La chercheuse d’amour

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis ARTUS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À MON CHER

JOSEPH BÉDIER

FRATERNELLEMENT

                               L. A.

 

 

 

 

 

Voici l’époux qui vient. Allez à sa rencontre.

(SAINT MATTHIEU, XXV-6.)

 

 

 

 

 

 

PROLOGUE

 

L’APPEL

 

Quel Parisien ne se souvient d’Esther Manas ? Actrice et ballerine déjà célèbre en Italie avant la guerre, on avait annoncé, dès l’armistice, qu’elle interpréterait, sur la scène des Champs-Élysées, avec un art et un faste inusités, l’œuvre d’un dramaturge illustre et étranger, et que, suivant un thème délicat fourni par un de nos plus hardis romanciers, elle mimerait et danserait un ballet du maître de la musique moderne.

Elle arrivait, disait-on, de Russie où elle avait sauvé sa tête avec peine. Le renom de sa séduction l’avait aussi précédée parmi nous. Pourtant quand elle apparut, en spectatrice, dans une loge de corbeille du théâtre où l’on s’attendait qu’elle jouerait bientôt, une louange courut où s’exprimait la surprise d’un si noble visage. Ses regards bleu-vert rappelaient, mais dépassaient en limpidité ceux d’Elsa de Salzburg, la femme du grand banquier de l’Avenue Hoche. Autour d’elle on nommait pendant les entr’actes le Prince A.... beau quinquagénaire vénitien, qui passait pour son amant, le grand poète Andrea Comellino, d’autres Italiens, un théosophe anglais, des Russes, une princesse grecque. Peu de Français, hormis le jeune ingénieur qui devait, trois ans plus tard, trouver sa fin tragique dans « le drame de Chesnes-en-Brie ».

Esther soudain disparut, et au temps de cette affaire criminelle, beaucoup hésitèrent à reconnaître, sur les bancs d’une cour d’assises provinciale, la courtisane vers qui avait monté plusieurs soirs, l’adulation de Paris.

Nous avons dû d’abord à l’insistance du hasard, ensuite à une curiosité que l’admiration animait, de découvrir les débuts et la fin de la vie d’Esther et quelques-uns de ses épisodes les plus significatifs. Nous en avons imaginé d’autres, avec une certitude qui dépasse celle de nos constats. Sur telles données de circonstance et de temps, un tel être que nous étions arrivé à si bien connaître, devait réagir de telle manière...

Beaucoup d’artistes ont vécu le mythe de Pygmalion : la statue qui s’anime et s’impose, et qui tyrannise son créateur. Nous n’avons point modelé celle-ci. Esther, une fois approchée, nous a bien forcés de la suivre.

Alors que, d’après les jugements de la plupart des hommes, il semble que nous ayons accompagné une pécheresse au plus bas de ses chutes, nous avons au contraire découvert une âme ardente qui atteignit, sans défaillance, aux zones d’où l’esprit obéissant à une attraction irrésistible s’élève et ne retombe plus.

Nous souhaitons de vous faire, à votre tour, pénétrer le mystère de cette existence. Si vous n’en admirez pas la courbe parfaite, croyez que le biographe seul est responsable.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Je te rends gloire, Père, Seigneur du ciel et de la terre,

pour avoir caché cela aux sages et aux savants

et l’avoir révélé aux petits enfants.

(SAINT MATTHIEU, XI-25.)

 

 

I

 

 

Esther naquit, l’an du Christ 1890, le 3 mai, à Venise, d’une fille publique et d’un matelot norvégien.

 

Les touristes qui descendent à pied de la place Saint-Marc au pont du Rialto par la Merceria toute miroitante des coraux, des verreries ou des émaux qui rutilent aux devantures de ses boutiques, craignent de s’engager dans les ruelles de la « Frezzeria ». Des matelots, des soldats, se pressent en tumulte, étonnés et ricaneurs s’ils bousculent quelque civil honteux, dans leur ruée vers les bouges et les cafés achalandés par nations et où servent de misérables créatures. Ici les Anglais se réunissent ; ailleurs les Français, les Allemands, les Russes.

La fille de Manassès, dit Manas, chiffonnier et sordide antiquaire au Ghetto, s’employait habituellement au bar nègre des chauffeurs de navires. C’est que les noirs brutaux et gais marchandent rarement leur plaisir et que la Juive, à trente ans déjà, n’avait rien aimé que l’argent.

Un soir, seul, égaré, timide, un Norvégien, descendu d’un grand bateau chargé de bois, vint réfugier son ahurissement derrière une de ces tables où, plutôt que les alcools dont s’imbibaient les évadés de la chambre de chauffe, il préféra qu’on lui portât un pot de bière légère. La surprise de la servante lui fit considérer le sobre buveur ? Sous la lumière crue, à l’ombre de son béret, il baissait des yeux éblouis. Quand il les releva, au lieu de l’envie de railler, elle connut une crainte soudaine (c’est du moins ce qu’il lui parut de plus clair), en même temps que d’autres sentiments obscurs. Quel signe lui eût dénoncé l’amour à quoi elle n’avait jamais songé ?

Cependant elle aimait, et nulle rouée n’eût imaginé si bien des ruses par où de moins naïfs que le bel enfant nordique se fussent laissés lier.

Qui sait combien elle eût tardé à prendre conscience d’une telle nouveauté si Samuel Aboaf, le colporteur, ne l’eût avertie ?

Aboaf habitait dans la maison de Manas ; il parcourait les restaurants et les autres lieux publics, un ballot sous le bras ; libre de patente, il offrait des cravates, des chaussettes et d’autres « articles de bonneterie » que son épouse faisait fabriquer à bas prix par de pauvres femmes. Grâce à son métier ambulant, il était l’homme le mieux documenté de Venise ; pour quelques lires, il renseignait ses clients et les aidait dans des recherches délicates. Par pure complaisance amicale pour son voisin, il avait consenti à surveiller la fille de Manas. Le patriarche cupide entendait, puisqu’elle déshonorait ses cheveux gris, que fussent du moins estimables les profits qu’il en retirait.

Aboaf s’indigna de la conduite toute changée de la pauvre femme, et avant d’en avertir Manas, il la mit elle-même en garde contre une absurdité si évidente que de s’attacher à un étranger sans le sou : « Romps, lui dit-il. Tu deviendras amoureuse, si cela dure un jour de plus. » Cela devait durer beaucoup plus d’un jour...

Lentement le vapeur, déchargeant ses planches de sapin, éleva au-dessus du quai sa stature de maison bourgeoise, avant de reprendre, grâce au lest des cargaisons, son aspect enfoncé de bête nageuse et trapue.

Sept semaines, le marin quitta son bord au coup de cloche et rejoignit la belle Juive. Il aima sa chevelure sombre, il caressa de ses doigts la tête chaude sous les mèches drues, et méprisa la tignasse de chanvre pâle d’une jeunesse de chez lui qui avait pleuré sur le quai, tandis que son navire s’éloignait.

Ils ne revinrent plus jamais à « la Frezzeria » ; ni l’un ni l’autre ne paraissait se souvenir du lieu abject. Ils eurent soin d’éviter la rencontre d’Aboaf dont la silhouette leur apparaissait sur les places, dans les marchés d’herbes ou de poissons où il proposait sa marchandise. Ils abritèrent leurs amours dans un logis très propre, loué non loin des Jésuates devant le canal de la Judecca, le plus salubre de Venise, le mieux plaisant au marin à cause des gros bateaux qui parfois y creusaient leur sillage.

Ce quartier était éloigné du Ghetto où Manas, bien sûr, maudissant l’imprudence de sa fille, s’indignait d’une liaison sans profits avec un de ces chrétiens aux prunelles bleues qu’il détestait entre tous. Lui, descendait de la vieille race des Juifs à demi Maures, amenés par la conquête espagnole. Il avait transmis à sa descendance ses yeux tabac et ses cheveux noirs.

Ces cinquante jours empruntèrent les grâces et la durée d’un rêve rare et précieux, à la faveur des amants, et à d’autres vertus passagères.

Cela prit fin au lieu favori de leurs promenades devant les fabriques de la fundamenta San Biaggio, aux bords du large canal où, pour leur plaisir, semblait-il, couraient les petits remorqueurs, à moins qu’ils ne s’essoufflassent à tirer les voiliers inertes ou les pontons chargés de wagons.

C’est de là, à l’angle extrême de Molino Stucky, qu’elle vit disparaître le lourd cargo qui emportait au pays des brumes le héros du doux conte que, peut-être, elle avait imaginé... Et cette idée, pourtant, cruelle puisqu’elle éloignait d’elle et repoussait dans l’irréel le souvenir de son aventure, la séduisait, à cause d’un sentiment inattendu, et si nouveau ! celui de son indignité : elle ne pouvait avoir atteint vraiment et possédé un tel bonheur immérité...

Dans ce mépris de sa vie passée et d’elle-même, elle enfanta une âme merveilleuse.

En dépit des malédictions de son père, la malheureuse se réjouit, tout le temps de sa grossesse. Son ami était parti sans la douteuse promesse de revenir ; alors elle-même s’étonna de sa joie. Elle fredonnait habituellement un air qu’il lui avait appris, une sorte de cantique dont elle ne comprenait pas les paroles, jusque dans les douleurs et presque à la minute de sa mort qui suivit de quelques heures la naissance d’Esther.

 

 

 

II

 

 

La boutique de Manas, sous l’ombre fraîche d’une maison supportée par trois piliers de maçonnerie, occupait un des meilleurs emplacements du Ghetto Nuovo. Son voisinage avec la banque légendaire de Shylock la proposait encore à l’attention de quelques touristes curieux d’impressions littéraires.

Devant une voûte crépie que soutiennent les colonnettes de quatre arcades à plein cintre, la municipalité a gravé là contre, sur une plaque de marbre : Banco Rosso. Dans les pièces basses qu’habite maintenant un marchand de légumes, la haine trébucha jadis aux balances du créancier sanguinaire ; quelques portes plus loin, trois siècles après lui, spéculait pareillement son coreligionnaire.

Nous aimerions montrer la petite Esther entourée d’un frémissement, un battement d’ailes des anges autour de son berceau. Rien de pareil, mais un coffre de bois, des langes bises dans la chambre sale ; peu de soins, pas de soleil, de la crasse et la puanteur de la porte d’eau.

Pourtant, à peine sortie du premier âge, elle offrit à l’aïeul qui l’avait de mauvaise grâce recueillie (et seulement sur les instances du bon rabbin Otto Barron) l’image de la beauté juive-espagnole de sa mère. Son visage maussade penché sur le poupon avec curiosité, Manas tolérait qu’il mêlât des doigts tâtonnants aux boucles grisonnantes de sa barbe. Lui-même s’étonnait qu’à sa hargne rancuneuse un peu de sympathie fût mêlée. Et parce que, imprudemment, il avait laissé naître et se développer, sans le mesurer à son habitude, ce sentiment naturel, il ne connut jamais la place réelle d’Esther dans son cœur que se disputaient le ressentiment et une sorte de rageur amour.

Les yeux du matelot, où une infortunée avait vécu son rêve, Esther les ouvrait, plus profonds que l’émeraude, pareils aux flots de la mer que l’irisation des icebergs illumine. Le mystère que la mère avait chéri aux regards du voyageur inconnu, se laisserait plus tard déchiffrer dans ceux de l’enfant : la pureté de l’âme, l’envie de l’embarquement et de la poursuite qui avait porté jadis les Northmans aux rives de la Seine et jusqu’en Palestine, et l’ardeur ! qui est le goût du feu, de sa chaleur et de sa brûlure. Selon les autres traits de son fin visage judéo-latin, Esther devait deviner, convoiter, découvrir, et posséder ! ce qu’appellent d’idéal et d’amour les contemplateurs blonds.

C’est ce qu’une vieille femme, perpétuellement accroupie dans sa masure du Ghetto Vecchio, expliqua à Manas inquiet qui avait coutume de la visiter, si quelque affaire concernant les risques et le crédit passait le champ de ses ruses ordinaires.

À la vue d’Esther qu’on lui amenait, la sorcière avait dispersé les cartes de son tarot, répandu le café, chassé les poules noires, et parlé avec un respect emphatique : « Songe, – avait-elle dit à Manas en terminant, – que celle-ci est très peu de ta race ; elle rejoindra sans doute le plus grand nombre de ses ancêtres. »

 

Et Manas exécra de plus en plus les rayons clairs sous le front d’Esther parce qu’ils lui rappelaient le ravisseur de sa fille, aimée à sa manière, et d’ailleurs de bon profit, et qu’ils dénonçaient l’étrangère avec une insupportable évidence.

Manas lui-même avait été marié à une Française dont il écartait le souvenir. Elle était morte, peut-être, de ses mauvais traitements ; il l’insultait parce qu’elle était chrétienne. Pourtant, jusqu’à sa mort, une passion l’avait retenu près d’elle, assez vivace pour qu’il eût, plus tard, enseigné le français à sa petite fille. La succession des déconvenues et des malheurs, il devait toujours y reconnaître la marque du courroux de Jéhovah pour ces unions réprouvées. Il eût accepté que s’apaisât la colère divine, par la fin prématurée de la progéniture chrétienne qui, dans le temple vénérable, lui semblait insulter Israël. Cependant il s’avouait qu’il en eût versé des larmes sincères.

Otto Barron modérait la rigueur de Manassès qu’il aimait peu. Croyant et zélé, le rabbin mariait aux rudesses du Talmud la douceur d’une âme vraiment pastorale ; il n’avait renoncé à aucune des promesses contenues dans les livres saints, et il entendait que, par sa piété et par ses actes, la race élue en préparât l’avènement. Mais lui aussi s’inquiétait, chez Esther, d’une ardeur trop vive, dont il redoutait qu’elle trouvât un jour son aliment et son objet dans les erreurs et les folies d’une religion détestée. Il exigea de son grand-père qu’il l’envoyât exactement à l’école israélite.

Tout le reste du temps, Manas la contraignait à la mendicité, ou à de menus négoces ; ou bien elle pêchait de petits crustacés dans la boue du prochain canal, ou jouait sur la place du Ghetto Nuovo.

 

Dans sa huitième année, elle reçut une impression qui ne devait jamais s’effacer et elle accepta gravement de porter un secret.

Toute issue jadis était interdite sur le canal circulaire du Ghetto Nuovo. Depuis longtemps dégagé de telles prescriptions, ouvre maintenant qui veut ses murailles. La maison de Manas avait profité de cette liberté ; mais l’antiquaire usait peu de sa porte sur le flot stagnant. Pourtant Esther avait remarqué, certaines nuits, un bruit insolite de ce côté, un mouvement d’hommes et de colis dans l’arrière-boutique et la cour. Elle avait osé interroger. Des haussements d’épaule, ou des négations irritées avaient aiguisé sa curiosité.

 

Elle sortit, un soir, de la pièce où elle était confinée, et elle épia... Les colis contenaient des brochures ; les propos révolutionnaires qu’elle entendit lui demeurèrent obscurs. On parlait aussi d’argent ; Manas donnait ou recevait des sommes très fortes. Il surprit Esther, il l’eût brutalisée, sans l’intervention de son interlocuteur, un très jeune Russe qui s’étonna des regards clairs de l’enfant dans son visage brun, de son air à la fois volontaire et rêveur, que ne démentirent pas ses réponses à des questions posées doucement. Elle sourit à l’adolescent qui avait aussi les yeux clairs. Il dit à Manas qu’elle serait un jour une force. Elle lui tendit la main et lui promit le silence. Par la suite elle ne révéla jamais l’origine des tracts répandus dans les casernes et la flotte, ni des subsides que les organisateurs de grèves venaient toucher.

 

Elle devait garder à ce Dmitry un attachement qui durerait au-delà de tant d’évènements de sa vie aventureuse. Quand, dans sa mémoire, elle en cherchait l’origine, elle la retrouvait dans la scène que nous venons de raconter, et aussi dans une autre où il ne figurait pas.

 

Désormais Manas lui confia de petites missions dont elle goûtait le plaisir dangereux ; une nuit d’hiver, elle faillit tomber, avec une lettre dont elle s’exagérait la mystérieuse importance, aux mains des gens de police. Traquée à l’angle d’une ruelle et d’un fundamenta, elle se laissa glisser dans l’eau glacée d’un canal et s’agrippa, de ses doigts crispés, à l’angle d’une pierre, jusqu’à l’éloignement de ses ennemis. Elle rentra transie, manqua d’en mourir, et garda longtemps une douleur dans le côté.

Par ce qu’elle avait souffert, elle se sentit liée, et, par ce lien, ennoblie.

Impressionné par les paroles de Dmitry, Manas ménagea davantage sa petite-fille. Il évoqua avec plus d’ardeur Israël opprimé, et il appela la réforme (cela semblait signifier destruction) de l’abominable société chrétienne. Il s’exaltait : « Nous sommes le Messie du monde. » Et il semblait railler le Russe, ou tout autre qui croyait se servir du Juif et le méprisait. Cependant il ne cacha pas à Esther qu’il était le banquier des libertaires et qu’il en tirait profit.

Malgré l’existence où il l’enfermait, Esther respectait son grand-père, à cause de l’obligation que lui en imposait la religion hébraïque. Très assidu à la prière, à suivre les rites, Manas l’y assujettissait avec sévérité. Elle avait du goût pour ce cérémonial et les belles histoires du Livre de la Loi, particulièrement le récit des épreuves du peuple élu.

 

 

 

III

 

 

Parfois elle échappait à ses besognes, et à ses jeux avec des gamins de son âge, arrêtée par le spectacle, si fréquent dans les carrefours et les maisons de son pauvre quartier, d’une misère qui laissait les autres habitués indifférents. Si la pudeur et le chagrin de son impuissance rompaient ses élans généreux, elle enfonçait ses ongles dans sa chair, pour créer un lien entre elle et les objets de sa soudaine amitié. Elle aimait à rendre des services, pourvu qu’il lui en coûtât de la peine. Elle en tirait une gaieté déraisonnable... Et puis elle s’en allait sans savoir où. Un jour jusque à une courette étroite d’où l’on apercevait, comme au bout d’un couloir obscur, un pan de ciel.

La corte Scala Matta est le coin le plus malpropre du Ghetto Vecchio. Des maisons surélevées, aux dépens de leur solidité, se rapprochent, et jettent des passerelles de maçonnerie au-dessus de ce puits malodorant, sorte de fosse ouverte où les chats trouvent d’infectes nourritures. Habituellement peu exigeants sur l’hygiène et la propreté, les habitants du Ghetto, chrétiens ou juifs, (car ceux-ci entrent pour un tiers seulement dans la population d’un quartier qui fut leur domaine exclusif), en défendent pourtant l’entrée à leurs enfants. Par un hasard inspiré, la course rêveuse d’Esther la ramena plusieurs fois dans ce recoin ; c’est peut-être qu’elle y rencontrait habituellement un hôte ; et elle s’en étonnait autant que de s’y trouver elle-même, interdite soudain et dégrisée.

L’orphelin Tonio, boiteux et bossu, cherchait en ce triste retrait un refuge contre ses persécuteurs. Il expliqua à Esther qu’il s’y plaisait, parce que là du moins rien n’était beau. À dix ans qu’elle avait alors, elle comprit qu’il endurait une grande offense. Elle plaignit devant lui ceux qui le tourmentaient, et l’âcreté de leur méchant plaisir.

Un soir que, obéissant à quel mystérieux attrait ? elle était allée le chercher à la Scala Matta, elle voulut qu’il levât les yeux jusqu’en haut de sa prison volontaire... Mais non. « Je ne puis dresser la tête. Mon cou trop court est plus bas que la bosse qui repousse ma nuque. Je souffre si je m’efforce. C’est pourquoi j’aime à regarder la boue. »

– « Tu as raison, Tonio. Vois donc comme elle brille. »

Une flaque visqueuse offrait un miroir étincelant ; quelle que fût la fange qui l’étamait, un astre y réfléchissait des rayons aussi purs. Esther se pencha sur elle : « Tonio, j’aime comme toi à regarder la terre. »

Tonio reçut cette caresse ingénieuse, comme le don le plus précieux. Il y voulut répondre aussi par une offrande. Il prit la main de la petite fille droite et haute et qui le passait de tout le front, bien qu’il eût plus de quinze ans, et il l’entraîna, au pas rapide de ses jambes inégales, vers le Nuovo, par la voie principale, jusqu’à l’étroite calle del Orto. Avant d’atteindre la courette qui porte le même nom, où Esther savait bien qu’il demeurait, Tonio ouvrit une porte sur sa gauche, traversa une grande pièce vide, poussa un battant sans loquet sur un canal vaseux et, plus agile qu’on ne l’eût attendu, sauta sur un bordage, puis dans le fond d’une barge goudronnée.

Esther, sans hésiter, l’avait suivi ; il en rit de plaisir, mais il ne songea point à l’aider, tant il se sentait infirme auprès d’elle.

« C’est propre ici, dit-il, et personne ne vient jamais. Alors on peut s’y coucher et regarder les étoiles. On ne voit qu’elles ; on peut croire qu’il n’y a qu’elles dans le monde ; qu’on habite une vilaine île, au milieu d’elles. »

Esther s’étendit au fond de la barque. Elle aussi contempla, beaucoup mieux qu’aucune fois, l’espace infini dont elle avait cru lui révéler les splendeurs ; et sans plus rien voir d’autre, ni les maisons ni son compagnon contrefait, elle l’écouta qui parlait. Elle n’oublia jamais cette heure-là, ni ce qu’elle reçut de celui à qui elle avait, la première, donné. Tonio lui nomma un peu au hasard ses célestes amies et expliqua leur gravitation ; il rêvait d’être un savant un jour, de tout apprendre. Inculte, il lisait dans les publications bon marché et de vieux journaux tout ce qui flattait sa manie. Son front baigné par la lueur chérie, il mêlait à ses connaissances superficielles des imaginations qui lui venaient seulement ici. Il arriverait sûrement à faire de l’or ; il en contemplait au ciel la vivante image ; le secret en est sculpté à Paris sur le porche d’une église ; il irait dans cette ville ; il saurait bien déchiffrer l’énigme que d’anciens maçons avaient résolue. Il serait riche, le plus riche du monde ! et alors... Alors, après ces folies, il en déliait d’autres d’où il semblait qu’il fût absent, très belles, où tous les élans des cœurs, – des cœurs pareils au sien, nobles et généreux, – réglaient les rapports des hommes, et l’or ne servait qu’à préparer cela. Sa voix était mâle déjà, si changée qu’Esther oubliait la réalité de son corps torturé, et ne songeait pas à demander au tout puissant magicien s’il n’emploierait pas une part de ses richesses à payer d’habiles redresseurs de pauvres petits bossus.

Mais Esther ne pouvait rester davantage sans s’attirer les reproches de son grand-père et peut-être des coups. Tonio insista, d’abord avec douceur, puis avec amertume et colère, pour qu’elle demeurât près de lui ; comme elle s’était levée cependant, il saisit le bas de sa robe qu’elle lui arracha ; il vit sa peur, comme elle le trouvait laid, et repoussant... alors il méprisa les étoiles et tous les rêves, leur tourna son dos contrefait, et le visage dans son bras replié, il pleura longuement.

Le lendemain matin, Esther le chercha avec du remords et de l’inquiétude, dans la calle del Orto ; il y gîtait dans une maison sans maître. Éventrée, défaite depuis longtemps, ses briques nues n’avaient tenté personne. Un jour, une pauvre femme était venue, sans que nul y prît garde, accoucher là. Elle y avait demeuré plusieurs années, avant d’y mourir, inconnue et pareille à une bête farouche.

Comme un petit de bête, Tonio, douloureusement instruit de sa disgrâce et de son impardonnable misère par des sarcasmes et des taloches, se serrait à son tour dans la ruine qu’on ne songeait pas à lui disputer.

 

 

 

IV

 

 

Manas quittait rarement le Ghetto Nuovo, sa place pentagonale, ensoleillée. Il regrettait le temps que les enfants juifs seulement s’y ébattaient d’un puits à l’autre, entre les murs chantants des sept synagogues. Aujourd’hui, l’italienne est abandonnée ; aussi les quatre allemandes dont une pourtant est si jolie, ciselée, dorée comme un délicat bijou du XVIIIe siècle.

À la levantine, où trente dévots, à peine, prient chaque soir, Esther, plutôt que d’écouter les psalmodies véhémentes, admirait que son grand-père accompagnât les assistants inexpérimentés, leur soufflât à propos les paroles. Indigné du relâchement pour les vieux us de la dévotion, il remplaçait un des officiants, si le riche banquier Samuel Ancona manquait, ou Karl Emmer moins assidu.

C’est à la synagogue levantine qu’Esther rencontra pour la première fois ce jeune savant, point encore illustre, si frappant déjà par son air de hautaine intelligence, par sa piété à cette époque, et son ardeur à s’élancer du milieu des infidèles, à gravir la chaire qui domine les Tables de la Loi. De là, il chantait avec une telle violence qu’il semblait à Esther effrayée, qu’il injuriât l’Inspirateur divin.

Dans « l’espagnole », Karl encore, accompagnait le rabbin promenant processionnellement, le jour du Sabbat, la bible présentée dans le Sépher de velours et de bronze doré qu’on enfermait ensuite du côté de la Palestine, sous un dais.

La prédestination de tout un peuple, durable comme la terre, la pérennité de la dilection divine réservée au petit nombre ; ce mépris profond, apparent même sous la mansuétude réelle du rabbin, et la haine du grand-père pour ceux que le Seigneur n’avait pas oints dès avant leur naissance ; toute cette réserve et cette rigueur étonnaient Esther, mais elle subit d’abord sans révolte une religion exaltant l’orgueil de la race, plus encore que la gloire de Jéhovah.

 

Manas s’occupait de l’instruire ; tout l’exaspérait en cette enfant incompréhensible.

Un jour il fut attiré vers le pont du Ghetto par un tumulte et des rires. Une femme débarquait à grand-peine des ballots de linge, et leur poids torturait sa taille pliée ; Esther avait offert son aide qu’on avait repoussée, d’abord en se moquant d’elle, puis avec colère.

Madame Aboaf qui assistait à la scène, avait fait sentir aigrement à sa petite voisine le ridicule de son entremise, l’indiscrétion et la vanité. Esther s’arrêta, près d’y croire ; mais elle échappa à la tristesse qu’elle en ressentait, et aussi à la rancune, parce que la fatigue expliquait la rudesse de celle qu’elle avait voulu secourir ; elle retourna au bateau et tenta encore de soulever un fardeau pesant. On l’écarta d’un soufflet.

Madame Aboaf se méprit sur la cause des larmes d’Esther, tandis qu’indifférente aux moqueries, assise au bord du canal, elle continuait de regarder le pénible labeur de la femme exténuée. Manas pensif la ramena chez lui.

Il la rudoyait parfois, en haine de ses regards trop clairs ou bien il se montrait tendre, pitoyable, implorant qu’elle ne l’oubliât pas plus tard. Souhaitant qu’Esther, belle déjà, le nourrît comme avait fait sa mère, il lui enseignait les lois du luxe et de l’élégance, inaccessibles, disait-il en gémissant, à sa pauvreté. C’est ainsi qu’il l’envoya chez un chrétien qui, pour des raisons inconnues, trouvait grâce à ses yeux.

 

Paolo Lombarone, sexagénaire pour le moins, au repos après beaucoup d’années consacrées à un négoce fructueux, sacrifiait maintenant à son goût passionné de la musique. Il se souciait aussi de parer de meubles anciens sa maison du Ponte Molin. Chercheur avisé, ce client s’humanisait au point d’autoriser Manas à le traiter d’ami. Les bavardages du marchand accompagnaient habituellement la promenade du vieil amateur au milieu d’un amas d’objets modernes, disparates, sans valeur, jusqu’à ce qu’il eût découvert « par hasard » quelques bibelots de la bonne époque vénitienne, laques, miroirs, étoffes. Tous deux se réunissaient alors pour louer le signor Lombarone de sa finesse et de sa chance. Mais Manas s’était vite aperçu que les visites de Lombarone étaient plus fréquentes que les occasions heureuses. Certains bibelots enlevés sans marchandages ne pouvaient avoir trompé un acheteur aussi perspicace. Il n’échappa point à l’observation soupçonneuse de Manas que Lombarone musait parfois dans la sombre boutique, un temps qui ne trouvait son terme qu’un peu après l’arrivée d’Esther revenant de l’école ; ni que son trouble alors était vif. L’antiquaire avait bientôt accepté que le mélomane entreprît, sans salaire, de donner à sa petite-fille des leçons de solfège.

Esther se rendait presque chaque jour au palazzo du Ponte Molin. À sa vue, Lombarone rougissait, effrayé de la tendresse qu’elle lui inspirait ; il reculait devant on ne savait quelle résolution. Il redoutait les silences interrogateurs de l’enfant ; son meilleur plaisir était de lui enseigner, sur un piano dont il jouait parfaitement, l’art délicieux de Monteverde et de Bach.

Tonio qui, de loin, accompagnait Esther dans toutes ses courses, se prit à détester le vieil homme. Il osa s’approcher d’Esther et le lui dire, un matin qu’il la vit sortir de chez Lombarone, plus lente et pensive que d’habitude.

Elle éprouvait d’abord, à la vue du bossu, une sorte de peur, ou même de dégoût de son infirmité, qui précédait la pitié. Mais quelqu’un ayant commenté grossièrement devant elle la sorte de peine que causaient à Tonio l’insouciante méchanceté des enfants et leurs sarcasmes : celui-là, bien sûr, personne ne l’aimerait jamais ; aucune femme ne serait assez ennemie d’elle-même !... Esther y avait songé. Depuis lors, si un mouvement de son jeune corps l’écartait parfois du contact de Tonio, quelque chose de fort la portait à lui tendre sa main, à l’accueillir par un sourire, où s’éblouissait le malheureux !

 

Elle-même s’étonnait du plaisir composé qui la retenait sous les regards de l’infirme. Elle se promenait avec lui, partageant les railleries dont il était l’objet. Alors, Tonio, habituellement patient, s’en irritait, insultant à son tour, avec des cris de rage, et cela finissait par des batailles qu’Esther avait décidé d’éviter.

Cette fois, elle réprimanda durement Tonio parce qu’il l’avait épiée, et lui interdit, sous menaces, de la suivre désormais. Désespéré, il comprit qu’elle lui préférait tous ses camarades de jeu ou d’école.

À la vérité, l’humeur d’Esther était changeante. Par élans subits elle donnait toute son amitié et le peu qu’elle possédait (qu’innocemment elle dérobait à Manas), à tels que bientôt elle négligeait, et semblait oublier tout à fait. Alors les petits compagnons qu’elle avait protégés, aidés, et qui s’étaient, avec l’ardeur de l’enfance, attachés, s’indignaient quand, tout à coup, elle les abandonnait pour d’autres à qui l’amenait l’envie de leur donner aussi.

Ainsi Esther, pas encore nubile, était connue dans le pauvre quartier qu’elle habitait ; à cause du regard qui était alors le principal et presque le tout de sa beauté, on ne l’oubliait plus.

Ses générosités absurdes irritaient l’antiquaire ; il la menaçait, la frappait. Elle fuyait en tremblant l’aïeul qu’elle aimait encore malgré sa méchanceté et son avarice. Après une série d’autres extravagances, Esther ayant distribué, elle ne savait pas même à quel garnement, la maigre nourriture qu’elle était chargée de préparer pour le repas de son grand-père et le sien, Manas exaspéré la poussa brutalement dehors : « Tu n’es pas de mon sang ! – lui cria-t-il. Va ! rejoins le chien de chrétien qui fut ton père ! »

Esther pleura de honte, appuyée contre un des piliers de l’arcade.

Aboaf, le colporteur, qui sortait de la maison, son ballot sous le bras, avait entendu les cris de l’enfant et les paroles de Manas. Il en confirma la véracité :

« J’ai bien connu ton père ; et peut-être moi seul me souviens du matelot blond, venu de la Norvège, un pays très loin dans le nord. Tes yeux sont pareils aux siens. Il portait au poignet une médaille comme on en vend aux portes des églises catholiques. Assurément, il n’était pas Juif. Mais comment Manas a-t-il osé te parler de cela ? »

Plus près d’elle qui ne répondait pas :

« Si la vie te devient insupportable ici, viens me trouver. Tu sais que je connais beaucoup de monde dans Venise. Plus d’un a remarqué ta jolie figure. Tu pourrais, si tu le voulais, habiter un endroit plus plaisant que le Ghetto, et t’amuser mieux qu’à récurer la boutique de ce vieux grigou de Manas. »

Comme elle se taisait encore, il crut qu’elle doutait. Il insista : « Demande donc à ton grand-père, la prochaine fois qu’il te battra, si sa femme, je parle de la mère de ta mère, entrait à la synagogue. Ne crains pas de protester que, de ce côté là aussi, tu descends des incirconcis. »

Un moment après, Manas inquiet, rouvrit sa porte et appela Esther. Il ne la revit pas de tout le jour ; et la nuit entière il la chercha, non point où elle était, au cloaque de Scala Matta. Dans cette affreuse solitude, elle avait pleuré, réfléchi. Elle en revint, lasse, fiévreuse et, pendant une courte maladie qu’elle fit, causée par les miasmes ou le froid, Manas n’osa lui faire aucun reproche, lui poser aucune question. Il la craignait maintenant ; il maudissait sa colère indiscrète. Il s’inquiétait des rêves nouveaux de la petite fille, après tout, de Manassès (dit Manas) fils de Samuel, fils de Nephtali, fils de Manassès, saint rabbin et cousin lui-même d’un Cohen, descendant de tant de patriarches jusqu’au-delà des plus grandes profondeurs de la mémoire. Il tenta d’effacer par des plaisanteries ce qu’une autre plaisanterie, osa-t-il, avait inscrit sur la cire tendre de cette âme. Il ignorait qu’Aboaf eut parlé, alors il s’étonnait que l’eau-forte eut mordu si profondément ; il s’acharnait avec une maladresse dont l’évidence exaspérante lui apparut. Il consulta Otto Barron.

« Chaque jour, lui dit seulement le rabbin, le verset de la Bible que vous avez incrusté au-dessus de votre porte, comme tout bon Israélite, bénit l’enfant qui en franchit le seuil. Pour moi, je ne recherche point de prosélytes. Qu’elle choisisse ! Mieux que tous vos efforts, monsieur Manas, l’attacheront à vous, à nous, l’exemple de votre conduite, votre bonté, vos autres vertus domestiques. »

Manas accueillit par un grognement que le vénérable Otto Barron feignit de prendre pour un adieu poli, ces paroles dont il sentait l’ironie.

Désormais adouci par la peur, il raconta à Esther des histoires des temps glorieux de la persécution...

 

Cependant Esther consentait avec un secret plaisir aux différences entre elle et sa famille du Ghetto. Elle devait bientôt se sentir libérée des haines de Manas et de ses amours. Elle regardait toujours le passé avec une reconnaissance aveuglée ; pourtant elle connut un jour son droit de s’en délivrer sans remords.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Ne jugez pas, afin de n’être pas jugés.

(SAINT MATTHIEU, VII. I.)

 

 

I

 

 

Guido avait seize ans quand Esther en eut treize. Fils d’Alessandro Pecorari, fonctionnaire vénitien, il étudiait à Rome et venait aux vacances seulement. Sa taille mince et ses épaules larges, son cou encore gracile déliant une tête fine, et les traits du visage, nobles et doux, composaient, avec encore un peu de mollesse juvénile, une beauté presque parfaite.

Sauf pour des visites au Ponte Molin où demeurait son maître de musique, Esther s’écartait rarement de l’espace cerné comme dans une ceinture par le canal du Ghetto. Comment se trouva-t-elle, un matin clair d’été, devant le jardin royal, dans le moment que trois jeunes gens s’élançaient du Cercle Nautique ?

Debout sur la yole plate, penchés sur les avirons fléchissants, ils faisaient saillir, en longs gestes rythmés, les muscles sous les maillots blancs. Esther d’abord ne vit que Guido, dans la barque qui glissait sous un triple effort dans une flaque de soleil, semblant un de ces insectes d’eau qui patinent d’une feuille à l’autre. Ils disparurent au tournant de la Judecca, derrière la Dogana.

Le lendemain, elle échappa à la surveillance de Manas, et le souvenir de Guido l’ayant ramenée dans le même lieu, elle le vit venir avec des camarades de son âge élégants comme lui. Cette fois, ils poussèrent leur nerf au bordage largement ouvert, vers la flotte royale embossée au Lido ; plus longtemps elle put les suivre du regard, et jusqu’à ce qu’ils virassent derrière un cuirassé... Alors, s’étant retournée, elle reconnut, dans la foule des passants affairés, Tonio qui l’observait, Tonio plus misérable et plus sordide dans ce luxe et cette lumière. Elle l’appela, avec sans doute un peu d’irritation ; alors il disparut.

Pourquoi Esther n’osa-t-elle plus revenir ? Un hasard devait encore la rapprocher de Guido.

Le Grand Canal, les Esclavons, la Piazzetta, cette Venise cosmopolite de luxe et de plaisirs, la petite-fille du chiffonnier antiquaire la craignait fort. Mais à l’autre versant, et face à la lagune morte, elle aimait, quand elle quittait Lombarone, se rendre au Fondamenta Nuovo. Là, de grandes étendues, un public rare et populaire, quelques maisons de commerce, un couvent ; un passage plaisant de bateaux qui descendent des îles et, par la Miséricorde et le rio de Noël, conduisent au Grand Canal et déposent à l’Erberia, près du Rialto, leur luxuriant fardeau de légumes et de fruits.

Ah ! ces îles ! Elle en avait tant de fois rêvé. Tonio, ce matin-là, lui en redit la curiosité et l’histoire, avec un peu d’emphase pédante, admirant qu’elle l’écoutât et oubliât pour un temps son indiscrétion et sa ténacité... Elles avaient servi de refuge aux premiers Vénètes qu’Attila, au milieu du Ve siècle après Jésus-Christ, avait poursuivis jusque-là. Pour lui échapper, ils avaient fondé Venise. Le chef des barbares avait demeuré à Torcello ; on y montrait son trône de pierre...

Esther attendait un pêcheur qui, parfois, lui cédait à bon compte quelques poissons pendant une courte relâche, avant de se rendre au marché du Rialto. Elle les mettait dans un panier, sur sa hanche et, rentrant au Ghetto, elle les revendait dans les ruelles et les courettes. Le pêcheur n’était pas venu ; bien que Tonio étonné la pressât, elle s’attardait cependant, moins craintive depuis quelque temps des remontrances de son grand-père.

Un brouillard rose s’élevait sur la lagune, et la cheminée d’un petit vapeur déployait comme un éventail de plumes son panache de fumée. Des voix juvéniles, avec des cris et des rires, exaltèrent l’heure et le lieu. Une jetée séparait Esther de la barque d’où cette rumeur partait ; elle ne distinguait pas les paroles, mais fort bien ce qu’elles signifiaient : une participation à la prime saison, une réponse à l’appel de la mer ouvrant ses routes, du vent prêt à gonfler les voiles, de la brume pénétrée de soleil qui disait : Perdez votre vie dans le rêve !... Elle courut sur l’embarcadère et sourit avec amitié à ceux qui étaient là, qu’elle vit à peine, parce qu’elle avait reconnu parmi eux le merveilleux adolescent dont tous les gestes étaient forts et les regards joyeux. Ils croisèrent les siens. Peut-être que Guido devina le désir de la jeune fille ; peut-être qu’il proposa au hasard : « Viens-tu gamine ? »

Sans hésiter elle sauta. Les jeunes gens étaient prêts à partir ; ils poussèrent de leurs rames la berge et s’en détachèrent en roulant mollement ; et puis ils s’esclaffèrent à cause du bossu ridicule qui, du quai, appelait Esther, suppliant, puis impérieux. Il eût voulu, chétif, franchir d’un bond l’espace d’eau, se jeter sur ces trois garçons robustes. Il n’osait, il ne pouvait ; il trépignait de colère et, devant l’insolence de leurs plaisanteries, il s’enfuit en se bouchant les oreilles.

