Le chef-d’œuvre inconnu

 

 

 

Un jour, Rubens, parcourant les environs de Madrid, entra dans un couvent de règle fort austère, et remarqua, non sans surprise, dans le chœur pauvre et humble du monastère, un tableau qui révélait le talent le plus sublime. Cette peinture représentait la mort d’un moine. Rubens appela ses élèves, leur montra le tableau et tous partagèrent son admiration.

– Et quel peut être l’auteur de cette œuvre ? demanda Van-Dyck, l’élève favori de Rubens.

– Un nom était écrit au bas du tableau ; mais on l’a soigneusement effacé, répondit Van-Thulden.

Rubens fit engager le prieur à venir lui parler, et demanda au vieux moine le nom de l’artiste auquel il devait son admiration.

– Le peintre n’est plus de ce monde.

– Mort ! s’écria Rubens, mort !... – Et personne ne l’a connu jusqu’ici, personne n’a redit, avec entraînement, son nom qui devait être immortel ; son nom devant lequel s’effacerait peut-être le mien ! Et pourtant, ajouta l’artiste avec un noble orgueil, pourtant, mon père, je suis Paul Rubens.

À ce nom, le visage pâle du prieur s’anima d’une chaleur inconnue ; ses yeux étincelèrent, et il attacha sur Rubens des regards où se révélait plus que la curiosité : mais cette exaltation ne dura qu’un moment. Le moine baissa les yeux, croisa sur sa poitrine les bras qu’il avait élevés vers le ciel dans un moment d’enthousiasme, et il répéta : L’artiste n’est plus de ce monde.

– Son nom, mon frère, son nom, que je puisse l’apprendre à l’univers ; que je puisse lui donner la gloire qui lui est due !

Et Rubens, Van-Dyck, Jacques Jordaens. Van-Thulden, ses élèves, j’allais presque dire ses rivaux, entouraient le prieur, et le suppliaient instamment de leur nommer l’auteur de ce tableau.

Le moine tremblait ; une sueur froide coulait de son front sur ses joues amaigries, et ses lèvres se contractaient convulsivement, comme prêtes à révéler le mystère dont il possédait le secret.

– Son nom, son nom ? répéta Rubens.

Le moine fit de la main un geste solennel.

– Écoutez-moi, dit-il ; vous m’avez mal compris : je vous ai dit que l’auteur de ce tableau n’était plus de ce monde ; mais je n’ai point voulu dire qu’il fût mort.

– Il vit ! il vit ! oh ! faites-le-nous connaître ! faites-le-nous connaître !

– Il a renoncé aux choses de la terre : il est dans un cloître, il est moine.

– Moine ! mon père ! moine ! Oh ! dites-moi dans quel couvent, car il faut qu’il en sorte. Quand Dieu marque un homme du sceau du génie, il ne faut pas que cet homme s’ensevelisse dans la solitude. Dieu lui a donné une mission sublime, il faut qu’il l’accomplisse. Nommez-moi le cloître où il se cache, et j’irai l’en retirer et lui montrer la gloire qui l’attend ! S’il me refuse, je lui ferai ordonner par Notre Saint-Père le Pape de rentrer dans le monde et de reprendre ses pinceaux. Le Pape même, mon père ! le Pape écoutera ma voix.

– Je ne vous dirai ni son nom, ni le cloître où il s’est réfugié, répliqua le moine d’un ton résolu.

– Le Pape vous en donnera l’ordre ! s’écria Rubens exaspéré.

– Écoutez-moi, dit le moine, écoutez-moi, au nom du ciel ! croyez-vous que cet homme, avant de quitter le monde, avant de renoncer à la fortune et à la gloire, n’ait point fortement lutté contre une résolution semblable ? Croyez-vous qu’il n’ait point fallu d’amères déceptions, de cruelles douleurs, pour qu’il reconnût enfin, dit-il, en se frappant la poitrine, que tout ici-bas n’était que vanité ? Laissez-le donc mourir dans l’asile qu’il a trouvé contre le monde et ses désespoirs. Du reste, vos efforts n’aboutiraient à rien : c’est une tentation dont il resterait victorieux, ajouta-t-il en faisant le signe de la croix ; car Dieu ne lui retirera point son aide, Dieu qui, dans sa miséricorde, a daigné l’appeler à lui ne le chassera point de sa présence.

– Mais, mon père, c’est à l’immortalité qu’il renonce.

– L’immortalité n’est rien en présence de l’éternité.

Et le moine rabattit son capuchon sur son visage, et changea d’entretien, de manière à empêcher Rubens d’insister davantage.

Le célèbre flamand sortit du cloître avec son brillant cortège d’élèves, et tous retournèrent à Madrid, rêveurs et silencieux.

Le prieur, rentré dans sa cellule, se mit à genoux sur la natte de paille qui lui servait de lit, et fit à Dieu une fervente prière.

Ensuite il rassembla des pinceaux, des couleurs et un chevalet gisant dans sa cellule, et les jeta dans la rivière qui passait sous ses fenêtres. Il regarda quelque temps avec mélancolie l’eau qui entraînait ces objets avec elle.

Quand ils eurent disparu, il vint se remettre en oraison sur sa natte de paille, et devant son crucifix de bois.

 

 

Paru dans La France littéraire,

artistique, scientifique en 1856.

 

 

 

 

 

 

 

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