je lui demanderai. Et si nous ne trouvons pas joie chez ce noble homme, nous irons vers Hildegarde, reine de France, laquelle a usage de compatir à celui sur qui elle voit du malheur. Et alors ils allèrent devant eux du côté des possessions du comte d’Alvern.

Et après être venu au milieu des possessions du comte, ils demandèrent le chemin vers la cour où était le comte, et quand ils furent là, le comte était allé vers la cour d’Amic son ami, après avoir appris la mort du noble homme son père, et comme il ne trouva pas le comte Amic dans sa cour, il prit une grande tristesse à cause de cela : et il se mit à penser qu’il ne retournerait plus dans son pays, s’il n’avait de nouvelles sûres sur son ami. Et alors il alla à travers le royaume de France pour chercher Amic son compagnon. Et comme il ne trouvait en France aucune nouvelle de lui, il se mit à aller devant lui du côté de l’Allemagne au milieu de sa nation : et il n’en eut là aucune nouvelle.

Et si était grande la peine d’Amlyn cherchant Amic de cette façon, plus grande encore, s’il était possible, était la peine d’Amic cherchant Amlyn sans cesse.

Et comme Amlyn était à chercher Amic, il vint un soir à la cour d’un noble homme, lui et ses compagnons, et ils lui demandèrent à loger pour Dieu. Et le noble homme fut courtois envers eux et il leur fit avoir l’amitié des gens de la maison et le respect des hôtes. Et après le souper le noble homme leur demanda quelles étaient leurs affaires, et de quel pays ils étaient originaires et où ils allaient. Et alors Amic lui fit connaître son histoire du commencement jusqu’à la fin, c’est-à-dire qu’après la mort de son père il avait été dépouillé de ses possessions et exilé par sa nation au point qu’ils ne lui permettaient même pas de mendier dans sa propre possession ; et qu’il était jour et nuit, depuis son exil, à chercher le comte d’Alvern son compagnon.

Et après que le noble homme eut écouté cette histoire, il eut de la sympathie pour lui, et il reconnut à ses paroles qu’il était sage et bien doué, et il lui dit comme suit : Ô chef princier, dit-il, comme je reconnais que tu as excellence de sagesse et de dons sur homme que j’aie vu de mon temps, je te donnerai ma fille en mariage, laquelle est héritière de mes possessions, et je ferai tes compagnons riches de terres, de sol et d’honneurs, de sorte que par la grâce de Dieu ils n’auront pas un souci. Et agréables furent ces paroles à Amic et à ses compagnons. Et ils se mirent à s’occuper du mariage et ils firent la noce avec une grande joie.

Et après qu’Amic, avec ses compagnons, fut resté auprès de sa femme un an et demi, il parla ainsi à ses compagnons : Seigneurs compagnons, dit-il, nous ne faisons pas ce que nous devons, c’est-à-dire nous paressons et nous tardons à chercher Amlyn, à qui je dois être plus fidèle en affection qu’à aucune femme du monde. Et d’un commun avis lui et ses compagnons prirent congé de son beau-père et de sa femme ; et il laissa avec sa femme deux de ses compagnons. Et il se mit à marcher devant lui, lui et huit de ses compagnons comme écuyers, à travers le monde, du côté du pays de France pour chercher Amlyn. Et là il prit avec lui la coupe que le pape Constantin lui avait donnée quand il en avait reçu le baptême.

Au même temps et à la même époque Amlyn était à le chercher avec grand’peine et fatigue. Et quand il vint du côté de Paris, il rencontra un pèlerin. Et il lui demanda s’il avait rien vu au sujet d’Amic, fils du chevalier du château de Berigan, ou s’il en avait rien entendu. Je n’en ai rien entendu, je le confesse à Dieu, dit le pèlerin, et je ne sais rien sur lui. Et alors Amlyn donna un manteau au pèlerin pour prier pour lui, et pour demander à Dieu et aux saints de lui rendre plus facile la recherche d’Amic et de mettre un terme à la grande peine qu’il avait à le chercher voilà deux ans et davantage. Et alors vint Amlyn du côté de la cour de Charlemagne, roi de France, et il ne trouva là aucun renseignement sur lui.

Le pèlerin cependant à qui il avait donné le manteau marcha devant lui jusqu’au moment du soir de ce jour-là ; et alors il rencontra Amic et ses compagnons. Et après beau salut du pèlerin, un beau salut lui fit Amic, et il dit : Est-ce que, serviteur de Dieu, tu as entendu nouvelle au monde, sur le chemin où tu as été, d’Amlyn comte d’Alvern ? Et le pèlerin s’étonna grandement, et il lui demanda comment il se moquait de lui, serviteur de Dieu, au point de chercher à le tromper. Puisque, dit-il, seigneur, tu m’as demandé ce matin même ce que tu me demandes maintenant : il est clair pour moi que c’est toi qui es Amlyn, comte d’Alvern. Et je suis plus que grandement étonné comme tu as changé de vêtements, de chevaux, de compagnons et d’armes. Et tu me demandes ce que tu me demandais ce matin quand tu m’as donné ce manteau que j’ai sur moi, pour prier pour toi.

Et alors Amic dit au pèlerin : Seigneur pèlerin, dit-il, ne crois pas que je sois Amlyn que tu penses, mais Amic, fils du chevalier du château de Berigan, qui suis sans cesse à le chercher. Et il lui donna de l’argent pour prier pour lui, afin qu’il lui fût plus facile d’arriver à son but. Et alors le pèlerin lui conseilla d’aller du côté de Paris pour chercher Amlyn, celui qu’il aimait au point qu’il n’avait pas de cesse à le chercher. Et il prit le chemin du côté de Paris. Et comme il allait du côté de la ville, il vit dans un pré de trèfle, sur le bord du fleuve qu’on appelle Seine, une troupe belle et royale de chevaliers qui prenaient leur repas. Ces chevaliers n’étaient autres qu’Amlyn et ses compagnons. Et comme Amlyn vit des chevaliers armés se diriger vers lui, il se mit à les charger avec ardeur, pensant que c’étaient des voleurs et des coureurs. Et comme Amic vit avec ses compagnons cette troupe les charger avec acharnement, il dit à ses compagnons : Seigneurs compagnons, puisque vous avez été de tout temps jusqu’à aujourd’hui prêts à supporter les peines, les fatigues et les dangers avec moi, cherchez aujourd’hui virilement à venger votre sang et à vous battre vaillamment avec ces hommes, que je ne vois pas vouloir nous faire merci. Si Dieu nous donne victoire sur ce grand nombre qui est devant nous, nous aurons une gloire particulière par tout le royaume de France et distinctions et honneurs à la cour du roi de France, tels que personne n’en a eu auparavant.

