La cathédrale de Cologne

 

 

 

 

Cologne a tous les caractères d’une ville épiscopale : à côté d’un grand nombre d’églises encore debout, vous voyez les ruines d’un grand nombre d’églises abattues. Quant à ces couvents dont elle était couverte, quant à ces monastères qui renfermaient le dixième de sa population, ils ont presque tous péri, soit qu’on les ait fait disparaître, pour bâtir à la place des constructions appliquées à des intérêts et à un ordre d’idées différents, soit qu’on ait fait servir ceux qui ont été laissés debout à des usages tout-à-fait profanes, comme cela est arrivé d’une foule de bâtiments religieux du moyen-âge. Tout cela donne à Cologne un air de solitude et d’abandon qui fait rêver ; le catholicisme emplissait cette vaste enceinte ; depuis qu’il s’est retiré, il l’a presque laissée vide. L’industrie et le commerce, avec leurs mille intérêts et leurs mille mains, avec leur nombreuse population manufacturière, avec cette vie et ce mouvement qu’ils attirent et entretiennent là où ils fleurissent, l’industrie et le commerce, il faut bien le dire, n’ont pas pu remplir la place que le catholicisme a laissée vide. C’est là un caractère que Cologne a en commun avec toutes les grandes villes ecclésiastiques ; mais dans aucune ville ce caractère n’est plus frappant qu’à Cologne.

Si la cathédrale de Cologne était finie, ce serait la plus belle de toutes les églises gothiques de la chrétienté. Ce serait, comme on l’a dit très spirituellement, le Saint-Pierre du christianisme septentrional. Jamais l’art dit gothique n’est allé plus loin. Achevez en pensée cette magnifique ébauche, relevez les échafauds, faites-y monter des milliers d’ouvriers animés par une pensée de foi, faites-y succéder tour-à-tour deux, trois générations, car qui sait combien il eût fallu de vies d’hommes pour terminer un tel ouvrage ? Exhaussez ces deux tours, cachez la grue dans les nuages, et vous aurez le plus grand monument qu’ait élevé la main de l’homme, monument capable d’inspirer aux hommes du moyen-âge l’orgueil de ceux qui bâtissaient la Babel, monument qui peut-être n’a pas été fini pour empêcher ce monstrueux orgueil.

La cathédrale de Cologne n’est achevée qu’à demi. Des deux tours du portail qui devaient avoir cinq cents pieds chacune, une seule s’élève à deux cent cinquante pieds ; l’autre s’est arrêtée à vingt pieds de terre. La nef n’a que la moitié de sa hauteur ; le chœur seul est fini. Toutes ces constructions inachevées sont couvertes d’un toit provisoire qui dure depuis trois cents ans.

La grue elle-même, qui avait été hissée au haut de la tour pour y faire monter les pierres, est restée là, à la place où elle était il y a trois cents ans, recouverte aussi d’un hangar spécial en ardoise qui la protège contre l’injure de l’air. Involontairement, l’idée qui se présente à l’esprit est que cette imperfection fatale est l’ouvrage d’un pouvoir surnaturel, et vous comprenez que le peuple de Cologne ait pu faire honneur de cette imperfection aux maléfices du diable. C’est là en effet la morale de la légende populaire sur l’inachèvement de la cathédrale de Cologne.

L’archevêque Conrad de Hochstedten, voulant faire bâtir une cathédrale qui effaçât toutes les églises de l’Allemagne et de la France, demanda un plan au plus célèbre architecte de Cologne. Le nom de cet architecte est resté inconnu ; n’allez pas croire que ce soit par un sort commun à presque tous les architectes qui couvrirent l’Europe du moyen-âge de monuments gothiques ; il y a une autre cause que vous verrez. C’était en 1248 que l’archevêque Conrad eut ce dessein, et deux cents ans plus tard, en 1449, on travaillait encore à la cathédrale.

« Un jour donc que l’architecte à qui s’était adressé l’archevêque Conrad se promenait sur le bord du Rhin, rêvant à ce plan, il arriva, toujours rêvant, jusqu’à l’endroit qu’on appelle la porte des Francs, et où se trouvent encore aujourd’hui quelques statues mutilées.