« C’est ton frère ? » Et comme Esther secouait la tête : « Ton amoureux ? »

Alors elle rit aussi, puis se reprit : « Je ne sais pas... » Elle y songea, éprouva une peine obscure, rien qu’un instant, tôt distraite par l’aventure imprévue.

Cette journée fut en tous points extraordinaire. L’enfant se sentit déliée. Le monde lui apparut tout à coup riche de sens et de beautés qu’elle reflétait comme un miroir neuf. Moins jeunes eux-mêmes, Guido et ses deux amis se fussent étonnés de tant de liberté et de naturel et, chez une fillette ignorante et pauvre, de préférences si délicatement nuancées pour certains aspects d’un site, d’un visage, d’une pensée.

Ils comptaient doubler Murano et Mazorbo en ruines ; leur projet n’était pas d’abord de visiter la cité du verre ni le vieil îlot vénète, mais de goûter quelques heures de repos, égayées d’un repas champêtre, aux solitudes de Torcello.

Pourtant ils obéirent aux caprices curieux de la petite mendiante, enchantés autant qu’elle qui voyait tout cela pour la première fois.

Bien que le ciel fût devenu très menaçant, nul ne songea à abréger de si agréables moments, et rien n’était plus sage ni mieux prévoyant que cette juvénile insouciance. Peu importait qu’au retour le vent soufflât en bourrasque, tantôt poussant et soulevant la barque soumise à sa voile gonflée, tantôt l’abandonnant inerte. Petits périls, nouveaux plaisirs. Quand la pluie tomba en rafales, ce fut le meilleur pour Esther, pelotonnée dans une cape de Guido, tout contre lui, dans le drap soyeux et la chaleur. Elle ferma les yeux aux désordres de la tempête, et elle goûta la sensation de refuge et d’abri.

Cet oubli parfait se termina seulement quand le canot heurta le quai des Fundamenta-nuovo. Guido ne bougeait pas, et quand elle voulut se dégager il ferma doucement son étreinte. Alors elle se leva, d’un souple effort. Les trois jeunes gens ne parlaient point ; Esther s’effaroucha de l’expression de leurs regards, incompréhensibles puisque c’était de l’admiration. Elle bondit sans aide en haut du mur, si leste qu’ils l’applaudirent en riant. Elle rit aussi, se retourna, cria : « Merci ! » et même quand elle se fut un peu éloignée, elle leur envoya un baiser.

Une ou deux fois ensuite, Guido passa par hasard dans le quartier ou devant l’échoppe de Manas ; alors elle se cachait à la vue du jeune dieu. Elle-même croyait que c’était dans la crainte de Manas.

 

 

 

II

 

 

L’antiquaire n’avait pas tardé d’apprendre l’aventure de toute une longue journée. Contenu, maintenant, dans sa colère, il devait se contenter avec des reproches, et une surveillance accrue. Il mettait souvent Esther en garde contre les chrétiens, et bien qu’il eut conscience de sa maladresse.

S’il louait Israël, Manas se connaissait de meilleures chances ; elle l’écoutait encore avec curiosité, même avec respect. Il citait souvent Karl Emmer (c’est ainsi qu’elle commença de penser à lui) dont la science entourée de quelque mystère illustrerait une fois de plus sa race si noblement féconde. Le vieillard s’enorgueillissait parce que les journaux chrétiens, et non plus seulement le Vessilio Israëlitico, vantaient les découvertes du chimiste. Alors Esther revoyait sous son chapeau mou, son nez busqué, ses yeux ardents, hardis, gênants par tant d’autorité. Il s’élançait en chaire, glapissait pieusement. À travers ce qu’on lui disait et ce qu’elle imaginait, Emmer lui apparaissait comme un « archange libérateur », et ces mots que Manas prononçait des profondeurs de sa poitrine, l’engourdissaient sans qu’elle se demandât plus ce que pouvait être cette libération. Mais Manas se plaignait des relâchements de la piété de Karl, beaucoup moins assidu à la synagogue. On blâmait ses débauches. Et là encore le vieux Juif maudissait une chrétienne : « S’il découvre, comme il dit, des secrets de vie et de mort, cette femme, qu’en fera-t-elle ? »

Esther rencontrait souvent Karl Emmer, soit qu’elle vendît du poisson ou des gelati sur les fundamenta, ou que, pour se rendre à pied au Ponte Molin, chez Lombarone, elle franchît le pont de la Miséricorde ; au coin du canal et du rio du même nom, elle passait devant la demeure du savant.

Karl avait un jour avoué qu’il poursuivait ses recherches avec autant de crainte que de désir. Ainsi les anges doivent-ils brandir le glaive de Jéhovah ! Esther imaginait que derrière ces fenêtres se forgeait, sur une mystérieuse enclume, une arme redoutable. Elle songeait à cette énigme.

En réalité, ce solitaire apparent souffrait fort des caprices de la signora Contadini, qui chantait au Fénice. L’excitation de l’amour, qu’il accusa toujours de nuire à son travail, lui en était, au contraire, la condition nécessaire. Il s’était épris de la comédienne absurde au point de lui confier ses espoirs basés sur des calculs abstraits, et aussi ses doutes et ses craintes métaphysiques. Elle méprisait un peu ce pauvre amant.

Un soir, après une assommante querelle, Karl Emmer devait remarquer Esther.

Manas envoyait souvent sa petite-fille, aux alentours du théâtre Fénice, vendre des oranges et des sucreries aux spectateurs des secondes places, qui sortaient pendant les entr’actes. Elle y prenait un plaisir très vif. Quelquefois, profitant de la négligence d’un contrôleur ou du don d’une contremarque, elle grimpait aux troisièmes galeries, et assistait à la représentation. Enthousiasmée par les héroïnes, elle souhaitait ensuite, de devenir pareille à elles, d’aimer comme elles ! dans une existence qu’elle composait, étrange, peuplée de dieux et de prophètes, d’hommes à la ressemblance exaltée de quelques autres qu’elle connaissait : Dmitry, le Russe mystérieux, Guido ou Karl Emmer...

Seulement, elle ne comprenait pas comment, descendues du plateau, ces demi-déesses pouvaient participer à la vie quotidienne.

Souvent, négligeant son commerce, elle aimait s’accouder sur le parapet de la fundamenta, devant la porte lumineuse et décorée. Elle admirait les gondoles drapées, habiles à jeter sur les marches de pierre couvertes de tapis, leur élégant fardeau, à manœuvrer ensuite pour se garer, longues et souples, dans les places d’eau ou les canaux voisins. C’est de là que, par le rio Zobenigo, elle vit arriver la Contadini accompagnée de Karl Emmer, dans un « louage » dont le gondolier averti tourna aussitôt la haute proue vers la droite. Elle comprit qu’il débarquerait ses passagers avant de s’éloigner par le rio delle Ostreghe. Tandis qu’en quelques pas, ils gagnaient, par la place et l’étroite calle, l’entrée des artistes, Esther eut le temps de faire le tour du théâtre, par les ruelles et les ponts, et de devancer l’actrice. Elle se plaça devant la Contadini.

Frappée par les yeux d’une clarté surprenante qui la dévisageaient, la jolie comédienne jeta une pièce de monnaie à Esther qui, d’un geste peu vénitien, la poussa du pied. Et Karl, demeuré en arrière, observa que la fillette crachait au passage : « Pourquoi fais-tu cela ? »

Il l’avait entraînée à l’intérieur du couloir devant la loge du portier. Elle, hardiment : « À cause du péril que cette personne vous fait courir. »

– « Tu me connais ? »

– « Vous serez le libérateur d’Israël. »

Il sourit : « Tu ressembles au petit David avant la fronde. »

– « J’aurais très bien tué Goliath. »

Karl Emmer fronça les sourcils, lui serra les poignets. Les regards qui, pour la première fois, s’enfonçaient dans les siens, lui parurent émouvants et insoutenables ; en cet être encore puéril, à peine entrevu dans le corridor obscur, il avait tout à coup reconnu une femme. Il la désira ; il le lui dit brutalement...

Il n’avait donc rien compris !... Esther s’arracha à l’étreinte que la crainte de l’heure et des gens empêchait de resserrer, et elle s’enfuit.

Elle devait garder de cette rencontre une peur propre à modérer le goût des aventures généreuses qui venait avec tant d’audace de se libérer en elle.

 

 

 

III

 

 

Sa visite à Lombarone, presque quotidienne, était devenue son plus cher plaisir, qu’elle s’y rendît à pied ou par le chemin des canaux. Si Tonio pouvait disposer d’une barque, elle acceptait qu’il la conduisît ; mais le bossu déposait toujours Esther hors de la vue du maître de musique qu’il n’aimait point.

Lombarone habitait, au coin d’un canaletto, une charmante demeure en briques rouges, oranges et roses, bordées d’une mousse luisante laissée par le mouvement des marées qui semblait menacer de déchausser l’édifice ; ou bien, chef-d’œuvre de légèreté, s’élevait-il comme un navire creux au-dessus de la ligne de flottaison ?...

Le luxe du Palazzo avait surpris Esther et l’enchantait. Elle en dépeignait à Tonio l’agrément et les curiosités : les tapis, les brocards amassés par le patient collectionneur ; des portraits d’autrefois, des miroirs, des meubles peints de couleurs vives, décorés de fleurs et de personnages exotiques, une collection d’instruments. Elle avait connu plusieurs de ces objets chez son grand-père ; comment se serait-elle doutée alors de l’élégance qu’ils donneraient et recevraient dans un milieu où tout décelait un choix délicat ?... Elle s’irritait parce que Tonio, feignant l’indifférence, secouait la tête. Alors elle lui parlait de la courtoisie de l’hôte qui la traitait en demoiselle : le signor Lombarone se levait à son arrivée et paraissait se réjouir de sa vue. Il lui enseignait son art, sans jamais s’impatienter. Ensuite il jouait pour elle seule du piano, ou d’un clavecin qu’il fallait accorder chaque fois et qui rendait un son vieux et charmant ; ils partageaient un goûter de fruits et de gâteaux. Droit encore et très soigné, apparemment moins âgé qu’il ne l’avouait, elle le sentait pourtant trembler quand, au départ de son élève, il l’embrassait sur le front...

Tonio jurait de ne plus jamais escorter Esther au Ponte Molin, puisqu’il n’était pas en son pouvoir de l’empêcher d’y retourner. Elle, sans rien apercevoir de son air mauvais, lui nommait encore Guido, Karl Emmer. Tous ceux-là étaient séduisants et riches...

Dans la mémoire d’Esther, un autre nom demeurait, qu’elle gardait secret parce qu’elle l’avait promis, et un autre visage. Le souvenir de Dmitry remontait à plusieurs années ; avec le temps, l’impression qu’elle avait reçue du jeune révolutionnaire, d’abord légère, se rayait plus profondément, de l’écorce à l’aubier de sa mémoire. Elle avait souffert pour sa cause mystérieuse et pour lui. Elle évoquait sa taille haute, ses cheveux blonds...

Pourquoi s’interrogeait-elle sur la beauté de chacun d’eux ?

Beauté du corps et (trahie par quelques reflets) de l’esprit... Elle supporta d’y mêler l’image de Tonio, le bossu.

Parmi les galopins qui tentaient de lui plaire avec candeur, avec du vice déjà, celui-ci n’avait pour lui que l’ardeur suppliante de ses yeux, exprimant tour à tour la déception, l’humilité, une rageuse impuissance. Bonté, beauté de l’âme ! Qui dit que Tonio soit bon ? Elle connaît bien ce qu’il y a d’égoïsme et de jalousie dans son zèle à la poursuivre. Il hait visiblement tous ceux qui approchent de son amie. Il lui a dénoncé Lombarone, maître douteux. L’ignoble calcul de Manas, elle commençait, grâce à lui, de le comprendre, car si jeune elle avait constaté le vice, et bien qu’elle le craignît elle ne s’en indignait pas.

Rarement Lombarone accompagnait au dehors la petite-fille de Manas. Pourtant il avait projeté plusieurs fois une promenade avec elle. Il semblait redouter le plaisir qu’il s’en promettait, et ces retours intriguaient Esther qui accepta, le jour qu’il se sentit encouragé par un clair soleil.

Pour l’amusement de sa compagne il laissa parler son érudition sur les rues de Venise qu’ils parcouraient au hasard. Sur la place des S. S., Giovanni et Paolo, il lui fit admirer le chef-d’œuvre de Verrocchio, la statue de Colleoni qui trahit Venise et l’aima, et fut adoré d’elle qui pourtant avait voulu l’assassiner ; c’est que vraiment les désordres de l’amour sont insensés. Il serrait la main d’Esther ou son bras, il s’appuyait sur elle. Au campo Santa Maria Formosa, ils flânèrent devant l’élégant palais Malipiero, et visitèrent dans l’église la Sainte Barbe de Palma le Vieux.

À l’extérieur, près d’une porte basse, s’étale, en fort relief de marbre, le visage d’un vieillard adipeux, clignant, grimaçant. Saillant de poils incultes, une grosse lèvre, troussée sur un chicot au-dessus d’une bouche édentée, s’accorde à la joue gonflée, à l’œil spirituel et paillard. Tant d’esprit sous le front de ce demi-dieu de la décadence ! mais il y manque la bonté. Lombarone dépeignit ce qu’étaient les Satyres dont les Ménades dans les bois, jadis, au bord des fontaines, ne méprisaient les jeux ni la hardiesse. Esther l’écoutait sans dégoût, rêveuse, étonnée... Il aime celui-ci, plus laid que lui ; il n’a pas sa bouche baveuse, sa grande barbe mal brossée... Esther lui concède en riant qu’il est un satyre soigné. Elle accorde à son maître de musique une amitié non sans tendresse ni pitié.

Troublé, peut-être triste, il prit une gondole pour reconduire jusqu’au Ghetto sa petite amie tout émue de ce plaisir. On passa par le Grand Canal et le noble Canareggio ; Venise pavoisait sous le soleil en l’honneur d’un prince de la maison de Savoie. Esther ne se sentit pas, à ce moment-là, de la race proscrite de Manas. Lombarone se taisait, pensif, apaisé parce qu’il la voyait sourire.

Ils atterrirent au Ghetto Vecchio ; Lombarone tint, malgré ses instances à accompagner Esther jusqu’à la boutique de l’antiquaire qui ne s’informa point sur la durée inusitée de la leçon. Ses regards vifs allaient de l’élève au maître, rassurés parce qu’ils constatèrent chez celui-ci seulement les marques de l’embarras. Il devina son désir et, afin de rester seul avec lui, affecta tout à coup de gronder Esther qui avait négligé de préparer le repas.

Au fond de l’arrière-boutique où elle avait dû se retirer tandis qu’elle réfléchissait aux évènements de cette journée, elle entendit prononcer son nom ; quelques mots lui parvinrent à peine. Pourtant elle sentit que quelque chose de très grave se préparait pour elle, dont elle était à demi-consciente, où elle décida que sa volonté aurait une part.

 

 

 

IV

 

 

Quand Lombarone se fut éloigné après une conversation très longue, Manas rejoignit sa petite-fille. Il la couvrit de caresses, loua sa tournure gracieuse ; pour lui, il se plaignit de sa vieillesse, et de sa pauvreté, et encore il la serra contre son cœur. Esther, méfiante, attendait. Manas un temps demeura interdit, puis il fondit en larmes, énuméra ses coûteux sacrifices, et les droits sacrés des patriarches, faillit s’irriter, la traiter d’ingrate, se retint et, convaincu de l’inutilité de tant de mots dépensés pour gagner du temps et s’encourager lui-même, fit asseoir Esther devant lui, mit en pleine lumière son visage très pur ; enfin, avec une rudesse qu’il renonçait à dominer, il articula d’obscures propositions. Elle l’écoutait toujours sans mot dire, jusqu’au moment qu’elle l’arrêta, ayant compris. Et Manas triompha ; il ne voyait aucun signe de la colère et du dégoût qu’il prévoyait et qu’il pensait devoir vaincre, à force de finesse, et, s’il le fallait, de violence.

Prudemment il ne l’avait pas obligée de répondre, et la nuit passa sans qu’il osât lui demander de retourner dans le palazzo du Ponte Molin. Esther n’objecta rien, et le vieux misérable la vit, avec stupeur, qui s’éloignait dans le matin clair, par le pont du ghetto.

Elle tourna à droite et, le long du rio dont elle aimait les eaux irisées dans le soleil, elle suivit la fundamenta bordée de maisons d’un crépi blond ou de ce pisé d’un rouge spécial aux palais anciens qu’égaient les sculptures blanches des fenêtres lombardiques. Rien de triste sous la lumière de Venise ; dans la gaîté des rues, le linge lavé miroite en oriflammes et la peine fuit en chansons !... Esther, en cheminant, entendait chanter les oiseaux et les petites filles dont les voix lui parvenaient du jardin qui verdoyait au-dessus d’un grand mur de briques crénelé. Son cœur battait à l’unisson d’une joie qui lui paraissait plus solennelle que de coutume. Devant la caserne des carabiniers, il lui arriva quelque chose d’inusité. Un sous-officier qui se trouvait sur le seuil, à son passage quitta sa pose négligente, bomba le torse, caressa sa lèvre, pareil aux mâles de toutes les espèces devant les femelles nubiles. Esther sourit aux promesses de la jeunesse surgie ; elle sourit au sous-officier et pressa le pas ; elle ne le ralentit point devant la demeure de Karl Emmer qu’elle considéra avec un peu de rancune. Celui-ci, jadis, avait refusé son aide puérile. Elle se moqua d’elle-même, alors si audacieuse, et absurde ! Aujourd’hui, elle comprend mieux... Elle s’imagine la sujétion aux caprices d’une mauvaise femme, de l’« Archange libérateur » ; son noble front lui apparaît barré de rides soucieuses...

Franchi le sotto portico dei Preti sombre et frais, elle retrouva son insouciance, et s’épanouit au quartier riant du Ponte Molin. Lombarone, de l’angle de sa terrasse, la guettait aux dernières marches du pont ; il vint lui-même ouvrir sa porte.

Sans surprise, elle l’écouta qui lui proposait de quitter Manas consentant, pour venir habiter chez lui. Il ne l’avait point emmenée dans une pièce close, mais au vu des voisins, dans le jardin ; la pleine lumière montrait le visage du vieil homme bon et respectueux. Si bien qu’Esther ne le craignit point. La veille, du fond de l’arrière-boutique, elle avait entendu des mots, un chiffre : trente mille lires. Elle en admirait l’importance, et que son grand-père eût exigé une telle somme pour se séparer d’une enfant qui lui causait plus de dépense que de profit.

Lombarone, interdit de son assurance, de son calme qu’il ne partageait pas, perdit contenance, la considéra avec une anxieuse tendresse, cherchant ce qu’il pourrait dire de convaincant, et finalement se tut... Esther aussi resta silencieuse. Elle sourit aux plantes de la terrasse, à la maison où elle rentra avec lui, toucha du doigt le piano ami, le clavecin qui rendit un son usé, très doux. Sur le seuil, elle tendit sa main à Lombarone qui supporta honnêtement l’interrogation de ses regards. Enfin elle sortit, sans avoir elle-même répondu.

Elle reprit, d’un pas décidé, le chemin parcouru la veille avec Lombarone et gagna la place Saint-Marc pleine de monde car c’était un dimanche, à l’heure où finissent les offices catholiques, et, par la Piazzetta, arriva au jardin royal et au club nautique du Bucentaure. Un peu lassée par sa course sous le soleil déjà haut, elle s’assit au bord du quai, ses jambes pendant au-dessus de l’eau. Qui l’avait amenée là, vers celui que, depuis le voyage aux îles, elle avait fui ? Elle se lassa tôt de s’interroger. Elle voyait de loin revenir les yoles glissant sur le flot qui semblait taillé dans une pierre scintillante.

Ceux qu’elle guettait ne tardèrent pas. À peine atterris, ils la reconnurent et elle se réjouit parce que Guido, le premier, s’était élancé vers la petite amie de Torcello. Il ne montra pas de trouble, seulement le plaisir de retrouver cette enfant vive et gaie, tout à coup et vraiment devenue jolie. Il offrit une nouvelle promenade avec ses deux compagnons ; tant de lieux charmants autour de Venise ! On choisirait un canot moins lourd ; il se souvenait de la fatigue, du temps orageux, de la pluie... Elle baissait les yeux, attendant. Elle n’aurait pas su dire ce qu’elle attendait. Guido crut deviner... : « Petite Esther ! » commença-t-il... et il posa sa main sur son épaule avec un peu d’émotion. Esther, secouée par une crainte heureuse, crut qu’elle était bien arrivée au but de sa course, et au commencement de sa vie ; sous la main de Guido, elle se sentait protégée, et sous son poids, prête à fléchir. Elle leva ses regards vers ceux du jeune homme qui marquaient un bonheur habituel, qu’un désir soudain avivait seulement... Elle se dégagea doucement de l’étreinte caressante. Pourquoi avait-elle souhaité de voir celui-là avant tout autre, celui-là qui ne souffrait point ?

Tandis qu’il appelait pour la fêter et la retenir ses deux camarades discrets, elle s’enfonça et disparut dans la foule des passants. Un peu triste et pourtant délivrée, de quoi ?...

Non loin de là, elle s’adossa un long temps et regarda des enfants, à peine plus jeunes qu’elle, qui jouaient à la marelle ; elle critiquait leur maladresse ; elle pensa se mêler à eux... Elle avait faim ; pour quelques sous, elle acheta une grosse tranche de polenta au chocolat, qu’un gamin débitait sur une plaque de tôle ; à un autre éventaire, elle but de l’eau à la menthe et acheta des graines de pastèques qu’elle commença de grignoter. Mais son appétit satisfait, elle méprisa sa gourmandise ; elle reprit sa course, maintenant avec la gravité de quelqu’un qui dispose d’un présent de trente mille lires.

Sans volonté, mais non point au hasard, elle traversa de nouveau la ville, par des chemins compliqués, comme une barque sans pilote que pousserait au port un vent mystérieux. Évitant le quartier de Lombarone, elle atteignit la maison de Karl Emmer. Elle hésita d’abord. Et puis elle pensa qu’une douleur palpitait au-delà de la porte ; elle frappa hardiment.

 

Karl Emmer ouvrit lui-même et l’introduisit tout de suite dans une grande pièce à peu près telle qu’elle l’avait imaginée, garnie de fourneaux, d’appareils de physique. Il l’avait reconnue et, gaîment, il la salua : « Bonjour, David ! » Son front blanc et son visage ennobli peut-être par un supplice caché, n’en portaient à cette heure nulle marque. Esther déçue l’entendit qui la raillait gentiment, la repoussait. Pourtant il avait rougi...

« Le rabbin Otto Barron m’a parlé de toi. Tu ne fréquentes pas assez l’école israélite. Que vas-tu faire si souvent au Ponte Molin ? Ton grand-père devrait te surveiller davantage. »

Il ne s’informait pas de ce qu’elle désirait. Elle s’étonna d’elle-même. Elle sentit l’impossibilité et presque le ridicule du secours, de l’incroyable présent ! qu’évidemment elle s’était proposée d’offrir ; il ne la laisserait pas achever ; elle éprouverait devant lui, non pas de la honte, certes, (sa pudeur n’était pas en cause, abolie par un sentiment autrement généreux !) mais puisqu’il était décidé à refuser son aide, un embarras insoutenable : « J’étais venue vous voir, monsieur Emmer, parce que je vous admire et que j’ai confiance en vous. »

Ainsi, par ces paroles vagues, prenait-elle déjà congé de qui ne la voulait pas comprendre, et la traitait en enfant. Résolument, cela se voyait. Ce qui avait ramené Esther, ce n’était pas la mémoire de l’étreinte brutale dans l’ombre de la petite porte du Fenice ; (pourtant elle avait pensé volontiers aux sacrificateurs de Jéhovah, aux brebis des holocaustes) c’était la certitude d’une détresse à secourir... peut-être une illusion. Pourquoi cette réserve du savant, soudaine, craintive ? Sans doute, méprisait-il la petite fille de Manas... Elle se souvint volontiers de la fatuité du carabinier, – et de Lombarone, et de Guido. Ils avaient cherché à lui plaire ; elle venait de s’en assurer. Et elle, avait préféré de se vouer à celui qu’elle servirait le mieux. Il lui semblait maintenant qu’elle avait toujours eu ce dessein ; les doutes de son esprit, l’inconscient et le hasardeux de sa visite, elle les oubliait.

Maintenant Karl Emmer s’était rapproché ; il souriait, placé entre elle et la porte. Elle prit peur, elle ne savait de quoi... du goût du plaisir qui renaissait tout à coup dans le sang et paraissait dans les yeux de cet homme jeune et ardent. Elle longea, rapide, le mur, ouvrit la porte, cria : Adieu ! et se retrouva dehors, un peu haletante, rassurée.

 

 

 

V

 

 

Le soleil, à moitié de sa course déclive, promettait encore plusieurs heures de lumière, et un radieux couchant dont Esther voulut goûter les délices au Fondamenta Nuovo, devant la lagune morte. Elle s’y rendit tout droit, sans précautions ni crainte des rencontres, et choisit, à mi-descente d’un escalier qui trempait ses dernières marches dans l’eau, un coin où elle pût demeurer seule et tirer le fil passablement emmêlé des évènements... Il s’agissait de réfléchir ; elle s’assit, appuya son épaule et sa tête, et sa fatigue l’endormit. Un appel de son estomac la réveilla ; elle tâta sa poche où flottaient quelques sous... À l’idée des trente mille lires, elle oublia sa faim ; elle sourit à la fortune.

Les premiers clous d’or du crépuscule retenaient les draperies vertes et roses du ciel et de la lagune ; devant ces opulents brocards, elle connut qu’elle détenait une richesse dont elle eût voulu combler le monde. Elle consentit le don merveilleux de sa tendresse et de ses forces. Elle en accompagna l’offrande du geste de ses bras ouverts qui découvraient sa poitrine et son cœur. Elle était maintenant debout sur le quai, face à la nuit illimitée comme son désir qu’elle jetait à la nature, aux hommes et elle ne savait à quels dieux !...

Et puis elle soupira, réduite à de modestes réalités. Le plaisir que trois hommes lui proposent, est-il donc le seul bien qu’ils ambitionnent pour eux-mêmes ? À quatorze ans, Esther n’y répugne point ; il ne lui suffit pas. Guido, Karl Emmer, comme deux barques trop légères, s’éloignent bientôt à la dérive de ses méditations. Il reste Lombarone qu’elle consolera d’être vieux, et qui l’épargnera, patient et tendre. L’abandon généreux d’elle-même ! chez lui, de quelle joie reconnaissante elle recevra le témoignage. Il y a aussi Manas qu’elle croit pauvre, dont elle assurera l’aisance. Pour les deux autres qui sont heureux, elle a évalué seulement : Que leur donnerai-je ?... Et puis l’enfant a déjà l’âme assez haute pour aspirer à la grandeur d’obéir, de se soumettre... Elle se dirigea vers le Ghetto Nuovo.

À ses côtés, un peu en arrière, un trottinement l’avertit de se retourner. Combien Tonio était loin de sa pensée ! L’épiait-il ? Depuis combien de temps est-il là ? D’où lui vient cette audace, en cette heure sereine, de parler de lui, de son incurable infirmité ?

Voici longtemps qu’il guette Esther, et qu’il la suit, et qu’il l’attend. À ne pas la voir, il préfère tout, et même sa colère, et sa haine. Mais il sait qu’elle ne le hait point. Il a deviné qu’elle est bonne ; sent-elle qu’il est moins égoïste que les autres ? Quand elle l’a bien querellé, et chassé, qu’il demeure, il reçoit le salaire de son acharnement : elle s’excuse avec une douceur à laquelle il aimerait mieux mourir que de renoncer. Tout à l’heure, tandis qu’elle dormait sur les marches, il était debout derrière elle, s’imaginant que lui, chétif, protégeait son sommeil... Alors l’infirme au front penché découvrait son ciel à ses pieds. Qu’elle veuille ne l’en point chasser. Il n’est plus fou ni vaniteux... Sa honte est telle de sa bosse, sa rage de sa laideur, et son désespoir de son infirmité, qu’il avoue sa misère et ose affronter la pitié d’Esther. Elle écoute, elle est émue : que veut-il ? D’une telle souffrance le mystère la trouble ; elle y devine des beautés indéfinissables qui l’appellent, l’attirent, – où donc ?

Ils arrivèrent devant le « Banco Rosso », puis sous l’arcade sombre ; elle posa la main sur le loquet de sa porte qu’elle allait pousser. Que voulait Tonio qui geignait à présent comme une bête, et se rongeait le poing ?

Ah ! supporter le poids d’une souffrance ! en alléger celui qu’on aime, c’est la preuve merveilleuse de l’amour, peut-être la preuve unique ; elle n’est pas loin d’imaginer que c’en est l’objet !

Elle entra, et tandis que le battant se fermait, Tonio sanglotant s’abattit sur le sol.

La voici revenue, petite fille sage, dans la maison de Manas dont les regards avides l’observent. Elle voit seulement que les cheveux du grand-père et sa barbe sont gris, et sa taille courbée ; c’est lui qui la nourrit et l’éleva. Elle baisa sa joue ridée et se retira dans son taudis sans qu’il osât encore l’interroger.

La chaleur était trop lourde pour qu’elle pût dormir ; pour qu’elle pût rêver, les murs étaient trop près ; elle manquait de ciel. Elle sortit bientôt et s’appuya au plus proche pilier. En ce beau soir de septembre la lune resplendissait comme de la neige sur les dalles et sur les toits, jetant une gaîté inaccoutumée sur la place déserte. Esther avança quelques pas, pour se baigner dans ces belles ondes. Cerné par les arcades et les ruelles noires, le Ghetto semblait enfermé dans un coffre de nuit... Dans cette nouvelle enceinte, il semblait que brillât, pour les seuls fils d’Israël, le reflet de la foudre divine qui jadis grava la Loi sur des tables de pierre. Le feu du Sinaï, les murailles du Temple, Esther s’en évadait ; elle se sentait libre et légère, et prête à s’élancer dans le jardin des astres.

D’abord elle avait feint de ne point entendre le gémissement durable de Tonio, afin de ne pas s’avouer qu’elle répondait à son appel. Maintenant muet, il maudissait son bavardage humiliant. Elle le chercha au pied du mur où tout à l’heure elle avait aperçu son ombre difforme accroupie ; encore éblouie, elle étendit les bras, en marchant. Cela ressemblait si bien à un jeu qu’elle rit et l’appela d’une voix claire. Mais lui, jaillit dans la lumière et prit la fuite. Esther, sans grand effort, le suivit qui tournait sa course douloureuse autour des puits et de la fontaine. Une terreur incompréhensible se peignait maintenant sur le visage de l’infirme. Il détendait sa longue jambe, et parfois étouffait un cri quand il se recevait sur l’autre. Esther, dans sa poursuite accélérée, s’énervait de ne pas l’atteindre. Dans les ruelles ou dans les courettes, rusant, profitant de l’ombre, toujours lui échappant, il aboutit à la calle del Orto, étroite et sombre, non loin de son terrier et là, pareil à quelque fauve, haletant forcé, il attendit. Elle allait passer sans le voir devant la voûte qui mène à la porte d’eau...

Des reflets drapaient sa robe rapiécée dans un tissu couleur d’illusion ; séparée par ses bonds légers de son ombre qui la suivait et rejoignait sur le sol tout blanc, elle s’y posait ou flottait au gré de souffles capricieux ; ses beaux yeux d’un vert tendre luisant comme des sous-bois, elle semblait une de ces petites fées nocturnes qui voyagent sur les rayons des astres et dans les contes des grand’mères ; mais jamais une grand-mère ne s’était penchée sur Tonio...

Il s’élança, l’étreignit, et s’enfonça avec elle dans les ténèbres où ses pupilles dilatées brillaient encore. Esther lui dit pour l’apaiser : « Je te cherchais Tonio, je te cherchais... » Elle ne se défendit pas ; elle ne tenta pas d’échapper au cercle vivant qui la liait ; seulement une de ses mains écartait avec douceur le visage trop ardent. Dans les regards du bossu qui pénétraient les siens elle connut tout le désespoir des pauvres et des laids, et leur désir furieux de la beauté inaccessible, la profonde misère, comme un abîme au fond duquel elle aperçut une lueur ravissante. Et lui, tout à coup, desserra son étreinte et s’agenouilla devant elle, parce qu’il avait lu qu’elle l’aimait.

Prête à porter sa part de souffrance, Esther était heureuse, heureuse !...

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

Je ne suis pas venu appeler

des justes, mais des pécheurs.

(SAINT MARC, II-17)

 

 

I

 

 

La nuit chaude et la lune éclatante avaient interdit le sommeil au ménage du colporteur. Par leur fenêtre ouverte sur la place du Ghetto Nuovo, Monsieur et Madame Aboaf avaient entendu l’appel rieur de la petite fille de leur voisin, assisté à la poursuite du bossu. Ils guettèrent le retour d’Esther jusqu’à une heure tardive et résolurent de renseigner dès le lendemain matin Manas. Sa froideur depuis quelque temps leur donnait à redouter, qu’irrité par leurs indiscrètes révélations sur la naissance d’Esther, il eut résolu de cesser avec eux des relations d’affaires de plus d’une sorte dont ils tiraient des profits appréciables.

La colère de Manas fut d’abord violente. Démasquant toute son ignominie, il supplia Esther de tromper Lombarone, de lui cacher sa faute, de retourner chez lui. Il reprit espoir quand ii eut revu le bonhomme informé de tout. Attaché à l’enfant par des liens plus forts que la débauche dont il avait toujours rougi en la subissant, il consentait à pardonner, à la prendre avec lui dans les mêmes conditions, où le mal même était douteux ; mais il attendait que Manas agît et sauvât sa petite-fille de la misère crapuleuse. Il osait rarement entrer chez l’antiquaire ; il rôdait sur la place, aux alentours de la boutique. Un matin, il apprit que le vieux Juif, au reçu d’une lettre qui avait semblé le fort émouvoir, était parti pour Milan, disait-il. Mais Esther ?... Depuis la veille déjà on ne l’avait pas vue et on ne croyait pas qu’il l’eût emmenée avec lui. Lombarone n’obtint pas de réponse quand il frappa de sa canne aux volets clos... Le lendemain Manas revint seul et s’enferma. Lombarone craignit qu’il n’eût conduit Esther dans quelque pensionnat de Milan. Le vénérable Otto Barron, mieux averti, ne pensait pas ainsi.

Aucune sympathie n’attachait le rabbin à l’enfant en qui lui aussi avait dès longtemps reconnu l’étrangère ; mais prêtre d’un Dieu juste, il décida de morigéner son coreligionnaire. Il le menaça de la police s’il persistait dans une séquestration criminelle, et refusa d’écouter ses récriminations et ses plaintes ; il s’indigna de ce désespoir dont il ne connaissait pas toutes les causes. L’avare venait d’être frappé à l’origine même de son unique passion.

La visite du rabbin avait surpris Manas dans un cauchemar atroce. Un malheur plus grave lui avait sincèrement fait oublier Esther, seule, affamée dans sa chambre obscure, et aussi les motifs de son courroux contre elle : sa désobéissance, sa sottise.

Il ouvrit sa porte et parvint à se dominer. D’elle seule pouvait lui venir encore un adoucissement. Il tira d’un placard fermé à clef de la nourriture, la servit, et il la regarda manger avec une sombre espérance, en s’efforçant de lui sourire. Elle avait plus de peur encore que de pitié de sa grimace douloureuse. Sa faim apaisée, elle attendit qu’il rompît le silence. Il fit un grand effort pour desserrer son angoisse, libérer des mots, raconter la catastrophe inouïe, exprimer sa haine et son dépit mortels. Il était debout, ses doigts mordaient le dossier d’une chaise, il poussait des hoquets et des cris... Il devint blême et s’abattit.

Esther n’appela point. Seule elle traîna le corps décharné de son grand-père jusqu’au divan qui souvent lui tenait lieu de lit ; elle lui mouilla les tempes, et s’assura qu’il respirait.

Quand le vieil homme eut repris l’usage de ses membres et de la parole, il la vit qui le veillait et il s’attendrit.

Elle l’entendit qui, d’une voix gémissante, accusait tout son malheur. Étonnée d’abord parce qu’elle n’en était pas la cause principale, elle comprit, avec indifférence devant le désastre imprévu, qu’on comptait sur elle seule pour en atténuer l’étendue. Appelé en hâte à Milan par une lettre inquiétante, il avait oublié Esther enfermée. Il venait de perdre tout le bien que sa petite-fille ne soupçonnait même pas qu’il possédât. Dans son fanatisme attisé par la cupidité, il avait depuis dix ans avancé à gros intérêts des fonds à la cause anarchiste. Le parti, privé d’un riche commanditaire arrêté pour affaire de mœurs, défaillait. Et Manas ajouta à la stupeur d’Esther, par une plainte et par un aveu incroyable : un million de lires. On lui avait volé plus d’un million ! Il se tut et Esther le considéra, pareil, dans son âme et dans son corps, à un pantin disloqué.

« Comment vivrai-je, maintenant, si tu me quittes ? »

Il osa insister, parler encore de Lombarone. Sans émotion devant la bassesse de cette supplication, elle se leva du chevet, ouvertement elle se disposa à partir.

Lui, ressassait son infortune. Il avait tout appris d’un révolutionnaire ironique : « Que t’importe, puisque nous sommes à la veille du chambardement général ? Heureux quand viendra le Grand Soir, ceux qui n’auront plus rien à perdre. »

Manas avait cru mourir, étouffé par la rage.

Esther regarda tout ce qui était autour d’elle avec horreur et dégoût. Oui, elle concevait un dégoût profond de la misère âpre et sordide de ce vieillard millionnaire, de la dureté de son cœur devant les souffrances de son pauvre quartier, de son hypocrisie, de ses perpétuels mensonges.

Il avait suivi tous ses mouvements, deviné son dessein ; il la rappela d’une voix et d’un geste suppliants. Elle considéra le misérable dont la lèvre était tordue par l’apoplexie... Alors elle dénoua la serpillière où elle venait d’entasser quelques hardes. Mais elle se refusa à répondre au sourire de Manas qui avait compris le sens rassurant de ce geste. Elle avait décidé de rester.

 

Manas attendit d’abord que la pitié pour lui jetât Esther dans les bras de Lombarone ; de celui qu’il traitait secrètement de « vieux sot » il avait escompté des subsides souvent répétés. Une ou deux fois, il reçut sa visite, il voulut l’encourager. Lombarone secoua tristement la tête. Il fit ses adieux à l’antiquaire, il allait quitter son petit palais du Ponte Molin, Venise. Il possédait, dans le sud de l’Italie, des propriétés ; l’hiver venant il rejoindrait une fille mariée. Trompé dans son espérance, Manas maudit Esther. La maladie présente, la famine à ses portes, il ne pouvait plus maintenant se passer de sa petite-fille, et sa rage le tuait de ne rien laisser voir de ses craintes et de ses soupçons.