Et après qu’il eut achevé de donner ces conseils à ses compagnons, ils abaissèrent leurs heaumes, lâchèrent les têtes de leurs chevaux, et abaissèrent leurs lances de toute part. Et ils se chargèrent avec ardeur, si bien qu’il n’y avait personne parmi eux qui sût clairement qui l’emporterait. Et après qu’ils eurent chacun brisé leurs lances contre l’autre, ils se mirent à tirer leurs épées et à se frapper.

Mais Dieu tout-puissant qui peut régler toute chose et toute amitié, et terminer toute peine, envoya par sa grâce une lumière spirituelle dans leurs cœurs, si bien qu’ils se reconnurent l’un l’autre. Et sans retard le fils du chevalier du château de Berigan dit à Amlyn et à ses compagnons : Seigneurs chevaliers, qui êtes-vous et quelle gloire y a-t-il pour une troupe comme vous êtes de tuer Amic l’exilé, celui à qui vous devriez plutôt bon accueil et courtoisie, après la peine et la fatigue qu’il a eues à chercher Amlyn fils du comte d’Alvern, plutôt que de chercher à le tuer de cette façon ? Et après qu’Amlyn eut entendu ces paroles, il eut une très grande douleur et il reconnut Amic son compagnon et il lui dit ainsi : Ô le plus fidèle des compagnons, ô fleur des chevaliers, comment n’as-tu pas reconnu Amlyn, fils du comte d’Alvern, celui qui court le monde depuis deux ans et demi pour te chercher ? Et alors ils mirent tous deux pied à terre en versant des larmes en abondance, et ils s’embrassèrent. Et du profond zèle de leurs cœurs, ils rendirent grâce à Dieu, qui ne laisse pas trop longtemps dans l’erreur et dans le mauvais chemin celui qui a confiance en lui et ceux qui cherchent à se revoir par véritable amitié.

Et alors ils allèrent pour fortifier leur amitié et leur union par un serment et un contrat dans le monastère de Saint-Germain au-dessus du grand autel sur les reliques consacrées qui étaient là, qu’aucun d’eux ne manquerait à l’autre ni en amitié ni en conseil, ni en assistance, tant qu’il vivrait, suivant la justice et la loi de Dieu, en toute chose qui appartient à la véritable amitié.

Et alors sans tarder ils allèrent devant eux du côté de la cour de Charlemagne, roi de France. Et alors on vit ensemble deux chefs princiers d’une égale sagesse que Dieu avait comblés de dons innombrables et de générosité et de force et de grâce et de sagesse. Et quand ils vinrent à la cour, le roi les reçut honorablement. Et si était grande leur considération et leur honneur auprès du roi, plus grande s’il était possible était la peine que la reine prenait à les honorer et à les considérer ; et, pour abréger, il n’y avait homme qui les vit qui ne les aimât. Et en peu de temps Amlyn fut fait sénéchal de la cour du roi, et Amic trésorier de celui-ci. C’est-à-dire que leur service était tel, prendre soin de l’or et de l’argent et des pierres précieuses et des joyaux.

Et après avoir été à la cour trois ans Amic dit à Amlyn de cette façon : ô le plus fidèle des compagnons et le plus courageux des chevaliers et le plus généreux des hommes, avec ta permission, il me faut aller pour revoir ma femme, que je n’ai vue de trois ans. Et dès que je le pourrai je reviendrai vers toi. Et toi tu resteras ici, seigneur compagnon, et il te faut chercher à être prudent, et te garder avec circonspection de la tromperie et de la déloyauté du comte Ardric qui est plein de mauvaises intentions contre nous à cause des dignités et des honneurs que le roi nous a conférés. Et il te faut chercher à être prudent, à ne pas donner ta pensée et ton esprit et ton affection charnelle à la fille du roi. Et alors Amlyn dit ainsi : Ô le plus fidèle des compagnons, par la grâce de Dieu, j’accomplirai ton conseil, et il te faut penser, par l’amitié qui est entre nous, de revenir aussitôt que tu le pourras. Et après qu’Amic eut pris congé du roi et de toute la cour avec des larmes abondantes de tout côté, il alla devant lui du côté du pays où étaient sa femme et ses compagnons.

Et après un petit nombre de jours de ce temps-là, l’amour de la fille du roi descendit sur Amlyn au point qu’il n’y avait jointure ni os dans son corps qui ne fût plein d’amour. Et quand il en trouva occasion, il lui ouvrit aussitôt son cœur, et lui déclara l’amour qu’il avait pour elle. Et alors elle lui répondit et lui dit que l’amour qu’elle avait pour lui était dix fois plus grand que tout l’amour qu’il avait pour elle. Et lorsqu’ils trouvèrent pour la première fois occasion et temps à partir de ce jour-là, ils montrèrent en s’unissant que de chaque côté leur amour était plus grand que tout. En vérité il avait négligé de garder dans sa mémoire et d’observer les conseils d’Amic. Il n’eut pas avantage à les oublier. Cependant il ne désespéra pas, mais il pensa que sa sainteté ne défendît pas David du péché ni sa sagesse Salomon, hommes que Dieu, dans l’Écriture, montre en perpétuel témoignage.

Alors le comte Ardric qui se réjouissait de voir peine et mal sur chacun, et qui se peinait de voir ses compagnons chevaliers obtenir gloire et honneur, parla à Amlyn ainsi : Comment ne sais-tu pas, seigneur comte, qu’Amic ton compagnon a si bien trompé et volé le roi qu’il ne peut jamais plus le revoir ? Et pour cela, faisons toi et moi une amitié par serment et foi sur les reliques et jurons que dans cette amitié nous nous garderons affection et fidélité à partir d’aujourd’hui. Et après qu’ils se furent unis de cette façon, Amlyn se confia à lui au point de lui confesser l’histoire et l’intrigue qui existait entre lui et la fille du roi.

