Noble pardon

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Un militaire français

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il y a un mois, nous faisions étape à Remiremont, dans les Vosges ; nos colonnes de route avaient déjà fait séjour dans cette ville ; on ne voulut pas surcharger les habitants, et je fus détaché, avec quarante chevaux, sur un petit village situé à dix kilomètres en avant.

Le logement n’avait pas été préparé à l’avance, et, après avoir casé mes hommes et mes chevaux le mieux qu’il m’avait été possible, je cherchais une auberge, lorsque le curé du village, qui avait vu notre arrivée – nous avions fait halte sur la place de l’église – vint à moi, et, me montrant son presbytère, m’offrit l’hospitalité :

« Ce n’est pas luxueux, me dit-il. Ni la commune ni le curé ne sont riches, mais vous y serez toujours mieux qu’à l’auberge, qui est encombrée de rouliers ; c’est aujourd’hui marché. »

Et comme j’hésitais :

« Venez, ajouta-t-il. Vous fêterez avec ma sœur et moi notre cinquantenaire. Nous avons reçu un beau homard. C’est chose rare en nos petits pays. »

Le homard me décida, et je suivis le vieux prêtre.

Le pauvre homme ne savait pas quelle tempête il introduisait dans sa calme demeure. Je n’y étais pas depuis une heure que déjà les six arbres fruitiers du jardinet étaient veufs de leurs fruits ; les inévitables festons de buis qui dessinaient les allées, écrasés en maints endroits ; les véroniques – cette fleur était à peu près l’unique représentant de la flore du presbytère – dépouillées de leurs principaux attraits.

Le vieillard assistait en riant à ce carnage :

« Gardez au moins un peu d’appétit pour notre homard, dit-il en me voyant mordre à belles dents dans une des pêches pillées sur ses espaliers, car voici ma sœur Véronique qui vient nous annoncer que l’heure est arrivée de nous mettre à table. »

Je compris alors pourquoi les véroniques avaient la suprématie dans ce petit coin de l’empire de Flore.

La sœur Véronique était une petite vieille, très cassée, aux cheveux blancs comme la neige, à la physionomie douce et mélancolique. La douleur avait passé par là. Mais j’étais bien homme à m’en inquiéter !

Le poulet de la sœur Véronique était doré et tendre ; le homard, mollement couché sur son lit de persil, faisait plaisir à voir ; le petit vin blanc du curé avait un goût de pierre à fusil tout guilleret. Cela suffisait. Mon appétit calmé, je me mis à causer à tort et à travers, suivant mon habitude, et je ne sais comment je vins à parler d’une dispute entre deux de mes camarades, qui s’était terminée par un duel d’ailleurs assez comique.

La sœur du curé, qui sans se mêler à la conversation m’avait écouté jusque-là, plus étonnée que scandalisée de mes folies, se leva alors, et, prétextant un ordre à donner, sortit de la salle.

Je remarquai qu’elle avait les yeux pleins de larmes, et je restai un moment interdit.

« Il faut pardonner à ma pauvre sœur, Monsieur. Vous avez, sans le vouloir, ravivé dans son cœur une plaie bien douloureuse. Il y a eu aujourd’hui cinquante ans que nous nous sommes mis en ménage, dit le vieillard avec un triste sourire ; tous deux orphelins : moi, tout jeune curé, très fier de ma petite église et du modeste presbytère où vous avez bien voulu accepter l’hospitalité ; elle, toute jeune veuve avec deux enfants jumeaux : un fils et une fille que nous avons élevés ensemble. Le fils, militaire, a été tué, à l’âge de dix-neuf ans, dans un de ces duels dont vous venez de parler, peut-être un peu légèrement ; la sœur jumelle est morte de chagrin, un mois, jour pour jour, après la mort de son frère. Depuis ce temps, la pauvre mère souffre, pleure, et chaque jour elle se traîne plus misérablement.