Il reprenait lentement ses forces, assis sur le seuil de sa boutique, ou sous l’arcade, selon la hauteur du soleil. De là il guettait les sorties d’Esther, qu’Aboaf surveillait. Il fut assuré qu’elle ne rejoindrait pas Tonio dans son logis démantelé d’où il avait obtenu qu’on le chassât. Et il se rassura d’abord. Mais il recevait du colporteur des avis irritants. Grâce à ce voisin sûr, il sut qu’on tournait sa ruine en dérision et qu’on n’ignorait rien des désordres de sa maison. Un jour cela fut net et précis ; Aboaf ne lui épargna ni l’heure ni le lieu. Alors Manas rentra se réjouir seul de sa vigueur qui commençait de revenir.

Il exaspéra sa rancune. Esther prenait ses repas à ses côtés, avec une insouciance heureuse qui prouvait sa faute.

Ce soir-là, il se coucha et feignit de s’endormir. Aucun bruit ne l’avertit, mais il avait confiance en Aboaf et c’est à coup sûr qu’un peu après il se dirigea vers la chambre d’Esther.

Il s’arrêta, ému, rien qu’un instant. Sa femme avait accouché là, là sa fille était morte. Qu’allait-il commettre ? Il pensa au vol nouveau dont il était la victime.

 

Tonio vivait maintenant dans l’extase et la crainte à la fois, Esther lisait sur ses traits l’impression d’une douleur millénaire. Cette ignorante imaginait qu’elle réparait l’injustice de la beauté, celle de la bonté, de la force, de tous les dons inégalement distribués et qu’elle avait reçus, du moins de l’avis de Tonio. Tandis qu’elle inclinait vers Éliézer la cruche pleine d’eau fraîche, sa joie était vive, plus grande était la soif de celui qu’elle abreuvait. Quel autre eut joui, avec cette ardeur de revanche, du don de son sourire et des baisers qu’elle consentait, immolée, en fermant les paupières ?

 

Manas poussa le battant.

Tonio s’était levé, tremblant devant les menaces de sa présence inopinée. Il recula jusqu’au mur où Manas, à pas lents, le poursuivit, les bras ouverts, pour empêcher toute fuite.

Il les referma entre la nuque et la bosse du malheureux effondré à ses pieds, et il commença de serrer. Il se réjouissait de la peur qui faisait virer les regards du ravisseur, et de la nuit qui bientôt les éteindrait.

Le silence l’inquiéta, – ou quel animal avertissement ? Esther était là, derrière lui. Il tourna vers elle son visage défiant. Elle s’était approchée, et elle élevait avec peine un trop lourd chandelier de cuivre.

Il comprit.

Il ne vit que deux yeux, deux yeux clairs exécrés. Il reconnut le châtiment de Jéhovah. Il avait partagé son lit de pur Israélite avec une chrétienne ; sa fille aussi avait aimé un chrétien ; voici que par leur faute, l’étrangère, l’inconnue ! et l’ennemie de sa race, surgissait pareille à une greffe honteuse sur un arbre sain.

Et il rit, parce que le temps était venu de la réparation et de la vengeance.

Ses doigts gardaient la forme d’un cou frêle épargné par hasard ; il les tendit vers le cou d’Esther. Il allait clore à tout jamais ses yeux abominables.

De la main d’Esther avait roulé l’arme improvisée que, dans un réflexe légitime, elle avait en vain tenté de brandir ; avec horreur elle voyait s’approcher celui qu’en sa pensée elle croyait avoir menacé : le père de sa mère !

Les genoux de Manas fléchissaient, près de toucher le plancher. Il semblait qu’il n’y eut en lui de vivant que sa colère, sa colère joyeuse d’être enfin débridée, et ses doigts assassins. Il buta sur le chandelier, tomba sur le côté. Les battements de son pouls, irréguliers depuis sa récente syncope, s’arrêtèrent ; il sentit venir la mort entre ces deux êtres qu’il avait voulu tuer, et la terreur qu’il en éprouva précipitant la menace, une fois encore il se laissa glisser à terre.

Esther et Tonio tâtèrent son cœur qui battait, ouvrirent les portes, appelèrent Madame Aboaf qui passait.

Tonio ne pouvait supporter davantage la voix de cette bouche, les gestes de ce moribond que la haine ranimerait. Il prit l’épaule d’Esther et la poussa dehors.

 

 

 

II

 

 

Tonio et Esther s’abritèrent, au plus loin du Ghetto, dans une des impasses qui, traversant le canal de la Judecca, s’aèrent sur les fundamenta Santa Eufemia. Lui espérait trouver, dans quelque fabrique de ce quartier ouvrier, un travail selon ses forces. Peu de Vénitiens gagnent un salaire régulier ; ici l’oisiveté du riche étranger s’accorde avec celle du pauvre, et la nourrit. Tonio, habitué à vivre sordidement, de besognes incertaines qui lui laissaient le loisir de lire et de flâner, parvenait maintenant à grand-peine à payer la nourriture, et le gîte décent. Esther avait aussi cherché un emploi, certains jours mendié. Il le lui défendit avec emportement. Elle attendra qu’il devienne riche. Bientôt ! Bientôt ! ! L’hiver dur et difficile prendrait fin. Il jouissait en avare de son bonheur orgueilleux et craintif.

Elle était avec lui bonne et gaie. Rarement ils sortaient ensemble ; la raillerie d’un enfant sur son infirmité, ou la pitié visible d’un passant, Tonio n’eût pu les supporter en sa présence. Il n’entrait pas dans leur logis, qu’il n’eut arrangé sa coiffure sur un front et des yeux qu’il avait assez beaux et qu’elle admirait. D’ailleurs son visage intelligent n’eût pas déparé un corps harmonieux.

Il souhaita qu’elle s’instruisît. D’abord elle lut tous les livres qu’il possédait ; mais elle s’intéressait peu à son rêve de faire de l’or, tant d’autres avant lui l’ayant tenté. Dans les ouvrages incomplets qu’il achetait pour elle, au rabais chez les bouquinistes, Esther démêla si vite, dans le fatras elle découvrit si bien, les idées claires et salutaires, que Tonio émerveillé renonça à l’orgueil d’enseigner, pour la douceur plus grande de recevoir la parole de ces lèvres charmantes. D’elles coulaient pour lui seul toutes félicités. Devant les regards d’Esther, il dominait mal ses transports ; il s’agenouillait, cherchant des formules d’adoration. Et jamais il ne s’approchait que la nuit ne fût tout à fait tombée.

Elle s’émerveillait qu’un tel pouvoir de rendre heureux lui fut échu, et parce que Tonio était laid, une espèce de joie amère la transportait vers lui. Contre ce sentiment, la nature parfois, luttait, et sa jeunesse. Alors elle expiait des répugnances inavouées, par un tel emportement de caresses que son amant lui-même en demeurait interdit, inquiet.

Il commença enfin de gagner un peu plus que le nécessaire, dans un orchestre ambulant quand, avec l’affluence des étrangers, le temps revint des concerts sous les fenêtres des hôtels, et de « la Musica », le soir en barque sur le grand canal. Il avait appris avec une rapidité surprenante à jouer de la mandoline. Il chantait, avec un comique que sa petite taille et sa bosse accentuaient sous le costume blanc ceinturé de couleurs vives des Napolitains, et il attirait les rires et les sous. Il était fier de la modeste opulence d’un bijou, d’un ruban qu’il apportait avec lui ; pareil à un oiseau mâle qui lisse ses plumes au printemps, il parlait de ses succès de virtuose. Esther le croyait avec une tendre reconnaissance. C’est bien en vain qu’il guettait en elle de l’ironie, ou quelque chose qui rappelât la honte dont souvent il se sentait mourir. D’aussi prodigieuses, d’aussi injustes délices, il comprenait que de durs tourments les dussent payer. Il s’y soumettait avec une patience pleine de sursauts.

S’étant aperçu qu’elle dépensait secrètement une part de la monnaie qu’il lui laissait avec largesse pour acheter des provisions (il s’attachait pour elle à ce premier luxe des pauvres), il en ressentit un tourment furieux. Il ne voulait plus qu’elle donnât, qu’elle donnât à d’autres qu’à lui. L’idée de lui adresser un reproche, il ne pouvait non plus l’accepter. Et encore : Où va-t-elle, qu’elle ne dit pas ? Et il rage parce qu’il ne veut pas la suivre. À la vérité aucun soupçon, rien qui diminue l’idéal qu’il possède, sans mérite et sans droits ; mais elle est la nourriture de son âme, à ce point que plus rapidement que de celle du corps il mourrait d’en être privé. Sans mérite et sans droits ! voici qu’ayant convenu de cela, il en restait atterré, plus farouchement jaloux. Sûr d’elle, il s’assombrit encore, et se tourmenta, parce que cette certitude était inique. Découvrir les motifs innocents des tromperies d’Esther ne l’eut point guéri, il le savait, de l’atteinte de cette idée, de ce remords.

Elle portait au rabbin des secours pour Manas ; elle le confessa, le jour qu’elle eut deviné la souffrance de Tonio ; hélas ! une part seulement de cette souffrance, si tenaillante depuis qu’il l’avait connue, qu’il ne put se tenir d’en avouer la somme, pantelant, misérable, et comme vaincu.

Elle caressa son front et ses joues, elle le calma d’une étreinte. Mais elle s’étonnait. Alors quand il fut parti rejoindre sa « compagnie », elle décida, ce soir-là, qu’elle irait malgré sa défense, l’écouter et le voir. Elle ne s’avouait aucune curiosité, seulement un tendre intérêt.

 

Sur le grand canal et jusqu’au palais Dario, des gondoles pressées contenaient des couples enlacés, amollis par la douceur de la nuit, le privilège du lieu pareil à leurs désirs et riche d’une sensualité qu’accroissait la musique aspirée par bouffées lourdes. Sur les balcons et les terrasses des hôtels, des femmes parées et dévêtues avec une telle impudeur que la correction de leurs compagnons en habit paraissait l’insulte ou le mépris d’hommes repus ou trop âgés.

Esther, rarement mêlée à cette fête perpétuelle de Venise, n’y éprouva ni attrait ni dégoût. Elle avait, de ruelles en ruelles, gagné les marches qui descendent depuis la Salute, et s’y était assise dans la foule des flâneurs italiens et des touristes peu fortunés.

Elle voyait bien la grande barque pontée, éclairée de ballons de papier orange, d’où s’épandaient des morceaux du Trouvère, des rengaines de Tosti, dont ailleurs on eût fui la vulgarité et l’usure. De tout son élan, de tout son cœur pitoyable, elle était tendue vers Tonio qui tenait dans l’orchestre une place privilégiée. De son instrument, il piquait avec entrain des variations aiguës dans la trame médiocre des mélodies. Ces broderies forçaient l’attention que retenaient, malgré la blouse molle, les épaules trop hautes et la taille exiguë du virtuose. Funiculi, Funicula !... Il s’était levé, et chantait maintenant, avec des mines affectées, et des modulations empruntées à plusieurs registres, passant du soprano à la basse ; il dansait, bondissait d’un bout à l’autre du tréteau, tirant de sa bosse et de sa boiterie des effets bouffons ; tout cela, discipliné par l’intelligence dans le but de plaire et d’apitoyer, et de forcer l’aumône. Tandis qu’on passait, pour la quête fructueuse, l’écuelle emmanchée de long, à la poupe des gondoles et à la terrasse des hôtels dont les fenêtres jetaient des monnaies, Tonio, exalté par les applaudissements et les bis, recommençait ses couplets. Plus fort que les autres, Esther avait battu des mains et crié, et tenté d’attirer vers elle l’attention de son ami ; il lui parut que c’était en vain. Elle eût voulu, dans un regard, lui jeter un remerciement, lui dire qu’elle admirait son courage autant que son adresse et son esprit.

Plus encore que la première fois, avec une drôlerie plus originale et vivace, Tonio se multipliait, sans rien céder à la fatigue dont témoignait la sueur de ses tempes et de ses joues.

L’heure avançait, les gondoles une à une commençaient de se dégager de leur enchevêtrement et s’enfonçaient dans les rios sombres ou remontaient vers le Lido ; Esther rentra le plus vite qu’elle put à Santa Euphenia, craignant d’y être précédée par Tonio que ses compagnons reconduisaient en barque.

Elle l’attendit longtemps, cheminant en rêve sur des routes merveilleuses... Une fée accordait un don au pauvre Tonio qui grandissait, se redressait. Il ne gardait, de sa forme ancienne, que son visage malicieux et bon. Ils se réjouissaient tous deux, avec un emportement qui l’inquiéta un peu tant elle y prenait de part ; elle rougit quand la fée lui dit : « Pour toi, je ne te donne rien. La beauté de Tonio vous comble tous les deux... » Alors Esther s’éloignait, serrée contre son bel amant, confuse de sa joie parce qu’il était pareil aux autres jeunes hommes...

 

 

 

III

 

 

Elle s’éveilla au petit jour, et tout à coup s’inquiéta, dans le moment même qu’on venait la chercher pour la conduire à l’hôpital anglais. Une infirmière assistant hier soir au concert avait vu Tonio, dans une de ses cabrioles, glisser maladroitement dans l’eau et sous la barque d’où on avait eu peine à le retirer, sans connaissance. Elle avait pris sur elle de le faire transporter ; il était dans une belle chambre où les soins ne lui manqueraient pas ; on appelait auprès de lui « sa petite sœur »... puisqu’il avait déclaré n’avoir aucun autre parent. Esther n’objecta rien. Anxieuse elle fit rapidement le très court chemin de l’hôpital.

Tonio haletait un peu, oppressé par la congestion ; mais le médecin rassurait ; la crise sans doute serait courte. On invita Esther à visiter « son frère » aussi souvent qu’elle le souhaiterait.

Heureuse d’abord des soins qu’elle eût été impuissante à lui procurer, elle passa ses journées près de lui qui la contemplait dans une extase reconnaissante.

 

Un matin d’angoisse et de fièvre, l’aumônier catholique, un Milanais, du nom de Jean, dont le visage émacié et lumineux rappelait un Baptiste de Cima da Conegliano, parut au chevet de Tonio. Il s’approcha d’abord d’Esther, et la saluant avec une douceur singulière : « Marie », dit-il.

Elle se dressa, rétive à « l’influence » qu’elle sentait peser : « On m’appelle Esther. »

Il sourit, passa à la tête du lit, imposa sa main sur les cheveux du malade endormi.

Elle, agressive : « Vous allez le réveiller ! »

Il n’en tint compte, pria, signa d’une croix le front brûlant, avant de s’éloigner.

Bien des années plus tard, Esther devait retrouver ce souvenir, et s’en émerveiller...

 

Elle éprouvait une grande gêne du plaisir que lui avait d’abord causé le mensonge de Tonio ; de l’avoir accepté comme un présent délicat, impliquait à ses yeux une trahison envers l’infirmité de son ami, – du moins une faiblesse. Avait-il cru qu’elle rougirait de sa boiterie et de sa bosse ? Elle avait hâte de l’emmener avec elle. On y consentit, à condition qu’il s’assujettît à de grandes précautions.

Elle le soigna et le nourrit, comme elle avait promis à la « nurse » qui d’abord était venue l’aider. Faute de références, Esther ne put trouver d’emploi à la fabrique de bière toute voisine, ni dans aucun autre atelier du quartier dont elle ne consentait pas à s’éloigner. Elle reprit ses petits métiers hasardeux, d’abord indifférente au mépris que lui attirait sa liaison avec le bossu, pourtant surprise de l’éloignement de la jeune anglaise bonne et jolie qui cessa bientôt ses visites. Elle avait témoigné, pour l’infirme, d’une pitié attentive... Alors que lui importait qu’Esther fût ou non la sœur de Tonio ?

Elle secoua la tête. Elle voulut se soucier seulement de quitter le moins possible son ami qui, pendant de longues heures, l’attendait, ses doigts étendus sur un livre ouvert, l’esprit bien loin de l’alchimie et de ses autres chimères. Après la lassitude qu’elle avait commencé d’éprouver, comme d’une captivité, quand il travaillait pour elle, elle se sentait maintenant libérée, et fière. Contente de peiner pour qui elle aimait, elle rassemblait, pour les écouter mieux, tous les appels confus de son enfance. Elle n’enviait pas les autres jeunes filles qui ne sont que des jeux aux mains, et même dans le cœur, des garçons hardis et rieurs.

Tonio s’affaissait sous des poids trop grands de joie et d’orgueil, et aussi de honte. Il tâcha, tout le temps de sa solitude, à ordonner ses sentiments violents et divers. Il y parvint. Comment avait-il été si fou que de sacrifier sa revanche sur un long passé de souffrances, et le bonheur si anxieusement attendu de « la » voir bientôt rentrer ?

Il revécut son accident. Voici ce qu’il avait ressenti à la minute précédente : moins la confusion d’être vu dans son triomphe humiliant, bafoué autant qu’applaudi, que la certitude tout à coup poignante et qui lui semblait lucide, d’une séparation prochaine. Pourtant, il avait entendu Esther, reconnue dans la foule, tandis qu’il accompagnait de gambillements et de grimaces les couplets de Funiculi. Et ayant si cruellement redouté le contraire, il avait compris qu’elle l’admirait. C’est alors qu’il avait décidé de se tuer. Un peu plus tard, à l’hôpital, il s’était étonné de son acte désespéré qu’il n’eût jamais consenti d’avouer. Voici qu’il s’explique mieux. Il a voulu se tuer, afin précisément qu’elle ne continue pas d’applaudir sa vilenie et, s’y complaisant, de la partager. Ce sentiment découvert en lui-même, il veut le déclarer passager et absurde ; cependant il le hante. Pour le conduire à la mort une seconde fois, cela serait-il assez fort ! (assez stupide ! se hâte-t-il d’ajouter), pour le priver de jouissances qu’il eût dû se croire à jamais interdites ?... Interdites, elles le sont peut-être. Il y a, sur la laideur, une sorte de malédiction. Esther en a écarté le fardeau des épaules difformes de Tonio, mais pour en affubler les siennes. Et c’est injuste, injuste ! S’il pense à cela, il mord son oreiller pour étouffer ses cris de rage qui sont des cris de sublime amour. Ah ! s’il sentait qu’elle va se lasser ! de tous ses efforts il se cramponnerait, et minute à minute, au prix de son sang, il retarderait méchamment l’impatience d’Esther de lui échapper, d’être libre ; n’aurait-elle pas le temps d’être heureuse plus tard ? L’allégresse d’être assuré du contraire est empoisonnée par tout ce qui s’est éveillé en lui de noble, de généreux, de passionné. Esther a moins de seize ans. Quel avenir, – il osait s’avouer : quel amour ! lui offre-t-il ? Il l’aime au point de vouloir la libérer, non point assez pour renoncer, lui vivant. Qu’est la vie sans elle ? Un jour qu’elle le pressait tendrement, il répéta : « Que vaut la vie sans toi ? »

Elle s’étonna un peu que la vie lui parut si peu de chose qu’une humble fille la put remplir.

« C’est que tu n’aimes pas. »

– « Je t’aime, Tonio, parce que tu es intelligent, parce que tu es bon. Et tu sais bien que je t’ai choisi, quand tu t’imaginais m’avoir prise. »

Elle s’efforça de le convaincre, de calmer son agitation, et quand il se fut assoupi, elle rêva devant sa fenêtre qu’elle ouvrit sur une nuit fraîche. Donner, fut la réponse de son cœur ; donner, c’est l’amour ; donner au plus pauvre, et sans jamais reprendre. Donner, lui semble si parfait qu’elle rentre vite. Elle ne rêvera plus.

« J’ai vu, tout à l’heure, Tonio, un grand bateau qui partait pour l’Égypte joyeusement. Les passagers agitaient leurs mouchoirs, on leur répondait des vaporetti pleins de monde. Si tu veux, nous aussi, nous partirons, et sans rien laisser derrière nous. » Ainsi Esther s’efforçait de dissiper la tristesse de Tonio, qui s’accroissait à mesure du retour de ses forces. « Ne crois-tu pas que tu seras bientôt guéri ? »

– « Je le serai demain. »

Il prononçait : « demain », avec une sombre résolution.

Esther : « J’ai toujours pensé que je te devrais la richesse et le bonheur. Quel musicien ! Et tu as aussi le sens du commerce. Je t’aiderai. Nous partirons loin d’ici ; on nous respectera ; nous ne nous quitterons jamais ; et si cela nous plaît, quand nous serons riches, nous nous marierons. » Une expression d’angoisse dans les regards de son ami l’effraya ; elle voulut la dissiper : « Écoute encore. Sais-tu ce que je remarque depuis quelque temps ? et cela m’a frappée, le soir que tu dansais sur le Grand Canal ; tu marches beaucoup mieux et chaque jour tu deviens plus fort. Il y a, en Italie, de très habiles médecins... S’il le faut, nous irons en Angleterre, en France ; et je vois bien que tu guériras tout à fait. »

 

Il répéta : « Je guérirai tout à fait. »

– « Alors, nous reviendrons à Venise ; tout le monde nous jalousera, et la petite Esther sera la plus heureuse des femmes. »

Tonio se laissait bercer par ces mensonges. De tout ce que Esther inventait, il lui plaisait d’être la dupe. Encouragée, elle déroula le plan d’une existence pleine de réussites, de félicités, d’amour.

Alors Tonio : « Peu d’enfants, Esther, s’endorment sur des contes si merveilleux. »

– « Es-tu bien ? »

– « Je suis bien. »

Elle crut qu’il allait s’assoupir. Mais un regard de Tonio sur elle était si passionné qu’elle s’inclina. Cet éclair, c’était la récompense du sacrifice d’Esther, la joie pure que le jeune homme devait ignorer qu’il causait, qu’il devina peut-être, car ses traits tout à coup dénoncèrent une inexprimable bonté. Il se leva, presque sans efforts :

« Tu es belle, Esther, belle ! et plus que je ne suis difforme ; et bientôt tu sauras combien je t’aime, moi aussi. »

Il s’exaltait, fébrile ; elle craignait une faiblesse ; mais non ; il s’assura, avec un sourire victorieux où Esther s’étonna de lire quelque chose de résolu et de doux, quelque chose qu’elle devait démêler seulement un peu plus tard, et ne jamais oublier. Il ne voulait pas se coucher encore. Il descendit avec elle, marcha dans la rue à son côté, refusant son appui, se louant de la vigueur revenue, que tant d’hommes valides lui eussent enviée.

Le lendemain, elle trouva, en rentrant de l’atelier, une lettre de lui.

« À t’aimer tant, je t’ai comprise, Esther, et alors j’ai compris tout le reste qui, si vaste, m’intéressait moins que toi. Ton âme close pour tout autre, et peut-être pour toi-même, je la vois clairement : une fontaine dans un abri d’ombre où tu m’as permis de pénétrer. Et d’abord je t’ai aimée, au point, frissonnant quand tu passais, de penser haïr ce qui nous séparait... La haine ne peut venir de toi ; je sens bien que je ne haïssais point, puisque je n’ai pas tué ceux qui ont tenté de t’approcher. Une mystérieuse, puissante, une insupportable clémence me retenait. J’en ai découvert la cause il y a peu de temps. Tu es pareille aux femmes qu’on voit aux vitraux ou aux peintures des églises où tu n’entres pas, et longtemps tu me parus aussi incompréhensible. Les rayons de sang, d’eau pure ou de feu, qui tombent des mains de ces saintes auréolées ou de leur Christ, et des tiennes, que sont-ils ? Des malades, des suppliants agenouillés s’y abreuvent. Où la source ? Où le foyer ?... Tu sembles ne rien posséder ; pourtant tu donnes toujours, à toute heure, dans tous tes gestes, tendres ou familiers. Une fois je t’ai dit cela ; (souvent j’ai tenté d’exprimer comme je t’aimais, – mais quels mots ?...) ; alors tu m’as fermé la bouche, en riant.

« Vraiment tu m’as aimé ; j’ose penser cela, et l’écrire d’une main tremblante ; je me suis beaucoup tourmenté pour savoir pourquoi, et comment... Quelquefois j’en ai conçu un stupide orgueil. J’admire humblement, davantage. Je sais que mon pauvre visage était alors paré du reflet qui rayonnait de toi. Bientôt cette lumière va lui manquer et je veux le courage de n’être plus que ce que je suis : un laid petit bossu.

« Mais tu m’as aimé ! Ta sincérité t’inspira des mensonges qui deviendront des créations, car voici qu’ils ont suscité un Tonio nouveau.

« Mon amie bien-aimée, quand tu liras cette lettre je t’aurai quittée, et je pense que je ne te reverrai plus jamais. Je suis guéri. Je crois que j’aurai cette force et que je te la devrai. Sinon, quelque jour, je reviendrai, non plus comme un amant, – ah ! quel pauvre homme ose encore écrire ce mot radieux, ce mot coupable, ce mot à jamais défendu ! comme un ami, ou comme un esclave, ou comme un mendiant. Mais j’espère fermement t’éviter cela.

« C’est que, maintenant, je sais d’où viennent les rayons, d’où vient la richesse. Oui, j’ai compris, en te regardant de toute mon attention, comme ta bonté est efficace. Je lui dois d’avoir renoncé à mourir. Car tu as bien deviné, n’est-ce pas ? mon « accident », l’accident du pitre misérable que tu as surpris trafiquant de son ridicule et de sa laideur. J’ai voulu disparaître à jamais dans la boue du canal, sous une barque. Je me suis débattu, j’ai maintenu ma bouche dans la vase. Esther, je t’aimais tant ! On m’a sauvé malgré moi.

« Je veux vivre pour faire de l’or ; non plus comme les alchimistes d’autrefois, non plus en déchiffrant des signes sur les pierres gothiques ; mais par un secret plus beau que tu m’as enseigné.

« Moi aussi, bien-aimée, j’ai un cœur. À ton exemple, je saurai le presser jusqu’à la douleur, et j’en exprimerai des rayons. Je tâcherai d’être aussi riche que toi, et je donnerai à tout le monde. À toi d’abord. Ici, j’ai cette fierté de rendre autant que j’ai reçu. Et le même présent magnifique. Nul, jamais, n’aura fait un don plus précieux que celui que je t’offre : toi-même, Esther. Et tu m’as instruit à ce point que je ne serai pas ruiné, – je le sais, – mais enrichi, comme une mine merveilleuse, plus on la fouille.

« Vois que je suis digne de toi, seulement aujourd’hui. Tu ne rougiras plus de Tonio. J’emporte cette certitude et cette fierté. Grand comme toi, Esther ; puisque je te quitte, digne de toi ! »

 

 

 

IV

 

 

Esther connut la tristesse de la chambre vide, davantage celle d’un cœur sans emploi. Elle se reprocha sa sécheresse. Ainsi quelque lassitude accompagne des soins épuisants au chevet d’un malade adoré. Il meurt, on pleure ; on a donné sa peine, on eût donné tout simplement sa vie, sans y songer... Tout de même on se repose.

Elle n’avait pas très bien compris la lettre de Tonio, pleine d’exaltation et d’excès, où les louanges se mariaient à d’autres folies. Dans son chagrin, elle se répétait : « Je crois que j’aurai cette force, et je te la devrai... » Au contraire, c’était lui le fort ; elle admirait son courage. Elle ne l’eût jamais quitté, n’ayant rêvé d’autre joie que de posséder l’objet de son sacrifice. Comment eût-elle cru que ce sentiment était contraire à la nature, puisqu’il était dans sa nature de l’éprouver ?

Peu de temps après, ayant appris, par le vénérable Barron, que Manas, atteint par une troisième attaque et paralysé, allait bientôt mourir, elle passa ses journées auprès de lui ; il ne témoigna jamais qu’il l’eût seulement reconnue.

Détachée de toute pratique religieuse, intriguée plutôt qu’émue par le mystère de la mort, elle accompagna pourtant, sur la place du Ghetto, le vieil Israélite, devant les portes des sept synagogues et jusqu’au cimetière du Lido.

Libre désormais de tous soins, Esther ne se réjouit guère de sa liberté, plus qu’elle ne s’était inquiétée de sa solitude. Cependant elle eût répugné à tout métier sédentaire.

Au marché du Rialto, elle achetait des seiches qu’elle purgeait de leur encre ; elle les lavait à l’eau fraîche, les découpait et parait dans une corbeille plate, elle offrait sa marchandise aux quartiers pauvres de Venise. Elle connaissait toutes les ruelles, les sotto portici les plus obscurs, et les plus détournés méandres des canaux. Souvent son cœur battait plus vite parce qu’elle entendait derrière elle un pas claudicant, parce qu’un bossu paraissait au coin d’une rue. Alors elle se hâtait pour le rejoindre et suivre du regard. Elle pensait qu’elle reverrait un jour l’infirme héroïque ; et cette conviction grandissait, au contraire de toute vraisemblance.

 

Esther réfléchissait à son passé ; sans quitter sa mélancolie, elle s’appliquait à estimer à leur valeur les choses et les gens, la misère et la richesse, les servitudes du travail. Les spectacles et les propos recueillis au hasard de ses courses apportèrent des enseignements éloquents, des réponses aux questions de son intelligence attentive. Elle s’inquiétait fort peu des désirs dont elle était l’objet, et des railleries parfois, à cause de son aventure connue avec Tonio. Elle le pleurait avec une douleur farouche... et des remords : « Si j’avais mieux su l’aimer, il ne serait pas parti. »

Deux ans elle vécut ainsi, ne baissant ses yeux devant aucune turpitude, ni indignée, ni souillée, insensible.

Le dimanche, suivant la coutume des chrétiens, elle se lavait et peignait avec plus de soin, et parfumait pour chasser l’odeur de marée ; devant son miroir, elle voyait se développer ses formes avec une joie qui commença de la troubler. Elle gagnait aisément sa nourriture et habitait la maison héritée de Manas, conservée grâce à une rétribution aux créanciers presque entièrement désintéressés par les objets anciens que, discrètement, Lombarone avait acquis pour un prix élevé. Jusqu’à sa majorité, le vénérable Otto Barron avait accepté d’administrer son peu de biens.

Lombarone l’avait initiée aux jouissances que l’art procure ; elle préférait, chaque saison, en recevoir de la nature. Mais bientôt la surprirent des frissons de plaisir devant les couchants marins ou sous les terrasses du palais Papadopoli ruisselant jusqu’au canal, de glycines ou de vignes pourpres. De la mystérieuse fécondation des plantes à l’élan des mouettes infatigables, au frôlement des chats paresseux, dès qu’elle eut compris l’appel de tout ce qui végète et vit, elle résista à cette montante ivresse dont elle éprouvait les maléfices en les méprisant. Les filles qui nouent leurs bras au cou des hommes contents d’être jeunes et bien faits la déconcertaient. Le sacrifice surprenant, déraisonnable, du seul digne d’amour, de Tonio qui l’avait fuie ! elle en appréciait la grandeur exemplaire ; elle croyait l’atteindre, et peut-être la surpasser, en négligeant le présent qu’il avait offert : la liberté d’Esther ! et payé de tout son bonheur. « Si jamais tu reviens, ami... » Mais elle n’espérait plus de retour.

Particulièrement Guido, elle le détesta parce qu’il s’entêtait à la saluer, qu’il avait essayé plusieurs fois de lui parler. Elle, avec l’instinctive prudence des veuves, l’avait toujours évité.

Elle l’a rencontré comme il sortait d’une église avec ses parents, des bourgeois cossus à qui il ressemblait. Puisque son visage reposé, satisfait, lui a tant déplu, pourquoi s’est-elle écartée, comme si elle avait eu honte, ou peur ? Elle réfléchit. A-t-elle donc connu un péril ?

Quelque chose s’efforce contre une mémoire à qui elle a résolu de demeurer fidèle.

Qu’est-ce donc ? pas seulement ce jeune homme qu’elle n’aime point en vérité.

Et d’où la résistance ?

Comment a-t-elle admis cette seconde question ? Si aisément elle y va répondre. Mais les arguments qu’elle ramasse autour d’elle, les arguments de sa sagesse, si familiers, si connus que depuis longtemps, elle ne les pèse plus, craquent dans ses doigts. Fragiles, légers, elle craint, les touchant à peine, de dissiper leur poussière.

A-t-elle vraiment résolu de s’enfermer à jamais dans une solitude stérile, dans un mélancolique égoïsme ? quand, de tous côtés, la vie lance des appels ! Elle entend ceux qui montent de son pauvre quartier, et son cœur bondit de pitié, qui se change en une tendresse dont la douceur l’envahit et la gagne... et la perd, elle le craint, et s’en défend encore.

Guido, ses études terminées, était revenu de Rome. Sa beauté était vraiment devenue parfaite, dans l’équilibre que donnent l’usage des sports et l’insouciance de l’avenir. Pour Esther, elle offrait, dans toute sa personne, les grâces innées que déjà l’esprit ordonne et cadence.

Détendus les ressorts d’une résistance si longue, elle manquerait d’armes contre les attaques légitimes de la jeunesse et de l’amour...

Elle « éprouvait » ainsi, plutôt qu’elle ne pensait, un jour qu’elle revenait du Lido, où elle avait été visiter au cimitero vecchio la tombe de Manassès et celle de sa fille. Pourquoi l’avait-elle fait ? qui l’attirait vers la mère inconnue et l’aïeul détestable ? Et sa grand-mère ? où l’époux juif avait-il enseveli la chrétienne ? Esther s’étonna de cette récente inquiétude.

De sa yole qui filait le long du quai des Esclavons, Guido l’aperçut qui débarquait du vapore. Il la héla gaiement par son nom : « Je rentre mon bateau ; j’accours. »

Elle avait toujours fait de grands détours pour ne point passer au cercle nautique du Bucentaure et devant le « Jardin du Roi ». Elle rougit de cette faiblesse. Mais elle était lasse de contredire le hasard.

Elle poursuivit jusqu’à la Piazzetta, et s’assit patiemment pour attendre Guido. L’infirme dont elle gardait depuis deux ans la mémoire, elle l’invoqua afin qu’il demeurât près d’elle, et défendît son bien. Elle dût l’invoquer... « Cher Tonio, vois que je te suis fidèle. » Guido allait venir. Esther avait souhaité cette épreuve, pour en écarter la menace.

Elle se moqua de la fatuité de l’adolescent qui ne doutera pas qu’elle soit venue pour lui... Il l’irrita (bien que lui en apparût l’injustice), que Guido dût se souvenir d’une rencontre ancienne, ici-même... Quelle différence aujourd’hui ; qu’elle se sent loin de ce bon fils entre son père et sa mère !

Cette raillerie mesquine est artificielle ; elle l’envierait plutôt d’estimer ceux de qui il est sorti.

Et encore, lucidement : que faire de lui heureux et beau ? et que faire pour lui ? Elle se confirme dans son calme et son indifférence. Elle lui dira – sans plus tarder puisque le voici, elle lui dit : qu’elle ne l’aime ni ne l’aimera, qu’elle le prie de la laisser en repos, de ne plus la saluer, et sans rancune, de l’oublier comme elle l’oublie...

Tonio ! Tonio ! elle est digne de toi, de ton courage !...

Guido, devinant qu’elle allait fuir encore, avait pris rudement son bras ; mais elle leva sur lui des regards dont elle-même comprit, avec étonnement, qu’ils étaient insoutenables.

Il baissa les siens, desserra son étreinte. Mais elle aurait tort, – il le déclara, – de triompher de sa défaite passagère. Il la connaît, parbleu ! pareille à une chèvre capricieuse, impossible à contraindre... Pourquoi renoncerait-il à la persuader ! Il y tâcha avec une ardeur confiante qui offensait Esther. Elle se défendit âprement contre ce qu’il répétait de banal et d’éternel qui déjà l’avait obsédée. Les mots sont puissants quand ils formulent ce que nous taisons avec prudence. Elle sentit leur poids.

Il a respecté sa peine, et parce qu’elle a tant aimé le pauvre Tonio, il la chérit davantage...

Il se tut un instant par une habileté inconsciente, et ces paroles descendirent au fond d’un cœur ému. Moins hostile, Esther l’écouta qui plaidait pour les droits de la jeunesse qu’elle sacrifiait (et ce sacrifice l’avait exaltée) : « Ne soyez pas si étonnée. Ne niez pas non plus. Rien n’est aussi ravissant que vous ; Esther, cela seul est exceptionnel, et la force, et l’humilité de mon adoration pour vous. Cela seulement, et nous rentrons dans la plus juste loi, la plus humaine ordonnance. »

– « Vous êtes fou, je ne veux pas. » Et avec une ferme douceur : « Celui que j’aime n’est pas mort. »

– « Il se plaisait dans les maisons basses, dans les cours et tous les lieux obscurs... Il a refusé de vous y retenir avec lui. »

Elle pensait : Comment Guido sait-il cela ?

– « Esther, vos yeux sont faits pour les spectacles du monde. »

Lui prêtait-il, et depuis si longtemps, une si fidèle attention ?

L’enchaînement de ses idées se nouait pendant les silences ; il continua : « Ne vous révoltez pas, ne nous révoltons pas. » Ainsi atteignait-il au point où des doutes dans la défense d’Esther voulaient naître. Il releva sa jolie tête avec une hardiesse gracieuse : « Est-ce que vous ne voyez pas que des dieux nous ont créés l’un pour l’autre ? »

Esther y rêva un instant. Elle se connut pareille aux autres créatures, bêtes altérées, plantes inclinées, désireuses de l’eau du ciel ou des fontaines. Alors elle commença de voir le désordre dans la résistance à des lois préétablies. Entraînée dans une onde claire où tout se mêlait et se purifiait, elle se sentait parmi les éléments, l’un d’eux, attirée vers cet autre qui lui semblait, à elle aussi, prédestiné.

Elle lutta encore.

Elle n’avait point coutume de demander des conseils. Et à qui donc ? Sa solitude était totale. Sa conscience anxieuse devait, toute sa vie, chercher des chemins, les tracer, mais avec l’aide de son cœur. Ses erreurs seraient généreuses.

Guido en tirait sa meilleure espérance.

Ici, les indications se précisaient ; elle aurait préféré de recevoir un ordre. Qui donc lui avait appris à se méfier de son plaisir qui l’invitait ?...

La timidité de Guido s’exprimait par sautes, avec une gravité persuasive ou tantôt très discrète ; il se découvrit en un petit nombre de paroles auxquelles Esther accordait un prolongement. Tout près d’elle, il la tutoya avec une audace tremblante : « Orgueilleuse ! sois donc plus attentive aux pauvres qui mendient autour de toi... » Il insistait, suppliant : « Plus attentive. »

Esther cédait peu de pitié à la misère matérielle qu’elle avait bien connue ; par exemple la laideur privait davantage. Elle devinait d’autres détresses encore ignorées ; elle crut qu’une des plus poignantes l’implorait par les yeux et la voix du jeune homme.

Consciente de cette sensibilité dangereuse, elle décida de se défendre contre ses surprises, et de fuir ; il en était temps ; oui, de fuir un bonheur dont l’attirait et la repoussait, à la fois, l’inutile douceur...

Guido marchait près d’elle, grand, fort, délibéré.

L’impuissance d’Esther contre un péril approchant, contre le ridicule d’une poursuite dans les rues, l’exaspéra. Elle songea à une autre fuite, la nuit, jadis, dans les ruelles et les cours du ghetto... Elle ne redoutait pas un dénouement pareil. Alors elle avait été pour Tonio une proie consentante...