Et comme un jour Amlyn était à donner de l’eau pour se laver au roi, ce traître trompeur d’Ardric parla au roi de cette façon : Seigneur roi, n’accepte pas service au monde du traître Amlyn qui a fait opprobre à toi et à ton royaume et qui a fait ta fille femme de pucelle. Et alors Amlyn prit grand’honte et peur au point qu’il ne pouvait parler, et il tomba de terreur. Et quand le prince compatissant vit cela, il le fit se relever et l’invita à se défendre courageusement s’il le pouvait et à montrer qu’il était loyal. Et après s’être relevé il dit au roi : Ô le plus compatissant des rois, toi qui as accoutumé de détruire l’iniquité et de récompenser la justice, toi qu’on ne peut détourner de la justice, ni par crainte, ni par affection, ni par présents, ni par argent, j’en prie ta seigneurie, ne crois pas les paroles d’Ardric le traître, mais donne-moi temps pour attendre mon conseil, pour que je puisse me fortifier devant toi et montrer la vérité en offrant mon corps contre lui et montrer qu’il est un menteur en face de ta cour et de ton conseil. Et le roi mit un délai, et il les invita à montrer l’après-midi du lendemain qui des deux était dans son droit.

Ardric avait le comte Herbet comme répondant. Et alors Amlyn s’attrista grandement de ce qu’Amic son compagnon demeurait absent, celui dont il obtenait conseil en toute peine. Et comme la reine Hildegarde voyait qu’il n’avait personne qui s’entremît avec lui, elle alla trouver le roi et lui demanda de laisser à Amlyn délai et terme pour obtenir son conseil, et que s’il n’était pas prêt dans le délai fixé à paraître devant le roi et son conseil, elle n’irait plus dans le lit du roi à partir de ce jour. Elle obtint sa prière et en fut joyeuse ; et alors Amlyn alla sans tarder devant lui pour chercher son conseil.

Et comme il était en chemin, voilà qu’il rencontre Amic et ses compagnons qui allaient du côté de la cour du roi. Et comme Amlyn le vit, il descendit de cheval, se jeta à genoux et lui demanda pardon et pitié, et il lui raconta son affaire du commencement jusqu’à la fin, comment il lui était advenu contre son conseil d’agir avec la fille du roi, et comment un délai leur avait été fixé par l’intercession de la reine. Et alors en poussant de profonds sanglots et en versant des larmes abondantes, Amlyn le pria de venir avec lui dans le bois sur la lisière duquel ils se trouvaient, et de laisser là leurs compagnons. Et après qu’ils furent venus dans le secret du bois, Amic se mit à le réprimander grandement pour avoir enfreint son conseil et il lui dit de changer avec lui de vêtements et de cheval pour qu’il pût en premier lieu aller du côté de sa cour vers sa femme. Et lui, il irait du côté de la cour du roi pour observer le rendez-vous du jour marqué pour le combat entre Amlyn et le comte Ardric et pour l’emporter par la grâce de Dieu. Et alors Amlyn parla ainsi : Ô le plus fidèle des compagnons, comment irai-je à ta cour, puisque ne me connaissent ni ta femme ni personne de ta cour ? Va devant toi, dit Amic, et demande ma femme et mes gens, et tu feras aisément l’expérience, et cherche à éviter sincèrement à ne pas me faire d’opprobre relativement à ma femme. Et alors ils se séparèrent, Amic du côté de la cour du roi sous la forme d’Amlyn, et Amlyn vers la cour d’Amic sous la forme d’Amic.

Et quand Amlyn arriva vers la cour d’Amic, sa femme vint à sa rencontre avec une très grande joie, et elle pensait que c’était son mari et elle voulait l’embrasser. Et il pria la dame de ne pas l’embrasser, parce que son esprit n’était pas joyeux de ce qu’on lui avait appris sur le chemin. Et elle lui dit d’être joyeux parce qu’il était clair pour elle qu’il arriverait bonne fin de cette affaire. Et cette nuit-là ils allèrent coucher dans un même lit, et comme ils allèrent au lit il mit son épée nue entre lui et elle, et il lui dit que s’il s’approchait d’elle plus près que cela, il lui couperait la tête. Et ainsi étaient-ils chaque nuit lorsque vint un messager d’Amic d’une façon inattendue une nuit dans la chambre pour savoir comment il lui gardait fidélité relativement à sa femme.

L’histoire d’Amic de l’autre côté fut d’aller sous la forme d’Amlyn vers la cour du roi au temps fixé comme terme entre lui et Ardric. Et très grande joie eut la reine quand elle le vit. Et alors le traître Ardric alla vers le roi et lui dit que la reine ne devait plus jamais aller dans un même lit que le roi, parce qu’elle s’était entendue avec Amlyn au sujet de sa fille. Et alors Amlyn parla au roi de cette manière : Ô le plus juste des rois, toi qui es accoutumé de briser l’injustice puissante, et de fortifier et d’élever l’honnêteté des malheureux, je montrerai à ta seigneurie que je suis prêt aujourd’hui, par la grâce de Dieu, à montrer qu’Ardric est un traître menteur, et que la reine et sa fille sont innocentes, et cela, en me battant avec lui. Et alors le roi miséricordieux lui parla ainsi : Seigneur comte, dit-il, sois joyeux, car si Dieu te donne la victoire sur cet homme-là, comme il est vraisemblable pour moi, je te donnerai Belisent ma fille en mariage, et la principauté de Bourgogne avec elle.

Et le lendemain matin ils revêtirent des armes lourdes et rares, et ils allèrent dans la lice, en présence du roi et de l’assemblée de tout le royaume formée de fils des gentilshommes et de dames pour assister au combat. Et le matin de ce jour-là la reine et les dames du royaume allèrent dans les monastères et les églises prier Dieu et les saints en remplissant les autels d’offrandes et de dons royaux afin que cela fût une force pour le comte Amlyn.

Et quand Amic sut clairement que le chevalier était prêt à combattre avec lui, il se mit à réfléchir, et pensa ainsi dans son esprit : Malheur à moi, dit-il, d’être si mauvais chrétien de désirer la mort de cet honnête chevalier ! Si c’est moi qui le tue, de quelle façon pourrai-je me rencontrer avec Dieu le jour du jugement ? Et si c’est lui qui me tue, mon déshonneur se répandra par le monde pour toujours. Et après cette réflexion il parla ainsi au comte Ardric : Il est mal que tu aies le dessein de désirer ma mort au point où tu la désires, et de te mettre toi-même en péril de mort : car si tu veux m’innocenter, comme tu le peux aisément dans mon danger, du mensonge que tu dis, je te serai compagnon fidèle tant que je vivrai. Et alors Ardric, enflammé de colère et d’émotion, lui dit ainsi : Ni ton compagnonnage ni ton amitié je ne désire, mais prouver la vérité contre toi en séparant ta tête de ton corps.