» C’est là qu’il s’assit. Il tenait à la main une baguette et dessinait sur le sable des plans de cathédrale, puis les effaçait, puis recommençait à en dessiner d’autres Le soleil allait bientôt se coucher ; les eaux du Rhin réfléchissaient ses derniers rayons. – Ah ! disait l’artiste, en regardant ce coucher de soleil, une cathédrale dont les tours élancées vers le ciel garderaient encore l’éclat du jour quand le fleuve et la ville seraient déjà dans la nuit, ah ! cela serait beau ! Et il recommençait ses dessins sur le sable.

» Non loin de lui était assis un petit vieillard qui semblait l’observer avec attention. Une fois, l’artiste ayant cru trouver le plan qu’il cherchait, et s’étant écrié : « Oui, c’est cela ! » le petit vieillard murmura tout bas : « Oui, c’est cela, c’est la cathédrale de Strasbourg. » Il avait raison. L’artiste s’était cru inspiré ; il n’avait eu que de la mémoire. Il effaça donc ce plan et se mit à en dessiner d’autres. Chaque fois qu’il se trouvait content, chaque fois qu’il avait fait un plan qui lui semblait répondre à son idée, le petit vieillard murmurait en ricanant : « Mayence, Amiens, ou quelque autre ville fameuse par sa cathédrale. – Parbleu, mon maître », s’écria l’artiste fatigué de ses ricanements, « vous qui savez si bien blâmer les autres, je voudrais vous voir à l’œuvre. » Le vieillard ne répondit rien et se contenta de ricaner encore. Cela piqua l’artiste.

» – Voyons ! essayez donc.

Et il lui présenta la baguette qu’il avait à la main.

» Le vieillard le regarda d’une façon singulière ; puis, prenant la baguette, il commença à tracer sur le sable quelques lignes, mais cela avec un tel air d’intelligence et de profond savoir, que l’artiste s’écria aussitôt :

» – Oh ! je vois que vous connaissez notre art ! Êtes-vous de Cologne ?

» – Non, répondit sèchement le vieillard, et il rendait la baguette à l’artiste.

» – Pourquoi ne continuez-vous pas ? dit celui-ci ; de grâce, achevez.

» – Non, vous me prendriez mon plan de cathédrale et vous en auriez tout l’honneur.

» – Écoute, vieillard, nous sommes seuls ! (Et, de fait, le rivage, en ce moment, était désert, la nuit devenait de plus en plus sombre.) Je te donne dix écus d’or si tu veux achever ce plan devant moi.

» – Dix écus d’or ! à moi !

» Et le vieillard, en disant ces mots, tira de dessous son manteau une bourse énorme qu’il fit sauter en l’air ; au bruit qu’elle fit, elle était pleine d’or. L’artiste s’éloigna de quelques pas, puis revenant d’un air sombre et agité, il saisit le vieillard par le bras, et, tirant en même temps un poignard :

» – Achève-le, dit-il, ou tu mourras !

» – De la violence ! contre moi !

» Et le vieillard, se débarrassant de son adversaire avec une force et une agilité surprenantes, le saisit lui-même à son tour, l’étendit à terre et, levant aussi un poignard :

» – Eh bien ! dit-il à l’artiste consterné, eh bien ! maintenant que tu sais que ni l’or ni la violence ne peuvent rien sur moi, ce plan que j’ai ébauché devant toi, tu peux l’avoir, tu peux en retirer l’honneur.

» – Comment ? cria l’artiste.

» – Engage-moi ton âme pour l’éternité.

» L’artiste poussa un grand cri et fit le signe de la croix. Le diable aussitôt disparut.