Consentante ! c’est ce qui avait fait la beauté de leur amour. Elle ne s’était pas elle-même évaluée ; seulement le désir désespéré qui multipliait la grandeur du don. Guido aussi aime depuis beaucoup d’années, peut-être qu’il désire, et qu’il souffre autant.

Pourtant, elle dit, sincère : « Vous voyez bien que je n’en peux plus, et que je vous déteste. »

Il la regarda, lasse réellement ; il baissa les yeux une seconde fois sous les siens, et Esther en triomphait.

Mais il sourit, l’air faux et charmant...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

 

LES AMIS D’ESTHER

_______

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Moïse, dans la loi, nous a commandé de lapider

ces sortes de femmes. Et toi, qu’en dis-tu ?

(SAINT JEAN, VIII-5.)

 

 

I

 

 

La princesse Marya Patrikos réunissait fréquemment, dans un confortable appartement, des hôtes très divers de la société romaine dont les disparates s’accordaient en des pratiques occultes ; la plupart fréquentaient aussi les réunions théosophiques du viale della Regina. L’entrain et le bagout de la Grecque lui attiraient des relations que ne décourageait pas sa bonhomie assez simple, et que retenait la curiosité de ses dons médiumniques. Inspirée, à la manière de Blavatsky, fondatrice de la secte, elle tenait, disait-elle, son étrange pouvoir des Maîtres de l’Inde ou « Mahatmas » ; elle communiquait avec l’un d’eux qu’elle nommait son « Chéla » ; elle en parlait avec une emphase respectueuse.

En cette soirée de septembre 1910, un groupe s’isolait du reste des fidèles, autour de la ravissante actrice Esther Manas, alors au début de sa célébrité. C’était son amant Karl Emmer, le savant directeur des « Services de Toxicologie et de Recherche des Fraudes » envié, discuté ou haï, à cause de son isolement ombrageux, du mystère où il se complaisait avec une affectation un peu théâtrale, de la rumeur qui, malgré tout, accompagnait chacune des découvertes qu’il livrait parfois aux journaux scientifiques, avec le dédain parfait de leurs conclusions et de leurs attaques. C’était l’impresario russe Dmitry qui avait protégé les débuts d’Esther, et le prince Odo Analcanti qui, l’année précédente, avait fait construire à ses frais, dans le quartier le plus élégant de Rome, entre le Corso d’Italia et la via Boncompagni, un théâtre muni de tous les perfectionnements qu’exigent les mises en scène les plus riches et les plus compliquées ; principalement, déclarait-il, pour y monter Il Infanto, la comédie lyrique de son ami le grand poète Comellino, depuis longtemps promise à l’Italie et à l’univers impatients.

En l’attendant, Dmitry, à qui le prince avait confié l’administration du nouveau Théâtre d’Art, avait monté des spectacles d’essai, commencé de former une troupe.

C’est dans son cabinet directorial qu’il avait revu sa petite amie du Ghetto, accompagnée du jeune Guido trop charmant et trop beau, dont la médiocrité d’ailleurs l’avait enchanté, sans qu’il s’en fût avoué les motifs.

Le sourire d’Esther amenait la détente des cœurs, et cela n’était pas dû à la couleur quasi miraculeuse de ses yeux, mais au rayonnement... Les désirs animent cette lumière que nous projetons de l’âme sur les choses, tantôt ardente, aiguë, impitoyable ou attendrie ; de qui ne désire plus le regard s’éteint, et déjà c’est la mort. Le désir de donner, surtout et presque uniquement, se répandait en gerbe de ces phares clairs.

Dmitry avait engagé les amants à bout de ressources. Accueillie, encouragée, Esther avait vite réussi, sa grâce aidant, tandis que Guido échouait. Jaloux et humilié, sans doute eût-il gâté sa vie irrémédiablement si Esther, choisissant le jour qu’il se réjouissait d’un héritage, n’avait congédié, avec une tendre mélancolie, celui qu’elle chérissait encore mais qu’elle se connaissait impuissante à servir.

Dès lors, Dmitry s’était attaché à détourner Esther des propositions du prince qui, séduit par les grâces de sa pensionnaire, masquait, parait du moins, sa quarantaine approchante, par toutes les possibilités de la richesse, et proposait sincèrement l’art et la philosophie au sommet des plaisirs.

Plus difficile de mettre en garde la petite-fille de Manassès contre les assiduités d’abord timides de Karl Emmer, amant presque honteux de cette Contadini que jadis elle avait déjà nommée : la mauvaise femme... Esther réussit à arracher Karl à cette influence néfaste, en se donnant à lui avec une gravité profonde et recueillie.

Elle l’avait toujours admiré ; elle avait admis avec un enthousiasme puéril la grandeur d’une œuvre inconnue, à laquelle l’attachait encore l’idée d’un péril. Dmitry d’ailleurs semblait mal justifié dans ses attaques contre Emmer, en même temps qu’il tâchait à se lier avec lui sous des prétextes d’affaires assez surprenants. Peut-être qu’il en savait plus long qu’Esther sur les travaux du chimiste, sur ses approches d’un but inavoué... Il frissonnait d’une convoitise à laquelle de l’anxiété se mêlait, pourvu qu’il évoquât tant de possibilités, et la puissance incalculable d’un homme d’action à qui Karl eût consenti de s’associer !...

Durement, jalousement repoussé, il s’était acharné, embarrassé sous l’interrogation d’Esther. Parce qu’il n’avait pas eu le courage de modérer les violences de sa rancune ou de sa passion, elle crut qu’elle le détestait, ennemi du maître qu’elle avait résolu de servir après l’avoir sauvé !

 

Karl Emmer occupait avec Esther, dans la via Principe Amedeo, un vaste atelier laboratoire ; deux pièces attenant leur servaient de logement. Guidée depuis deux ans par une sorte de mysticisme à peine charnel, d’élan vers la religion de ceux qui cherchent encore, Esther jouissait du bonheur de travailler aux côtés de Karl ; dans ses bras, contre son cœur, elle s’était crue, elle aussi et comme lui « destinée ». Cependant Emmer appartenait tout entier à la matière (dont l’intelligence, d’après lui, était encore une sécrétion) ; elle avait pensé y échapper en quittant Guido ; volontiers elle s’y était laissée ramener par le thaumaturge qui empruntait à cette matière la force, non plus seulement la beauté vaine et éphémère, et non content de ces apparences, prétendait lui dérober ses ultimes secrets...

Dmitry avait compris qu’il ne goûterait plus de repos tant que Karl ne serait pas deux fois vaincu.

 

Ce soir, et tandis que l’hôtesse se livrait à des préparatifs qui ne lui retiraient pas la confiance de ses invités bénévoles, fermant les rideaux, rangeant les sièges à sa guise, ménageant autour d’elle un large espace, le prince Analcanti ne prêtait d’attention qu’au retour de Dmitry qui l’avait quitté brusquement, pour six mois, tandis que le théâtre était loué à une troupe allemande d’Opéra. Hier, il était revenu de Russie, hâve, presque minable, et il éludait là-dessus toutes questions, préférant se joindre aux efforts du prince qui parlait des perspectives de la scène italienne. Il espérait une lecture prochaine de Il Infanto : « Pourquoi, Esther, fermez-vous votre porte au cher poète ? Toutes les interprètes que je lui propose, il les refuse, dit-il, en amour de vous ! »

Et Dmitry : « L’œuvre dont nous connaissons, depuis longtemps, le prince et moi, de longs fragments, est telle que Monsieur Emmer vous conseillerait, tout le premier, d’attacher votre nom à ce triomphe sûr. »

– « Je ne conseille rien. Esther est libre. »

Cette sèche réponse de son ami, elle l’avait adoucie d’un sourire qui remerciait en même temps celui qui l’avait formulée.

Avertis par le brouhaha des chaises, ils entrèrent au milieu du cercle.

« Prince, voulez-vous me présenter à Monsieur Emmer ? »

Cette phrase avait été prononcée en italien fortement accentué de français, par un jeune homme d’une trentaine d’années, au visage expressif dont les traits et les regards offraient les signes de l’ardeur et ceux de la volonté.

« Monsieur Michel Lancelot, un Parisien qui nous arrive de Moscou, où il a rencontré notre ami Dmitry. » Le Français et le Russe acquiescèrent seulement d’un geste poli. Analcanti continua : « Monsieur Lancelot est ingénieur d’une société franco-russe d’électrochimie qui possède à Rome une succursale. »

Lancelot s’inclina devant Esther qui le salua de la tête. Alors, l’ingénieur, sans laisser à Karl Emmer le loisir de s’étonner : « Déjà je m’étais permis, lors d’un précédent voyage, de solliciter une entrevue ; il s’agit d’une affaire... »

– « Je ne fais pas d’affaires. »

Emmer tendit sa main pour atténuer cette interruption sans nuances ; – dont Dmitry semblait se réjouir... mais une invitation à visiter le laboratoire de la via Principe Amedeo, formulée d’un ton aimable, amena un mouvement de dépit et un sourire narquois sur les lèvres du Russe, et même du prince romain.

 

Michel Lancelot plaça un siège un peu en retrait d’Esther, assise entre Emmer et Dmitry ; le prince debout derrière eux.

On causait, en attendant que l’hôtesse commençât.

Beaucoup de fronts étaient soucieux. Les journaux parlaient de révoltes agraires, de désordres financiers, de troubles en Europe et de guerres ; naturellement ils ne savaient pas tout. Un spirite allemand rassura. On attendait de grandes choses. Le prince ne voulait rien craindre. Il prévoyait des temps heureux.

« Demain, dit-il, régneront les artistes. »

La Patrikos, à l’autre bout du salon, ne l’avait pas entendu ; pourtant elle affirma : « Demain la science régnera. »

Les habitués reconnurent le timbre particulier de sa voix blanche et vaticinante ; non pas Esther qui l’interrompit joyeusement : « L’avenir sera donc pacifique ! »

Marya Patrikos ne parut pas contrariée ; plusieurs regrettèrent ; l’inspiration reviendrait-elle ?...

Cependant Michel Lancelot secoua la tête, et s’adressant à Esther : « L’avenir sera terrible ; la science est déjà tachée par le sang ; elle s’y baignera. »

Esther regardait Karl Emmer qui, dédaigneux, opposa : « La science est impassible et neutre. »

Elle ne put consentir : « Alors elle serait cruelle, et haïssable ! »

Cette riposte indignée avait jailli soudaine comme une lueur de magnésium ; Esther comprit la douleur qu’elle venait de causer, en considérant tour à tour la rougeur subite de Karl et le méchant rire de Dmitry. Le savant allait répliquer ; Esther lui prit la main, et ce geste implorait son pardon. Il se tut. Mais la princesse gardant un silence attentif sans doute à d’autres propos que ceux qui bourdonnaient autour d’elle, on interrogea Emmer dont la réputation, chez ces esprits asservis, portait autant d’effroi que la démonologie de la bonne Marya : Qu’attendre des progrès de la mécanique, de la chimie ? que craindre ?... Il se refusa simplement à prévoir l’avenir, « encore au-delà de toutes recherches ».

– « Nous pouvons connaître au-delà des recherches humaines. »

Chacun se tourna vers Marya Patrikos assurée qui venait de proférer ces quelques mots. Le spirite allemand demanda : « Qui peut connaître l’avenir ? »

Alors Marya : « Dmitry. Je sais qu’en vous demeure la réponse. » Et elle répéta : « Qui peut connaître l’avenir ? »

Dmitry, haussant les épaules : « Ceux qui le font. »

Il avait l’air las et dégoûté, il étouffa un bâillement.

Les lumières s’éteignirent, sans que personne apparemment eut coupé le courant électrique ; des lueurs et des sons passèrent bientôt dans la salle obscure.

Esther habituée connaissait la Patrikos depuis quelque temps déjà et se divertissait, sans plus, des miracles ou des tours, à la vérité surprenants, auxquels on la faisait assister. Elle songeait au voisin imprévu, à Michel Lancelot...

Ce matin, tandis qu’elle traversait le Campo dei Fiori, cet étranger qu’on lui avait, lors de ses débuts de comédienne, présenté dans sa loge, qu’elle avait revu quatre ou cinq fois peut-être, l’avait abordée. Dans le moment justement que la princesse Patrikos passait à côté d’eux devant l’éventaire le mieux garni du marché, il lui avait offert des roses vigoureuses, rouges et safranées dans des collerettes de feuillages, aux tiges épineuses et chargées de boutons, hérissant leur bouquet luxuriant : « Ainsi, avait-il dit en riant, poussent les ronces au Paradis. »

Esther avait refusé, elle ne savait plus pourquoi, avec une dureté qu’elle regrettait, car elle éprouvait pour lui des sentiments alternés, d’hostilité et de sympathie.

Cependant la princesse prophétisait dans un silence impressionné : « Prochainement, une guerre, où les morts se compteront par millions ; une révolution plus meurtrière encore en Orient européen. Les Maîtres de l’Inde le veulent. »

Karl Emmer s’ennuyait déjà de cette farce théâtrale. Il serrait les doigts que son amie avait laissés dans les siens, Lancelot n’écoutait pas. La présence d’Esther aux côtés de son amant lui causait un trouble imprévu. Pendant son séjour en Russie, à peine s’il avait songé à elle. Il se souvenait sans plaisir de leur rencontre récente et de son air hautain.

La Patrikos enflait le débit, haletait : Je « connais les forces qui commencent de s’agiter. Mes maîtres veulent. Je ne puis scruter leurs desseins, qui seront bienfaisants après des générations. Je vois les acteurs principaux... Je pourrais donner des noms... »

 

Dmitry détruisit le silence et la nuit. Il tourna les commutateurs, les oreilles furent blessées par un ricanement autant que les yeux par les ampoules soudain lumineuses.

Esther poussa un cri de surprise parce que des roses jaunes et rouges, encore perlées de rosée, reposaient sans lien, sur sa robe.

Comme chacun s’émerveillait, Marya Patrikos sourit. « Quelqu’un songeant tout à l’heure à ces fleurs remarquées au Campo dei Fiori, a souhaité d’en voir de pareilles sur vos genoux. Remerciez le désir de celui qui vous aime. »

Dmitry était assis auprès d’Esther ; Karl Emmer fronça les sourcils. Lancelot très pâle avait reconnu les roses au cœur sanglant.

L’Allemand ne s’était pas étonné ; il insista : « Les noms, madame ! Votre Chéla vous a-t-il appris les noms ? »

Et la Patrikos : « Pas ce soir. »

Lancelot, pour secouer son angoisse, dit : « Comment les auriez-vous appris ? »

Elle ne s’irrita pas : « Tout ce qui est écrit, mes Maîtres le lisent. Tout n’est pas encore écrit. »

Elle se leva ; Dmitry persiflait : « Les hommes écrivent, écriront. »

Il quêtait l’approbation de Karl qui se détourna. Alors, s’approchant de l’hôtesse, tout bas : « Marya, vous savez beaucoup de choses ; il n’en eut pas fallu révéler une seule de plus. Déjà, vous avez trop parlé. »

– « Et vous-même ? »

– « Nous sommes des fous ! Mais je serais capable de me tuer, ou vous, pour un mot de trop. »

– « Mon Chéla me dicte ce qu’il veut. Je ne sais que ce qu’il me révèle. »

Il chercha attentivement dans ses regards si elle raillait... Elle lui tourna le dos, et chacun put l’entendre : « J’ai horreur de ce Russe. »

 

 

 

II

 

 

Le lendemain et les jours suivants, Dmitry visita le couple heureux de la via Principe Amedeo, comme si c’eût été le motif principal de son retour à Rome. Il se sentait d’autant plus suspect qu’on lui posait moins de questions au sujet de son voyage. Il préféra de choisir lui-même ses aveux, ses souvenirs ; il les rattacha habilement à ceux d’Esther, aux colloques mystérieux, la nuit, près de la porte d’eau du Ghetto.

Né à Simbirsk en 1875, il y avait fait ses études secondaires ; les « supérieures » à l’Université de Moscou. Il avait commencé d’y préparer son doctorat ès sciences naturelles. Dès sa vie scolaire, il s’était affilié aux sections russes anarchistes. C’est à ce titre que jadis il portait des tracts à Manas, banquier du parti, et en recevait des subsides. Contraint d’émigrer à la suite des troubles de 1905-1906, il avait, à la tête d’une compagnie de ballets russes, continué, élargi, en Angleterre, en France, en Italie, une active propagande. De nouveau, il revenait de là-bas, des steppes sans fin du désespoir et de la révolte. Il avait dû se cacher, il avait souffert, il avait échoué seulement en apparence ! Il rapportait la certitude du triomphe prochain.

Dans quels buts adoucissait-il ses rêves, excitait-il Karl à rêver aussi, peut-être à s’avouer ? Il ne s’adressait jamais à Esther en qui ses paroles descendaient comme un alcool trop brûlant.

Par ses confidences indiscrètes, par un mystère qui repoussait aussi bien qu’il intriguait, il tâchait à séduire Karl qui dominait mal une sourde colère, depuis que chez la Patrikos, le miracle des roses (cette jonglerie !) avait lancé sa jalousie sur une fausse piste. Pourtant la liberté d’esprit du Russe proscrit semblait bien faite pour s’accorder avec les hardiesses du grand Juif solitaire. À l’aide du temps et d’une ruse plus assidue, Dmitry eut mieux réussi sans doute ; son insistance et sa hâte lui coûtèrent la confiance qu’il avait espéré de gagner ; il le sentit. Il n’accepta pas cette froideur, cette hostilité durable. Avant de quitter Karl, il exigea qu’on le reçut encore une fois, et seul.

Soit.

De la chambre où elle demeura enfermée pendant la longue visite de Dmitry, Esther, le lendemain, entendit bientôt le grondement de leur querelle. Selon qu’il soufflait, aigu ou grave, par la fente de sa porte, elle espérait ou craignait, balancée par les impulsions d’un instinct qui l’effraya. Elle se revit, presque une enfant dans la maison du Ghetto, brandissant un lourd chandelier au-dessus de la tête d’un vieillard longtemps chéri, parce qu’il menaçait un amour nouveau. Parce que la volonté de Dmitry se tend à cette minute contre Karl qu’elle lui préfère, elle élèverait encore une arme, pour défendre, pour tuer ! Elle éprouve un tel mouvement de son sang, qu’elle méprise.

Heureusement, elle n’était pas ici l’objet de la dispute ; il s’agissait, entre ces deux hommes, d’autres différends que de la possession d’une femme ; il s’agissait, croyait-elle, d’autres amours qui poussent moins vite les adversaires à un meurtre, parce qu’elles sont plus hautes et plus nobles, ou bien parce qu’elles sont moins fortes.

Enfin une voix chère retentit avec une autorité qui resta sans réplique : Esther comprit qu’on venait de chasser Dmitry.

 

Karl, peu d’instants après, la retrouva dans le laboratoire où elle feignait d’être absorbée par des besognes habituelles. Elle crut lire sous son front une dure résolution qui l’empêcha d’abord de questionner. Elle n’osa pas même avouer son regret, ni pour Dmitry son amitié, dont elle se reprocha, comme une faute, la persistance.

Karl baisa la nuque jeune que dégageait la blouse échancrée et se remit au travail avec une indifférence, un enjouement affectés ; avait-il remarqué l’interrogation des regards de son amie ? D’abord elle accepta qu’il se tût. Demain il parlerait ; il lui apprendrait ce qu’elle brûle de savoir, qu’il est près d’atteindre au but de ses efforts, et quelle découverte Dmitry convoite si âprement ! En attendant, il convenait d’aider Karl, soit à reconquérir son calme, soit à poursuivre la solution d’un problème obsédant, avant de l’en divertir par un grave entretien.

Ce soir-là, il ne sembla pas réellement soucieux, ni le lendemain tandis que le repas de midi rappelait à leur petite table d’amants épris la gaieté quotidienne, et bien qu’Esther eut hasardé une allusion négligente à la visite de Dmitry. Les jours passèrent, et la semaine. Pourquoi pas encore ? qu’attendait-il ? Esther ressentit une offense et un peu de chagrin ; elle s’en défendit. Elle en voulait à lui de se taire, à elle-même d’en souffrir.

Le doute la poursuivit jusque dans les travaux où elle s’acharna davantage avec une curiosité plus active ; tantôt, au contraire, elle s’attardait, pensive, l’éprouvette en suspens au-dessus de la flamme, ou la main arrêtée sur le livre où elle notait le résultat des expériences. Karl jetait un coup d’œil sur cette nouvelle Esther, et semblait attendre sans impatience qu’elle revînt à leurs communs travaux.

 

Elle évitait soigneusement le Russe qui rôdait autour de leur maison et dans les lieux où elle avait coutume de se rendre.

Elle s’étonnait d’avoir pu retarder de plus d’un mois l’inévitable, quand un encombrement de piétons sur la place d’Espagne fournit à Dmitry l’occasion qu’il poursuivait. Il l’aborda, ayant gagné à la surprise qu’elle lui sourit. Alors elle accepta les conséquences d’un hasard et même elle décida d’en profiter. Tout conflit entre Karl et Dmitry pouvait contenir un péril. Comment n’en pas assumer sa part, n’en pas détruire, s’il était possible, la menace ?

« Enfin, Esther, enfin ! » avait-il dit. Et : « Pourquoi me fuyez-vous ? »

– « Peut-être que j’ai eu tort ». Ayant mis sa main dans la main offerte, elle l’interrogea à son tour : « Que s’est-il passé entre Karl et vous ? »

Elle l’ignorait donc ! Dmitry devina que Emmer l’avait irritée en gardant un secret ; il entrevit des représailles : « Votre amant appartient tout entier à son idée égoïste, stérile. Ce qu’il aime, il le tue, parce qu’il se préfère ! »

Devant la brutale offensive elle prit honte de sa curiosité, de son consentement à l’approche de « l’adversaire ». Elle rougit : « Dmitry, j’admire le génie de Karl depuis mon enfance. »

– « Innocente exaltation ! »

– « Maintenant qu’il m’aime et que je l’aime, je sais qu’il dépasse l’idée que je me faisais de lui. »

– « Quels buts vous cache-t-il ? »

– « L’amoindrirai-je parce qu’il ne m’en a pas tout révélé, et jusque à oser le juger ? »

Ainsi elle-même fermait la porte qu’elle avait tenté d’ouvrir ; elle renonçait à rien apprendre ici.

Il marchait près d’elle, le long de la via Due Marcelli. Il feignit de la tristesse avec, à peine, de l’ironie :

« Je sais que vous avez jadis détourné Mr Emmer de me céder une de ses inventions... lui-même s’en est vanté comme d’un témoignage de votre amour. En êtes-vous là que vous cherchiez tous deux des preuves dans votre mémoire ? » Et sans laisser à Esther le temps de s’indigner de cette perfidie, il parla d’un ton plus bas, persuasif : « Vous me pardonnerez parce que j’endure une peine que vous n’imaginez pas. Esther, je vous prie, réconciliez-moi avec votre amant... », elle s’écartait de lui : « Il le faut » et lui saisissant le bras : « Je le veux ! »

Elle ne rit pas comme il l’avait craint, et cela apaisa sa fièvre soudaine. Ils continuaient de cheminer côte à côte.

Très posément elle répondit : « Vous n’avez jamais eu de droits sur moi. » Et encore : « Je tâcherais en vain à ce que vous me demandez ; je n’y parviendrais pas. »

Il ne laissa plus rien voir de son exaspération ; elle s’était interdit, comme une trahison, d’interroger « l’ennemi de Karl » ; pourtant elle décida de l’écouter jusqu’au bout ; il apprécia cette victoire. Il en abusa. Il rappela le cri que, chez la Patrikos, elle avait poussé, un cri de haine contre la science, de révolte contre le savant. Elle protesta de son enfantillage, de son repentir ; elle ne songeait qu’à se réfugier auprès de Karl ; elle hâta le pas.

Alors Dmitry désespéra de sa tentative : « Vous aviez fait de grands rêves, mais vous n’êtes pas mûre pour l’œuvre qui vous appelle... et que vous ignorez. Il faut avoir levé quelques masques encore, derrière lesquels il n’y a rien. » Il ricana : « Levez, levez les masques ! » Et puis il sourit avec un peu de bassesse : « Comellino tarde à livrer son manuscrit... Le prince Analcanti semble las... Vous devriez l’engager dans une nouvelle entreprise théâtrale. Il suffirait que vous le désiriez. Ainsi m’aideriez-vous à vivre pendant le temps nécessaire, un temps dur à passer, l’attente ! et à demeurer près de vous. »

Ils arrivaient à la maison où Karl qui rentrait aussi les surprit. Dmitry le salua, et à voix très haute : « Esther, réconciliez-moi avec Monsieur Emmer. »

Il resta, le chapeau à la main, tandis que Emmer, sans rien dire, emmenait Esther et fermait sa porte.

Karl, à son tour, attendit une confidence qu’il ne reçut pas. Un sentiment inavoué de « revanche » retenait-il Esther, autant que l’embarras d’un récit où s’enchaînerait l’aveu de son trouble ? Un espace tentait de séparer ces amants tendrement unis ; chacun sentait l’urgence de le remplir, mais par la confiance de l’autre...

Des deux, Esther souffrait surtout et plus apparemment de ce dur silence.

Dmitry, raisonnait-elle, avait voulu acheter un secret, quel ? évidemment important si l’on considérait son obstination, et redoutable pourvu que l’on connût cet homme dangereux.

 

Elle commençait seulement d’entrevoir un peu au-delà des formules nécessaires à ses tâches de laboratoire vers lesquelles Karl avait dirigé son activité et sa curiosité. Avec un souci singulier de conclure, de moraliser, elle avait classé en « favorable et féconde » la biologie, en « périlleuse » la chimie ; son « maître » riait beaucoup de cette critique élémentaire.

Il lui confia peu à peu le soin d’achever quelques travaux, « des fragments, – lui disait-il, – une pierre à soigneusement tailler pour l’édifice... » Elle s’y appliqua avec une ardeur attentive qui en dépassait l’intérêt.

C’est qu’elle tâchait secrètement à réunir en un faisceau ses diverses observations ; elle s’obstinait aux pistes. Karl ne put ignorer longtemps la signification de ce travail indépendant.

Par moments, leurs transports plus amoureux que jamais... quand ils s’accordaient chacun dans le besoin de se faire pardonner.

 

Un soir, après trois jours de recherches, dans un silence dont Esther connaissait la féconde promesse, il traça, d’une écriture ferme, des conclusions plus longues que d’habitude. Quand il sortit une heure pour rafraîchir ses tempes en feu, Esther refusa de le suivre, prétextant des soins dont elle se plaisait à entourer les petits animaux qu’elle nourrissait dans un coin de l’atelier, en vue des expériences de Karl. Elle en appréciait la nécessité, et autant qu’elle le pouvait, en atténuait la cruauté.

Alors, elle n’y songeait guère.

Karl avait laissé sur une table, peut-être à dessein, le carnet noir et lié où il inscrivit habituellement ses découvertes les plus importantes.

Avidement elle l’ouvrit, doutant si elle pourrait comprendre, trop inexperte en effet pour saisir tout le sens des signes inclus. Pourtant son sang lui afflua au visage quand, en tête des deux dernières pages, elle lut, dépassant, confirmant ses suppositions hardies : Vie, Mort ; deux mots trop simples et trop grands pour qu’on les accepte simplement. Sur ces feuillets usagés, quels problèmes insolubles dans la totalité de leur objet ! Le mythe de la genèse en interdit l’atteinte aux fils d’Adam. Karl a préféré d’écouter le conseil intelligent qui frémissait dans le feuillage de l’Arbre. Et quel noble cheminement !

Mais s’il n’eut fait que cheminer, pourquoi Dmitry se fut-il acharné ? Sans doute il a cru à la réussite, et Karl l’a détrompé... Détrompé, il n’eût pas insisté. Sur les pages du carnet, deux formules soulignées trois fois, (Esther connaît cette habitude), valent une affirmation, signent une victoire !

 

Victoire attendue, espérée par elle aussi, depuis que Karl l’avait appelée au secours de sa liberté et de son travail.

« Esther », avait-il imploré alors dans une lettre dont elle évoque le sens et presque les termes, « je n’espère rien, je ne désire rien de vous. Cependant je vous écris, parce que vous êtes, depuis tant d’années, le témoin de ma déchéance !... Sans pénétrer mes projets, vous les avez acceptés avec une foi simple et naïve. »

Esther songe qu’en effet, elle était bien telle qu’il l’avait dépeinte.

La lettre d’Emmer exposait la misère de sa vie quotidienne auprès d’une sotte, et coquette ! et puis elle reprenait : « Je dois à ma coreligionnaire que le vieux Manas qui m’admirait aveuglément a enseignée, de lui apprendre ce que je suis, ce que j’étais !... un prospecteur acharné, enfonçant sa hache et l’éclair de sa lampe dans les ténèbres où, depuis leur origine, les générations consentant stupidement à se voir châtiées, marchent et tâtonnent, les pieds butant et les bras étendus. Entre elles et ce qu’elles ont appelé Dieu, – que je nomme « la cause », – j’ai juré de détruire les obstacles que la terreur entassa, au moins autant que l’ignorance. Je déteste ces grands mots, leur emphase. Pourtant, c’est vrai. Cela tiendra bientôt en quelques gouttes dans mes éprouvettes. »

Plus loin :

« Je ne me soucie plus que de la science et de vous. Or, je ne suis plus capable de l’effort sans défaillance qu’elle exige de moi, non plus que de la longue attente pour conquérir, quoi donc ? votre clémence, votre amitié ? Non, c’est votre aide toute puissante et c’est votre impossible amour, les deux seules raisons que je pourrais avoir trouvées de vivre, à quoi je renonce, sans avoir rien entrepris. »

Sans rien mesurer, elle était accourue ; sans qu’il eut rien promis, elle avait tout donné.

Parfois elle avait trouvé petite la demeure du savant, non plus dès qu’elle s’y était enclose. Elle était alors rassurée, satisfaite par une ardeur qui passait la sienne, intriguée à peine. Elle avait demeuré de longs mois dans cet heureux isolement.

Son amant, s’arrachant difficilement, fut-ce quelques heures, au travail dont elle lui avait rendu le goût avec la liberté, si par reconnaissance il s’en éloignait parfois à son profit, elle en paraissait aussi étonnée que joyeuse. Mais il lui plaisait moins dans la rue où il était un homme comme les autres, que dans sa longue blouse, devant ses microscopes ou ses cornues, et sa table chargée de papiers. Elle rentrait volontiers, heureuse, fière, d’avoir dressé ce solitaire devant son œuvre. Ici l’amour d’une pauvre fille pouvait servir et non pas atteindre. Elle s’en était persuadée. Résignée à son ignorance, elle servirait sans lassitude et de tout son effort, contente d’aider à poursuivre des buts dont elle imaginait les bienfaits inépuisables. Elle s’était jugée si inférieure à ce prêtre pâle qui brûlait tout et lui-même sur l’autel d’un dieu inconnu !

Deux ans, elle avait vécu près de lui, dans une vénération confiante : « Je t’aime, lui disait-elle, avec le cœur de millions d’humains reconnaissants qui te placeront bientôt au-dessus de Jenner et de Pasteur. »

Il jouissait de sa présence et de ses caresses avec un bonheur égal et favorable, mais il évitait qu’elle lui posât trop de questions sur ses travaux, depuis que récemment elle s’était inquiétée de leurs buts. Une fois qu’elle y insistait, il répondit : « Je n’en ai pas », sentant le péril de cette franchise.

Alors elle avait osé : « Les Chrétiens racontent une belle légende. Des savants et des rois suivaient dans un grand voyage une étoile qui marchait devant eux dans le ciel... » Ses yeux brillaient quand elle répétait : « Suivre une étoile ! »

Mais Karl : « Parce qu’ils l’ont suivie, ces mages n’ont rien connu de la route. Je préfère, à leur course absurde, de plus lentes étapes, la découverte d’une herbe ou d’un minéral, qu’écrasaient les pieds de leurs chameaux. »

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

Quand Karl Emmer revint, il put considérer Esther les deux mains posées sur les pages ouvertes ; les yeux levés l’interrogeaient avec une gravité et une intelligence qui ne lui permirent plus d’éluder, ni de le tenter.

Aussi bien Esther pouvait-elle lire à son tour dans toute son attitude qu’il n’était point irrité, qu’il consentait à l’aveu prévu, inévitable, – à la fin, souhaité.

« La Vie, La Mort ? »

Il inclina simplement la tête.

« C’est cela que Dmitry voulait acquérir ? »

– « Ou voler. C’est cela. »

– « Tu as bien fait de le chasser. » Elle s’était levée.

Elle dit, après un temps : « Qu’en eût-il fait ? »

Aucune insistance sur la sorte de ces deux problèmes ; ni de doutes sur les résultats. Karl surpris, ému en même temps de la croyance que prouvait un si simple assentiment, pâlit devant l’impitoyable souci d’Esther : « Qu’en feras-tu ? »

– « Rien. »

– « Je ne te comprends pas. »

Karl n’avait rien gagné ; il lui restait à conquérir cette femme qu’il avait cru à jamais liée à sa vie ; et nécessairement il fallait que ce fût à son œuvre. Il avait refusé jusqu’à présent d’envisager ce risque.

Il l’eût dû pourtant, depuis qu’il avait chassé ce Dmitry qui avait voulu lui dérober la confiance d’Esther et ce secret qui reposait sur les genoux d’Esther, ce secret qu’après avoir tenté de l’acheter avec l’argent de commanditaires riches et puissants, le Russe eût payé d’un crime.

Esther ne s’impatientait pas d’un silence que si visiblement la pensée remplissait... Ni bruit, ni mouvement ; rien que le mince halètement d’une bestiole agonisant sous la piqûre d’un venin. Et au dehors le murmure de la ville, ignorante de ce qui concerne pourtant le plus humble passant. Esther songe que le destin de ce misérable et le sien, dépendent en effet des sécrétions du cerveau de Karl.

Karl ne répétera pas à son juge si cher les arguments de Dmitry tâchant enfin de le séduire : « On ne peut rien détruire sans vous, les Juifs. Nous sommes la pâte, vous le levain. De vous les larges et sublimes et hardis efforts et les concepts hors des limites. Les lois ne sont pas pour vous, “Sans patrie”, qui ne les avez pas faites. » Et encore : « Je rêve de vengeance, du déchaînement des captifs, hommes et passions ! je forcerai l’avènement de la justice exacte et cruelle. » Emmer avait haussé les épaules. « La Connaissance seule importe ! »

Le temps ne compte pas en regard des paroles qu’Esther attend. Que vont-elles promettre, contenir ?

« La Connaissance seule importe. »

Sait-il qu’il a répété cela à voix haute et que cette réponse suffit à Esther qui, dans sa conscience, en écoute les prolongements. La Connaissance, le mystère à pénétrer, à détruire ! Elle l’avait pressenti et tout à coup deviné : tout ce qu’elle a vu, entendu, depuis qu’elle vit auprès de Karl, prend un sens : par un vaccin universel, l’homme peut-être rendu réfractaire à tous poisons, et parmi eux, à la nécrose même.

Plus de mort, autre qu’accidentelle ? Appuyant sa main sur l’épaule du savant, elle ne s’est plus tenue d’interroger ardemment, rudement : « Et l’autre face aussi ? tu l’as découverte ? »

De ce vaccin dénaturé, une goutte eût suffi à tuer tout être vivant. Un jour il lui a confié cela. L’apprentie chimiste a compris davantage : la corruption d’un seul corps détruit répandrait dans l’atmosphère des quantités considérables de ce poison plus virulent. Inévitablement ainsi la mort universelle ! La gorge serrée de la jeune femme put à peine expirer : « L’autre face ? »

Au seuil de ses découvertes (à côté des plus sûrs bienfaits pour l’humanité, de mortelles menaces !), frémissant, dominant peut-être sa peur, Karl avait passé outre.

Il se tut. Les doigts agrippés de son amie pesaient. Elle insista : « Qu’y a-t-il de vrai ? »

Il se dégagea, et comme il l’avait sentie trembler, il la contraignit doucement de s’asseoir, et sourit pour cacher l’ivresse de sa certitude, pour en esquiver le péril immédiat... « Tout est vrai, Esther. En tous cas bientôt. Mieux encore que ce que Dmitry et vous avez deviné. Bientôt l’homme égalera Dieu jusqu’à son terme !... »

Il hésitait. Il s’arrêta.

Son terme ?

Comme il sentait sur lui une lourde interrogation, il acheva : « Le Néant. » Et détourna la tête. Il redoutait le lâche silence que commanderait l’expression du chagrin sur un visage adoré : « Esther, il n’y a rien d’autre. » Allait-il tout dire ? Pour se donner le temps d’en décider, il feignit que sa présence fut utile près d’une lampe à essence dont la flamme agonisait sous une grosse ampoule de verre. Il l’éteignit, revint et, sans enchaînement apparent : « La Science nous conduit vers un formidable et grandiose inconnu... Ce n’est pas cet imbécile qui la matera ! »

 

Esther ne le suivait plus. Vers quoi tendait le merveilleux architecte ?... Où, la ville heureuse ? Où, la demeure qu’il peut bâtir ?

Dmitry avait enregistré comme un aveu ce refus ironique de Karl de prendre parti ; il en était venu à l’argument suprême : la corruption. « Je vous offrirai tant d’argent, tant d’argent, que vous me céderez. » Alors Karl Emmer l’avait chassé.

Karl s’inquiéta d’un silence pensif : « Esther, tâchez de me comprendre. J’ai été si fier de vous, de votre présence laborieuse qui approuvait, qui confirmait mon espoir ! » Il s’assit près d’elle et lui prit les mains : « Par vous, j’ai reçu l’aide de la force naturelle la plus gracieuse ; votre vie qui palpite autour de moi m’enhardit à rechercher les autres... Et je vous remercie... Esther, je te remercie ! »

Il avait appuyé sur sa poitrine la tête de son amie. Malgré cet abandon consenti, Karl, dans les regards d’Esther tendus au-delà des lieux et du temps, aperçut les chemins par où l’âme s’échappe. Il baisa ses paupières avec tendresse, avec un peu de respect craintif. « Vos yeux répandent une richesse dont vous ne me retirerez pas l’abondance. Que deviendrai-je ? »

Ses mots étaient gonflés par le chagrin, l’inquiétude, et par l’orgueil. Il le sentait et redoutait à cause de cela leur faiblesse. Esther, sans qu’il eût résisté, s’était déliée de ses bras. Souffrant comme un pauvre homme, il enrageait de parler comme un prophète. Il ne pouvait s’en retenir ; tout son être sensible attaché aux bonheurs quotidiens se laissait traîner comme en laisse, par son cerveau altéré d’abstractions : « Continuez », disait-il en les imageant au hasard, « continuons de fouiller le sol et de compter ses trésors, mais ne les souillons pas ; maintenons-les loin des démons et des anges, dans les temples purs de la connaissance ! »

 

– « Les pèlerins y pénètrent avec de modestes désirs : alléger leur fardeau. »

Il eut un geste d’impatience : « Esther, blâmeriez-vous l’audacieux qui, avant ravi son sceptre à Jupiter, n’oserait pas le brandir pour un dessein ? Il tient entre ses mains la foudre aux doubles fulgurances : la vie, la mort ! délivrée de son dieu, meurtrière, mais fatale et non point asservie à une passion, même surhumaine. »

– « Même à l’amour ? »

Elle s’était levée. Elle voulait savoir. Elle avait posé une question plus grave que de mort ou de vie ; qu’est-ce que la vie sans le bonheur ? Et quel bonheur elle entrevoyait encore ! Elle répéta : « Même à l’amour ?... » Et elle attendit. Dans le mot immense où elle enveloppait l’humanité entière, elle avait enclos son humble destin de femme. Cet amour-là allait-il mourir au moment de son paroxysme ?