« Pour moi, Monsieur le lieutenant, à la douleur du parent s’est jointe la douleur du prêtre ; car mon pauvre neveu n’a pas eu sur sa tombe les prières de l’Église. C’était justice, et je me suis incliné ; mais l’habit que je porte vous dit assez combien j’ai dû souffrir. »

J’étais ému, et je maudissais l’intempérance de ma langue, qui avait réveillé ces douloureux souvenirs, lorsque la sœur du curé entra, et, sans me regarder, dit quelques mots à l’oreille de son frère.

Celui-ci pâlit et, jetant sa serviette sur la table, se leva ; mais une réflexion le retint. Presque aussitôt, faisant un signe à sa sœur, il se rassit et reprit son entretien avec moi, mais en évitant soigneusement toute allusion à notre conversation précédente.

Mon incurable légèreté effaça bien vite l’émotion que j’avais éprouvée, et je continuai à fatiguer le pauvre homme de mon stupide bavardage, qu’il écouta avec la même indulgente attention, jusqu’au moment où mon service m’appela auprès de mes hommes. Il me quitta alors et prit le chemin de son église.

Je visitai mes chevaux et, le pansage terminé, je me mis à flâner par le village.

– Comment se nomme votre curé ? dis-je à un paysan.

– Monsieur, c’est l’abbé Baudry, me répondit-il ; un brave homme ! et bien charitable, quoiqu’il ait été rudement éprouvé. Il n’était pas fait pour rester, comme ça, toute sa vie curé de village, et on dit à la ville que c’est un des plus savants du diocèse. Mais il a eu deux orphelins à élever. Ils sont morts tous deux, et le curé n’a pas voulu que la mère fût séparée de la tombe de ses enfants ; il est resté parmi nous. C’est une vraie grâce pour le village ! Ce qui fait le mal des uns fait le bien des autres, conclut sentencieusement le vieux paysan.

Je le quittai en riant de son naïf égoïsme, et je montai à l’église.

La porte était ouverte, j’entrai.

Dans un des coins les plus obscurs, le prêtre était agenouillé sur la dalle, sa tête blanche inclinée sur sa poitrine.

Sa sœur se courbait à quelques pas de lui sur un banc de bois.

À peine pouvait-on distinguer son vêtement sombre dans la demi-obscurité de la chapelle ; mais on entendait par instants sangloter sa prière.

Les deux vieillards ne m’avaient pas entendu ; je ne voulus pas les troubler, et, redescendant les marches de l’église, je traversai le cimetière qui l’entourait.

Une tombe plus large et mieux entretenue que les autres attira mes regards.

Deux croix jumelles dominaient une simple pierre demi-couchée sur laquelle je lus cette inscription :

 

CHARLES LOINJEOL

DÉCÉDÉ À L’ÂGE DE DIX-NEUF ANS ET SIX MOIS

LE 30 AVRIL 18...

CHARLOTTE LOINJEOL

DÉCÉDÉE À L’ÂGE DE DIX-NEUF ANS ET SEPT MOIS

LE 30 MAI 18...

La sœur prie au Ciel pour son frère !

 

Une lueur affreuse se fit alors dans mon esprit.

Je redescendis au village en courant comme un fou ; je fis seller mon cheval, et laissant au maréchal-des-logis le commandement du détachement, je gagnai le village voisin, où je passai une nuit dont je garderai toute ma vie le souvenir.

C’était, je ne dirai pas un hasard, mais un terrible effet de la volonté de Dieu qui m’avait amené dans ce presbytère et mis sous les yeux ces deux noms que je crois voir encore jaillir en lettres de feu de la pierre grise du cimetière.

Voici le mot de l’énigme :

Il y a quinze ans, j’étais maréchal-des-logis aux hussards, et mon escadron se rendait à Marseille. Dans l’une de nos étapes, à propos de je ne sais plus quelle question de préséance..., à la distribution du fourrage, je crois, je me pris de querelle avec un de mes camarades ; les coups suivirent les paroles, et je fus, comme toujours, hélas ! le premier à frapper.