» En reprenant ses sens, l’artiste se trouva étendu sur le sable. Il se releva et revint à son logis, où la vieille femme qui le servait et qui avait été sa nourrice lui demanda pourquoi il revenait si tard. Mais l’artiste ne l’écoutait pas. Elle lui servit à souper ; il ne mangea point. Il s’alla coucher ; ses rêves furent remplis d’apparitions, et dans ces apparitions toujours se représentaient à sa vue ce vieillard et les lignes admirables du plan qu’il avait commencé de tracer. Cette cathédrale qui devait surpasser toutes les autres, ce chef-d’œuvre qu’il rêvait, il existait, il y en avait un plan. Le lendemain, il se mit à dessiner des tours, des portails, des nefs ; rien ne le pouvait satisfaire. Le plan du vieillard, ce plan merveilleux, c’était la seule chose qui pût le contenter.

» Il alla à l’église des Saints-Apôtres et essaya des prières. Vains efforts ! Cette église est petite, basse, étroite. Que serait-ce auprès de l’église mystérieuse du vieillard ? Le soir il se retrouva, sans savoir comment il était venu, sur le rivage du Rhin. Même silence, même solitude que la veille. Il s’avança jusqu’à la porte des Francs. Le vieillard était debout, tenant à la main une baguette avec laquelle il semblait dessiner sur la muraille. Chaque ligne qu’il traçait était un trait de feu, et toutes ses lignes enflammées se croisaient, s’entrelaçaient de mille manières, et pourtant, au milieu de cette confusion apparente, laissaient voir des formes de tours, de clochers et d’aiguilles gothiques qui, après avoir brillé un instant, s’effaçaient dans l’obscurité. Parfois, ces lignes ardentes semblaient s’arranger pour faire un plan régulier ; parfois, l’artiste croyait qu’il allait voir resplendir le plan de la cathédrale merveilleuse ; mais tout-à-coup l’image se troublait sans que l’œil pût rien y reconnaître.

» – Eh bien ! veux-tu mon plan ? dit le vieillard à l’artiste.

» Celui-ci soupira profondément.

» – Le veux-tu ? Parle !

Et en disant ces mots il dessina sur la muraille, en traits de feu, l’image d’un portail qu’il effaça aussitôt.

» – Je ferai ce que tu veux, dit l’artiste hors de lui.

» – À demain donc, à minuit.

» Le lendemain l’artiste se réveilla l’esprit vif et joyeux. Il avait tout oublié, excepté qu’il allait avoir enfin le plan de cette cathédrale invisible qu’il rêvait depuis si longtemps. Il se mit à la fenêtre : il faisait le plus beau temps du monde. Le Rhin s’étendait en forme de croissant avec ses eaux qui brillaient des rayons du soleil, et sur ses bords Cologne semblait descendre et glisser doucement de la colline sur le rivage, et du rivage, dans les flots où se baignait le pied de ses remparts. « Voyons, se disait l’artiste, où placerai je ma cathédrale ? » Et il cherchait de ses yeux quelque endroit convenable. Comme il était ainsi occupé de ces pensées d’orgueil et de joie, il vit sa vieille nourrice sortir de sa maison ; elle était vêtue de noir.

» – Où vas-tu donc, ma bonne, cria l’artiste, où vas-tu donc ainsi vêtue de noir ?

» – Je vais aux Saints-Apôtres à une messe de délivrance pour une âme du purgatoire.

Et elle s’éloigna.

» – Une messe de délivrance !

» Et aussitôt fermant sa fenêtre et se jetant sur son lit, et fondant en larmes : « Une messe de délivrance ! » s’écria-t-il. Mais moi, il n’y aura ni messes ni prières qui me puissent délivrer ! Damné, damné à jamais ! damné parce que je l’ai voulu ! » C’est dans cet état que le trouva sa nourrice quand elle revint de l’église. Elle lui demanda ce qu’il avait ; et comme d’abord il ne lui répondait pas, elle se mit à le prier avec tant de tendresse et de larmes, que l’artiste, ne pouvant plus résister, lui conta ce qu’il avait promis. La vieille femme resta immobile à ce récit. Vendre son âme au démon ! Cela était-il possible ? Il ne se souvenait donc plus des promesses de son baptême, et des prières qu’elle lui avait enseignées autrefois ! Il fallait aller de suite se confesser.