 Et alors Ardric jura qu’il avait abusé de la fille du roi, et celui-ci jura que c’était un mensonge. Et alors ils s’élancèrent avec colère et impétuosité au combat sur leurs deux chevaux, et vers la troisième heure du jour, Amic obtint la victoire en coupant la tête d’Ardric.

Et alors le comte fut triste de perdre Ardric, et on fut joyeux de toute part de voir échapper l’autre jeune homme. Et alors le roi donna sa fille en mariage à Amic sous la forme d’Amlyn, avec beaucoup de terres et de pays, et de l’or et de l’argent. Et il leur donna un beau territoire en Normandie sur le bord de la mer, et le plus beau château. Et après avoir conquis le pays, la terre et les biens, il demanda au roi congé pour faire la noce et coucher avec sa femme, jusqu’à ce qu’il sût s’il pouvait avoir nouvelle en cette année d’Amic son compagnon, et le roi lui donna joyeusement congé et conseil. Et il partit sans tarder, et avec lui une troupe nombreuse et choisie, pour aller voir Amlyn. Et quand Amlyn le vit venir avec un si grand nombre avec lui, il se mit à fuir pensant qu’Amic avait été tué, et Amic se mit à éperonner son cheval après lui et à lui dire de ne pas fuir, puisqu’il avait obtenu la victoire sur le comte Ardric, et qu’il lui avait obtenu la fille du roi en mariage. Et alors Amlyn vint vers lui avec une grande joie, et il remercia Amic pour son dévouement et sa fidélité et il se dirigea vers la cour du roi de France. Et alors fut faite la noce royale, et il s’établit avec sa femme en Normandie sur le bord de la mer et d’autres fois en Alvern dans ses possessions.

Et après un long espace de temps, Dieu envoya une attaque de lèpre sur Amic, de sorte qu’il ne pouvait plus se lever de son lit. Car l’homme que Dieu aime, Dieu lui envoie peine et tribulation. Et à partir de ce moment il fut tellement haï d’Obias sa femme qu’elle ne voulait plus jeter un regard sur lui pour tous les biens du monde, et souvent elle cherchait à l’étrangler. Et alors il appela vers lui Aron et Onvur ses serviteurs, et il leur demanda pour l’amour de Dieu de l’emmener de là loin de la diablesse qu’il avait pour femme, et de prendre avec lui comme signe la coupe que lui avait donnée le pape et de le mener du côté du château de Berigan où il devait être le seigneur. Et quand ils vinrent avec lui à grand’peine vers le château, ils rencontrèrent une troupe en dehors du château qui leur demanda qui était le malade qu’ils portaient vers le château. Et ils répondirent que c’était Amic leur seigneur qu’ils conduisaient vers le château, pour demander à leur compassion de lui donner logis pour l’amour de Dieu. Et alors cette troupe qui était ses gens et qui devait lui être obéissante, après avoir entendu ces paroles, se mit à maltraiter cruellement ses serviteurs, et à le jeter lui-même sans respect en bas du chariot où il était. Et ils dirent aux serviteurs de quitter, s’ils tenaient à leur vie, le pays et ses frontières le plus tôt qu’ils le pourraient, à moins qu’ils ne voulussent mourir sans tarder.

Alors Amic pleura, et il dit : Dieu, Père tout-puissant, toi qui as pour essence d’être miséricordieux et compatissant pour tout être qui souffre, accorde-moi une de ces deux choses, de me donner la mort en ayant pitié de mon âme, ou d’avoir pitié de moi d’une autre façon en mettant fin à mes souffrances. Et alors il s’adressa à ses serviteurs et il les pria pour l’amour de Dieu de le mener vers Rome pour chercher force et conseil du noble homme qui était pape et qui l’avait baptisé. Et quand il vint à Rome, Constantin fut joyeux, et aussi les chevaliers de la cour de Rome qui l’avaient tenu au baptême, et il donna joyeusement à lui et à ses serviteurs toute franchise de vivres, de boissons et de vêtements.

Et après qu’ils étaient restés là trois ans, dans l’état le plus tranquille qu’il se pouvait, il arriva disette et famine dans le pays de Rome au point que ni le père ne s’occupait de son fils, ni la mère de sa fille, à cause de la famine et de la misère. Et alors Aron et Onvur lui dirent : Seigneur, tu sais clairement que depuis que ton père est mort jusqu’à aujourd’hui, ni en guerre, ni en paix, pour toute la peine que nous avons eue, nous ne t’avons manqué en toute obéissance et en tout service que nous pouvions. Maintenant, seigneur, la famine et le besoin nous pressent tellement que nous ne pouvons plus rester avec toi. Et nous nous enfuyons de cette mortalité vers quelque endroit où nous trouverons à manger et à boire pour soutenir nos vies. Alors Amic laissa couler un torrent de larmes et il leur parla comme suit : Seigneurs compagnons, dit-il, vous qu’il serait plus facile à moi d’appeler des pères que des serviteurs, pour la peine que vous avez prise avec moi, pour l’amour de Dieu qui est prêt à payer à chacun ses bonnes œuvres, je vous supplie que vous ne m’abandonniez pas ici seul, mais me conduisiez du côté de la cour du comte Amlyn. Et ils eurent pitié de lui, et ils le menèrent vers la cour d’Amlyn.

Et quand ils arrivèrent à la porte, ils se mirent à frapper leurs clapettes, comme font les malades de la lèpre. Et comme Amlyn les entendit à la porte, il dit à un de ses serviteurs de porter de la nourriture aux malades, et de remplir du meilleur vin qui était dans la maison la coupe qu’Amlyn appelait la Romaine, et de la leur porter. Et quand le page vint à la porte, le malade tira sa coupe de sa besace. Et semblable était la coupe du comte dans laquelle on lui offrait à boire. Et quand le page revint dans la salle vers son seigneur, il lui dit : Seigneur, dit-il, par la fidélité que je t’ai jurée, si je n’avais dans ma main ta coupe romaine, je jurerais par tous les saints que c’est celle qui est entre les mains du lépreux à la porte ; car il n’y a personne en vie qui saurait la différence entre elles ni pour la grandeur ni pour la couleur.