Le tumulte de ses pensées n’empêchait pas qu’à cette lutte livrée presque au hasard avec bonne foi, avec violence, Karl Emmer n’assistât, qu’il n’en suivît les péripéties. Il en vit venir la fin. Dans la réponse qu’on lui demandait, son salut, ou sa perte ! il éluda : « J’ai peur, Esther. Au point où je me vois arrivé, il se peut que d’autres chercheurs parviennent demain. Qui sait si je ne suis pas devancé par un autre que séduiront les offres que je repousse ? »

– « Hâtez-vous donc de servir ! »

– « Qui donc ? Vous parlez comme Dmitry... Quelle vérité, quelle justice ? Quel peuple les détient ? ou quelle religion ? »

Il avait avoué une crainte réelle ; Esther était moins touchée de sa sincérité que de sa ruse. Les arguments contre les applications de la science se lisent à merveille dans Plutarque, où Archimède les propose, au chapitre de Marcellus ; elle ne l’écouta pas qui les développait, d’une voix maintenant apaisée. Ce qu’elle éprouvait, mêlé à une immense admiration, devant le vide du progrès et ses menaces brutales, devant les forces maléfiques, captives hier de la bienfaisante nature, demain déchaînées par l’homme, par cet homme, précisément, sur l’épaule de qui elle aimait reposer son front, c’était une épouvante glacée. Il était beau et hautain, au-dessus grâce à elle de toutes passions viles ? Mais sans amour, sans amour !... Esther gémit.

 

La réponse qu’il lui a refusée, elle l’a entendue ; comme une blessure où la flèche frissonne encore, elle a vibré douloureusement. Une force la mène, l’arrache aux faciles bonheurs, même aux bonheurs exceptionnels. Quelle tristesse !

« À tout jamais, sans lassitude, j’aurais servi à vos côtés une science humaine, bienveillante. »

Karl vit le trouble du clair visage ; il interpréta le silence et la menace : « Esther ! »

Elle sembla ne pas comprendre sa supplication : « Je vous dois tant, Karl ; d’abord et depuis très longtemps une si pure espérance ; et même si je me suis trompée d’idéal, je vous dois de ne pouvoir m’en passer. »

Karl désespéré : « Je reçois des adieux comme au seuil d’un voyage. »

– « C’est que je ne puis suivre votre science, point asservie... » Sa voix trembla ; elle avait quêté un acquiescement, une réparation, un mensonge où se réfugier. « Point asservie... même à l’amour ? »

– « Pas même à la justice ! » Il prononça ces quelques mots à voix basse avec une lassitude qui couvrait d’une cendre épaisse son ardente résolution. « La justice ! pourtant c’est elle que je sers, sans passion que de la servir ! elle n’admet pas de contingences. Elle cesse d’être, pourvu qu’elle agisse. Je cherche ; mon acte est pur. »

Karl avait répété cela avec une froideur irréparable qui remontait des abîmes de l’âme. Esther frissonna ; elle n’évaluait pas qu’il était ainsi semblable à elle, que rien d’humain ne satisferait plus son immense désir, qu’il était comme elle de la race de ceux qui cherchent à jamais.

Lui, se sentit condamné par son silence. Qu’eût-elle dit qui ne lui fût étranger ? « Nos deux cœurs sont trop vastes, Esther. Qui remplira le tien ?... » et après un silence : « Je ne me tuerai pas. Je te fais honneur de ce courage. » Tout à coup, comme il la voyait près de s’éloigner, il implora, humainement, ridiculement : « Pas Dmitry, n’est-ce pas ? ni le prince ! ni ce Lancelot... » La plus humble souffrance se trahissait dans cette supplication. Mais d’un tel homme, et vers une telle femme, la grandeur devait l’emporter, même là. Il s’approcha de son amie, au terme de cette scène cruelle ; il osa encore lui prendre la main : « Plus haut, Esther, tu ne dois que gravir. Plus haut ! promets-moi. » Et il acheva, dans un orgueilleux sourire : « Plus haut, si tu trouves !... »

 

 

 

III

 

 

Ils avaient pensé ne se quitter jamais ; ils s’en aperçurent à la stupeur qui les retint d’agir et qui passa d’abord tout autre sentiment.

Agir, c’eût été pour eux achever ou contrarier un enchaînement raisonnable d’idées : se séparer selon les règles de la logique ou, par réaction contre leurs duretés, chercher dans les bras l’un de l’autre des raisons majeures de leur désobéir. Ils cédaient seulement, dans l’abandon des traumatiques, à des réflexes que Karl observa le premier.

D’abord il n’avait pas douté de la résolution d’Esther. Se rappelant les remontrances et les conseils que, lors d’un récent voyage à Venise, lui avait adressés le colporteur Aboaf : « Pourquoi vous êtes-vous confié à cette fille de chrétien ? » il demandait aux obscures origines de son amie les raisons profondes de leur discorde.

Travaillant comme à son habitude, il examinait Esther avec curiosité. Dès qu’elle avait renoncé à un départ immédiat, il en avait conçu un espoir que démentait une certitude mieux motivée. Peu à peu l’espérance l’emporta, à mesure que coulaient les jours.

Quand elle revenait du dehors, ou lui, si quelque devoir l’avait obligé de sortir, il se réjouissait en la revoyant dans cet atelier protecteur, hors duquel maintenant ils vivaient séparés.

Aux manuscrits, aux cornues ou aux éprouvettes, elle s’empressait comme autrefois, dans la blouse blanche dont tous deux avaient adopté l’uniforme. Prudent et se gardant d’interroger, Karl trouvait des motifs de se rassurer, peut-être prématurément.

 

Dmitry habitait deux pièces dans une vieille maison choisie pour le voisinage du Théâtre d’Art. Un coffre-fort où il serrait peu d’argent, mais soigneusement beaucoup de lettres timbrées de Russie, d’Allemagne, d’Angleterre ; une toilette aux accessoires ébréchés ; une armoire à linge en désordre ; une table en bois blanc, encombrée de brochures et de papiers, meublaient succinctement ce logis où il entrait avec un dégoût quotidien.

Pour échapper à cette impression, il brûlait une cigarette, détachait du mur une longue guitare qui pendait à un clou ; étendu sur un divan de reps usé qui lui servait de lit, il se berçait d’une longue série d’accords grêles et mélancoliques, interrompus pour boire plusieurs tasses d’un thé fort qu’il avait préparé lui-même sur une lampe à alcool.

C’est ainsi que le surprit Esther. Il ne s’était pas levé quand elle avait frappé à la porte ; il avait répondu : « Entrez ! » avec humeur, s’attendant à voir paraître sa logeuse.

À la vue de la jeune femme, son œil brilla d’une joie qu’il domina. Il se mit debout nonchalamment, offrit la chaise unique et, comme Esther étonnée examinait la pauvre chambre, il sourit seulement et haussa les épaules ; ensuite il se rassit au coin du canapé et attendit, afin de ne perdre aucun des avantages que lui apportait cette visite surprenante.

Esther, un moment, regretta ; elle hésita si elle renoncerait au projet confus qui l’avait amenée chez l’ami, le confident de son enfance, tantôt craint et tantôt respecté... Elle pensa fuir. Elle sentit, aux regards curieux et volontaires fixés sur elle, qu’il n’en était plus temps. D’ailleurs, elle ne voulait rien craindre, et rien n’était changé. Elle parlerait, seulement dans un désordre auquel elle consentit, qui l’aiderait mieux que des détours adroits dont son émotion la rendait incapable. Elle avoua son trouble, et les faits. Puis : « Qu’est-ce que je veux, qu’est-ce que je désire ? Dmitry savez-vous ce que je cherche ? et ce qui me pousse ? »

Et lui : « Tu renonces vite, et toujours... Pourtant tu n’es pas Russe. » Il la tutoyait, comme au temps qu’elle était enfant, et cela s’accordait au ton caressant de sa voix. Il poursuivit : « Ainsi suis-je tenté moi-même. »

Elle n’accepta pas : « Je sens en moi un vouloir fort. »

– « Je t’envie donc, moi qui suis lâche. »

Elle continua, découragée, baissant les épaules : « Un vouloir sans objet. »

Il s’était dressé de son divan, les yeux brillants de convoitise. Il oublia sa pauvreté. Subtilement, il questionna Esther, et ce qu’elle ignorait d’elle-même, il le comprit. Tendue comme un arc dur, elle cherchait des buts où jeter des flèches de feu ; mais attachée à tant de préjugés, à tant de biens, même à tant de visages... Il l’écoutait maintenant avec tristesse et dépit. Un moment il pâlit ; Esther, si elle eut considéré la rage, et la haine peut-être, que ses traits exprimaient, se fût tue. Et puis, il s’apaisa ; mais il dédaigna de l’éclairer, de la secourir avant l’heure, l’heure lointaine encore du détachement total et nécessaire. La flamme de ses regards s’éteignit. Et quand elle eut longuement erré dans les ténèbres de sa mémoire et de sa conscience, il l’y laissa.

Adieu, trop jeune (frivole) Esther ; au revoir ! Qui sait hélas ! si je pourrai t’attendre ? il ne prononça pas ces paroles, mais celles-ci : « Va-t’en chez tes amants, petite Esther, va-t’en chez tes amants ! »

Quand elle se fut éloignée, il s’étendit sur le sopha misérable et se reprit à fumer, à boire son thé, et à rêver sur les accords de sa guitare.

 

Ce jour-là, des fleurs fraîches garnissaient la table du repas dans un coin de l’atelier quand Karl, rentrant du laboratoire municipal, constata avec un plaisir rajeuni la présence d’Esther vêtue d’une robe claire et qui lui souriait.

Assis en face d’elle, il se souvint des mille années passées comme une heure à écouter chanter l’oiseau venu du paradis. Cette légende catholique lui parut pleine d’un sens humain. Le temps, ici, flottera sans vitesse et sans poids, tant qu’elle restera, puisqu’elle reste.

 

Esther s’était interrogée comme on plaide, craintive devant la décision logique, prise d’abord, qui s’imposait, à laquelle elle tentait obscurément, de tout son cœur endolori (et aussi de tout son corps qui regretterait un fervent plaisir), de se dérober. Le lierre souffre de ses radicelles nues ; il gît au pied du tronc robuste qu’il voudrait agripper encore.

Pourquoi s’arrache-t-elle de la pensée de Karl ? Et pourquoi demeurer encore auprès de Karl ?

De telles propositions douloureuses se succédaient sans ordre ; elle préféra n’en retenir aucune, espérant de gagner à leur incohérence...

Qu’est-elle qu’une amoureuse ? de Guido après Tonio, et à présent de Karl... Et que veut-elle ? Karl est beau, intelligent, admirable. De quelle dure exigence le rendrait-elle victime ? D’où lui viendrait cette prétention ? et ce droit ? Il l’aime.

Acharnée à donner, et soi-même toujours, comment quitter celui-là qui affirme le besoin d’elle ? Pourquoi se lasse-t-elle ? Elle a réfléchi cependant à cette inconséquence... Elle a répondu : « Pourquoi le jugerais-je ? » aux attaques perfides de Dmitry ?

Mais Dmitry, dès longtemps, lui a donné le goût, l’impérieux besoin de juger.

Elle se dérobera à l’influence du Russe qui poursuit on ne sait quel obscur, haïssable dessein où il voudrait l’envelopper, qui la repousse et qui pourtant l’attire ; à celle du prince dont la richesse ni la sagesse ne la tentent, du Français, si faible, si banal, qu’elle méprise presque, de tous ceux qui se présentent aujourd’hui en ennemis ou en rivaux de Karl Emmer.

Serait-elle jalouse parce qu’il n’a pas mesuré son effort, ni abjuré ses doutes ou sa foi, au gré d’une ignorante ? devant sa naïve certitude ?

De quoi est-elle si certaine ? Elle se sent puérile, sans but, et comme inachevée...

Elle se fortifie au souvenir d’heures parfaites auprès de l’homme qu’elle avait, dès son enfance, choisi.

Parfaites, l’étaient-elles ?

Amoureuse, amoureuse ! elle avait passionnément chéri, et même oublié...

En est-elle très sûre ? Ne se reproche-t-elle pas une impitoyable, une misérable clairvoyance, et desséchante ? Elle-même victime, quel bourreau intérieur maudit-elle qui la tenaille, et qui s’impose, qui exige des buts au-delà du simple et prochain bonheur ? Quel absurde tyran la prive de l’ivresse des pauvres filles aux côtés du médiocre amant, – il n’importe ! qui ouvre un ciel devant leurs regards moins désireux que soumis ?...

Ce mot appelle le remords. Elle hait toute rébellion ; elle croit en connaître en elle-même l’affreux bouillonnement.

 

C’est alors que Karl, après le repas silencieux, a senti peser sur lui, une seconde fois, l’attention d’Esther, attendrie, et comme implorant. « Il n’y a que cela, pense-t-elle, entre nous que cela !... Quoi donc ? »

Alors il s’est levé.

« Que cela !... »

Il l’a prise ; il a plié sur son bras la taille de la bien-aimée et, la tenant éloignée, il a interrogé ses yeux avant de goûter les lèvres, ses yeux où il lit d’abord un trouble si profond, qu’il hésite. Elle-même est incertaine, mais un geste de domination la force doucement, l’entraîne...

Elle n’a pas résisté. Elle a résolu de ne pas résister !

Alors quoi donc s’est élevé entre eux ? quel fantôme ? entre ces deux corps près de se lier d’une voluptueuse étreinte.

Elle n’a pas pu. Elle a refusé avec un instinct vif de tout son être, l’obéissance à une volonté fragile, pitoyable, agonisante.

Karl en a repoussé le don provisoire et la soumission. Il a préféré, entre les deux voix contraires qui criaient d’elle vers lui, entendre, parce qu’elle est la plus sincère et la plus forte, celle de la révolte, peut-être bientôt celle de la haine... Il l’a redressée, près, un instant, de défaillir, et écartée de lui ; il attend.

Esther considère le court espace qui les sépare ; c’est une masse opaque, infranchissable désormais, entre elle et cet être d’une race différente (qu’est cela ?), opposée (depuis longtemps elle le sentait), hostile, hélas ! hostile, et c’est irréparable.

 

Karl attendait, dans la hâte de souffrir seul, à sa guise, comme un pauvre homme, il attendait qu’elle partît enfin.

Elle ne pouvait s’y résoudre si vite. C’était fini, pensait-elle, d’un bonheur hier nourri par l’illusion, demain par le mensonge... La pitié pour lui, pour elle, la retint deux semaines encore, qu’il subit comme une épreuve inutile.

Sans plus feindre la confiance, sans plus rien tenter pour séduire ou pour convaincre, il s’acharnait à son labeur. Elle comprit ainsi qu’il l’avait devancée, plus courageux, déjà quittée.

Elle lui avait donné le plus bel amour, et repris avant l’heure ; il voyait le terme de sa jeunesse. Il la lui abandonnait avec regrets, mais sans colère.

Les pistes que la tendresse intelligente d’Esther avait d’abord élargies devant lui, où elle refusait de l’accompagner, il les suivrait désormais tout seul, avec une exclusive espérance.

Il travaillait, le dos courbé, l’oreille et le cœur sourds, le matin où sur la pointe des pieds, afin de ne le point troubler, elle sortit.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

L’esprit souffle où il veut et tu en

entends la voix, bien que tu ne

saches pas d’où il vient ni où il va...

(SAINT JEAN, III-8.)

 

 

I

 

 

Des baies du petit appartement de la via San Giovanni où elle s’était retirée, Esther contemple l’immense Colisée, comme un amas de pierres encore harmonieuses, où rien ne l’émeut que la beauté des lignes et des formes, de la lumière et des ombres. Elle est pour la première fois consciente de cela, dont elle retrouve la marque dans ses plus anciens souvenirs. Rien en elle ne survit des héros ni des martyrs dont la gloire ou la foi s’exaltèrent ici. Qui donc est-elle ! Impossible à ce sang mêlé de le découvrir. Vers qui vont les élans de sa ferveur impatiente ?

Elle endure une peine atroce, injuste, mais sans désespoir. Battue, meurtrie, elle n’est pas vaincue. Comme les Grecs cédaient aux dieux contraires, elle a renoncé à Karl Emmer, parce qu’elle ne supportait plus d’être chérie par cet homme qui n’aime pas, puisqu’il refuse de servir !

Où va-t-elle ? L’avenir inconnu l’effraye moins qu’il ne l’attire.

Les larmes mouillent encore le duvet de ses joues ; elle se lève devant sa fenêtre ouverte sur la nuit ; sans effroi de la solitude, à cause de ce qui habite sa poitrine, elle pousse le même appel que jadis devant la lagune de Venise, les bras tendus vers elle ne sait quel amour !...

Les évènements à peu près ignorés que nous venons de raconter, précèdent une période éclatante de la carrière d’Esther. Ils l’éclairent d’intentions. Ils aideront à découvrir le foyer où brûlèrent des cœurs généreux, où le sien se consuma.

Actrice immédiatement célèbre en Italie, courtisane fastueuse, elle participa avec aisance et hardiesse au mécénat du Prince Analcanti. Dans la troupe russe reconstituée par les soins de Dmitry, elle mima le principal personnage d’un ballet de Rimski-Korsakov, avec un goût musical irréprochable et une adresse que composait une intelligente étude appliquée aux formes parfaites de son jeune corps. Dans l’œuvre longtemps attendue d’Andrea Comellino, tous les arts concoururent avec un luxe dont Rome gardera longtemps le souvenir, à exalter un des meilleurs dramaturges de l’Italie, aussi le talent incomparable d’une artiste jusqu’alors peu connue.

Andrea, paré de gloire et de mots, offrit pompeusement un amour qui conférait l’immortalité. Elle avait bien compris ce qu’il exigeait : l’entretien du feu, l’encens renouvelé sur l’autel de sa vanité, un esclavage réduit à un service de latrie. À la gloire d’être peinte ou chantée comme une Joconde ou une Béatrice, elle eût préféré des besognes utiles, au service d’un maître dur.

Écartée de lui par trop de superbe, elle se dévoua à une cause vraiment belle.

Chanteuse, comédienne et danseuse, Esther prêta un malicieux visage, une grâce et une vivacité presque enfantines, à un petit génie fantaisiste et réfléchi ; ensuite prophétique et douloureux, parce qu’il a pénétré par caprice les suprêmes secrets de la matière, menace mortelle aux hommes et à la nature.

Philosophe épicurien, Odo Analcanti avait proposé le sujet du drame où le poète avait ajouté, avec des images éblouissantes, la saveur de son amertume vaniteuse.

Dans la réalisation somptueuse de leur double rêve, Esther venait de triompher. Comellino, oublieux de son échec amoureux, avait chanté son interprète en octosyllabes magnifiques, imprimés le matin même dans tous les journaux de Rome, répétés à tous venants, afin que, par une louange habile, s’accrût la clameur du succès.

Lasse d’un effort anxieux soutenu pendant trois mois, étourdie d’un bond si aisé au-delà du dangereux abîme de la répétition générale, grisée plutôt que séduite par les applaudissements de la foule et les éloges de « son auteur », sincères sous le lyrisme et l’emphase, Esther s’étonnait de se trouver si calme maintenant, encore intacte, et peut-être déçue après le don émouvant et parfait d’elle-même dans la fiction du dramaturge. Donatrice inquiète, aurait-elle, à de chers mendiants, distribué de la fausse monnaie ? Mais n’y avait-il pas de réalité dans les transports généreux où la voueraient, de nombreux soirs, des vers sublimes, plus que dans le reste des heures d’Esther Manas, médiocres et sans amour ?

Retardant les soins de son habilleuse, elle songeait ainsi, toujours parée de la défroque poétique et, sous le travesti, paraissant moins d’années encore qu’elle n’en comptait. Le prince entra dans sa loge. Il portait un écho de la rumeur enthousiaste qui se prolongeait dans la rue et se répandrait demain dans toute l’Italie. Souriant avec une mélancolie où Esther lut beaucoup de noblesse, il s’assit auprès d’elle et la remercia. Sans timidité, mais avec une profonde émotion, il avoua son désir ancien.

 

Elle le considéra avec inquiétude.

Depuis bien des mois séparée de l’ancienne Esther Manas endolorie et déçue, elle avait renoncé à sa douleur et à sa déception ; elle avait résolument cherché, et enfin trouvé, le mensonge où rafraîchir, sinon vraiment désaltérer, une ardeur inouïe ! Elle ne voulait plus vivre que dans la fiction. En regard d’Antigone, d’Iphigénie, d’Elvire ou de Juliette, Esther Manas ne comptait plus.

Voici que de nouveau on s’adressait à cette Esther, qu’on la forçait à regarder elle-même, comme dans un miroir, ce pauvre beau visage sans personnalité ni signification hors la mélancolie factice soit d’une amante tragique soit d’une infortunée que les dieux ont trahie, où l’espiègle sourire d’un nain qu’un poète inventa pour leurrer et pour consoler.

Or Esther irritée souffrait d’abandonner son sommeil heureusement peuplé. Comme elle avait donné à ses rêves la place de la vie, elle disait, tout au contraire, au prince dont elle comprenait mal la douce et tenace insistance : « Laissez-moi. Je ne veux plus rêver, mais vivre. » Tombée des espérances que Karl Emmer avait fait naître, elle restait comme une alouette abattue sur la prairie, aveuglée par le soleil trop approché : « La vie, la mort, et leurs secrets, m’offrirez-vous quelque chose de comparable ? »

Le prince osa : « De plus efficient. Je veux vous retirer aux songes cruels de la science, parce qu’ils sont vains, à la rue noire après les feux du théâtre, au souvenir de projets gros de menaces, et qui violentent la nature, pour vous montrer des réalités, le bien accessible ; oui, Esther, le bien, par la richesse, et par la beauté. »

Pour pénétrer l’âme d’Esther avec plus de force persuasive, Odo pensait avoir bien choisi le temps d’une répétition générale, d’une émotion plus déchirante parce qu’elle l’avait, comme en un premier accouplement, partagée avec une salle pleine ; elle venait d’échanger, avec une foule, son cœur. Elle croyait, et c’était l’illusion de la scène, n’avoir jamais à tel point donné, alors qu’elle avait au moins autant reçu, et commençait de s’en douter avec une joyeuse humilité. Elle était donc préparée à écouter l’homme qui connaissait et exploitait si bien sa faiblesse délicieuse.

Il se retrancha lui-même de ses offres, par une malice habile et touchante.

L’ivresse que procurent la musique, les peintures, la perfection des formes, la grâce pure des poèmes, ces dons dispersés aux mains avares des élites, que l’intelligence généreuse d’Esther, aidée par une immense fortune, en réunisse le faisceau ! Cette foudre inoffensive ne sera-t-elle pas puissante, et préférable à celle qu’élaborent de redoutables alchimistes ?

Jadis, des élans plus hauts que ceux-ci ont porté des héros vers une princesse inconnue, d’autres vers les lieux saints, dont Esther devinait le merveilleux symbole mais sans curiosité qui secouât sa nonchalance. Elle ne repoussa pas les mirages qui suivaient les propos du prince ; mais ils manquaient des indispensables prestiges qui déterminent à l’action.

Aux regards attentifs de Dmitry, il ne paraissait pas qu’elle souffrît du vide de son cœur. Il se contenta de son ennui qu’elle n’eût pas avoué, mais seulement une angoisse sans objet. « Les gens heureux la lassent, pensait-il. Elle n’ose et ne peut interroger les autres. »

Et elle, de son côté : « N’ai-je pas le goût du bonheur ? »

 

D’un évènement dont les réactions devaient influer sur d’immédiates décisions, oserons-nous dire, dans la vie d’une courtisane, qu’il dénonça les desseins de la Providence ?

Un grave accident au rapide qui transporte les voyageurs de Naples à Rome, fournit plusieurs jours de la copie aux journalistes italiens, et l’occasion de louer Esther Manas qui, blessée elle-même, était restée de longues heures parmi les débris fumants et les cris de douleur et n’avait consenti de s’éloigner qu’à la limite de l’effort et de la fatigue.

Elle revenait de Naples où on avait réclamé son concours pour une représentation de bienfaisance. Dmitry l’encourageait à cette sorte de charité que les comédiens marchandent rarement, et où le manager voyait pour elle une sûre publicité. Il l’avait accompagnée. Seul, au fond d’une baignoire, il avait joui d’un succès dont il s’attribuait une part, et il s’était abandonné, presque avec délices, à une impatience jalouse qu’il contenait d’ordinaire.

Après la secousse violente, comme élémentaire, à peine apaisé le bruit de fer et de bois tordu, éclaté, de vapeur sifflante, un silence stupide avait précédé la clameur humaine. Dmitry, vite rétabli de l’étourdissement causé par le choc de son front à la paroi du wagon, estima sans pitié, suivant une rigueur consentie dès longtemps, les autres et lui-même. Le constat de sa peur assez ignoble le satisfit, à cause d’autres diagnostics que le voisinage d’Esther n’avait pas infirmés comme il eût pu le redouter. Dans l’instant du péril, il se préférait, même à elle. Avant d’ouvrir les yeux, de regarder dans le compartiment écrasé, ce qui restait de ce corps parfait, de cet être dont il avait craint qu’il remplît sa pensée excessivement, il accepta une seconde encore d’immobilité.

C’est qu’elle n’est pas lui-même. Lui-même, c’est autre chose... pas seulement ce qui est ici. Dans la vision instantanée qui illumine les minutes que nous croyons prémortelles, lui étaient apparus des steppes et des prisons, des malheureux errants ou enchaînés, un concile caché dans une cave moscovite d’où la haine et la vengeance sourdraient pour inonder le monde.

Renseigné sur l’intégralité de ses membres, il fut, presque dans le même temps, rassuré sur Esther saignante, mais à cela près visiblement intacte, lancée déjà vers un surcroît de souffrances et de peur, par un besoin immédiat de secourir n’importe qui, à tout hasard, dont il considérait avec indulgence l’absurdité. Il l’avait cependant suivie. Dans le désarroi du sinistre, la lâcheté bestiale présentait ses témoignages, les moindres blessés piétinant les autres, imposant l’urgence de leurs cris, au-dessus de la rumeur expirante des agonisants, jusqu’au moment que la civilisation substitua les bons effets de la pudeur et de l’hypocrisie. Dmitry observa tout sans surprises, tout, excepté chez son amie, habituellement confinée dans la fiction, un réveil d’activité, un jaillissement riche et joyeux. Il avait joint aux siens ses efforts et (il riait en pensant un tel mot) son dévouement.

Maintenant, dans la voiture qui les transportait tous les deux à Rome, et dont les heurts amenaient au visage d’Esther une crispation et parfois lui arrachaient un gémissement, il la sentait auprès de lui vibrante et tendue, animée encore par des souvenirs qui ressemblaient à des regrets... Il le lui dit : « Il n’a pas fallu moins que de si cruels spectacles pour rassasier l’insatiable. Et vous avez préféré, entre tant de plaies, les plus affreuses. Pourquoi, Esther, pourquoi disputiez-vous aux infirmières bientôt accourues les tâches qui leur revenaient, où peut-être, elles eussent, mieux que vous, réussi ? » Esther écouta la raillerie et demeura pensive avant d’y répondre. Dmitry continua : Une ardeur pareille, elle l’a connue jadis, au ghetto, et récemment auprès d’un obscur danseur russe, un certain Ivan Isséï au chevet de qui il l’a conduite. Le pauvre diable, atteint d’une abondante hémoptysie, avait souhaité de la voir avant de mourir. Elle avait voulu ignorer son humble amour, mais parce qu’il était de tous points misérable, elle était revenue, l’avait soigné, guéri : « Esther, c’est aujourd’hui la seconde fois, depuis longtemps, que je lis sur votre visage les signes certains de l’allégresse, et que j’en devine les motifs. »

– « Quels donc ? »

– « Je vous ai vu mépriser les bonheurs médiocres ; je ne pensais pas que déjà vous leur préfériez la souffrance. »

– « Je ne vous comprends pas. »

– « Mais moi, je vous approuve. La souffrance seule est féconde, inspiratrice de haine et d’amour ; par elle on fait les révolutions et toutes les grandes choses. Moi aussi je me plais avec elle, auprès de vous Esther, parce que vous goûtez, comme tous les émotifs, ses voluptés amères. » Elle reculait, comme devant une accusation, alors il insista : « Tous les vrais voluptueux recherchent un plaisir dans la torture d’autrui, et même dans la leur. »

Elle se tut, révoltée par cette parole du Russe qui contenait une approbation et prétendait la tenter par une identité, un âcre besoin qu’ils eussent partagé. Il y avait pourtant une différence, certaine bien qu’inappréciable, qui la fit se retrancher dans le silence et presque la répulsion, jusqu’à leur arrivée à Rome.

Elle perdit la mémoire de sa blessure, les images atroces et les cris d’agonie s’estompèrent et s’amortirent tandis que grandit sa résistance à l’insinuation de Dmitry. Au contraire elle répugnait au contact de la douleur et à ses sanies. Inquiète cependant, elle s’assura par des visites secrètes au lit des mourants sordides et dans les hôpitaux. C’est les victimes qu’elle chérissait ! élancée au-devant de leur mal comme vers un ennemi que l’on hait et que si l’on peut, on tue, fût-ce au prix de sa propre vie.

Odo avait préparé Esther, sans qu’elle s’en aperçut, par des insinuations patientes et répétées. Il l’initia aux œuvres accomplies dont Rome foisonne ; tous ses mots portaient, maintenant, toutes les tentations. Que de conquêtes il proposa par la force de la douceur !... Abolir autour de soi la pauvreté, combattre la laideur, apaiser, guérir la méchanceté, susciter l’héroïsme en donnant soi-même, et à tous le goût de donner... Le prince usa bien de ce mot irrésistible, si bien, d’une voix si persuasive, qu’en même temps qu’Esther, il y cédait.

Les voluptés amères ! elle domina encore cette suggestion stérilisante, logiquement enchaînée à d’autres : que le plaisir de donner n’est que le mieux masqué des égoïsmes.

Le Prince Analcanti l’offrait sous son aspect le plus aimable. Elle s’y réfugia.

L’amour encore, l’amour présentait ici une de ses plus belles effigies. Esther le reconnut et s’attendrit. Elle admira la beauté réalisée, patinée par un peu d’âge, sans que rien marquât le déclin ; sous un front haut, des yeux très doux signifiaient une indulgente intelligence...

Le Théâtre d’Art vécut deux années d’une réussite éclatante. Le nom sur une affiche, d’Esther Manas, assurait des recettes que son amant prodiguait là même, en mises en scène luxueuses. Les peintres les plus hardis, appelés par elle à Rome, inventèrent des décors et des costumes par lesquels les pièces de Shakespeare ou des poètes de l’antiquité démontrèrent que la perfection est intangible. De même les commentaires des musiciens. En dépit d’eux tous, la pensée pure triomphait, servie par une interprète déférente jusqu’à la piété. Si elle jouait le rôle d’Antigone, en appelant de Créon et des hommes à la justice éternelle, elle tremblait d’autres fois devant les destins impitoyables en qui elle reconnaissait les forces de la matière ; mais par son attitude et ses regards levés, qui transformaient en prières les imprécations, elle semblait, les lançant vers les dieux, contenir une révolte, et dénoncer une espérance. Elle rentrait du théâtre, glacée, presque malade, pourtant heureuse.

Sa réputation passa les monts.

Plus tard, elle se plut encore à répandre une partie des richesses dont elle disposait, pour des ouvrages presque tous modernes, qui les appelaient, rêveries qu’elle maintenait par l’excès de la dépense dans l’irréel, l’impossible à qui n’eût pas disposé du Pactole. Elle les parait en même temps d’un luxe discret et retenu, invisible, alors merveilleux et vivifiant.

Cléopâtre, elle aimait que les plumes chatoyantes ou purement blanches des paons qui figuraient auprès d’elle fussent gemmées selon leurs couleurs, comme sa main qui les caressait. On célébra plusieurs de ses excentricités. Elle décorait sa loge d’étoffes, d’ornements et de meubles, selon l’époque de la pièce qu’elle interprétait ; elle exigeait qu’y fussent appareillés les vêtements de la femme qui la servait. Et nul autre, pendant le spectacle, ne pénétrait, excepté le cher prince Odo en qui s’incarnaient pour elle les héros de tous les poèmes ; il jouait volontiers à s’envelopper d’une toge, ou selon le cas, de vieux velours italiens et d’étoffes d’Orient.

Le danseur Isséï, que la maladie avait forcé de renoncer à son métier, fut un moment illustre comme le mameluck de Napoléon ou le négrillon de la Dubarry. Il ne quittait jamais le costume national ; il chantait sur les plaintes d’un instrument à cordes, pour nourrir sa nostalgie, des « plecni » tristes comme la misère et le steppe sans fin. Il témoignait, pour Dmitry, d’un dévouement passionné, et depuis les soins dont il avait été l’objet, pour Esther. Elle se l’était attaché quand le manager avait éloigné la troupe de ballets ; il l’accompagnait sur le siège de son automobile ; il gardait sa porte contre les indiscrets. Elle apprit de lui à comprendre un peu sa langue. Sa musique l’apaisait, quand elle passait, toujours difficilement, des ivresses violentes de la fiction aux réalités, même ennoblies et parées, de la vie quotidienne.

De tels caprices impériaux créèrent sa légende, établirent, pour un public émerveillé, sa popularité. Des artistes se surpassèrent pour reproduire son image. Des modes, des parures qu’elle avait inspirées ou choisies, portaient son nom. Indifférente aux admirations comme au scandale, elle étalait des offrandes, érigeait des ex-voto à l’enivrante beauté dont elle se croyait prêtresse.

Le prince applaudissait. Elle était reconnaissante, et lui aussi, du mutuel concours qu’ils s’apportaient, l’un pas plus que l’autre ne se souciant de la dépense.

 

Presque aussi célèbre en Italie, sa bienfaisance. Elle visita, subventionna, créa, quantité de jardins ouvriers, dispensaires, hôpitaux ou crèches, écoles professionnelles. La misère matérielle qu’elle avait si longtemps connue, et presque sans en souffrir, l’apitoyait moins que d’autres détresses. Haine à la haine ! l’aspect humanitaire d’une œuvre la séduisait ; elle répugnait à prévoir les obstacles, à compter avec les malignités ou les faiblesses.

Dont Dmitry, un jour, osa la railler : « J’approuve modérément votre luxe... Le reste n’est que néant ! »

Elle s’indigna ; elle s’écarta, et sans bien s’expliquer pourquoi, de Dmitry qui feignait de ne pas s’en apercevoir. Elle détestait ses façons qui cachaient mal des occupations occultes. Il recevait dans son cabinet de la via Principe Amedeo des visiteurs de Moscou, Genève ou Berlin, qui ne chantaient ni ne dansaient, avec qui il évitait de se montrer en public et qui, d’ailleurs, séjournaient peu.

Un soir qu’invité par le prince, il soupait à côté d’Esther, il lui parla de Karl Emmer, de ses découvertes inutiles. Dmitry n’avait pas renoncé... Esther savait que, par des intermédiaires, il avait tenté encore de réduire la résistance du chimiste. Elle mesura sa ténacité tandis qu’elle l’écoutait.

« Quel emploi vous pourriez faire là, de tant d’argent que vous gâchez ! »

– « Tout n’est pas à vendre, Dmitry ; et Karl jadis vous a chassé comme il devait. »

Il en haussa les épaules : « Dans mes querelles avec votre amant d’alors, je n’ai pas même songé à m’adresser à vous. »

– « Vous oubliez que vous m’avez suppliée de vous réconcilier. »

Il feignit de ne pas entendre et continua : « Ni à vous en vouloir, non plus qu’à Karl Emmer, avec qui le dernier mot n’est pas dit. »

Esther sentit qu’elle n’était pas, comme elle l’avait espéré, libérée de l’influence de son plus ancien ami. Dans le même temps, lui s’inquiétait d’en douter :

« Au moins Emmer vous a-t-il fidèlement rapporté mes propos ? »

– « Oui ; et vos violences, vos désirs coupables, insensés ! »

– « Je suis Slave. Tout ce que nous autres formulons, n’est pas d’égale conséquence. Les paroles courent après l’idée qui nous échappe... ou la devancent, parfois la contredisent. »

Esther songeuse : « Les mots creusent des sillons profonds. »

– « Souvent ils dépassent la pensée, ou ils la dévient. Je croyais les miens propres à tenter Karl, ce bon Juif utopique. Il n’a pas compris. Alors j’ai plaidé maladroitement, dans la colère. Les mots n’ont rien à faire entre vous et moi. Je vous connais bien au-dessus de vos œuvres médiocres. » Il la regardait avec une douceur où il y avait de l’ironie et du chagrin.

Elle détourna la tête : « Pourquoi tentez-vous de me décourager ? »

D’autres fois, il plaisantait les sympathies qu’en dépit des préférences d’Odo Analcanti, elle affirmait pour les libéraux d’Italie. Il les traitait d’endormeurs nuisibles et, d’accord ici avec le prince, d’imbéciles : « Je préfère, Esther, vos plus naïves entreprises, des gymnastiques utiles ; elles vous préparent des déceptions plus utiles encore. »

 

L’importance de Dmitry avait grandi avec le succès du « Théâtre d’Art », et pour d’autres causes. Il participait à la direction de la troupe ambulante de ballets russes qui triompha à cette époque dans les grandes capitales de l’Europe ; cela l’obligeait à de fréquents voyages ; Esther le voyait très rarement. Il ne réussit pas même à ralentir son ardeur.

Amour, amitié ! ces vocables remplissaient la bouche de la courtisane. Elle les répétait pour s’imprimer dans le cœur leur relief et leur sens, à moins que ce ne fut pour les modeler eux-mêmes sur cette forme magnifique.

Elle connut, par la Princesse Patrikos, quelques maçons et des théosophes. Dmitry les avait plaisantés, peut-être prudemment... Esther ignorait tout de leurs doctrines ; elle était séduite par les masques dont ils usaient et encouragée par la bonhomie sincère de la princesse. Américaine, de souche allemande et russe, veuve d’un Grec d’Alexandrie qui avait fixé sa nationalité, Marya, depuis son enfance, entretenait un état d’hallucination qui commençait, l’âge venant, de s’atténuer. Ses pouvoirs, réellement mystérieux, nous avons vu qu’elle prétendait les recevoir des « Maîtres de l’Inde ». Les hommes sont, disait-elle, des dieux qui s’ignorent. Il n’est que de les aider à se découvrir. Lancelot, un jour, avait fait observer que Satan avait déjà soufflé à la créature : « Tu seras Dieu. » L’ingénieur français cachait mal sa répulsion pour elle, depuis le soir que, par « le miracle des roses », elle avait révélé à lui-même un désir encore inavoué, qu’il lui fallait maintenant contenir et combattre. Elle accomplissait parfois de tels prodiges, dont la puérilité, l’inutilité, déconcertaient ceux que le témoignage de leurs sens empêchaient d’en douter. Retorse, animée sans buts apparents, du dangereux génie de l’intrigue, elle soutirait, par des ruses blâmables, à Esther qui s’en défendait mal, de grosses sommes d’argent ; elles lui coulaient des mains, pour la cause (on ne savait quelle au juste), ou simplement par apitoiement naïf. Ces contradictions retinrent heureusement Esther de lui accorder, dans son intimité, une place meilleure que celle de comparse et d’amuseuse.