Coups de poing sont toujours suivis de coups de sabre ou d’épée. Toutefois, comme il est défendu de se battre en route, nous dûmes attendre notre arrivée à Marseille pour vider entièrement la querelle.

Quinze jours s’écoulèrent, et je ne vous étonnerai pas en disant que j’avais à peu près oublié cette affaire, lorsque trente jours de salle de police que je reçus du colonel en arrivant au quartier de Mempenty, me rappelèrent désagréablement l’équipée de la route. Mon camarade, qui avait eu même part dans cette justice distributive, fit aussi sa demande de rencontre et le lendemain, accompagnés de nos témoins et d’un prévôt, nous sortîmes de nos cellules pour aller sur le pré, autrement dit au manège.

Le matériel de la salle d’armes n’était pas déballé ; nous dûmes nous battre avec nos sabres d’ordonnance.

Les lames étaient engagées depuis quelques secondes, lorsque mon adversaire, faisant en avant un pas mal calculé en me menaçant, mais sans porter un coup à fond, – il attendait une parade que je ne fis pas, – vint s’enferrer lui-même sur mon sabre, que je tenais en garde avancée.

La poitrine fut trouée à quelques lignes au-dessus du cœur. Le coup, que le prévôt n’avait pu prévoir, résonna comme s’il eût crevé la peau du tambour. Mon pauvre camarade lâcha son arme, ses mains battirent l’air un instant, puis il chancela.

Je me jetai en avant et il tomba dans mes bras.

Il n’y avait pas de brancard, et tandis que l’un des témoins courait chercher le médecin à la salle de visite, j’emportai le blessé. Sa poitrine arrivait à la hauteur de ma figure, et à chaque pas, des lèvres béantes de la plaie jaillissait un flot de sang noir et chaud qui me frappait au visage et ruisselait sur moi. Je sentis le pauvre corps que je portais se crisper dans un dernier frémissement, et ce fut un cadavre qu’arrivé au terme de cette terrible course je déposai sur le lit qu’on venait de préparer.

Ce cadavre était celui de Charles Loinjeol !

Voilà donc qu’après quinze ans j’étais jeté au pied de cette tombe sur laquelle je pouvais lire le nom de l’homme que j’avais tué et celui de la pauvre jeune fille morte du coup qui avait frappé son frère ; je m’étais assis à la même table, côte à côte, avec la mère dont j’avais brisé l’existence en lui prenant ses deux enfants !

Le châtiment était dur !

Toute la nuit je revis cette scène sanglante de Mempenty, j’assistai à l’agonie de la sœur, j’entendis la malédiction de la mère !

Au jour, j’écrivis à l’abbé Baudry ; je me faisais connaître à lui et je le suppliais d’obtenir mon pardon. Il me semblait que sans ce pardon il m’était désormais impossible de vivre.

En arrivant ici j’ai trouvé cette lettre :

 

Monsieur,

Nous savions qui vous étiez ! En allant préparer une chambre pour vous, ma sœur avait lu votre nom sur vos bagages. C’est ce nom qu’elle vint prononcer à mon oreille pendant notre déjeuner. Mais j’ai craint de vous causer tristesse ou embarras en ayant l’air de vous connaître, et je me suis tu.

Nous vous avons pardonné.

Que cependant cette date du 30 avril 18... vous rappelle à l’occasion les fatales conséquences que peuvent avoir pour des innocents, ces rencontres dont vous vous faites trop souvent un devoir.

L’abbé BAUDRY, curé de...

 

Ainsi cet homme, auquel j’avais apporté une si cruelle douleur, savait que j’étais le meurtrier de son neveu, et « pour ne point me causer tristesse ou embarras », ainsi qu’il le disait dans sa sublime abnégation, il avait feint de ne point me connaître.

Comment une telle leçon ne porterait-elle pas ses fruits !

 

 

Recueilli dans La religion défendue par ses ennemis,

par Jean-Marie ANGELI.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net