Alors Amlyn dit au page d’aller vers le lépreux et de le lui amener. Et quand il vint, le comte lui demanda d’où il était originaire et qui il était et où il avait eu la coupe. Et alors il dit qu’il était originaire du château de Berigan en Allemagne et que le pape Constantin lui avait donné la coupe quand il l’avait baptisé et que son propre nom était Amic. Et alors Amlyn reconnut que c’était celui qui avait été en danger de mort pour lui, et qui lui avait fait obtenir la fille du roi de France pour femme, et il l’embrassa avec une grande joie. Et si Amlyn était joyeux de cela, plus joyeuse s’il était possible était la dame qui versait des larmes de joie, et ils se remémorèrent de quels honneurs et de quelles dignités ils avaient été l’objet. Et après qu’on eut pleuré beaucoup de joie des deux côtés, ils lui firent faire un lit royal dans la même chambre qu’eux, et ils l’invitèrent avec affection à prendre, tant qu’il serait en vie, vivre, boire et vêtement par respect, honneur et affection, lui et tous ceux qu’il voudrait avoir avec lui ; et la cour et le pays étaient à sa volonté. Et là il resta lui et ses deux serviteurs.

Et comme ils étaient une nuit, lui et le comte, couchés dans un même lit (et la dame était allée à l’église), Dieu envoya l’ange Raphael pour appeler Amic et il lui parla ainsi : Amic, dors-tu ? Il pensa que c’était Amlyn qui l’appelait, et il répondit : Non, seigneur ami, dit-il. Tu as bien répondu, dit l’ange, car Dieu te fait l’ami des anges du ciel, et un second Job et un second Tobie par le courage sérieux avec lequel tu supportes peine et tribulation. Je suis l’ange de Dieu qui s’appelle Raphaël et je viens pour t’indiquer un remède à la maladie qui est sur toi, parce que Dieu prend pitié de toi par tes justes prières. Demande de par moi au nom de Dieu à Amlyn de tuer ses deux fils, et de te laver de leur sang ; et ainsi tu obtiendras santé. Et alors Amic dit à l’ange : Dieu ne fera pas tuer ses fils au comte pour ma santé à moi. Et l’ange lui répondit : Il faut, dit-il, faire ce que Dieu t’ordonne. Et après cela l’ange disparut.

Le comte Amlyn cependant entendait ces paroles comme dans un rêve, et il prit grand’peur, et il demanda à Amic qui avait été en conversation avec lui : Seigneur, dit-il, il n’y avait que moi qui priais et implorais Dieu pour mes péchés. Non ! par moi et par Dieu, dit le comte, il y a eu quelqu’un à converser avec toi ; et aussitôt le comte se releva pour voir s’il était arrivé à quelqu’un d’ouvrir la chambre. Et après avoir vu que la chambre était fermée, le comte lui demanda pour l’affection et l’amitié qui étaient entre eux de lui dire qui avait conversé avec lui. Et alors Amic laissa couler un torrent de larmes, et il parla ainsi au comte : Seigneur, dit-il, il n’est pas chose plus difficile à moi que de te le dire, parce que si je te le dis, je sais que je n’aurai plus ni amitié ni affection de toi à partir de ce moment. Je donne ma foi à Dieu, dit le comte, que, quoi que tu dises, je ne t’en voudrai pas plus qu’auparavant. Seigneur, dit-il, l’ange Raphaël par l’ordre de Dieu est venu vers moi pour me dire de te faire tuer tes deux fils et de me laver de leur sang, et il a dit que de cette manière j’obtiendrais guérison de la maladie que j’ai. Après avoir entendu ce discours le comte s’irrita grandement et dit à Amic : Amic, dit-il, quand tu es venu à moi, je t’ai reçu avec une grande allégresse, moi, ma femme et mon monde. Et depuis ce temps jusqu’à aujourd’hui mes gens et mes biens ont été à ton service aussi bien qu’au mien par estime et par amitié. Tu as mal fait d’avoir tant de méchanceté et de déloyauté, lépreux comme tu es, et de chercher par ton mensonge à tuer mes fils et à me rendre le mal pour le bien et l’honneur que je t’ai faits. Et alors Amic dit en pleurant : Seigneur, dit-il, pense que tu m’as forcé à dire cela. Et après cela au nom de Dieu et de ta noblesse, je te supplie de ne pas t’irriter contre moi au point de me chasser de ta cour, parce que je ne saurai pas où aller si tu me chasses, et à partir de ce jour je ne chercherai plus rien autre dans ta cour que les choses nécessaires. – Je ne te chasserai pas, par moi et par Dieu, tant que tu seras vivant, autant fidèle que je me suis conservé à toi. Mais je te prie par la fraternité spirituelle qui est entre nous et par la foi que tu as en Dieu, de me dire sans détour si l’ange est bien venu à toi de la façon que tu dis. Seigneur, dit Amic, comme ceci est vrai, j’obtiendrais de Dieu guérison de cette maladie pour mon âme et pour mon corps. Et alors les larmes coulèrent d’Amlyn, et il se mit à penser et à se parler à lui-même ainsi : si celui-ci a été prêt à souffrir la mort pour moi, comment moi ne tuerais-je pas mes fils par amitié pour lui ? S’il a été assez dévoué pour garder sa parole et son serment et pour être prêt à souffrir la mort pour moi, comment moi ne serais-je pas aussi dévoué à son égard ? Je dois aussi considérer qu’Abraham, chef de la foi, a obtenu une gloire immortelle par son dévouement et son obéissance à tuer son fils sur l’ordre de l’ange. Je dois aussi penser que c’est par la foi et le dévouement, selon ce que dit l’Écriture sainte, que les saints ont obtenu le royaume du ciel. Je dois aussi penser que Dieu dit dans l’Écriture sainte : ce que tu désires que ton voisin te fasse, fais-le, toi, à lui-même. Et après avoir pensé au dévouement et à l’honneur dont il était redevable à Amic, il se dirigea vers le lit où dormaient ses fils. Et il se parla ainsi à lui-même : Qui a jamais ouï ou vu un père qui tuât ses fils de son plein gré ? À partir d’aujourd’hui on ne pourra plus m’appeler votre père, mais votre cruel assassin, et un traître le plus perfide des hommes. Et des larmes de leur père qui pleurait furent mouillés leurs vêtements et leurs visages et ils se réveillèrent et ils regardèrent leur père en face : et l’aîné d’entre eux se mit à rire ; il n’avait pas plus de trois ans. Seigneur fils, votre rire se tournera en pleurs et votre joie en tristesse, parce que votre cruel père est sur le point de montrer que votre plus prochain voisin est la mort. Et sur cette parole il coupa leurs têtes et il reçut leur sang dans un bassin d’argent. Et il laissa leurs corps dans le lit, et il arrangea leurs vêtements de telle façon que s’ils étaient à dormir. Et il alla à l’endroit où était Amic et il lava tout son corps depuis le sommet de la tête jusqu’aux plantes des pieds, et il parla ainsi : Seigneur Jésus-Christ, toi qui demandes à chaque homme d’être miséricordieux envers son semblable, toi qui es le remède du malade et la lumière des aveugles, et la joie de ceux qui sont tristes, au nom de ta très grande miséricorde, guéris Amic mon sincère ami de la maladie qu’il a, lui pour l’amitié duquel je n’ai pas hésité à verser le sang de mes fils. Et à l’instant après cette prière il fut si bien guéri qu’il n’y avait pas homme en vie qui fût plus sain que lui.