La belle actrice avait accepté avec joie l’amour d’Odo Analcanti noble et bon à la perfection ; elle chérissait surtout la richesse et tout ce qu’elle permettait, en ce prince charmant. Ils en convinrent volontiers. Ayant approuvé lui-même qu’un amant fût estimé, voire choisi, pour ses grands biens, qui valent par la part qu’on en abandonne, aussi justement que pour quelques avantages du corps et de l’esprit que le plus généreux conservera, bon gré mal gré, jusqu’à l’usure ou jusqu’à la mort, – il jugeait qu’il était ainsi aimé pour lui-même.

Son « inépuisable fortune », était, disait-on, fort entamée par tant de prodigalités. Il ajoutait à ses autres élégances celle de ne pas s’en soucier. Un sonnet, une symphonie, un tableau ; surtout, à cause de l’éphémère (et en même temps du certain) ; une existence bien parée, lui paraissaient préférables à tous les efforts périlleux des hommes et à leur audace.

Cependant le visage d’Esther commençait de porter des marques légères de la mélancolie.

 

 

 

II

 

 

Encore deux ans avaient passé. Depuis plus de six mois, la France était en guerre avec les puissants empires du centre de l’Europe. L’Italie se cherchait, tourmentée d’idéals et d’intérêts divers ; les uns se proposaient doucement à sa pensée recueillie, les autres la tentaient avec rudesse. Elle savait le prix des 275.000 hommes de sa belle armée, et mieux encore de l’appui moral que son choix mesuré apporterait à ses alliés, aux yeux du monde. Pour beaucoup de raisons légitimes, elle hésitait encore. De patriotes incontestables, elle avait reçu des avis opposés.

En attendant, le peuple de Rome contemplait curieusement le faste d’un diplomate dont la calme assurance démentait la stupeur et l’impatience des généraux de son pays devant la résistance victorieuse de l’adversaire.

Les équipages du Prince de Bülow, en ces premières journées du printemps de 1915, séduisaient par leur luxe et par leur bon goût les gens encore affairés de la via Venete ou du Corso d’Italia, les promeneurs qui, par la Porta Princiana, se rendaient à la Villa Borghèse ; les officiers en uniforme, les amazones suivant les allées cavalières, les couples élégants qui faisaient à pied le « Gran Giro » jusque près la Villa di Papa Jiulio, échangeant des saluts et des sourires ; les jolies passagères des coupés bien attelés et des autos ouvrant frileusement une de leurs vitres sur des jardins encore indigents de verdure, plus riches de statues. L’Allemagne offrit ici Goethe, et la France Victor Hugo ! Des vaches paisibles paissent autour de ces grands hommes. Rome, ainsi parée des présents de ses flirts, souriait avec une ironie à peine perceptible, aux chevaux du prince, encensant et piaffant, et à leur air conquérant, sur les allées paisibles du Pincio.

Dmitry et Lancelot s’étaient reconnus, à quelques minutes de là, près des volières du Jardine, del Lago. Tout de suite, les poignées de mains échangées, et comme pour écarter des souvenirs plus graves, ils s’étaient pris à railler le paysage artificiel, l’îlot et les canards, et le petit « temple antique » du XVIIIe siècle... Depuis longtemps ils ne s’étaient pas rencontrés. Le Français, blessé dès les débuts de la guerre, prenait officiellement en Italie un repos dont il annonçait le terme prochain. Dmitry venait d’arriver. Polis et indifférents, ils ignoraient chacun si l’autre occuperait dans sa vie une place. Le passage de l’Allemand hautain imposa leur silence, amenant des images qui sans doute les séparaient. Il leur sembla que le passé offrirait moins de péril. Ils s’étaient interrogés d’abord avec prudence, avec méfiance. Puisqu’ils l’avaient observé, pourquoi persistèrent-ils à demeurer près l’un de l’autre, à cheminer ensemble jusqu’à la fontaine Dei Cavalli Marini, et dans la longue allée qui domine la place de Sienne ?... Le Théâtre d’Art avait fermé provisoirement ses portes. Que devenait la troupe russe ? À propos de spectacles, de scandales mondains, de comédiennes, chacun espérait que l’autre prononcerait un nom qu’il attendait. Ils ne s’avouaient ni cette curiosité ni cette réserve qu’ils n’eussent pas su expliquer. Comme au jeu des « objets cachés », ils « brûlèrent » en nommant Karl Emmer que l’on disait disparu ; c’était une bonne place où s’arrêter ; leurs désirs s’y joignaient, changés en passion. Celle-ci s’exprime avec plus de réserve que ceux-là, et cherche à se parer de plus de détachement. Quelle influence définitive les découvertes du chimiste pourraient avoir sur la guerre !... Et au service de qui ? De la justice ? Pour la reconnaître plutôt aux côtés des alliés, Dmitry doit s’efforcer.

« Croyez-moi, monsieur Lancelot, n’évoquez pas trop instamment son ombre qui bientôt couvrira les uns et les autres. »

Lancelot feignit la surprise. Dmitry est Russe, un allié de la France... Par prudence, il retourna aux « faits romains » les plus récents ; il constata encore que le Slave inquiétant, dans la Ville depuis si peu de jours, lui en fournissait les causes.

Apparemment sans les voir, Esther passa près d’eux, dans une victoria, et toute enveloppée de zibelines. Sur le siège, Ivan Isséï, en chemise de soie, en bonnet et en bottes ; auprès d’elle, dans la voiture, la princesse Patrikos. C’est d’elle que Dmitry parla, de ses tours d’adresse, de sa nécromancie, avec dédain, antipathie. Lancelot admira, à peine sceptique, les généreux efforts d’Esther. Ils s’accordèrent dans sa louange ; pourtant le ton était agressif. Dmitry imposait les noms des amants de l’actrice à Lancelot qui semblait parer des coups.

« C’est elle-même qu’elle cherche (qu’elle trouvera), qu’elle embellit à chaque épreuve. Guido, Emmer, Analcanti, peut-être Comellino, d’autres encore ont été tour à tour les figures de son âme. Après la jeunesse et la science, elle aura bientôt épuisé la beauté, vidé cette apparence, et l’art, et la vaine bienfaisance. Ces étapes étaient nécessaires... »

Il y revenait, Lancelot s’étonna : « Pour aller où ? »

– « Il faudra bien, enfin, qu’elle serve et qu’elle aime ! »

Et Lancelot : « L’heure est proche, sans doute, et la guerre... »

Dmitry l’interrompit : « Est-il vrai qu’elle se tourmente ? »

– « Je le crois. Qui donc oserait aujourd’hui s’avouer impassible ? »

– « Mais Karl Emmer, son coreligionnaire ! Au lieu qu’Italienne elle se réjouisse de toutes les bonnes raisons de demeurer neutre, Italienne et Juive ! vous prétendez qu’elle en souffre ! »

– « Je l’espère, et bien d’autres Juifs que celle-ci... »

Le Russe impatient n’écoutait pas : « Elle devrait obéir à l’appel de sa race vers quelque chose de plus généreux », et tendant le bras, dans un mouvement exalté vers un horizon, au-delà de la Ville étendue devant lui : « de plus humain... »

Lancelot gardait tout son calme : « Êtes-vous donc Juif ? »

– « Je ne le suis pas. »

Dmitry se ressaisit et se tut. Il éprouva une gêne de ce qu’il venait de dire, devant un Français qui l’épiait... Quel objet plausible trouver à sa colère soudaine ? Horripilé de la contenir, il se sentait près de se livrer, ici-même, à des désordres ridicules, de crier des insultes insensées contre la foule des oisifs, leur luxe, leur sérénité intolérables, contre Lancelot dont il eût voulu gifler le paisible, l’exécrable visage, contre Esther même qui persistait à jouer les reines de théâtre, tandis que lui... Il sentit que la folie le guettait. Il se dominerait à condition de ne pas prononcer un mot. Livide, il offrit la main pour prendre congé, à Lancelot qui l’observait, peut-être avec ironie... S’il en eût été sûr, en un instant, il ne se fût trouvé là qu’un mort et un dément. Il parvint à s’éloigner.

Comme il marchait d’un pas rapide, sa tête nue dans la bise froide, il haït plus que ce Lancelot dont il soupçonnait la mission secrète en Italie, – si contraire à la tâche que lui, Dmitry, ouvrait d’un cœur passionné ! il haït ce mouvement périlleux, encore indompté, de son sang. Il le haït, mais connut qu’il devrait se préparer à son retour fréquent, inévitable, prévoir, adopter une méthode pour échapper à « lui-même », ce déséquilibré, ce malade avec qui, penseur libre et ferme ! il le dégoûtait de collaborer. Le succès en dépendait. Il s’interdit de rêver à Esther, de la voir souvent. Était-elle vraiment la cause ? Il suffisait qu’elle fût l’occasion.

Lancelot, après le brusque départ de Dmitry, demeura seul un long temps, inattentif au mouvement des promeneurs moins nombreux parce que le soleil déjà commençait de décliner. Il avait accepté, pendant son repos, et en attendant que ses connaissances techniques pussent le rendre ailleurs plus utile, d’observer en Italie, et de servir. Esther lui était apparue comme un instrument merveilleux ; il a obtenu d’elle et du prince Analcanti le concours pour la France de leur influence. Il souhaite plus de cette femme admirable ; Dmitry aussi. Quoi donc ?... Il ne veut rien s’avouer en dehors de sa mission, de ses devoirs politiques. Il n’a guère cessé de penser à elle, à son entourage, à la princesse Patrikos dont l’intriguait la naïveté, réelle ou feinte, qui peut-être masquait des desseins périlleux.

Chez Latour, place de Venise, où dans un cadre de glaces, de dorures et de velours rouge, se pressaient autour des petites tables chargées de fines pâtisseries, les plus élégants promeneurs du Pincio, il aperçut Esther, et sans réfléchir il entra.

Elle était seule. Elle lui sourit et l’invita à s’asseoir auprès d’elle un peu à l’écart. Il marqua son plaisir et pour cacher son trouble s’étonna d’abord de l’absence de la princesse.

« Ma voiture l’a conduite chez elle, où l’attendent des théosophes. Leur gravité m’effraie un peu... » Esther préférait de voir sans eux la Grecque qui l’amusait par sa faconde.

« Et par ses jongleries ? »

– « Aussi par ses jongleries. C’est vite dit. J’entrevois autre chose... Un beau rêve d’amour, en ce temps de haine et de cruauté. »

Lancelot affirma : « De grandeur. »

– « Cela peut être vrai. Pour vous du moins. » Elle s’intéressa à, lui pour la première fois, lui semblait-il. Elle l’interrogea sur sa blessure avec une bienveillance amicale, sur son passé, sur ses projets d’avenir...

Alors il ne refusa pas de lui exposer les conditions de son existence toute simple en temps de paix, d’industriel traditionaliste, patriote et catholique ; il montra de l’ardeur et une intransigeance que les circonstances justifiaient.

Elle l’écoutait avec une attention qui éclaircissait, amplifiait le sens des paroles ; un sens imprévu, et caché, peut-être désiré... Enfin, après un silence : « Ne redoutez-vous rien de ceux qui m’entourent ?... et de moi-même ? »

 

Elle sourit de son embarras parce qu’il avait été deviné.

« Ils ont leur secret, non pas moi qui sers ouvertement une cause, et je n’ai qu’une vie à vivre. »

– « Si vous réussissiez cela ! »

– « Que pourraient-ils me dérober ? Je devrais vous craindre davantage. »

– « Vous auriez tort, monsieur Lancelot. Je tâche à ne nuire à personne, et je suis votre amie. »

Il s’inclina en silence. Comme il allait la quitter, Esther, plus émue qu’elle ne le laissait voir, l’invita à la rejoindre à Venise où elle se rendrait, dans deux mois, avec Analcanti.

Lancelot ne prévoyait pas ce qu’il ferait à cette époque. D’abord il rentrerait à Paris. Lui aussi s’imposait un masque de froideur.

 

 

 

III

 

 

En cette fin d’avril 1915, l’Italie était divisée, pleine encore de doutes. D’un côté la poussait la générosité de son sang, de l’autre ses intérêts. De l’abstention, déjà belle pour cette élève émancipée de Crispi, allait-elle, alors qu’apparaissait déjà la gravité de l’aventure, passer à l’alliance avec sa sœur latine ?

Dans la ville adriatique, peu nombreuse et vide à peu près d’étrangers, Esther et Analcanti continuaient de proposer comme un confiant sourire le spectacle de leur vie fastueuse.

Le 26, un accord avec Paris ayant été signé, le prince ne s’était pas tenu d’applaudir à l’heureux évènement dont il avait connu, des premiers, le secret.

Dmitry gagnait en gondole le palais Analcanti. Étendu à l’arrière, il considérait le grand canal serpentant parmi les merveilles de ses rives. Au bord de l’eau presque déserte, et dans le soleil irradiant, Venise semblait une élue dans la gloire de sa résurrection, cité parfaite, sans péchés, et donc sans habitants !

Le Slave rêvait à d’autres fins, à d’autres renouveaux ! à la mort honteuse des temples et des palais, à des hommes dansant devant leurs ruines, vengés et libres !

Il affectait le calme, dans l’universelle anxiété ; en vérité, alors que chacun, prudemment, limitait aux besoins les plus prochains son effort et ses risques, il aventurait l’avenir, avec la plus optimiste imprévoyance. Soudain insouciant et riche, affairé mystérieusement, sa compagnie de danseurs étant dissoute en pleine prospérité, il prétendait déjà, avec un peu d’incohérence, en réunir les éléments pour soulager leur détresse. Très assidu chez Esther Manas, il l’engageait à d’autres besognes qu’au théâtre... Il n’avait pas renoncé à obtenir par elle quelque chose de l’hermétique Karl Emmer dont les fenêtres, brillant jusqu’à une heure avancée dans le laboratoire du quartier de la Miséricorde, lui avaient appris le retour à Venise.

Dmitry s’énervait de la lenteur des gondoliers. Il s’imaginait parfois vivre une heure exceptionnelle, dont chaque parcelle achète ou compromet une éternité, comme si toutes n’avaient pas cette tragique importance. À peine sa barque rangée entre les hauts piliers, il sauta sur la marche verte et mouillée, enjamba les autres et, – franchi le haut portail encadré de sculptures lombardiques aux fleurs et aux moulures intactes, il se trouva dans le vestibule sombre et frais, égayé par les grappes de glycines qui tendaient, à l’autre extrémité, contre le soleil, leur rideau ruisselant et parfumé. D’un geste, il retint de l’accompagner, le portier qui le saluait et qui reprit la lecture des articles francophiles du Corriere de la Sera. Au tournant du seigneurial escalier, il s’arrêta, appuyé sur la main courante de la rampe de fer forgé... Quelques notes de musique troubleraient-elles cet homme si dur ? Il écoute la voix grave, douloureuse, un peu rauque d’Ivan Isséï, les sons pincés et fins de sa longue guitare. Dmitry fredonne les paroles russes, et sourit, loin certainement des sentiments qu’elles évoquent. Il monte, et s’arrête d’abord au chambranle de la porte, ouverte sur le vaste salon qui, entre le canal et le jardin, de l’une à l’autre baie, s’étend sur toute la profondeur du palais.

Esther ne l’a pas entendu. À demi couchée sur le beau velours polychrome d’un canapé génois, il la voit dans une glace, attentive, entraînée sans doute par la mélodie, aux immenses steppes qui confinent l’Asie. Il ne l’accompagnera pas si loin, malgré l’art de son compatriote qu’il a placé près d’elle à dessein. C’est ici qu’il demeure ravi dans la contemplation. La rêverie et la solitude ont désarmé le corps alangui de la jeune femme. Dmitry n’en est plus au temps des réserves, alors qu’il se félicitait de se préférer lui-même. Du moins il aime Esther d’un tel amour qu’il ne se peut plus concevoir lui-même sans elle. Il désire librement ; il espère... Il contient avec peine sa jalousie impatiente. Il sent que la victoire est proche ; et tout ce qui la retarde encore, il le hait.

Il entra, parce qu’Isséï s’était tu.

« Esther, savez-vous ce que cela signifie ? Voici : Un paysan, éveillé par l’approche des Tartares, à coups de bâton a détruit les ennemis : Que veux-tu ? lui demande le Tsar, en remerciement. La moitié de l’empire ? Tous mes biens ? Ma fille ? – Rien, répond-il ; avec mon bâton je vais abattre les fruits de mon pommier... Vous voyez le comique de cette très vieille ballade de chez nous ? tout le comique ! Mais il est temps que les pommes tombent, ou bien ce sera l’arbre ! – Et maintenant, Ivan, la complainte du Volga ! »

Assis sur un carreau, et ses jambes croisées, Ivan Isséï sans préluder, chant à peine, ou déclamation monotone qu’accentuaient de rares accords de la balalaïka, sembla se bercer lui-même aux vers déchirants de Nekrassov. Esther suivait le texte russe, dont elle comprenait quelques mots.

Ensuite, Dmitry répéta pour elle une adaptation française, d’une voix lourde et sombrée, que soutinrent seulement quelques plaintes des cordes basses :

 

            Volga ! la nappe de ton fleuve

            N’inonde pas si bien la plaine

            Que l’onde noire et que la peine

            Dont ton pauvre peuple s’abreuve.

            .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

            Mais qui dit peuple, hélas ! dit peine.

            .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  

            

            Ô peuple ! qu’espérer, dis-moi, de ton sommeil ?

            Ta force accumulée aura-t-elle un réveil ?

            Ou, soumis au destin que compense ton rêve,

            À jamais harassé du labeur accompli,

            Te retourneras-tu, douloureux, sur ton lit,

            Morne, désespérant de l’aube qui se lève ?

 

– « Bonjour, Dmitry. Je ne veux pas être triste aujourd’hui ! » Esther s’était levée, et vraiment Dmitry put lire sur son visage qu’elle avait échappé à l’impression qu’il avait espéré de produire. Elle ne remarqua pas son dépit. « Merci, Ivan. J’aimais mieux ta chanson de tout à l’heure. Tu peux te retirer. »

Le moujik obéissant sortit après un salut d’humble adoration à sa maîtresse.

Alors Dmitry : « Pourquoi cette gaieté ? »

– « À cause du soleil, et des bonnes nouvelles que certainement vous apportez, à cause de votre visite. »

Dmitry attribua cette joie imprévue à la venue prochaine d’un homme représentant tout ce qu’il exécrait, parfois il s’avouait aussi : ce qu’il craignait ! Au risque de maladresse, il interrogea : « N’est-ce pas prochainement que Mr Lancelot ?... »

Mais Esther n’avait pas retenu la date de son arrivée. Dmitry s’en rassura d’abord.

Tandis qu’un domestique disposait le goûter dans un bosquet de plantes, oasis africaine sur le plancher recouvert de stuc miroitant, Dmitry s’étonna qu’un officier jeune, même blessé anciennement, se plût à un aussi agréable hivernage quand, dans les tranchées, tant de ses compatriotes sacrifiaient au devoir leurs aises et leur vie... Assis et chassant la fumée d’une cigarette vers les caissons noblement décorés du haut plafond, il persifla le patriotard prudent. Esther s’absorbait à préparer le thé, elle prononça quelques mots à la défense du Français, avec une mollesse qui contenta Dmitry. Il s’apaisa et goûta les délices de cette heure tiède, d’une dînette gourmande aux côtés d’une femme admirable, dans un décor de luxe plusieurs fois centenaire. Comme d’habitude s’il s’abandonnait auprès d’Esther à la pente sentimentale, il rappela des souvenirs qui confirmaient ses droits, estimait-il, à cause de leur ancienneté. On l’écouta à peine, et même quand il évoqua le souvenir de Manassès...

Esther, en face de lui, se pencha curieusement, les coudes aux genoux, et suivant l’ordre de ses pensées qui révélait ainsi les sources de sa distraction : « Pourquoi vous, Dmitry, un sujet russe ! servez-vous la cause allemande ? »

Dmitry regretta le doux repos de son esprit et de son corps ; la tâche rude revenait à lui aussitôt qu’il s’accordait de la négliger. Il répondit en pédagogue : « Pour la raison qui fait que l’Italie va se mettre contre elle, que les Allemands seront vaincus. »

– « Êtes-vous si généreux ? »

– « Une nation saine, complètement victorieuse, assurerait l’ordre, par son prestige et sa force, l’ordre qui fit les ghettos. »

– « Aimez-vous tant les Juifs ? »

– « Pas plus que vous ne les aimez vous-même ! Est-ce de l’amour, sang mêlé, que vous inspire la mémoire du tyran de votre enfance ? Il y a tout de même, en ce peuple, une force terrible de révolte. Pendant des siècles, des oppresseurs ont préparé cela sans s’en douter, les rois, les prêtres ! suivant des ordres qu’ils exécutaient sans les entendre. Les Juifs sont devenus de merveilleux instruments pour toutes les destructions. »

– « Toujours détruire !... »

Dmitry ayant versé la liqueur empoisonnée, observa Esther triste, sans colère. Il sourit : « Détruire... Construire... Un jour, chère amie, il faudra que je vous dise... » Contenant son ardeur qu’il sentit près de le trahir, et se dérobant à la curiosité (hélas ! pas davantage) d’Esther, il poursuivit paisiblement : « Je m’attache seulement à une certaine égalité entre les nations, aussi bien qu’entre les individus. Donc, pas de victoire ! L’idée d’égalité entretient l’ambition périlleuse, la rivalité entre les gouvernements, attise les possibilités de la haine ! »

– « Comme entre les hommes. Je ne l’aime pas. »

– « Est-ce à cause de la haine ? Nous ne pourrions nous passer d’elle. »

Il s’était levé et parcourait la vaste pièce ; les panneaux biseautés des grands miroirs vénitiens lui renvoyaient les traits d’un bourgeois élégant et un peu las ; il sourit à ce masque de dilettantisme qui dissimulait sa fureur. Tel quel, en cet instant, Esther le détesta ; et il lui plut de le constater, car elle se reprochait souvent un étrange attrait pour cet aventurier si différent d’elle.

Il avait marché jusqu’à la fenêtre, jeté un regard sur les eaux scintillantes ; il revint, et dans l’attitude de quelqu’un qui prend congé, il feignit de répondre à un désir exprimé : « Plus tard, je vous offrirai ce que demandent vos yeux clairs. Attendez... Bientôt peut-être. » Il s’inclinait sur sa main portée à ses lèvres avec une tendresse réelle. Il se redressa et dit, avec une gaieté qui ne sonnait pas entièrement sincère : « Ce n’est pas Monsieur Lancelot que je crains ! » avant de se diriger vers la porte de la rue.

De quelles craintes s’agissait-il ? Esther en ressentait maintenant un peu de trouble. Elle n’était ni coquette, ni vaniteuse. Elle le rappela : « Pourquoi vous éloignez-vous si vite ? »

– « Pour éviter celui que vous attendez. Sa gondole accostera aux marches du perron avant une minute, et je sais ce qu’il vient vous proposer. Je le retarderais seulement, en restant ici.

– « Comment savez-vous ?... »

Dmitry éluda : « Je n’ai pas le droit ni les raisons qu’il faudrait pour vous interdire de l’entendre ; autant vaut tout de suite. À bientôt. »

 

Esther demeura pensive, jusqu’au moment que Michel Lancelot fut introduit. Elle n’alla pas au-devant de lui.

D’abord il traduisit courtoisement son admiration pour le merveilleux palais où s’entassaient tant de chefs-d’œuvre. Séparés depuis deux mois, ils ne parlèrent pas d’eux-mêmes, mais s’interrogèrent sur les nouvelles politiques. L’Italie sortirait-elle, cette fois, de sa neutralité ? Esther exposa les raisons contradictoires qui avaient prolongé les hésitations, le doute profond. La neutralité, pour certains, est un devoir patriotique, nécessaire et douloureux. « Beaucoup jugent ainsi qui vous estiment et vous préfèrent ; ils y sacrifient le goût latin de la gloire. »

Lancelot s’était assis près d’elle : « Et vous-même ? »

– « Je partage vos désirs, ceux du prince Odo ; par instinct plutôt que par raison. Car pourquoi répugnerais-je aux doctrines que soutient un écrivain libéré de chez vous ? »

– « Parce que le pacifisme est inerte et prudent, et que notre guerre est généreuse. »

La voix ferme du jeune homme avait ému Esther qui avoua son angoisse plutôt qu’elle ne résistait au Français : « La guerre ! si peu de bien à faire dans ce mal ! la puissance surnaturelle du mal est réelle, vivante... »

Elle se confessa davantage. Pourquoi cet abandon, et si tôt, alors que par sa race mélangée et par sa vie en dehors des concepts habituels d’ordre et de morale, elle se sentait si loin du soldat français, de ce Lancelot aux convictions religieuses têtues, que tout à l’heure elle avait à peine défendu contre les dédains de Dmitry ?... Reconnaissait-elle en lui un idéal plus humain, accessible ? « La beauté que persiste à poursuivre mon cher Odo, et moi-même avec lui, comme cela est vain, à cette heure où le monde gémit ! Pourtant avec quelle ardeur nous avons ensemble poursuivi cette chimère ! La philanthropie est dérisoire, devant l’infinie catastrophe. » Elle ajouta avec un geste las : « Cette chimère c’était notre amour même !... »

Lancelot, troublé par ces confidences, dit seulement :

« Madame, tant de noblesse, et de tels sacrifices, vous préparaient à comprendre et à aimer notre cause. »

– « Nos sacrifices !... » Elle haussa les épaules. « Ils sont risibles ! Le prince est le plus tendre des amis, le plus soumis et le plus généreux ! Il s’occupe en ce moment à réaliser un de mes souhaits, l’achèvement, par des joailliers italiens payés royalement, d’un collier merveilleux, digne des artisans de Jules II !... un autre encore, et plus sot ! l’arrangement de la Villa Malcontenta, un palais au milieu d’un parc, aux bords de la Brenta, où douze groupes de malheureux habituellement privés d’air, de confort, de luxe, séjourneront un mois par an ! »

Lancelot appréciait la douleur, et presque l’indignation de cet être ardent. Il rêvait à de grands rôles, à de hautes missions dont elle serait digne ; seulement une foi lui manquait. Il avait le besoin de conquérir.

Elle reprit son âpre plainte : « Pour satisfaire à mes désirs et aux siens, Odo a prodigué follement sa fortune, et voici qu’elle s’est accrue, en une seule année, depuis que ses usines travaillent, et ses terres, en prévision de la guerre ; à quoi sert qu’il méprise et maudisse cet or fatal et qui s’attache à lui ? Parvint-il, à force de bonté, à se ruiner entièrement, il ne ferait guère ; lui-même le sait, car il se leurre rarement. Et moi qui l’aime, moi d’une telle déception, certains jours, je voudrais mourir. Cela, il l’ignore, et je dois le lui cacher. Alors, tandis que se poursuit un carnage inhumain, je l’accompagne, chaque soir, dans des lieux de plaisir. Comment le peinerais-je ? »

Lancelot, recueilli, écoutait ces appels désespérés ; il attendait, pour y répondre, qu’elle les eût poussés, jusqu’au dernier.

Elle répéta : « Notre amour était fait de notre puissance pour le bien et le beau, qui se trouve soudain détruite, et méprisable. Tout est insuffisant, et l’amour de deux êtres qui imaginaient de s’ennoblir par lui, paraît maintenant une offense à la misère universelle. Il n’est plus temps que de s’y abîmer par l’immolation de soi-même. Valons-nous seulement par la souffrance volontaire ? »

Et Lancelot : « Avez-vous donc compris cela ? »

Il s’était approché d’elle, qui l’écarta, d’un geste las : « Je ne tiens plus à rien, ni rien à moi. »

Plus près d’elle encore, laissant paraître son émotion, il protesta : « Depuis deux ans, votre pensée ne m’a pas quitté, la pensée de votre détresse poignante, et certaine. Et c’est pourquoi je suis venu. »

Esther surprise leva les yeux sur cet homme changé. Comment la devinait-il si bien ? et de quel droit ? Qu’allait-il dire ?... Il ne parlait pas de lui. Peut-être qu’il n’osait pas. Ou bien s’imposait-il de s’élever au-dessus d’un bonheur dont il ne s’avouait pas même le désir ? Ce qu’il offrit à sa solitude, ce n’était qu’une tâche haute et rude.

Entouré de tant de personnages sur qui elle exerçait un irrésistible pouvoir, à l’aide de prestiges dont il avait éprouvé la force, il lui proposa de servir une patrie.

« Une patrie qui n’est pas la mienne. »

– « L’alliée demain de la vôtre. Attendez jusque-là. »

– « Quelle est la mienne ?... Ma mère était à demi-juive, mon père norvégien, deux neutres. »

– « Alors la juste cause. »

« La France, certes, et la petite Belgique. Le prince Analcanti juge comme vous. Mais vous avez des alliés que l’Italie n’aime pas, et parmi eux je serais excusable comme elle de mal démêler la justice. – Je plaisante... »

Elle plaisantait en effet, et ce ton nouveau gêna Lancelot, mieux encouragé, tout à l’heure, par sa peine et son enthousiasme. Très calme, elle l’invita : « Et si votre foi me gagnait, que devrais-je faire ? »

Lancelot silencieux se troublait sous les regards d’Esther, dans lesquels il lut qu’elle l’avait compris.

« Espionne ! avez-vous songé, cher monsieur, aux moyens d’un tel métier pour une femme ? » Et comme il hésitait : « Je n’en connais pas de plus noble, pourvu que, sans salaire, on y donne tout, et soi-même. » Elle était debout. « Comme il faudrait aimer ! » Ses bras soulevés s’entrouvraient comme pour accueillir et protéger... Lancelot espéra... Ils retombèrent ; elle secoua la tête : « Je vous envie cet amour que je ne connais pas, – que je ne peux pas connaître. » Il laissait paraître sa tristesse, elle lui sourit : « Il y a en France, des femmes belles et riches qui soignent les blessés, et meurent à la tâche. En Allemagne aussi. Sans doute, je ferai comme elles un jour prochain. Quelle différence ! Elles ont trouvé, tout tracé, le chemin que je dois chercher et tailler... J’estime comme vous : misérable celui qui, né dans une patrie, demeure au-dessus de la mêlée. Mais comment choisir un tel fardeau de haine ? » Elle s’arrêta de parler ; ses yeux merveilleux se fixèrent, sembla-t-il, sur des spectacles intolérables ; et Lancelot la prit en pitié, immobile dans ce tumulte, et impuissante, sans doctrine et sans patrie ; il plaignait son cour saignant et vide.

« Pourtant quelle impatience dans la neutralité, pour moi qui voudrais donner, donner, donner ! Comment vivre aujourd’hui ?... Heureux vous qui savez pour qui mourir !... »

Ils se turent. Lancelot admira, sur le ravissant visage d’Esther, la grave parure d’une mélancolie dont elle ne devait plus se départir. Elle contemplait avec douleur, avec remords, les ruines prématurées de son cœur inconstant, de son cœur si jeune, si désireux d’aimer, peut-être (elle le craignait soudain) incapable d’aimer, à moins qu’un héros ne la conduisît vers des buts magnifiques, autrement inaccessibles. Et seule, pourrait-elle les découvrir et les atteindre ?

 

 

 

IV

 

 

Voici le prince ! Esther avait entendu un clapotis, un heurt de rames et le battement de la porte d’eau. Elle tendit la main à Lancelot, avec une gaieté où se dénonça une résolution... « Venez ce soir... Mes amis fêteront mon anniversaire. Vingt-cinq ans ! Vous retrouverez Karl Emmer. Voici l’homme qu’il faudrait attacher à votre œuvre. Qui l’y décidera ? »

– « Vous seule, Madame... »

– « Dmitry sera là, Guido qui est soldat, tous ceux qui m’aiment, la comtesse Patrikos, et notre grand poète ! Et sous les murs du jardin, l’ombre d’un petit bossu courra en boitant dans la ruelle... Tous ceux que j’aime et que je déçois comme vous, ceux que j’ai déçus... Venez. Je veux que vous soyez près de mon cher Odo. J’y tiens ; promettez-le-moi. Vous êtes, lui et vous, les meilleurs que je connaisse. »

Ainsi souriait-elle au prince qui venait d’entrer vivement, le visage clair, dans la hâte d’apporter de bonnes nouvelles : – les progrès décisifs du parti francophile ! Les deux hommes s’étreignirent les mains avec une affection joyeuse. À son tour, Odo convia Lancelot. Il souhaitait qu’en dépit des troubles et des inquiétudes, son amie connût qu’il continuait de servir le commun idéal qui nouait solidement leur amour.

« Notre idéal... et notre amour !... » Esther avait répété ces mots avec une tristesse que les deux témoins apprécièrent.

Assombri, le prince Analcanti ne voulut pas demeurer davantage. Il avait voulu qu’Esther apprît sans retard l’approche d’évènements qui comblaient leurs espérances. Impatient maintenant, il retournait aux dépêches secrètes qu’on n’eût pas osé lui téléphoner. Avant de sortir avec Lancelot, il baisa les doigts de sa maîtresse : « Ne faites pas trop mauvais accueil à deux présents : une clef, un écrin, que vous recevrez tout à l’heure. Pensez que les êtres les plus épris sont impuissants à exprimer leurs sentiments. » Et sur le seuil : « À bientôt. Soyez belle pour la dernière fête de la paix ! »

 

Si l’ombre de Tonie fut infidèle au rendez-vous nocturne que lui avait assigné le souvenir d’Esther, aucun autre de ses amis ne manqua. Des cafés de la place Saint-Marc, ils avaient assisté à l’effervescence des Vénitiens, réjouis pour la plupart de la défaite, maintenant assurée, des pacifistes dont quelques-uns voulaient voir encore, ce 3 mai fatidique, dans la rupture définitive de la triple alliance, des gages nouveaux d’une neutralité sans périls. Mais Comellino, des convives bien informés, trahissaient le secret d’état dont ne doutaient plus même les négateurs. La Grande Italie, pour la première fois depuis sa glorieuse unité, montrerait bientôt aux barbares le poids de sa forte épée.

Comme des phalènes attirées par la lumière des baies et des fenêtres ouvertes sur le canal et la nuit chaude, tout ce que la ville comptait encore d’artistes et de mondains s’était assemblé dans le palais Analcanti. Dans ce décor luxueux, les divers énervements se fixaient en joie parfaite ; on bannissait l’inquiétude ; déjà chacun anticipait sur la victoire.

Esther n’avait pas encore paru ; le prince recevait seul. Quand elle entrerait après tous ses hôtes, Odo savait de quels hommages la salueraient tous ceux qui étaient réunis pour la fêter. L’éloge d’Esther courrait sincère, encore exalté par l’attente. Comellino avait mêlé, en des strophes imagées que l’on se répétait, la femme la plus belle, la plus belle patrie ! On complimentait Analcanti pour le caprice de son amie, pour le cadeau royal qu’elle avait généreusement souhaité de recevoir, mais pour en faire don ! Chacun connaissait, aux bords frais de la Brenta, sur la route de Padoue, non loin de la Maison du Roi, dans un parc orné de statues, de fontaines et d’arbres rares, une noble demeure de la fin du XVIIe siècle que le prince philanthrope venait, à grands frais, d’approprier au plus généreux usage.

Un sceptique rappela Malcontenta, cette jeune fille capricieuse d’autrefois dont la morose humeur s’est perpétuée dans la mémoire par le nom d’une charmante architecture. À mi-voix, Dmitry émit encore le vœu que les malheureux qui devaient l’habiter un mois n’en sortissent point, eux aussi, déçus et irrités.

On commença de danser et de goûter aux mets raffinés, aux vins incomparables qui rendaient fameuses les réceptions d’Esther Manas et d’Analcanti. Pourtant on avait remarqué, dès l’abord, au front du prince, des marques de tristesse, ensuite d’inquiétude. Il avait appris, dans le moment de l’arrivée des premiers invités, qu’Esther, enveloppée d’un châle noir, venait de sortir par la porte du jardin. Elle ne l’avait pas averti. Comment douter de son prochain retour ? À présent, il se répétait les derniers mots que lui avait dits sa maîtresse ; il se souvenait de sa lassitude depuis plusieurs semaines, de sa tiédeur ; même il avait surpris des larmes.

Déjà il dominait mal son angoisse, quand Ivan Isséï entra. Il portait une lettre et deux objets qu’il avait, dit-il, reçu l’ordre de remettre au prince : un écrin, une clef. La clef ouvrait la grille de « Malcontenta », l’écrin contenait d’admirables émeraudes dont la monture délicate avait occupé les amants, depuis plus d’une année.

Odo, les mains tremblantes, ouvrit la lettre. Il ne put se retenir de montrer son trouble : « Vous excuserez Esther. Elle n’a pu venir... elle ne viendra pas ce soir dans cette maison... » À voix basse, et malgré lui, il acheva : « Elle n’y viendra plus jamais ! »

Tandis que ses hôtes s’éloignaient, le prince s’efforçait à peine pour cacher sa détresse. Il n’avait pas de colère. Il avait prévu ce départ qu’un mensonge indigne de lui, indigne d’eux eût différé. Il avait bien connu qu’Esther se détachait des rêves par lesquels il l’avait séduite et longtemps retenue. Elle chercherait vainement d’autres réalités... Il ne désespérait pas d’un retour.

Il eût pu mentir à lui-même et aux traditions des Analcanti, amis et protecteurs, à plusieurs siècles de distance, de Carpaccio et de Longhi. En ce temps où fermentaient tant d’appétits, il sentait bien l’impuissance et l’absurdité de telles principautés spirituelles ; mais un sang décanté coulait dans ses veines, il appartenait à une génération démodée.

À l’occasion du bouleversement de toute l’Europe, il eût pu ouvrer avec Esther, au hasard d’instincts généreux, servir activement une humanité mélangée et pétrie par la guerre, pâte choisie pour modeler, terre nouvelle pour des conquistadors ou des saints. Mais il ne croyait pas à ces chimères. La crise serait courte, et demain pareil à hier. Esther eût deviné, méprisé sa feinte. Il savait l’inutilité de la poursuivre ; il escomptait la force d’un amour sage et patient. Quels projets, maintenant nourriront ta folie, Esther, ta profonde sagesse ? ta bonté, maîtresse adorable, ton inépuisable bonté ?...

 

Malgré l’approche d’évènements dont bientôt l’intérêt devait tout emporter, les louanges d’Esther se répandirent dans les ruelles avec les amis du prince. On s’inquiétait du destin le plus prochain de la courtisane. Chacun savait qu’elle ne possédait rien, qu’elle n’accepterait pas qu’on la secourût... On ne danse plus guère en Italie. Va-t-elle, sur sa hanche, porter comme jadis des paniers de poissons ? Mais il y avait pour elle, comme pour tous, la guerre... la guerre dont la rumeur résonne sur la piazzetta, file sur les canaux, la guerre, menace, ivresse, oubli...

 

Comme il sortait par les derrières du palais Analcanti, Lancelot s’étonna parce que Dmitry lui avait pris le bras et s’y appuyait avec une insistance qu’expliquait un excès de boisson. La curiosité, plus forte que sa répugnance, le retint de planter là le Russe chez qui les propos d’abord hypocrites contrariaient la joie mauvaise du visage. À l’improviste, Dmitry renonça à se contraindre et pour se libérer lui-même, parla, tandis qu’au hasard, ils cheminaient dans les calle obscurs et les petits campi ce soir agités et bruyants.