» L’artiste sanglotait. Tantôt l’image de la cathédrale merveilleuse, passant devant ses yeux, fascinait son esprit, et tantôt l’idée de sa damnation éternelle se réveillait si vive et si poignante, qu’il tressaillait sur son lit. La nourrice, ne sachant que faire, résolut d’aller consulter son confesseur. Elle lui conta l’affaire. Le prêtre se mit à réfléchir. « Une cathédrale qui ferait de Cologne la merveille de l’Allemagne et de la France ! – Mais mon père..... – Une cathédrale où l’on viendrait de tous côtés en pèlerinage ! » – Après avoir bien pensé et médité :

» – Ma bonne, dit le prêtre, en lui donnant un reliquaire d’argent, voici une relique des onze mille vierges. Donnez-la à votre maître ; qu’il la prenne avec lui en allant à son rendez-vous. Qu’il tâche d’enlever au diable le plan de cette merveilleuse église, avant d’avoir signé aucun engagement, puis qu’il montre cette relique.

» Il était onze heures et demie quand l’artiste quitta sa demeure, laissant sa nourrice en prières, et lui-même ayant prié pendant une bonne partie de la soirée. Il avait sous son manteau la relique qui devait lui servir de sauvegarde. Il trouva le diable à l’endroit convenu. Ce soir-là il n’avait pas pris de déguisement.

» – Ne crains rien, dit-il à l’architecte qui tremblait, ne crains rien et approche.

» L’architecte approcha.

» – Voilà le plan de la cathédrale et voilà l’engagement que tu dois signer.

» L’artiste sentit que c’était de ce moment que dépendait son salut. Il fit une prière mentale pour se recommander à Dieu, puis saisissant d’une main le plan merveilleux, et de l’autre tenant la sainte relique :

» – Au nom du Père et du Fils et du Saint-Esprit, s’écria-t-il, et, par la vertu de cette sainte relique, retire-toi, Satan ! retire-toi !

» Et, en disant ces mots, il redoublait ses signes de croix.

Le diable resta un instant immobile.

» – C’est un prêtre qui t’a conseillé, dit-il à l’artiste, c’est une ruse d’église. Il demeura encore quelques instants, semblant chercher s’il ne pourrait pas reprendre son plan ou se jeter sur l’artiste et le frapper de mort. Mais celui-ci se tenait sur ses gardes tenant son plan contre sa poitrine et se couvrant de la sainte relique comme d’un bouclier.

» – Je suis vaincu, cria Satan ; mais je saurai me venger, malgré tes prêtres et tes reliques. Cette église que tu m’as volée, elle ne s’achèvera pas. Et quant à toi, j’effacerai ton nom de la mémoire des hommes. Tu ne seras point damné, architecte de la cathédrale de Cologne, mais tu seras oublié et inconnu.

» Et à ces mots le diable disparut.

» Ces dernières paroles avaient fait une singulière impression sur l’artiste. Oublié et inconnu ! Il revint chez lui triste, quoique maître du plan merveilleux. Cependant il fit dire le lendemain une messe d’actions de grâces. Ensuite on commença les travaux de la cathédrale. L’artiste, en la voyant chaque jour s’élever davantage, espérait que les prédictions du démon seraient trompées, et, quant à son nom, il se promettait de le faire graver sur une plaque de cuivre scellée dans le portail. Vaine espérance ! Bientôt les dissensions entre l’archevêque et les bourgeois de Cologne interrompirent les travaux. L’artiste mourut subitement et avec des circonstances qui firent croire que le Diable avait hâté sa mort. Depuis ce temps, c’est en vain que l’on a essayé à diverses reprises d’achever la cathédrale de Cologne ; et c’est en vain aussi que les savants d’Allemagne ont fait des recherches pour découvrir le nom de l’architecte. La cathédrale est restée imparfaite et ce nom inconnu.

 

 

Pour l’auteur non signé,

A. PÉLADAN.

 

Paru dans La France littéraire,

artistique, scientifique en 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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