Et alors ce fut une grande joie dans la cour à remercier Dieu qui n’éloigne jamais celui qui espère en lui avec sincérité. Et aussitôt on le revêtit de vêtements de la même espèce que ceux du comte, et on alla devers l’église pour remercier Dieu d’avoir tant fait pour eux. Et il n’y avait pas homme en vie qui sût la différence entre le comte et Amic à cause de leur ressemblance. Et quand ils vinrent à l’église, les cloches de l’église se mirent à sonner d’elles-mêmes. Et après avoir entendu cette histoire, chacun, dans l’endroit, qui le pouvait, allait à l’église pour voir le miracle que Dieu avait fait pour le jeune homme. Et quand la comtesse les vit tous deux venir à l’église, elle ne savait au monde lequel des deux était son mari. Et alors le comte dit : c’est moi qui suis Amlyn, dit-il, et voici Amic mon ami qui a obtenu guérison de Dieu. Seigneur, dit-elle, par l’affection qu’il y a entre moi et toi, dis-moi de quelle façon guérison a été obtenue à Amic. Dame, dit-il, remercions Dieu qui lui a donné guérison, et ne cherchons pas à savoir de quelle façon fut cela. Et après avoir passé une grande partie du jour en fêtes, comme il était l’heure du repas, ils allèrent dîner en grande allégresse, et on offrit à qui le voulait vivre, boire, or, argent et vêtements, et il y avait grande joie dans la salle.

Et plus grande était la joie à laquelle assistait le comte, plus grande était sa tristesse à cause de la mort de ses fils. Et alors la comtesse demanda qu’on éveillât ses fils et qu’on les menât dans la salle. Alors le comte dit : Dame, laisse les enfants dormir leur content. Et sur cette parole il alla lui-même dans la chambre et il pleurait. Et quand il arriva au lit, les deux enfants étaient à jouer, et ils se mirent à rire en voyant leur père. Et autour du cou chacun d’eux avait comme un fil de soie rouge en témoignage du miracle que Dieu avait fait à Amic. Et alors le comte prit ses fils entre ses bras, et il les mena dans la salle vers leur mère. Et il parla ainsi à la comtesse : Sois joyeuse, dame, de ce que Dieu a fait pour nous au point de ressusciter nos enfants des morts. Je les avais tués aujourd’hui ce matin par ordre de l’ange Raphaël pour laver Amic mon ami de leur sang. Et comme la comtesse entendit ces paroles, elle se mit à faire des reproches au comte plus que grandement en versant des larmes de ce qu’il ne l’avait pas appelée pour tenir le bassin où était reçu le sang de ses fils, et comme elle aurait pu elle-même de ses mains laver Amic. Dame, dit le comte, puisque Dieu a fait de si grandes choses pour nous, ce n’est pas avec de vaines paroles que nous devons le remercier. Mais c’est par des actes efficaces que nous devons payer à Dieu ce qu’il a fait pour nous aujourd’hui et toujours, et alors ils firent vœu à Dieu de le servir par leurs œuvres et leur chasteté à partir de ce jour. Et ainsi firent-ils tant qu’ils furent en vie. Et le jour qu’Amic obtint guérison de la maladie qu’il avait, Obias sa femme mourut d’une mort soudaine : les diables la prirent et l’emportèrent corporellement en enfer.

Et après un petit nombre de jours de ce temps-là, Amic, et avec lui une grande armée de chevaliers et d’hommes à pied, marcha vers le château de Berigan, et il combattit avec le château jusqu’à ce qu’il s’en emparât. Et après avoir pris le château et obtenu la victoire sur ses ennemis, il accorda pardon et paix à chacun de ceux qui avaient été contre lui, et il demanda à Dieu de leur pardonner. Et après sa paix avec ses gens il régna au milieu d’eux en paix un espace de temps. Et le fils aîné d’Amlyn était avec lui et était son page ; et à partir de ce moment il servit Dieu avec fidélité tant qu’il fut en vie.

Et après qu’il avait obtenu ses terres et la santé du corps et de l’âme et qu’il avait le monde à sa volonté, le pape Adrien, au bout d’un petit nombre de jours de ce temps-là, envoya un des cardinaux vers Charlemagne, roi de France, pour se plaindre de Didier, roi de Lombardie, qui combattait contre l’Église, et qui l’opprimait, lui, dans ses hommes et dans ses privilèges, après avoir fait venir des milliers de Sarazins et de Juifs pour combattre les Chrétiens. Et il le priait, puisqu’il était la fleur des chevaliers et des rois et l’épée de la chrétienté, d’envoyer une force d’hommes et de chevaux avec le cardinal pour se venger de ces Sarrazins excommuniés, et pour excommunier le roi qui leur conseillait l’outrage et l’insulte qu’ils faisaient aux chrétiens ; et parce que le noble homme qui était pape relevait de ses péchés quiconque voudrait de son plein gré aller dans cette armée.