« Bah ! Tout ce qui arrive est bon... La guerre et l’aventure de notre ami le prince ! et la gaieté imbécile de ce peuple qu’écrabouilleront bientôt les obus autrichiens ! et la peine d’Esther ! Ah ! Ah ! il était temps qu’elle cessât de rire. Son rire me dégoûte, et je le déteste. Un rire qui ne cache pas de haine révèle la sottise. Je ne veux pas qu’elle soit sotte... Les obus autrichiens sur Venise !... N’avez-vous pas assez de cette ville ridicule ?... Venise est un poison dont va guérir Esther... J’ai connu une fillette grave au Ghetto, il y a longtemps, qui riait rarement et qu’un misérable juif battait... que déjà désiraient les hommes, des riches, des beaux, des savants !... et qui leur préféra un bossu sordide. Je l’ai connue... je la désirais moi aussi... elle ne l’a pas su ; on sait de moi seulement ce que je veux. Tous l’ont eue sauf moi qui n’ai pas voulu... Vous entendez... tous ! le contrefait, le joli jeune homme, le chimiste et le millionnaire !... un poète peut-être, peut-être d’autres encore. À qui le tour ?... On prend ses numéros... en voulez-vous ? c’est le pays des loteries. Vous pouvez gagner vous aussi. Sale pays !... c’est le pays d’Esther !... Vous voyez, je crache dessus... Fragile... heureusement ! Les pilotis sont pourris ! Ça ne tient plus... et cela, tout de même fait mal. C’est à cause de ça, et de Rome encore où elle a vécu, cette Rome tyrannique que Carthage eût dû détruire « Roma delenda ! » que la petite Esther est devenue une idiote créature... à cause de cette puanteur d’absurde fantaisie amoureuse... « Delenda Venetia !... delenda ! » et tout le tonnerre de Dieu, d’Italie en carton peint !... La guerre, la guerre ! enfin c’est mon tour de rire ! mon tour de tout » ! Lancelot lui ayant retiré son bras, il marchait droit et ne semblait plus ivre ; sans doute il ne l’avait jamais été. Il reprit, d’une voix grave, dont seulement la solennité et l’emphase détonnaient : « D’aujourd’hui, elle naît. Les vieux chrétiens avaient inventé le baptême, un bain qui effaçait toutes les cochonneries... » Brusquement, il sembla répondre avec indignation à une objection de Lancelot : « Pas besoin de ça ! entendez-vous ?... On ne salit pas Esther ! » Il s’adoucit : « C’est moi qui l’ai connue le premier, et trouvée belle. Elle avait déjà ses yeux, ses yeux !... Vous expliquez-vous ses yeux ? Il y a des jours où ils m’empêchent de la comprendre. Ils sont clairs... absolument... d’une vierge ! Et je vous tuerais », il lui empoigna rudement le poignet, « Je vous tuerais si vous disiez le contraire... et si vous ne respectiez pas ses yeux. Mais pouvez-vous les expliquer ?... je vous supplie, Michel Lancelot, le pouvez-vous ?... et son visage ! Elle veut tout comprendre et on dirait qu’elle sait déjà tout ce qu’on veut lui apprendre... Alors elle fait peur !... Avez-vous peur quelquefois ? Moi de tout ce que je ne peux pas expliquer. Il y a trop de choses possibles... peut-être tout, par elle, est-il possible... peut-être qu’elle est l’absolu. Hein ! ça vaudrait la peine, l’absolu !... la peine de la forcer d’aimer, et d’obéir... Et si on manquait ça, la détruire ! Détruire l’absolu qui ne sert à rien, et qui ment !... » Il se calma, et passant de nouveau son bras sous celui de Lancelot, il gémit presque : « Ne me croyez pas, Monsieur ; je me tuerais plutôt qu’elle... Parlez-moi franchement... Connaissez-vous quelque chose de plus parfait que son visage et son esprit ? »

Michel répondit : « Son cœur ! »

Un moment, ils cheminèrent en silence. Lancelot, à tout hasard, se tenait prêt à parer une attaque, un coup qui ne vint pas ; il douta si le Russe l’avait entendu.

Celui-ci haussa les épaules : « Je savais bien que vous l’aimiez aussi ! Mais votre sagesse ordonnée répugnera toujours à la petite-fille de Manassès. A-t-elle aimé les autres vraiment ?... »

Lancelot baissa la tête : « Comment le saurions-nous ? »

– « Elle a trop donné à chacun, elle l’a trop paré de son rêve, pour y reconnaître autre chose qu’une figure d’elle-même. Elle cherchait un amour qui est en elle, que nul n’avait su découvrir. Voici qu’elle est lassée de cette solitude, et désespérée... Bienheureux désespoir ! le désespoir est, je pense, le sentiment le plus fécond ; il faut désespérer les hommes et les peuples !... Le moment vient qu’elle aimera quelqu’un... » Il délivra une rude menace : « Celui-là, qu’il se garde ! » Il avait arrêté son compagnon, de sa main sur l’épaule... Il la passa sur son front, comme s’il s’éveillait. Il rougit. Il venait de trahir Esther, son secret précieux, qu’elle ignorait encore, Esther et lui-même. Pourquoi ?... Par les campi San Angelo et Manin, ils avaient gagné les bords du théâtre Goldoni où s’agitaient, pendant un entr’acte, des spectateurs fiévreux et gais... « Pourquoi ai-je tant parlé ce soir ?... À cause, sans doute, des évènements surprenants auxquels nous venons d’assister... Par sympathie pour vous, monsieur le Français ; Russes et Français ne sont-ils pas alliés ? Et puis, il y a... il y a K’tchemou ?... à quoi bon ? »

Il salua poliment et se perdit dans la foule.

 

 

 

V

 

 

Le portier se fût privé d’une importance flatteuse en taisant le détail pittoresque de la sortie d’Esther qui avait quitté le palais Analcanti, nu-tête, enveloppée d’un châle noir. Elle lui avait, disait-il, souri avec une bonté familière avant de s’éloigner, de son pas leste de très jeune fille...

Vers le pauvre logis du Ghetto Nuovo et la boutique enfoncée sous une voûte et trois piliers de maçonnerie, sans hésiter elle avait fui son amant, ses amis. Un prince si bon, une vie si magnifique ! Une fuite vraiment ? Plutôt la réponse à un irrésistible appel ! Quel appel ? et vers quoi ?... Longeant les palais qui bordent le grand canal, depuis la Salizzada San Samuel, par San Luca, San Bartholomée et les S. S. Apôtres, elle atteignit les limites du quartier de son enfance. À compter d’ici, les dalles et les canaux s’emparent d’elle, les sotto portici, tous les vieux murs et les courettes, le jardin de Lombarone et son micocoulier épais et bruissant, le petit pont Molin qu’elle franchit... À gauche est l’itinéraire habituel : la calle Rachetta, la demeure de Karl Emmer et la Miséricorde, jusqu’au Ghetto natal. Elle s’engage à droite dans la calle Lunga Catherina, comme ce soir ancien que, lasse et hésitante déjà devant un parti aussi grave, une angoisse aussi forte, elle avait écouté les conseillers cruels dont la voix mystérieuse murmure encore sur les eaux de la lagune morte. Pourquoi s’acharner ? Quels drames sans revers ont suivi le choix du triste Tonio ? À droite encore, sur les Fundamenta nuovo, elle atteint l’escalier dont elle descend les quatre marches avant de s’asseoir, accotée à la pierre. Ici jadis, elle avait fermé les yeux et dormi longuement et dès l’éveil senti la douceur d’une protection. La vigilance d’un bossu misérable s’étendait sur elle.

D’abord elle accorda, à celui qui l’attendait anxieusement dans son palais rempli d’amis, une pensée où le regret se mêlait au remords, au prince parfait dont tant de biens offerts l’avaient déçue pourtant. Qui donc eût enseigné à Esther, des possibilités, un usage meilleur ? elle n’en discernait pas. Les richesses bienfaisantes, l’approche seulement d’un cataclysme en avait détruit la chimère : Esther déjà connaissait leur impuissance ; elle ne se contenterait plus des joies égoïstes qu’elles procurent, ni d’une affection dont elle seule était l’objet. Aimer, c’est être deux pour souhaiter et pour donner... Elle ne donnait rien à lui, ni eux deux à personne, malgré tant d’efforts et d’apparences, – rien. Il avait fallu qu’elle partît ! et sans délai nouveau ; (ainsi connut-elle que depuis longtemps elle l’avait résolu !) la guerre prochaine, tant de sang ! montrait puérile et haïssable l’œuvre entreprise. Une explication avec Odo, elle l’eût terminée dans ses bras, par le désir et le consentement de ses sens. Soudain, elle avait senti impossible la fête de cette nuit ; alors, acceptant sa révolte, elle avait profité de son élan pour se sauver. Se sauver ! l’idée de salut accompagnait en effet son évasion d’une existence enviée, entourée de luxe et de tendres soins. Pourtant, quel bien-être à appuyer sa tête sur la poitrine d’Odo ! Elle s’irrita contre la force irraisonnée qui l’en avait retirée, ensuite contre elle-même trop exigence, inconstante...

Inconstante ! Elle remonta le cours si bref de ses années, déjà chargées de souvenirs... Karl Emmer, revenu sans doute dans sa maison toute proche, ouvrirait, pourvu qu’elle frappât, sa porte toute grande, et son cœur !... Comme elle en avait chéri les battements, anxieusement épié le rythme qui scandait, croyait-elle, la marche du progrès ; il tenait dans ses mains la vie et sa durée, et n’osait pas les ouvrir. Ayant découvert ses dieux, il leur élevait un temple et les gardait captifs... Elle a quitté le savant comme on s’arrache à l’espérance. Elle fut morte là ! C’est lui qui l’a chassée, c’est son orgueil et sa peur.

Et Guido ? Elle ne se reprochait pas les délices des étreintes et des baisers, sans buts que le plaisir, mais son plaisir à lui. Peut-être, pour un objet plus digne, cela eût-il duré. Elle n’accusait pas le frivole jeune homme, mais elle-même et son erreur, et la petitesse de l’idéal qu’elle avait d’abord accepté.

Elle a changé d’amant, chaque fois pour un rêve plus haut ! pour un bonheur moindre !...

Au seul Tonio elle donna en feignant de recevoir... et même en le croyant.

Tonio l’avait enseignée par son sacrifice. Se peut-il qu’il soit mort ? Entendra-t-elle encore son souffle oppressé, sa marche inégale sur les pierres des fundamenta ?... elle croit qu’il approche et va lui parler ; qu’elle va se lever et le suivre, oui, suivre celui-ci, la victime et le sacrifié, plus riche, plus savant et plus beau ! jusqu’au dernier jour, jusqu’au dernier pas de leur songe. C’est sa pensée, sinon sa présence, qu’elle est venue quêter ici. Elle entendra au moins sa voix qui est celle de la bonté dénuée...

Elle était lasse de la course, elle doutait du but, et des moyens ; elle doutait d’elle, elle prenait conseil : « Parle-moi, Tonio, cher amant. C’est toi que j’écoute, ou ce qui t’inspira... »

Une douceur descendit sur elle ; elle en reçut la sensation si vive qu’elle se retourna. Cela s’enfuit. Personne sur le quai désert !...

Elle se leva, gravit lentement les marches, découragée de sa solitude, puis effrayée.

Tout à l’heure, causant avec Lancelot, elle s’était étonnée d’une confiance presque joyeuse que rien ne semblait justifier ; que pouvait craindre celle qui n’aspirait qu’à donner ? Mais à qui maintenant ? et sa détresse la contraignait d’avouer : Par qui ?

Amoureuse ! elle n’est qu’une amoureuse ! Aucun vaste dessein qu’il n’exige un cœur d’homme, un bras d’homme pour le réaliser. Quelle folie d’espérer mieux qu’en ceux-là qu’elle vient d’écarter d’elle ! Cependant elle espérait encore. S’il le fallait, – elle crut bien qu’il le fallait, – elle mâterait sa chair, elle armerait d’une meilleure résolution sa faiblesse de femme. Elle se connaissait pareille à une fontaine intarissable, bonne à remplir toutes les coupes... Où la source qui l’alimentait ? Elle marchait vers sa maison.

Obscure, obscure... Bienfaitrice secrète, non plus courtisane adulée. Donatrice anonyme, sacrifiée... Alors pourquoi pas l’espionne de Michel Lancelot ? Le but était douteux.

Des idées fugitives, les éléments peut-être du courage proche, du réconfort. L’appui pour un élan...

« Grand comme toi, Esther, et puisque je te quitte, digne de toi ! » Ces derniers mots d’un infirme sublime imposent un devoir, ont ouvert une route.

Maintenant elle a refermé sur elle la boutique, allumé un flambeau. Plus de trace du commerce malpropre où triomphait la ruse du fripier Manassès. Elle sourit aux vestiges du passé dur qui la forma. Pour quelles tâches ?... En les attendant, c’est ici qu’elle va demeurer, pauvre, prête à souffrir. La souffrance l’appelle. Comment comprendre ? Elle frissonne en songeant à l’étrange sadisme russe, aux insinuations révoltantes de Dmitry... Subit-elle l’atteinte d’une folie magnétique ?

Elle est fière de sa raison. Elle se regarde fermement.

Il s’agit d’autre chose. Souffrir, soit, mais pour... L’inconscient qui parle en elle n’achève point. Elle interroge : Pour une cause ? ou pour un maître ?

Esther avait ouvert des armoires, préparé son lit, tiré l’huis sur la courette. Là, elle s’était étonnée d’un mouvement de lumières, et du bruit dans les chambres du colporteur Aboaf. Elle ouvrit la porte d’eau, se pencha sur l’étroit canaletto. Un bachot était amarré, déjà chargé de ballots, d’autres descendaient, transmis, reçus, avec mystère, en silence. À la vue d’Esther, un homme qui était dans la barque étouffa un juron ; en haut, la fenêtre se referma, la lumière s’éteignit. Esther se souvint de tels clandestins débarquements, de Dmitry apportant nuitamment des tracts anarchistes, dans la cour de l’antiquaire.

Elle retourna, traversant des pièces sombres, vers l’entrée sur le Ghetto. Elle voulait revoir la place aux sept synagogues, claire à cette heure, à cause de ses pierres blanches et pourvu qu’un seul astre brillât, bordée de noir du côté des voûtes et des arcades abritant la maison de Shylock et celle de Manassès.

Esther distingua, faisant corps avec un des piliers, une forme vivante qui lui rappela une autre ombre, jadis, en ce même lieu, avec une telle force qu’elle crut la reconnaître et l’entendre qui gémissait doucement. Elle allait appeler, prête à chercher comme autrefois dans la nuit, les bras étendus, à poursuivre l’ami honteux et craintif... Mais l’ombre se détacha, pour se fixer au milieu de l’arcade, et là, demeurer haute et droite, et sans un pas de plus.

« Esther, – implorait seulement Lancelot, – Esther ! » Elle eut un mouvement de recul et de colère.

« Je sais que je n’aurais pas dû venir. Je n’ai pas pu m’en retenir. Un autre m’a parlé de vous. Alors un sentiment violent m’a poussé ici où j’ai deviné que je vous trouverais. C’est pour vous sauver de lui. Absurde ! Comment le pourrai-je si vous n’y consentez ? Ai-je eu tort de craindre ? » Il s’inquiétait du silence d’Esther : « Pardonnez-moi » et très ému : « Je devine les raisons qui vous ont conduite ici, et je vous admire. »

L’intérieur de la maison était faiblement éclairé par une bougie dont la flamme tremblait ; la silhouette d’Esther se détachait, là devant, toute noire. Michel ne pouvait voir ses traits. Le son de la voix anxieusement attendu ne dénonça pas ce qu’elle pensait.

« Je n’ai rien à vous pardonner, monsieur Lancelot, rien à vous confier. Je désire que personne ne me relance ici, et vivre seule. »

– « Vous ne le pourrez pas, quels que soient votre courage et vos projets. Vous êtes trop belle... Il est impossible que Dieu ne vous réserve pas pour de grands desseins. Il faut redouter les autres. »

Elle dit : « Dieu ? » avec une curiosité qu’il prit pour de l’ironie. Pourtant un reflet éclairait le visage apaisé d’Esther. « Je crois à votre amitié, mais vous détestez quelqu’un qui m’aime aussi. »

– « Il se dresse contre la cause qui m’est chère, et que je sers, et il vous menace. »

– « Vous ne savez pas mentir... » Esther avait souri avec un peu d’ironie.

« Madame, je n’y tâche pas. J’appréhende ce qu’un homme de désordre peut vous proposer. »

– « Quoi ! mieux que d’être espionne ? » et repoussant d’un geste la réponse : « Rien que je n’aie déjà entendu de vous ! L’amour, se créer une patrie ! l’aurais-je pas éprouvé auprès du parfait ami que je quitte ? Et vos idées, vos chères idées, ne sont généreuses que pour vous. J’ai désiré parfois de vous comprendre ; je n’ai pas pu. Non, je suis neutre, neutre ! Allez-vous-en ! » C’était seulement une prière mélancolique. Lancelot demeurait. Elle s’irrita de la décision de ses regards. Il avait autre chose à lui dire que, sans doute, elle ne voulait pas entendre : « Vous n’avez su, depuis que je vous connais, que me lasser des autres et me dégoûter de moi-même. » Et puis, elle sentit plus que lui l’injustice de ce reproche et le péril d’identifier Michel à la voix d’une conscience encore obscure. C’était lui consentir une influence que, dans le même temps, elle décida de lui dénier : « Je ne suis pas chrétienne. Entre ma race et la vôtre, mes désirs brûlants et votre foi morte, il y a des siècles d’infranchissable rancune. » Ayant éprouvé la dureté du coup qui l’avait blessée, elle aussi, secrètement, elle en voulut du moins tirer, par la défaite avouée de Lancelot, tout le profit. Elle l’interrogea : « Enfin, qu’y a-t-il en vous ? »

Il lui parut, avec un peu de déception et de mépris, qu’elle l’avait découragé, quand il avoua : « Rien que je puisse aujourd’hui vous offrir, qui puisse vous tenter... Je ne suis qu’un pauvre homme, qu’appelle loin de vous un trop humble devoir. »

Alors, tandis que Lancelot s’éloignait, la tête basse, la vie tout entière d’Esther se déroula, sa vie manquée. Peut-être en lui le secret qu’elle quête... Elle ne le rappela pas. Plus tard, se reprochant cette minute, elle devait s’accuser d’orgueil. Ce n’était que de l’incertitude, et du découragement. Dans l’amour, elle n’avait pas trouvé ce qu’elle cherchait : l’amour lui-même ! Elle doutait de lui.

Lancelot avait tourné brusquement vers le pont du rio San Girolamo, pour échapper à ses regards. Un bras encore s’appuya sur sa marche. Il fit un geste brusque de défense et ne désarma pas quand il eut reconnu le visage de Dmitry où, lui sembla-t-il, de la haine luisait. Sans doute il s’était trompé car l’autre riait avec bonhomie : « Croyez-vous donc qu’on assassine encore dans Venise ? Après tout, pourquoi pas ? Ne craignez plus rien, c’est votre bon ami Dmitry. »

– « Je vous défends de m’espionner. »

– « Un savetier que j’ai connu à Vitebsk ne parlait que de chaussures. Gardez-vous de cette manie. Elle suffirait à dénoncer que vous êtes un espion français. Pour moi qui le sais depuis longtemps, devinez ce qui m’a retenu d’en avertir la police. Eh ! eh ! quelque chose, le délit d’espionnage chez les neutres... Pour le moins, on vous eût, il y a bien des mois, reconduit à la frontière. Ce qui m’a retenu ? mon amitié pour vous, et mon estime. Ma sympathie, parce que nous aimons la même femme, c’est un lien, cela ! et qu’elle ne vous aime pas du tout... et même qu’elle a conçu pour vous des sentiments, oh ! bien injustes ! dont je voudrais vous consoler. Elles sont toutes ainsi. Ah ! s’il s’agissait de mérites !... Allez donc leur demander de peser, de raisonner... Elles sont folles, les plus sages ! capricieuses, les meilleures ! Vous ne correspondez pas au caprice d’Esther. C’est pourquoi rien ne vous menace dans Venise la nuit. »

 

 

 

VI

 

 

Si Esther sortait de sa maison du Ghetto pour acheter sa nourriture, elle ignorait qu’autour d’elle d’anciens compagnons de sa misère épiaient les marques d’une gêne ou d’un dépit qu’elle ne pouvait éprouver ; non plus que du remords.

Sans lignée autant qu’il fût possible, échappée à la religion juive le jour qu’elle lui était apparue le fait d’une race peu nombreuse, stérile, et point la sienne ! Esther honorait pourtant Otto Barron, moins pour son pontificat familial dans la synagogue que pour la bonté qui rayonnait de son cœur pastoral. Elle admirait qu’en ses occupations quotidiennes, aux écoles, au consistoire, à la visite des malades, il eût enclos toute sa vie d’homme intelligent et instruit ; elle assista comme autrefois à la prière du soir, à l’office du sabbat, curieusement. Tout ceci lui parut desséché, embaumé comme un mort d’Égypte.

Tandis que retentissaient les échos de la campagne victorieuse du Trentin, que les femmes de toutes les classes s’organisaient au secours des héros de la Carniole et de l’Isonza, des conquérants audacieux du Monte Nero et de Plava, Esther réfléchit longuement. Elle s’étonna du patriotisme sincère du rabbin qui l’avait d’abord accueillie avec une indulgente sympathie, mais qui blâmait sa réserve. Israël avait toujours doucement vécu en Italie. Pourvu qu’Otto Barron s’abandonnât un peu, il invoquait d’autres arguments : il entrevoyait, pour les fils de la race dispersée, des satisfactions préférables à celles d’un nationalisme aveugle. « Défendons chacun notre petite maison, à côté des voisins dont nous gagnerons la confiance en partageant leurs périls ; ainsi deviendrons-nous les agents actifs et triomphants de la réconciliation, avant de régner sur une humanité reconnaissante. » Esther l’écoutait impatiemment qui citait des prophètes : « Jéhovah nous a promis cela par leur bouche. » La voix du prêtre tremblait d’une ferveur tendre ; il émouvait davantage quand des larmes coulaient jusque dans sa barbe grise, au récit des travaux dans les Dolomites brûlantes ou glacées, des blessures, de l’agonie solitaire.

Esther, suivant les conseils du rabbin, ayant offert ses services à la Croix-Rouge, s’imposa d’abord un apprentissage très complet. Ses examens d’infirmière passés, elle s’engagea sous un nom d’emprunt, échappant ainsi à l’intérêt de ses amis, d’ailleurs discrets et occupés de devoirs ou de soucis graves.

Elle excella dans cette œuvre de dévouement, sans partager complètement les angoisses de ses chefs, de ses compagnes et de ses malades, ou leurs enthousiasmes qu’alimentaient tour à tour l’échec de Rovereto et l’héroïsme de la 37e division, l’abandon d’Asiago ; en juin, l’heureuse offensive de Cadorna, la prise glorieuse de Corizia, la déclaration de guerre à l’Allemagne, la victoire du Carso par le duc d’Aoste. Haïssant la guerre, elle en plaignait toutes les victimes. Bien qu’elle n’osât pas l’avouer et qu’elle s’en défendit, les Autrichiens trouvaient, dans ses soins et dans sa sympathie, une place égale à celle des Italiens et des Français.

Au début de 1917, pour la première fois, elle passa un congé de quinze jours dans son humble demeure vénitienne. En son absence, un inconnu s’était informé d’elle ; quelqu’un avait reconnu Dmitry.

Au plus profond de sa mémoire, elle retrouvait cet homme Elle ne s’était jamais expliqué la sorte, dès l’origine, de son impérieuse influence... intacte aujourd’hui, ou même accrue, si elle s’en rapportait à la curiosité aiguë, à l’émotion que lui causait une nouvelle aussi simple.

L’attachement à une besogne quotidienne nettement définie où elle dépensait son zèle et ses forces, n’avait point apaisé mais engourdi provisoirement ses désirs et ses inquiétudes. Elle remettait au terme de la catastrophe universelle de songer à soi, à des doutes, à des problèmes insolubles. Pour qui goûta à l’amour sensuel, à l’art, à la philanthropie, que restait-il à tenter ?

Elle se distrayait à parcourir les ruelles et les fundamenta où l’assaillaient tant de souvenirs à qui elle refusait le bénéfice de sa mélancolie ; elle se voulait paisible comme, au soir, le bon ouvrier que sa tâche lasse et contente.

Un des derniers jours précédant son retour aux armées, sa flânerie la conduisit au zattere al Ponte Lungo, jusqu’au rio de San Bastian qui limitait, depuis les quais de San Rasegio, la zone interdite, port, magasin, voie ferrée. Adossée à un tas de sacs de sable, destinés à protéger contre les bombes autrichiennes les plus beaux monuments, et qu’on avait oubliés là, elle songeait à la ville riante de son enfance, et d’hier encore ! devant l’appareil redoutable de protection dont s’entouraient cette région de la Jiudecca, les usines de Molino Stucky et l’île de Sacca Fisola, sous la sévère surveillance de la marine de guerre.

Ses yeux que sa pensée n’accompagnait pas, suivaient un batelet manœuvré prudemment par un matelot en uniforme de commerce anglais qui aborda sur le quai auprès d’elle ; à l’abri du rempart de sacs, il sauta vivement à terre et l’ayant reconnu, il poussa un cri de surprise : « Esther ici ! C’est pour vous que je suis venu ! »

Sans s’attarder, avec la hâte, semblait-il, d’échapper à l’attention de sentinelles qui, peut-être, de l’autre côté du canal, surveillaient son manège, il entraîna Esther par l’étroite calle Cartellotti jusqu’à une maison dont ils franchirent la basse porte ouvrant sur une salle qu’une demi-douzaine de tables entourées de chaises suffisaient à remplir. Trois ou quatre consommateurs seulement buvaient dans cette pauvre trattoria ; à l’entrée des nouveaux venus, ils s’interrompirent à peine un instant de causer et de fumer. Dmitry alla jusqu’au comptoir chargé de bouteilles, au fond de la pièce. Un petit homme qui lisait accoudé, se leva, empressé à pousser une barrière donnant sur une cuisine qu’ils traversèrent ; il s’effaça pour laisser passer ses hôtes dans sa chambre, meublée d’un lit divan, d’une bibliothèque, d’une table et de quelques sièges sur un tapis assez propre. Au mur, une lampe, devant une icone, brûlait. Une fenêtre élevée de moins d’un mètre s’ouvrait sur un jardin. Dmitry, l’air soucieux, allait l’enjamber, le premier il n’avait pas échangé avec le cafetier une parole. Esther les retint. Il lui sourit : « Je vous prie de m’attendre, très peu d’instants. Il s’agit de notre sécurité, de ma vie. »

Esther, ayant consenti, les vit disparaître derrière un massif de cyprès et de lauriers qui masquait un hangar de planches au bord du rio Ognissanti. Là, Dmitry, aidé de son compagnon, échangea son costume de matelot contre celui d’un bourgeois soigné de Venise ; de courtes moustaches à la mode, suffirent à modifier l’expression de son visage rasé ; il s’assura qu’une barque légère était là, qu’un coup de pagaie pousserait vivement.

De retour dans la chambre, il présenta : « Paul Ilioukof, un ami sûr. »

Ilioukof l’interrompit : « Oh ! moi, je connais Madame. »

Il contemplait de près les traits ravissants de l’actrice célèbre, avec une admiration fervente, si naïve qu’Esther lui tendit gaiement la main. Dmitry haussa les épaules : « Laisse-nous. »

Rapidement, d’une voix fiévreuse dont la sécheresse étonnait Esther, il répéta qu’il était venu pour elle, et à grands risques, car il arrivait de Berlin... Elle l’interrogea avec un peu d’inquiétude, sur ses buts et leurs moyens. Cependant elle ne s’avouait pas son trouble devant cet audacieux, ni son angoisse devant ce qu’il venait lui proposer, ni son impatience de le connaître enfin tout entier. Il se refusa à ménager aucun de ses préjugés anciens.

« Envoyé par les partis révolutionnaires russes, j’ai négocié le passage prochain, à travers l’Allemagne, venant de Suisse, de trois personnages qu’entre tous la police du Tsar redoute, et justement. Esther, retenez bien leurs noms : Lénine, Natanson, Zinoviev. » Il raconta les débuts de ces persécutés, de ces révoltés, il exalta leurs passions. « Leur rentrée en Russie influera sur l’issue du conflit européen. »

– « En faveur de qui ? »

– « La raison condamne la guerre, la victoire et le reste. Esther, avez-vous besoin qu’on vous le démontre ? »

Dmitry parlait rudement, comme un homme traqué. Il n’a couru ce péril que pour revoir Esther et l’emmener en Russie où l’orage menace et où lui est impatiemment attendu. Il ne tente pas de la séduire par les chemins de la sensibilité. À peine évoque-t-il la misère des soldats russes beaucoup plus à plaindre que les Occidentaux, faute de soins expérimentés. Les mots qu’il prononce avec une ferveur sévère, sont : humanité, justice, progrès, science, raison ! Les révolutionnaires rêvent d’édifier là-dessus une éthique, à base de calculs et de statistiques...

Dmitry cherchait, sous le front d’Esther, un reflet de la flamme froide de ses propres regards. Elle s’étonnait de son assurance, de sa certitude tout à coup, de son audace, inattendues.

« Esther, j’avais toujours prévu, et décidé, que mon amour et mes projets aboutiraient dans le même temps, le temps qui paiera enfin mes humiliations ! » Parfois il avait désespéré. C’est qu’il voyait indéfiniment reculée l’explosion révolutionnaire, prolongée sa torture amoureuse... « Voici enfin le lieu de notre réunion ! » Il prit peur de l’aveu qu’enfin il venait d’oser. Il y insista, d’abord avec prudence : Pouvait-elle se contenter d’une existence médiocre, bourgeoise, aux aspirations aisément réalisables, la petite dont les yeux brillaient dans la boutique du vieux révolutionnaire Manassès ? Pour Dmitry, que de convoitises à satisfaire ! que de rancunes !... Une ardeur trop forte le pressait ; il dit tout ; il se réjouissait d’apporter, pour sa haine et pour son amour enfin conjugués, des forces intactes. Il a connu Guido, Emmer, Analcanti ; il leur a offert sa poignée de mains, son visage rieur d’indifférent ou d’ami ; il a supporté l’approche plus répugnante de ce Lancelot !... « Mon acceptation me situe au-dessus de tous ceux-là. Je méprise leurs préjugés, et même leur bonheur. Je les hais, mais mon mépris pour eux me console. » Il ne songeait qu’à l’avenir. Il ne demandera pas de vains serments, parce que rien de plus vaste que ce qu’il offre... et rien de moins désormais ne saurait contenter Esther, ni lui-même. « Nous avons les mêmes dégoûts, et j’apporte ce que tu cherches ! » Âpre, autoritaire, dédaigneux d’une victoire plus facile, il lui fallait toute la vie d’Esther !... Elle s’effraya de ce que ses regards surtout exprimaient. Il protesta qu’il n’avait pas menacé, mais pensé qu’il lui était permis, et nécessaire ! d’exiger autant qu’il donnait. Il attesta les droits de sa patiente attente... Il s’arrêta après ce plaidoyer frémissant.

Esther avait toujours souhaité le don total qu’aucun de ses amants n’avait su lui dérober. De là sa lassitude et son découragement. Peut-être qu’elle partageait un peu le dédain de Dmitry pour eux, faibles ou avares. À son tour, comme il avait mal choisi le chemin de son cœur ! Il s’aperçut qu’il l’avait trop prise au mot, oubliant qu’elle était une femme, et aimante... Habilement, il ne changea pas dès lors d’attitude.

Le bruit d’un verre brisé par Paul Ilioukof sur les dalles signifiait que des visiteurs suspects entraient dans la trattoria. En un instant, Dmitry fut debout, et devant la fenêtre, prêt à fuir. Il se retourna : « Demain ; je vous reverrai demain. » Il sauta dans le jardin, et bientôt Esther attentive entendit le froissement à peine perceptible d’une pagaie sur le canal.

« Je vous reverrai demain. » C’était un ordre plutôt qu’une promesse, et le ton affirmait la volonté bien plus que le désir. Esther songea qu’il ne lui avait pas même baisé les doigts. Elle en éprouva du regret, du dépit ; elle en conçut pour lui, pour la sorte de sa passion, plus d’estime, – dont elle se défendit.

Pourtant le but exigeant qui, depuis tant d’années, absorbait les forces d’un Dmitry, ne pouvait manquer de grandeur. Un même idéal soufflait la rumeur des hommes de ce siècle, vivait dans leurs frissons. Renoncera-t-elle à sa part de leur sacrifice ? Ce dernier mot, orné par elle d’un étonnant prestige, eût amené son acquiescement... La révolte lui inspirait une répulsion combattue par son penchant pour celui qui en offrait, – à dessein, elle l’avait bien senti, – une image trop nue. La crainte l’emporta sur ces sentiments mélangés. Ayant quitté l’auberge, en traversant la salle où buvaient, inoffensifs, des soldats altérés par une lassante faction, elle décida qu’elle ne reviendrait pas dans ces parages, choisis tacitement par Dmitry, comme lieu de rendez-vous.

Le lendemain, elle ne quitta pas sa maison dont elle verrouilla la porte sous les galeries, non pas celle qui ouvrait par derrière sur trois marches visqueuses et l’eau fétide... Elle songea à cette imprudence, résolut d’y parer, l’oublia, s’en souvint, s’irrita contre elle-même... ensuite contre les passants qui, ce soir-là, bourdonnaient comme des frelons dans ce quartier habituellement paisible. Que se passait-il ? Elle dut convenir qu’elle redoutait les obstacles que pourrait apporter ce mouvement mystérieux de populaire à une visite inattendue. Trop lâche Esther, es-tu déjà vaincue par un insoumis parce qu’il est un fugitif ? par une illusion ou par une détresse ?

Certes, elle ne suivrait pas le transfuge et l’espion dans sa carrière aventureuse. Elle consentait pourtant à en être curieuse. La nuit venant, elle posa une lumière dans la courette afin qu’on y pût accéder avec moins de peine et de bruit. S’avouant qu’elle attendait Dmitry, elle se souvint de la visite, imprudente pour le moins, un jour, dans la pauvre chambre qu’il occupait à Rome. Un instant, elle avait eu peur de lui... Il l’avait repoussée en raillant : « Va-t’en chez tes amants, petite Esther ! » Elle n’a pas oublié sa honte d’alors, son dépit, ni l’angoisse attirante dans la minute qu’il l’avait effrayée. S’il avait voulu, dès ce temps-là...

Suivant des chemins qu’il connaissait de si vieille date, Dmitry pénétra, par la porte d’eau, jusque dans la grande pièce où Esther se tenait, attentive à un tumulte sur la place, de clameurs et de chants. Elle s’en inquiéta dès qu’il fut entré, comme d’un surcroît de péril qui le menaçait.

Il en haussa les épaules : « Ces pauvres fous s’exaltent à l’écho d’une victoire chimérique devant Gorizia. Je connais cette région et la position des armées où rien ne peut être tenté avant le printemps. D’ici là, ils recevront des nouvelles d’une autre importance que d’un pic gagné ou d’une ville perdue ! » Il s’approcha d’elle, s’assit à ses côtés avec un air de mélancolie qui ne semblait pas affecté et qui la toucha : « Esther, je partirai demain matin. Il est douteux que je revienne jamais en Italie. » Elle avait accepté qu’il lui prît la main ; son silence interrogeait Dmitry. Il avait quitté le ton impérieux de la veille ; il ne commandait plus ; il ne parlait plus que de donner deux cœurs à un peuple affamé de justice et de bonté ; se risquer, se perdre tous deux, pour sauver des millions de malheureux. Misérable la lutte tenace et sans progrès où s’acharnent les petits riverains de la Méditerranée et de l’Océan. Les destinées de l’humanité tout entière dépendent d’autres conflits, prochains, engagés déjà ! Il railla l’Occident, ses vieilles sociétés tyranniques qui étendent une emprise superficielle vers l’Oural et l’Asie. Le cœur d’Esther s’est lié à la masure où s’écoula sa triste enfance. Pourtant elle l’a quittée, elle la quittera. Tout aussi insuffisantes, Venise, l’Italie, l’Europe ; aussi puéril son attachement pour elles. Souvent elle avait partagé, pour le paysan russe, la pitié de Dmitry. Il évoqua le pauvre Ivan Isséï, mort à la guerre, là-bas pour les seigneurs, en chantant naïvement sa plainte contre eux. Apôtre, hostie en même temps, le moujik, par ses vertus et son martyre, sauvera le monde...

Dmitry avait trouvé les retours de cette attaque plus habile, dans les variations sincères de sa conscience.

Tandis que sur la place résonnait la clameur du vieux patriotisme, ils s’isolaient dans cette idée neuve ; elle éprouva qu’une fois encore elle serait vaincue, – et Dmitry, qu’elle ne s’adressait point à lui, quand il entendit : « J’ai la certitude incompréhensible d’avoir aimé une seule fois ». Elle gémissait presque : « Guido, Karl Emmer et Odo, c’est le même en qui j’ai recherché Tonio qui rêvait de faire de l’or... »

Alors devait sonner l’heure de Dmitry qui habilement renvoyait les échos de tous les cris qu’elle avait poussés.

Savait-elle qu’elle parlait : « Du moment qu’un amour semble près de m’enlacer à jamais, quelque chose d’inconnu m’en arrache. Qui donc m’appelle de si loin, de si haut ? »

Et Dmitry : « L’amour d’un homme qui offre l’amour de tous les hommes et le partage d’une vie entièrement sacrifiée à la cause la plus vaste. En concevez-vous une plus vaste que celle-ci ? »

Esther pensive : « Je n’en conçois pas. »

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

OÙ VONT LES HOMMES

_______

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

À la vue des foules, il fut ému de

pitié pour elles, car elles étaient

tourmentées et éparses.

(SAINT MATTHIEU, IX, 36.)

 

 

I

 

 

Dans quelle ville de l’immense Russie ?

C’est au théâtre, et devant un décor d’opérette. La salle est remplie d’ouvriers et de commis, exaltés par l’annonce d’une conférence politique, prêts à se consoler de la misère et de la peur, avec des mots. Ils tremblent, ils font trembler, ils ont faim ; toute leur vie tient en ces termes tragiques ; ils en cherchent l’oubli dans l’alcool et les discours.

Une femme est sur la scène, derrière une table. C’est la Haute-Inspectrice-des-Sœurs-de-Charité 1. L’étoile des soviets scintille au bandeau de son front embéguiné et imprime une marque de feu sur sa robe de serge bleue.

Elle est belle au-delà de l’imagination et tous la chérissent tous, sur un signe d’elle, égorgeront les « bourjouï » et les blancs dans la rue ou dans les cachots, ou s’agenouilleront et chanteront avec des larmes des cantiques à la clémence.

Les apôtres de Smolny l’ont envoyée afin qu’elle visitât les hospices et reçût tant de justes plaintes, qu’elle purgeât des traîtres les prisons, qu’elle chassât des écoles les mauvais maîtres et encourageât les bons, ceux qui adorent le Sauveur Lénine.