Et lorsque le cardinal vint avec ce message, Charles était dans la ville qui s’appelle Thionville. Et après que le noble homme qui était cardinal qu’on appelait Pierre eut fait promptement son message, le roi miséricordieux envoya sans tarder une lettre à Didier, roi de Lombardie, pour lui demander de cesser son oppression sur la terre et les villes qu’il avait prises par force de sur la chrétienté, et de cesser de faire la guerre au pape, en recevant de lui vingt-quatre livres d’or. Et Didier ne fit rien de la lettre du roi, non plus des présents, que les dédaigner et les mépriser au point de chercher à tuer les messagers qui étaient venus avec la lettre. Et quand le roi miséricordieux vit qu’il ne réussissait pas à adoucir le cœur du roi cruel par la paix et l’amitié, il convoqua une assemblée de comtes, et de barons, et de chevaliers, et d’archevêques, et d’évêques, et d’abbés au sujet de la Lombardie.

Et alors l’honorable père Albin, évêque d’Anjou, qui avait une grande gloire par le monde entier pour sa sainteté et sa sagesse, prit une grande partie de l’armée de France avec lui ; il se dirigea vers le mont qu’on appelle Cenis, là où était le château le plus fort, et le roi excommunié était dedans. Et le roi de l’autre côté de la montagne occupa la ville qu’on appelle Cluses, en un endroit qui était le nœud et la force de toute la Lombardie, et on se battit avec la ville. Et après qu’on eut appris de Didier qu’il avait pris possession du château pendant la nuit, qu’il l’avait rempli de vivres, de boissons, d’hommes et de chevaux, et qu’il y restait, lui, pour défendre courageusement le château, le lendemain matin, Charlemagne, après avoir appris cela, envoya des messagers extraordinaires à Didier pour lui demander de réparer le tort qu’il avait fait à l’Église et à la chrétienté. Et s’il avait été fait grand déshonneur aux premiers messagers qui étaient venus le trouver avec des lettres, plus grand encore fut-il fait à ces messagers-ci.

Et après que le roi vit qu’il ne réussissait pas à abaisser la présomption de Didier, ni par l’affection, ni par l’amitié, ni par une offre d’otages, il demanda à Dieu de lui prêter force pour venger le tort et l’outrage que Didier faisait à l’Église. Et cette nuit-là, au milieu de la nuit, Dieu envoya panique et terreur au milieu de l’armée de Didier, au point qu’il n’y avait pas un d’entre eux qui arrêtât son compagnon dans sa fuite ; mais ils laissèrent leur château et leurs tentes et leur or et leur argent et leurs chevaux, à qui voulait les prendre. Et alors s’enfuit Didier, et un petit nombre avec lui, à la ville qui s’appelait Campania, et ils fortifièrent la ville de façon à s’y tenir, et ils combattirent courageusement. Et après que Didier vit qu’il ne pouvait garder la ville, il demanda au roi de France une trêve pendant qu’il serait à s’armer lui et ses troupes pour donner bataille au roi en campagne, et de cela fut joyeux Charlemagne ; et alors il appela son armée et il demanda à Amlyn et Amic de disposer son armée et d’entraîner les bataillons et d’engager chacun à être prêt à se battre avec Didier et à venger leur sang parce qu’il n’y avait pas d’endroit où ils pussent fuir de là. Il avait cependant avec lui douze bataillons et dans chaque bataillon six mille six cent soixante-six hommes et chevaux sans les troupes à pied ; il n’était pas facile de les compter à cause de leur grand nombre. Et après que chacun d’eux eut organisé et instruit ses bataillons, ils baissèrent leurs heaumes de toutes parts, et ils se chargèrent avec rage, en répandant une clameur qui fut entendue à beaucoup de lieues de là, clameur qui sortait et qui retentissait des hommes s’excitant et des chevaux hennissant et des lances se brisant et des épées résonnant sur des heaumes et des corbeaux se rassemblant au-dessus des cadavres. Et après être resté trois jours et trois nuits sans manger ni boire à se battre de cette façon, sans que le roi de France fût près d’obtenir la victoire, il s’approcha dans le camp du côté du combat, et Amic avec lui, et une troupe d’hommes et de chevaux et d’hommes d’élite avec eux. Et là de nouveau il excita ses hommes au combat et il les pria pour l’amour de celui qui avait souffert la mort pour la race d’Adam de faire une des deux choses : ou de combattre dans la bataille en étant prêt à souffrir la mort pour obtenir la victoire ou qu’ils ne devaient pas s’approcher davantage de la bataille, si leur amour pour Dieu et leur disposition à souffrir la mort pour lui n’allaient pas jusque-là ; il leur fallait choisir. Seigneurs compagnons, vous devez penser que celui qui souffrira la mort dans cette bataille aura la joie du royaume du ciel avant que son sang refroidisse. Et après avoir conseillé les hommes et les avoir harangués de cette façon, sans tarder Amlyn et Amic, comme deux lions affamés au milieu de bêtes de somme, se dirigèrent sur le bataillon où était Didier, et ils le trouèrent et ils tuèrent hommes et chevaux de tous côtés jusqu’à ce qu’il n’y eût plus ni homme ni cheval qui osât les attendre. Et lorsque Didier vit les deux jeunes gens disperser les bataillons et jouer au milieu d’eux comme des loups au milieu d’un troupeau de moutons, il perdit courage et il se mit à fuir, lui et quiconque pouvait s’échapper de sa troupe, du côté de l’endroit qui s’appelle aujourd’hui la Mortalité, et qui s’appelait la Belle Forêt.

Et après être arrivé là il se mit à haranguer ses hommes et à les exhorter à garder la forêt, parce qu’il n’y avait château ni lieu où ils pourraient fuir de là, si ce n’est celui où ils se trouvaient. Et pendant cette nuit il resta là lui et son armée sans rien avoir de vivres ni de pain ni d’eau. Et le lendemain matin Charles arriva sur eux avec son armée, et là de nouveau eut lieu le combat terrible, mortel. Et il fut tué des milliers de chaque côté. Et parmi les premiers furent tués Amlyn et Amic, pour lesquels il fut meilleur en souffrant la mort pour l’amour de Dieu d’entrer en compagnons dans la joie du royaume du ciel que d’échapper à la bataille pour rentrer dans ce monde troublé et de souffrir à la fin une mort périlleuse en se séparant l’un de l’autre. Et comme par affection et par vraie amitié, ils n’avaient pas voulu se séparer l’un de l’autre dans cette vie, Dieu les invita à lui dans la joie du royaume du ciel, en un même moment, et à la même heure du jour, avec les saints et les anges dans la joie . Et à cause du carnage qui eut lieu là, l’endroit qui s’appelait auparavant la Belle Forêt s’appelle jusqu’aujourd’hui la Mortalité. Et après que fut tuée la plus grande partie des deux armées de chaque côté, Didier s’enfuit et quelques-uns de son armée avec lui du côté de la ville qui s’appelle Pavie. Et Charles et son armée le poursuivirent. Et quand il vint à la ville, on ferma les portes et on fortifia la ville, et on la défendit courageusement. Et alors Charles fit vœu de ne pas se retirer du combat contre la ville jusqu’à ce qu’il eût une de ces deux choses : ou obtenir la victoire, ou souffrir la mort là. Et après avoir établi des machines de catapultes et de béliers autour de la ville, ils se mirent à combattre courageusement contre le château, et les gens qui étaient dedans se défendirent le plus vivement qu’ils pouvaient. Et en ce moment pendant que l’armée était à combattre contre la ville, le puissant roi envoya après la reine Hildegarde sa femme, pour lui dire de venir vers lui le plus tôt qu’elle pourrait, elle et ses deux fils. Et après leur arrivée, saint Albin, évêque d’Anjou, que Dieu avait comblé de sainteté et de dons innombrables, donna conseil au roi et à la reine d’ensevelir leurs chevaliers qui avaient été tués pour l’amour de Dieu dans leur service, et de faire honneur et gloire à leurs corps. Et le conseil plut au roi. Et alors on fit deux églises, une par l’ordre de Charles qui fut consacrée en l’honneur de saint Eusèbe, confesseur ; et l’autre par l’ordre de la reine qui fut consacrée en l’honneur de l’apôtre Pierre. Et alors on envoya après deux châsses, devers Milan où étaient les plus belles chasses du monde, pour y mettre les corps d’Amlyn et d’Amic. Et dans l’une d’elles on ensevelit Amlyn dans l’église qui était consacrée à Pierre, et dans l’autre on ensevelit le corps d’Amic dans l’église qui était consacrée à saint Eusèbe. Et les autres chevaliers furent ensevelis dans ces églises avec grand honneur suivant leurs privilèges et leur rang. Et quand on se leva le lendemain matin, voilà qu’il était arrivé à Dieu de transporter le corps d’Amlyn de sa chasse et de le mettre dans la châsse d’Amic, avec Amic dans l’église d’Eusèbe dans une même chasse. Et pour être les deux corps dans une même châsse, la chasse n’était pas plus étroite pour eux deux qu’elle n’était auparavant pour le corps d’Amlyn lui-même.

Et alors chacun reconnut clairement que Dieu montrait que leurs âmes n’étaient pas séparées dans le ciel, puisqu’il ne voulait pas séparer leurs corps dans ce monde-ci. Et après que le roi vit le miracle et la chose merveilleuse que Dieu avait faits à ces martyrs, il fit faire des funérailles royales et fit faire un service des morts pour leurs âmes pendant trente jours, tout en donnant de l’or et de l’argent et des vivres et de la boisson et des vêtements à quiconque en désirait, pour l’amour de Dieu, et en comblant les églises dans lesquelles étaient enterrés ces martyrs de dignités, de privilèges, de terres et de possessions. Et pendant que le roi et qu’une puissante partie de l’armée étaient à s’occuper de cette affaire, l’autre partie de l’armée combattait contre la ville. Et après être resté à combattre contre la ville de la campagne avoisinante, Dieu envoya famine et mortalité à Didier et à son armée au point qu’ils furent forcés de se rendre à Charles à sa volonté. Et après que Charles eut obtenu la victoire et soumis le pays et qu’il eut mené le roi Didier en prison et la fleur des chevaliers en France, en laissant des établissements de prêtres et de clercs et à ceux-ci de la terre et des rentes perpétuelles pour servir Dieu dans les églises que nous avons dites plus haut pour les âmes de ceux dont les corps y étaient ensevelis, Charles retourna vers Paris en grande joie et il remercia Dieu de la victoire qu’il lui avait donnée et du miracle et de la merveille qu’il avait faits. Et il est aujourd’hui avec Amlyn et Amic, qui ont été martyrisés pour l’amour de Dieu. Ce fut l’an mil six-vingts et trois après que Jésus-Christ eut pris chair dans le sein virginal de madame Marie, le quatrième jour des calendes d’avril dans l’année où mourut saint Bernard qui était abbé de Clairvaux, pour la gloire et l’honneur de Dieu et de l’Église 3. Que son nom soit éternellement béni. Ainsi soit-il ! Amen ! – Ainsi se termine l’amitié d’Amlyn et Amic.

 

 

 

 

Paru dans la Revue celtique en 1879.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 



1Nous avions d’abord pensé qu’il s’agissait ici de la division ordinaire des personnages dans la scène du jugement dernier, les élus à la droite de Dieu, les réprouvés à sa gauche, et, entre les deux, les anges faisant le service d’ordre. Mais un vers d’Einion ap Gwalchmai (XIIIe siècle) semble indiquer une conception différente : Pan ddel rac lesu trillu trallawd « Lorsque paraîtront devant Jésus les trois troupes misérables » (cité dans le Dict. de Richards, s. v. Rhag). L’épithète « misérables » exclut les anges et semble indiquer une division en trois groupes des hommes justiciables du jugement dernier. Est-ce une allusion au Paradis, au Purgatoire et à l’Enfer qui auront chacun leur contingent ? (Note de H. Gaidoz, directeur de la Revue celtique.)

2Cette touchante réflexion du narrateur rappelle un sentiment analogue chez un poète de notre siècle : « ... Âmes heureuses – À qui Dieu fit cette faveur – De partir encore amoureuses, – De vous rejoindre sur le seuil, – L’un joyeux, l’autre à peine en deuil, – Et de finir votre misère – En vous embrassant sur la terre – Pour aller aussitôt après – Là-haut vous aimer à jamais !... » A. de Musset, Simone. (Note de H. Gaidoz, directeur de la Revue celtique.)

3Le scribe gallois a pris pour la date de la mort d’Amlyn et Amic ce qui était l’explicit de l’original, probablement latin, qu’il traduisait. Encore a-t-il commis une erreur dans la lecture de la date qu’il copiait : saint Bernard est mort en 1153 et non en 1123. (Note de H. Gaidoz, directeur de la Revue celtique.)

 

 

 

 

 

 

 

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