Que dit-elle ? Tu ne le sais pas... Elle est belle ! – Sa voix est douce et grave et l’émotion t’étouffe, et la tendresse, mon Dieu ! pour tout le pauvre monde ! – Et d’autres fois elle s’élève, elle s’indigne ; alors tu ne te possèdes plus et tu penses prendre ton fusil, quitter l’isba, la femme et les petits, pour obéir, et pour la suivre, la suivre !... – « Piètre, pourquoi les yeux semblent-ils près de te sauter hors des orbites ? » – « Je mourrais bien pour elle ; elle est notre mère. » – « Et moi, Ivan Stepanowitch, je la veux pour moi, puisque aujourd’hui toute est à tous. » – « À moi d’abord ! » – « À moi ! » – « C’est une sainte. Malheur à qui la toucherait ! entendez-vous, Piètre et Ivan ? » – « Paix, paix ! regardez-la qui nous sourit ! » – « Maintenant elle chante !... »

Et, en effet, une voix s’élève et remplit le vaisseau d’une ferveur mélodieuse ; les poitrines et les cerveaux vont éclater, bien sûr, à cause de la force de ce qu’elle verse, qui dépasse la possibilité des cœurs et des intelligences. Et puis on applaudit, on envoie des baisers, on acclame ; entre voisins on se serre les mains, on échange des vœux de bonheur et de courage ; des larmes coulent le long des rides et du nez des ivrognes.

On sort, la salle se vide, et chacun hochant la tête, rentre dans son taudis où les moutards piaillent autour de la soupe au hareng ; on repousse la femme qui questionne, et parle du charbon, du pain et des médicaments. « Tais-toi ! On est des hommes ; on se moque de tout ; on suit son rêve !... » Et on s’endort, saoulé d’une irréelle vodka ; on voit enfin, on connaît, alors on aime ! la république des Soviets. « Tais-toi ! Fais taire les marmots ou je les écrase. Silence ! éteins la chandelle. Ferme ta bouche et ferme tes yeux ; j’écouterai sa voix et je verrai ses yeux !... »

« Madame, vous avez été admirable ; admirable, et je ne fais pas de réserves, puisque vous avez transporté d’amour ces brutes. D’ailleurs c’est l’essentiel ; même cela suffit, en des provinces si reculées. » Ainsi s’exprima Boris Georgevitch Autschinsky, secrétaire particulier, attaché par ordre supérieur à la personne de la Haute-Inspectrice. Le bolchevik l’avait, pendant tout le temps qu’elle parlait, couvée de ses regards, si passionnés qu’ils éclairaient, presque jusqu’à l’ennoblir, son visage sournois. « Cependant, ajouta-t-il cependant... »

Elle haussa les épaules. Qu’il achève ou non, qu’importe ? elle est, en cet instant, bien loin de là, bien loin de lui !...

Il s’en aperçut et rougit de dépit, peut-être de chagrin... « Cependant, camarade, quelqu’un d’attentif et de malveillant eût interprété ce soir tes paroles, (et pourquoi ce soir seulement quand il en va de même à toutes nos étapes ?) dans un sens que les maîtres n’approuvent pas, que je sache. Certes la pitié aura son heure, et le pardon. D’abord tant d’ennemis à détruire, tant d’adversaires à réduire que nous devons renoncer à convaincre ! Il faut craindre les conseils de ton indulgence... »

Elle interrompit Autschinsky rudement : « Je n’écoute aucun conseil, et je ne crains personne ; pas même toi, Boris Georgevitch. »

 

 

*

*     *

 

Ailleurs, – un lieu sinistre.

Elle est descendue dans des caves pleines de misérables ; elle aspire des effluves humains qui nourrissent son désespoir et son dégoût.

Elle commande, haut et dur, aux gardiens, au directeur du Tribunal et de la prison (c’est le même personnage) : « Des jugements, bientôt, équitables. Justice ! Justice, le plus beau mot, la plus grande idée du monde. Et d’abord, de l’air ici ; et du pain, non pas cette bouillie infecte ! – et de l’eau ; il faut laver le sol, les murs, les hommes. Il faut chasser les miasmes, et tuer la vermine ! »

Boris Autschinsky cligne de l’œil vers le directeur, qui acquiesce par un rire ignoble. Et comme elle attend sa réponse, le fonctionnaire promet, ses regards à terre : « Ne crains rien, Esther Manovitch, demain je tuerai la vermine. »

 

 

 

II

 

 

Dans l’ancien Hôtel National, à Moscou, parmi les allées et venues des gardes rouges portant des plis, le bruit des machines à écrire et les appels du téléphone, le Haut Commissaire Rasimof Dmitry travaillait activement, recevait la visite surveillée de tout venant, le solliciteur hypocrite cachant souvent l’espion, quelquefois l’assassin.

En cette fin d’après-midi de mars 1918, il avait congédié son monde avec brusquerie, interdit qu’on le dérangeât, coupé les sonneries. Les jeunes dactylos, en souriant, avaient remarqué le soin inaccoutumé de sa tenue : bottes russes, chemise en soie de chine dont le col montait sous le veston ; il retira en entrant une toque de loutre et un manteau d’hiver en drap d’officier bordé d’une large bande de fourrure. Sur son bureau, des fleurs, un samovar et des tasses ; au milieu, un portrait de femme dans un costume de cour ou de théâtre.

Pourtant celle qu’il attendait, dont il avait parlé en des termes sévères et protecteurs, c’était une bolchevique comme lui, Manouchka, Inspectrice-Générale-des-Sœurs-de-Charité.

« Qu’on l’introduise dès son arrivée, saris attente, ni examen ! »

Malgré la nature de cet ordre, sa voix était rude et son front soucieux.

Les langues se délièrent quand il eut fermé la porte de son cabinet. Tout le monde connaissait la liaison du Haut-Commissaire avec Manouchka. Le vrai nom de la belle actrice, Esther Manas, était célèbre avant la Révolution sur les théâtres d’Italie et dans l’Europe entière, surtout depuis la création retentissante de Il Infanto, la féerie composée pour elle par l’illustre poète Comellino, montée à Rome avec un luxe inouï.

Ayant à dessein appris le russe, elle avait tout quitté, disait-on avec une admiration reconnaissante, sa villa de la Campagne Romaine, son palais du Grand Canal de Venise, un riche amant, la gloire et des flatteurs, pour suivre Dmitry, aujourd’hui Rasimof, et partager les périls obscurs d’un peuple révolté.

Dmitry, participant aux sociétés occultes depuis tant d’années, avait été un des préparateurs d’évènements glorieux ; tous deux, s’écartant de la faible République qui avait succédé d’abord à l’empire des tzars, avaient méprisé le lâche Kerenski et s’étaient ralliés aux maîtres de Smolny, à Lénine et à Natanson, dont Dmitry avait pu ménager le passage, en wagon plombé, à travers l’Allemagne. Ce signalé service lui assurait une place privilégiée sous le nouveau régime. Manouchka en était une des figures les plus populaires. Ardente à chanter, sur les anciens théâtres impériaux, et jusqu’au front, debout sur la tranchée et face à l’ennemi, les hymnes à la paix, l’amour dont elle rayonnait l’enivrait elle-même autant que ceux qui l’écoutaient.

Chargée par le pouvoir d’inspecter les œuvres hospitalières, toutes les fêtes moscovites avaient, pendant six mois, souffert de son absence. Revenue depuis deux jours, elle avait parlé hier à un congrès de la 3e Internationale, dans la salle des Syndicats, ci-devant de l’Assemblée de la Noblesse, et ramené chacun, qui l’accueillait avec des cris de joie, à la gravité des tâches. Ensuite les couplets de l’Internationale jaillissant, purifiés, semblait-il, de sa poitrine et de ses bras ouverts, les avaient embrasés tous d’une ardeur austère, inconnue.

Ce matin, aucune besogne n’a pu retenir l’attention de Dmitry ; il feuillette un rapport dont les conclusions l’offensent, écrit de la main d’Esther Manouchka, tandis qu’elle parcourait la campagne et les villes effervescentes, encore inadaptées.

Est-il possible qu’Esther n’ait pas compris ! Lui-même, surmontant les objections et les défiances, avait obtenu qu’elle fût chargée de cette mission. Il s’irrite, parce qu’on sent, à chaque ligne, la pitié. Trotsky, d’autres, liront cela, compromettant pour lui autant que pour elle... À Moscou, avant son voyage, la chair d’Esther frémissait déjà au contact quotidien avec la détresse populaire. Elle avait toujours progressé à l’aide de tels élans du cœur et des sens. Dmitry lui avait montré les tzars responsables, et toute une classe dont elle haïssait généreusement les privilèges, dont elle avait, les premiers temps, bravé la force, avec une magnifique imprudence. Quelle erreur soudaine, ou quelle défaillance ?...

La révolution à ses débuts a connu de chaleureux alliés qui maintenant cachent à l’étranger une peur honteuse...

Une inquiétude excessive émeut Dmitry. Esther viendra-t-elle ? Où est-elle ? Il ne l’a pas vue la veille. Rien ne l’autorise à douter du courage de son amie. Mais de sa foi ?

Il se blâme et se domine. Décidément incapable de tout travail, il se force à demeurer assis. Il aime sincèrement la Nouvelle République des Soviets ; il préfère « la cause » à sa vie, et à toute autre vie que la sienne ! il se l’affirme avec une sombre résolution.

Il rejette le rapport d’Esther et, n’y tenant plus, marche quelques pas, s’arrête, se regarde dans un miroir pendu au mur.

Ses traits portent la marque de tant de misères et d’aventures ! Sa vieillesse est-elle prochaine ? Il en repousse la menace. Il constate sa force intacte que signent des traits énergiques. Son regard semble braver celle qui regretterait des grâces plus juvéniles, celle qu’il se glorifie d’avoir vaincue, qui pourtant le combat encore, peut-être trahit !...

 

Impatient (il s’en aperçoit) vingt minutes avant l’heure du rendez-vous, il les dépense, revenu devant le portrait, à évoquer une actrice dans un rôle impérial ! S’est-il pris à cet aspect théâtral d’une courtisane fameuse ? Impossible à lui qui l’a connue petite fille, suivie, devinée, inspirée ; il a craint souvent de la perdre ; il l’a quêtée en haletant parmi tant d’avatars et même tant d’amours ! et hardée à ses rêves, puis à sa vie. Il l’avait préparée pour lui qui, dominant à chaque échec passager son dépit, sentait grandir d’autant son espérance et son ardeur. Le jour qu’il l’avait entraînée, avec de la violence presque, vers la révolution russe, grande et pitoyable, il avait bien compris qu’elle chérissait en lui, et au-delà de lui, son idéal et son effort. Il avait proposé à la chercheuse d’amour : Plus de souffrance ! avec une habileté profonde et perspicace. Il a enduré jadis, jalousie, humiliations, mais pour quelle conquête enivrante ! Songeant aux étapes rudes de cette réussite, il s’en attribue tout, et même la part du hasard.

 

Enfin voici le moment attendu ! Dmitry, n’y tenant plus, passa au bureau des secrétaires et les interrogea fébrilement. Est-ce que Manouchka était venue déjà, sans qu’on l’eut reconnue ? il suspectait la négligence, et même la mauvaise volonté... Absurde supposition dont il lut le ridicule sur les visages ironiques.

Ridicule et faible, tel il s’apprécia, à cause de cette femme qu’il aimait plus qu’il ne se l’était permis d’abord, et qui, peut-être, se riait de lui !

Il rentra et referma sa porte.

Depuis le retour d’Esther à Moscou, Dmitry et elle avaient à peine eu le temps de se parler. Le premier soir, il ne l’avait pu ni voulu, à cause des transports sensuels qui emportèrent toute méfiance ; le lendemain il a été retenu par une séance de nuit ; elle-même a dû mettre au point ses notes de voyage. Aujourd’hui enfin, il l’attend avec un peu de loisir. Il veut cette heure décisive, et victorieuse !...

Sa taille s’était redressée, l’expression de ses traits, adoucie au souvenir de tant de travaux dont il a récolté le fruit, s’assombrit de nouveau. C’est qu’il manie dans sa poche une lettre de dénonciation souvent relue. Dans le même temps qu’Esther expédiait des rapports où le vieil humanitarisme florissait encore au détriment du zèle de la doctrinaire, Rasimof recevait des avis du Secrétaire-Attaché, relatant, en des termes d’une discrétion choquante, les rencontres de l’Inspectrice-des-Sœurs-de-Charité avec un inconnu, probablement un Français...

Dans les évocations récentes, trois hommes ont passé qui possédèrent Esther avant Dmitry. Qu’importe ? il les a connus, vaincus. Ils sont loin. Tandis que ce personnage rôde autour d’elle... Elle le raille, il est vrai, et le méprise. Elle est trop occupée de lui.

Un agaçant hasard avait placé ce Michel Lancelot sur leur route. Que faisait-il maintenant en Russie, au risque de sa vie ? Que voulait-il obtenir d’elle ? Vraiment Dmitry a détesté, dès qu’il l’a rencontré à Rome, ce Français aux yeux de braise, catholique, et qu’il juge niais.

À l’assemblée d’hier, Dmitry Rasimof n’a pas découvert l’espion ; pourtant il a remarqué la surprise et le trouble d’Esther. Ils se sont parlé là... Il lit une note de police ;

« L’ingénieur Lancelot, à Moscou depuis plusieurs semaines, en qualité de contremaître à l’usine Gougeon, est en contact avec les ouvriers de la fabrique et leurs divers groupements. On connaît ses relations avec la colonie française, sa présence au Refuge Français. Averti par qui ? il a disparu de son domicile ; on l’a rencontré dans la rue, puis reperdu... »

Dmitry hausse les épaules. Des moyens sont à sa portée, de se débarrasser du maudit rôdeur, prompts et sûrs ; il en usera.

Rassuré, il contemple l’ovale pur, les yeux dont le camaïeu photographique transmet mieux qu’une peinture les nuances claires et même l’énigme. Il pense, et son visage rougit, à la fillette qui l’attendait, depuis le moment qu’il la protégea contre la colère de Manas. Quelle patience pour l’amener ici, la conquérir, et donc, il se l’avoue, quel amour !

Esther, introduite dans le bureau du bolchevik, le trouva dans cet état de douce sensibilité.

 

 

 

III

 

 

La beauté de la jeune femme était devenue ravissante ; tout y concourait : l’harmonie des formes et des gestes. Cette matière merveilleuse qui s’offrait au contrôle des sens, possédait à un degré supérieur ce qui leur échappe, et qu’exprimaient l’ardeur des regards et leur limpidité. Les actes de la courtisane et de l’aventureuse semblaient confirmer la première et démentir la seconde de ces vertus, Dmitry, pourtant, avait accepté l’une et l’autre qui le courbaient, en dépit de son impatience, devant Esther.

Il la pressa contre lui : « Je t’attendais, petite colombe. » D’un bouquet de violettes glissé dans les plis de son manteau se dégageait une griserie subtile et forte. « Laisse-moi respirer le parfum de tes yeux ! » Il baisa ses paupières closes et sa bouche. « C’est ta fierté que j’aime, Esther, ton courage, ton âme ! » Ainsi excusait-il la vivacité de ses caresses.

Sa cape rejetée, ses cheveux libérés du coquet chapeau de skungs, elle lui apparaissait, moulée dans la jupe et la chemisette des sœurs de Charité, avec, sur la poitrine, l’étoile rouge des Soviets, plus belle et mieux parée qu’au théâtre ou dans un palais, plus désirable. Il la suivit qui s’approchait du poêle, il s’agenouilla, retira ses « bottikis » trempés de neige, et longtemps réchauffa ses pieds glacés.

Comme il semblait rêver, elle s’impatienta : « Est-ce toute la fête que tu me fais ?... » Il continuait de se taire ; alors avec une moue : « J’aime mieux que tu me grondes ! »

– « Mon enfant chérie, je te gronderai donc. »

– « Pourquoi ? »

– « Parce que tu joues avec le feu. » Elle ne demandait pas d’explications... « C’est d’ailleurs presque sans périls, parce qu’on t’admire et qu’on a confiance en toi... que d’ailleurs moi, Rasimof, je réponds de toi. » Elle le regardait sans rien dire tandis que, penché devant elle, il achevait de remettre ses petits souliers. Quand il se redressa, il dit faussement : « Parce que moi aussi je suis sûr de toi, et malgré tous les rapports que je reçois, en raison de ma charge. »

– « Quels rapports ? »

Il la calma gentiment : « Ne t’irrite pas. Ce n’est pas toi qu’on surveille ; mais on s’occupe de te protéger contre un attentat toujours possible des blancs. » Il s’était assis au coin de son bureau ; il continua, en roulant une pincée de tabac dans une feuille de papier : « Des blancs dont tu as peut-être tort de ne pas te méfier assez. »

Sans marquer de trouble, Esther alluma et présenta à la cigarette de Dmitry un brin de cèdre. L’ayant rejeté au foyer ; elle revint s’asseoir dans un fauteuil auprès de lui.

D’un air indifférent, se plaignant seulement d’un excès de travail, Dmitry parla de la tâche au « Centre Évaque ». « Les Français faisant partie d’un convoi d’évacuation projeté sont surveillés spécialement ; les traîtres fusillés. Il y en a, parmi eux, qui se confient à de braves gens... Les braves gens nous appartiennent. Nos agents organisent des évasions... Parmi les évadés que nous estimons dangereux, combien ont donné de leurs nouvelles ? Pour les autres, certains commissaires sont autorisés à partager avec les agences qui déchargent d’autant nos services d’évacuation... ou de répression. » Esther avait baissé la tête (inquiète ou indignée ?). Il poussa davantage : « Tu sais bien que tout cela est nécessaire, et juste. Tu dois te réjouir de l’abandon, de la destruction, d’une morale qui ne tient à rien... Songe que la réorganisation par d’autres méthodes d’un pays tel que la Russie, c’est l’affaire d’un très long temps. Comme tu as l’air triste et fatigué. Un bolchevik ne le doit pas être, ni toi surtout, si vaillante ! »

Il quitta le coin de la table, effleura d’un baiser le front de son amie qui rougit de se sentir épiée, et s’assit devant son bureau. Sous sa main se trouvaient des papiers qu’il feuilleta : « Le pessimisme du rapport sur la tournée que tu viens d’achever ferait mauvais effet ; il en faudra remonter le ton... le ton périlleux malgré ce que je t’ai dit tout à l’heure, pour ne pas t’effrayer d’abord. »

– « Je n’ai servi que la vérité. »

– « Cette déesse est vénérable sous plusieurs visages ; pourquoi choisir le plus sombre ? »

– « Trembles-tu d’être compromis ? »

– « Je serais excusable. Chacun de nous a tout à craindre des autres. Et cela est bien, qui nous contraint à marcher droit. Pourtant, j’ai fourni des gages... »

– « Nous avons, tous deux, gagé notre vie ! »

– « Oui, hier soir au Congrès, tu as été admirable. Qui te soupçonnerait ? »

– « Et de quoi ? » Impatiente, elle s’était levée ; « Dmitry, il faut que je te parle. »

Et lui : « Je t’attendais, ce soir, avec impatience. »

Un long silence, pendant lequel ils semblèrent redouter chacun ce qu’ils avaient résolu.

Elle marcha vers la fenêtre ; lasse, à cause de tout ce que, depuis sa naissance elle avait tenté, du néant de ses grandes espérances... découragée parce que les dieux sont inférieurs aux victimes offertes.

Derrière la vitre, Moscou grise et sale ! La ville peureuse et ruinée, présentait à Esther une exacte image d’elle-même.

Dmitry l’interrogea presque durement : « À quoi songes-tu ? »

– « À ce pays. » Elle s’appuya au chambranle et se tournant vers lui : « J’ai aimé son angoisse douloureuse, et j’ai compris sa cruauté ; la campagne offre de tels paysages, âpres et désolés, irrésistiblement attachants. »

Ainsi distraite (peut-être volontiers), elle s’éloignait du but dangereux de leur entretien, du projet qu’elle hésitait à formuler. Lui, feignit de ne s’intéresser point. Il s’était promis de la guérir de tout mysticisme. Il fallait appliquer des théories sèches, réaliser ce que les chiffres de Karl Marx nombraient. « Qu’importe, après tout, s’il en est que leurs vices attachent à la bonne cause. Nous sommes les serviteurs misérables de l’humanité, et cependant ses rédempteurs. »

Elle se souvint d’autres aveux du bolchevik qui attendait son heure, leur heure. Il prévoyait que les déblayeurs se perdraient, grisés par l’ivresse du pouvoir, abêtis de jouissances ; ils seraient démodés bientôt ; lui, empêcherait que leur œuvre décriée fût, en fin de compte, détruite ; il serait avec elle, et pour elle, un organisateur de la victoire... Pauvres rêves, médiocres ! Elle n’avait blâmé ni loué cette prudence, cette sagesse. Elle regardait son amant avec une clairvoyance pesante.

Et Dmitry se sentit près de la haïr.

C’était seulement s’il baissait les yeux.

Quand il les relevait sur cet être merveilleux, et dans l’orgueil de le posséder, son cœur, malgré lui, se gonflait de désir. Il s’acharna.

Sa volonté tendue de conquérir Esther ou de la perdre, le ramena au penchant sensible de son amie. Habilement, il dit : « N’es-tu pas attachée par le souvenir de tant de misères endurées ? Ou crains-tu celles qui nous attendent encore ?

Mais elle : « Comment songer aux nôtres ? Il faudrait ne pas avoir entendu, ni vu... Ah ! Dmitry, si tu avais vu comme moi ! » Il haussa les épaules. « Comment n’as-tu pas pressenti que malgré la grandeur des buts, je plaindrais les victimes ? »

– « Essaye de comprendre ! » Il évoqua la plainte des siècles contre l’abominable tyrannie tzariste. « Le gémissement de la terre russe, en une seule année de crise aiguë, élève-t-il une voix plus forte ? »

– « Comment veux-tu que je le sache, que je démêle les clameurs ? »

Il sentit bien qu’elle n’était pas prête à supporter le dur plaidoyer qu’il opposerait à ses accusations. Une hallucination déroulait devant elle des tableaux d’isbas en feu, de peuplades sauvages célébrant les rites du sabbat, retournées à la barbarie primitive, aux idoles, à l’anthropophagie !

Et ce fut la détente, après un essai de prudence auquel elle répugnait.

Il voulut la faire taire. Il s’assura de la fermeture des doubles portes. Du moins qu’elle parlât plus bas : « C’est ta vie que tu risques ! »

Elle s’emporta : « Et la tienne ! »

Il rougit, mais ne releva pas l’insulte.

Elle avoua encore qu’elle ne pouvait pas sortir dans les rues de Moscou ni d’une autre ville où les visages des passants portaient les stigmates de la haine, ou ceux de l’épouvante. Qu’espérer d’une race ainsi préparée, ainsi détruite ? « Qu’importe le péril ? Il n’est pas possible que cela dure sans que nous renseignions les commissaires, sans que nous nous y opposions de toutes nos forces. Nous avons un devoir. Ainsi que tu m’as promis, nous devons partager les épreuves les plus cruelles de la Russie. Il faut que notre sacrifice se répande en bonheur sur le peuple le plus misérable du monde. »

 

Dmitry céda à sa passion ; l’idéologie l’étouffait ; il dit les concepts de Marx auxquels il prêtait la valeur de son dévouement ; après tout pas entièrement méprisables, puisque, en cet instant d’exaltation, il serait mort pour eux.

Elle plaignit seulement tant d’illusions, tant d’espoirs perdus !... « Tu pouvais user mieux de mon ignorance. »

– « J’ai voulu la détruire, indigne de nous deux et de l’œuvre qu’il te reste à accomplir. »

– « Je l’accomplirai. As-tu douté de moi ? » Peut-être qu’elle avait senti des menaces planer, compris qu’en cet instant même, il lui faudrait tout hasarder, avouer ce qu’elle avait résolu. Elle approcha de son ami : « Je l’accomplirai, Dmitry, mais loin du sang ! » Elle ne pouvait plus supporter l’épouvante des spectacles évoqués.

« Dans le sang et dans la boue ! » Dmitry, à peine eut-il poussé ce cri d’impérieuse provocation, se domina : « Esther, notre Révolution, c’est le fait de ta race et son triomphe. »

Il disait une vérité. Pourtant elle la refusa : « Mon père était chrétien, et la mère de ma mère... »

– « Tu ne les as pas connus. »

Il sentit qu’elle lui échappait. Il crut qu’elle allait trahir. Conjuguées, ses deux passions d’homme et de partisan s’exaspérèrent. Il lui saisit les poignets et, les yeux dans les yeux : « Je sais où trouver un autre chrétien qui te conseille de plus près que ces ancêtres douteux. J’ai appris la présence de Michel Lancelot en Russie, à Moscou même, de Lancelot qui est un “blanc”, un Français, un traître !... qui t’aime et que tu aimes ! »

Elle eut pitié de lui, de la faiblesse que dénonçait sa jalousie, de la haine affreuse ; elle se dégagea doucement : « Je n’aime pas ce Lancelot. Je l’ai rencontré par hasard. Tout ce qu’il pense, tu sais bien que je le méprise ! »

Dmitry écoutait, plutôt que les paroles, le son de la voix, inaccoutumé, comme craintif. Échapperait-elle à la domination que depuis si longtemps il avait exercée sur elle ?

Elle aussi le comprit ; comment ? pourquoi ? elle le sentit à coup sûr, et souffrit. Devant cet homme qui avait pris dans sa vie la plus tenace (et mystérieuse à elle-même) influence, elle éprouvait, étrangement mêlées au persistant amour, de la méfiance, et de la peur, une peur qui lui rendait plus pénible l’aveu de son dessein, et la pressait pourtant de l’avouer. Elle se refusa de tarder davantage. « Je jure que je me suis donnée de tout mon cœur, à toi-même, et à la besogne dont on m’a chargée. Demain comme hier je servirai... à l’étranger comme ici. Je souhaite, Dmitry, je voudrais que tu m’accompagnes... Dans le voyage en Europe préparé pour moi, sais-tu qu’une part des grosses sommes dont a été dépouillé mon grand-père me sera rendue ouvertement ?... Ainsi pourrai-je étendre notre action. » (Elle ne voulut pas entendre qu’il ricanait.) « Ne te feras-tu pas charger, toi aussi, d’un service de propagande ? Tu parles le Français, l’Allemand, l’Anglais, l’Italien. Et je suis certaine que Zinoviev... » Esther s’interrompit, gênée par l’évidence du soupçon de Dmitry, et parce qu’il avait secoué négativement la tête. Elle se troubla, cherchant maintenant des excuses plutôt qu’elle n’insistait : « J’ai rêvé de rendre un immense service, de mener à bien une de tes anciennes entreprises ; une des plus chères : Convaincre Karl Emmer !... Comme il serait beau de détourner sur les ennemis du dehors le goût horrible de la violence, de l’y épuiser au service du peuple qui abolirait prochainement la guerre ! Victoire peu coûteuse, si Emmer voulait... »

– « Inutile aventure où tu n’obtiendrais rien ! D’ailleurs, je m’oppose à ce que tu revoies ce fou ! Ta carrière s’arrête et se fixe ici. C’est décidé ! »

C’est donc en vain qu’il avait parlé devant cette créature faible et butée qu’il méconnaissait maintenant jusqu’à la mépriser !

Elle ne réfutait, ne refusait plus rien : « Je veux bien, je veux bien, Dmitry, mais loin du sang ! »

Alors lui : « Loin des maîtres ? loin des risques, et loin de moi ? Je refuse ! »

Dans leurs regards qu’ils croisaient, chacun put surprendre, chez l’un de la terreur, chez l’autre de la rage. Mais ils éteignirent ce double aveu. Esther invoqua la lassitude profonde de son corps, après un voyage où les épreuves n’avaient pas été morales seulement.

Alors l’indignation de Dmitry le céda à la tristesse. C’était fini des espérances qu’il avait si longtemps fondées sur cette femme, fini de leur grand amour. Il conçut de la fierté de sa solitude désormais. Après tout, cela valait mieux ; plus librement il serait un homme de force et de ruse. Sans tarder, il rusa, comme on le doit, à tout hasard, devant un ennemi. Il s’approcha d’Esther étonnée de le voir sourire : « Si j’ai tenté d’apaiser les révoltes de ta sensibilité, c’est que notre révolution doit être positive... et j’ai voulu rester sincère. Tu as bien deviné que je n’y parvenais pas toujours entièrement. Il y a, chez le Russe, à côté de celui qui agit, celui qui proteste. Il suffit que l’un des deux te plaise. »

L’hypocrisie probable de ces phrases (Esther renonçait à toute certitude) décelait au moins une déférence dont l’hommage la rassura. Ils burent le thé, fumèrent des cigarettes, chacun suivant des pensées divergentes, dans un apaisement physique réel. Ainsi, dans la tranchée, des dernières minutes qui précèdent l’assaut.

Dmitry, volontiers, se laissa prendre encore à la beauté de celle qui se révoltait. Tout le passé plein d’illusions lui remontait du cœur à la mémoire. Il demanda : « M’aimes-tu ? » désireux d’entendre encore un mensonge délicieux.

Esther aussi, goûtait cette halte très douce. Elle s’interrogea. Entre elle et cet être imparfait, quels obstacles se sont élevés ?... différence des âmes que l’amour seulement rapproche. Et cet amour, quelles lois le régissent ? Aimer, avoir aimé, était-ce la cause principale, ou unique, de l’adhésion d’Esther à l’œuvre bolchevique ? Elle n’y consentit point ; au contraire, l’élan généreux vers la douleur expliquait qu’elle eût chéri ce redoutable, ce périlleux, cet arbitraire justicier et, somme toute, ce triste outlaw.

Lui, secouant la tête, feignait plus de regrets que de reproches. Tant de noblesse chez ses frères révolutionnaires ne touchera-t-elle point Esther ? Elle méconnaît de grands courages...

Elle dit sincèrement : « Je ne les méconnaissais pas. »

Dans le même temps, une patrouille passa sur la place. Des chants avinés, des rires ignobles... Esther plaignit ce peuple à peine libéré d’un joug, dont l’idéal court à plus de matière encore ! Tout à coup, un cri ! un cri terrible de femme, achevé brusquement. Esther voulut courir à la fenêtre ; Dmitry lui empoigna le bras, la contraignit ainsi durement, une longue minute ; ensuite, et quand les soldats se furent éloignés, il constata avec dépit qu’elle n’avait pas tremblé. Il ne devina pas le coûteux artifice de sa volonté, et qu’elle était près de s’évanouir.

Elle sourit. Avant de quitter son amant, elle fera gaiement le ménage, videra le samovar et rangera les tasses. Son pas est leste et gracieux. Bien plus à craindre qu’une troupe pleine de vodka, un ordre de Dmitry, un geste, dans le moment qu’elle franchira le seuil de son cabinet. Il y songe ; elle en est certaine. Elle regrette de l’avoir bravé.

Pourtant il lui tendit gaiement la main : « Au revoir, petite Esther. Demain, va donc visiter Trotsky. J’irai aussi. Nous te trouverons une besogne qui ménage tes nerfs. Car c’est ton corps seulement, je l’ai bien compris, qui refuse la tâche. »

Elle acquiesça : « Tu as raison. C’est bien cela. »

– « Quant à la propagande à l’étranger pour laquelle Zinoviev t’avait désignée... » Elle haussa les épaules avec indifférence ; mais lui insista : « Ta beauté t’y donnait tant de facilités, ton talent... »

Et elle : « Il ne fallait pas me montrer ta peine ; j’y ai perdu mon énergie. Comment te quitterais-je ? »

 

Chacun des deux sait bien que l’autre ment. Elle le sait, comment en est-elle si certaine ?... Et lui : « Tu as raison ; tu mourras en Russie comme moi. Si je devais renoncer, je mourrais. »

Elle tressaillit ; un temps il acheva : « Toi aussi, bien sûr... »

Elle n’écoutait plus. Elle imaginait les prisons visitées, l’exécution sommaire : le canon du revolver sur la nuque, et la cervelle saute.

Dmitry avait posé, avec des attentions tendres, la toque de fourrure sur ces beaux cheveux, ce front charmant dont il haïssait la pensée. Il enveloppa Esther de son manteau « Adieu, chérie. À demain ? »

Elle répondit : « À demain ! » du même ton paisible, amical. Pour garder ce bien, la vie ! elle resta active et rusée, aussi calme que l’exigeaient les péripéties de la lutte.

Elle ne refusa pas un dernier baiser des lèvres ; elle le prolongea avec une joie amère de tous ses sens. Elle goûta encore ce moment de repos voluptueux, et puis elle se dirigea vers la porte.

Dmitry était retourné à son bureau : « Excuse-moi de ne pas te retrouver ce soir. On m’attend au Centre Évaque. »

Elle avait apprécié la menace. Elle sortit.

 

Dmitry appela ses secrétaires : « Découvrez et emprisonnez l’ingénieur français Lancelot, d’urgence et coûte que coûte. »

Et Esther ? Il hésita s’il la ferait suivre aussi... arrêter peut-être...

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

L’enfant n’est pas morte,

mais elle dort.

(SAINT MARC, V-40.)

 

 

I

 

 

Au printemps 1918, à Moscou, les passants craintifs qui se hasardaient dans la nuit ne signalaient par aucune marque extérieure le rang auquel ils avaient appartenu dans une société détruite. Hormis les gardes rouges dépenaillés, les Chinois enrégimentés pour les massacres, et le corps de police recruté dans la lie du peuple, on n’eût croisé que de méfiants piétons, esquivant au milieu de la chaussée les pièges des embrasures, et limitant leur péril aux démarches indispensables.

Éviter d’attirer l’attention préoccupait surtout ces malheureux. Passer plusieurs fois au même lieu, croiser la même patrouille, constituaient des imprudences suivies bien souvent de mort ou de prison.

Pourtant, dans la rue Mochovaïa, le soir venu, un homme, le col de son manteau relevé, semblait attendre à grand risque, et limitait ses pas entre deux réverbères, par bonheur éteints.

Sans doute sa téméraire faction se poursuivait depuis un temps assez long. Impatience ou découragement, il était près d’y renoncer, quand une femme d’allure jeune, venant de l’Hôtel National, marcha vers lui avec un air d’assurance qui pouvait aussi bien présenter une des attitudes de la peur.

Ils se saluèrent seulement de la voix : « Bonjour, mademoiselle Manas. »

« Monsieur Lancelot, je vous ai prié déjà de me donner mon nom russe. »

Il dit en s’inclinant, avec une ironie qu’elle ne releva pas : « Manouchka. »

Mais elle, aussitôt : « Votre vie est en péril. Je tremblais de ne plus vous trouver au rendez-vous que je vous avais fixé hier. »

– « J’estimais, moi, que vous n’osiez pas venir. »

Elle haussa les épaules : « Je n’osais pas ! À cause sans doute de ce que vous pourriez penser de moi ? Il s’agit bien de ces enfantillages !... Ne restons pas ici. » Et comme il semblait hésiter, elle lui prit fermement le bras et l’entraîna : « On nous regarde. Je crois que vous êtes fou. Je l’ai toujours cru. »

– « Madame... »

– « Vous parlerez plus tard si nous en avons le temps. D’abord, écoutez-moi. Rasimof connaît votre présence à Moscou. »

Lancelot ne retint pas une exclamation d’étonnement qu’Esther interpréta avec un sourire irritant.

« On a signalé que vous venez du Donitz d’où vous avez fait franchir la frontière à des sommes importantes, cachées dans le sol de vos usines. On a appris que depuis plusieurs semaines vous travaillez en qualité de contremaître dans les ateliers Gougeon. On n’ignore rien de vos relations avec la colonie française, ni de vos visites au “Refuge Français”. On sait que vous faites ici de l’espionnage, qu’en qualité de délégué d’un syndicat, vous avez pu assister à des conférences politiques. Enfin, vous avez commis la folie de demeurer plus de deux semaines dans le même logis. »

Il l’affronta : « Qui m’a dénoncé ? »

Et elle : « Ne m’insultez pas ! Assez !... Tout cela plus tard. » Elle continua : « Heureusement, le jour où je vous ai rencontré, ai-je pu vous avertir d’en quitter sans retard. On vous a aperçu puis reperdu. D’ailleurs la police n’avait pas à votre sujet d’ordres précis. »

– « Tandis qu’aujourd’hui ?... »

– « Je peux tenter encore de vous sauver. »

Il haussa dédaigneusement les épaules : « Pourquoi le faites-vous ? »

– « Parce que vous êtes venu à moi, avec votre sotte confiance de Français !... Cela pouvait être très dangereux, pour nous deux... »

– « Pour vous aussi ? »

– « On dirait que vous ne comprenez rien à ce qui se passe ici. »

– « Je ne pourrais assurément le comprendre aussi bien que vous. »

Querelle inopportune !... Manouchka frappa du pied : « Vous vous entêtez à me surveiller, me braver... Absurde ! »

Elle l’entraînait d’un pas rapide vers la gare toute proche du chemin de fer de Moscou-Koursk.

Si, derrière eux, les pas de plusieurs personnes se faisaient entendre, sa voix faiblissait. Une patrouille les dépassa. Lancelot sentit, sur sa manche, une petite main frémissant d’une peur véritable. Pourtant, il en était sûr, Manouchka n’avait rien à redouter pour elle-même, amie officielle d’un des grands chefs bolcheviks. Alors pourquoi cette fièvre dont un élan généreux, même une anxiété amicale, n’auraient pas suffi à expliquer l’ardeur ?

« Des papiers que je possède permettraient de gagner demain la frontière qui nous sépare, vous de votre salut, et moi de ma mission... Comment vivre jusque-là ? »

Lancelot n’avait pas soupçonné ce projet de Manouchka, ni cette mission qu’elle inventait sans doute. Elle ne lui laissa pas le loisir de s’étonner, d’interroger. Des cheminots avaient révélé à leur camarade de l’usine Gougeon le départ, ce soir, par « spécial », de Zinoviev, pour Petrograd où il était président des Soviets. Manouchka connaissait aussi cette nouvelle. Elle ne permit aucun préparatif, il fallait se hâter vers une espérance. Lancelot lui obéissait, avec plus de curiosité que de crainte. Elle se fit reconnaître des employés du chemin de fer. Michel constata son aisance parmi ces hommes dont plusieurs étaient des bandits redoutables, le respect injurieux dont elle était l’objet...

Zinoviev attendait l’heure prochaine du train, à côté de la gare, dans le petit pavillon Tzarsky, gardé par une compagnie de soldats de la We-The-Ka, des Lettons et des Autrichiens, troupes correctes, à part et en dehors de l’armée rouge.

Lancelot observa chez sa compagne une espèce d’ivresse qui multipliait ses facultés ; d’ailleurs elle offrait des signes d’épuisement. Notoirement Haute-Inspectrice chargée de tâches importantes, et maîtresse d’un membre influent du Centre Évaque, elle donna des instructions sévères et gourmanda le chef nonchalant qui tardait à faire chauffer la locomotive. Ainsi parvint-elle à s’approcher du pavillon Tzarsky où, pourtant, on l’eut empêchée de pénétrer, si Zinoviev n’eut reconnu « la belle communiste » que lui-même, apprit-elle à Michel, avait désignée pour une prochaine propagande à l’étranger, et à qui il avait fait tenir, signés de sa main, tous les passeports utiles pour elle et un certain Autschinsky, son secrétaire, celui-là même qui l’avait accompagnée et, elle en était certaine, espionnée dans une tournée d’inspection qu’elle venait d’achever. Elle présenta Lancelot comme ce Boris Autschinsky ; mais le Haut-Commissaire lui fit un accueil méprisant qui inquiéta Esther, non pas Lancelot ; préparé depuis longtemps à la catastrophe, il s’intéressait surtout aux gestes de sa compagne. Sa passivité facilitait les initiatives de Manouchka.

Zinoviev ayant d’abord acquiescé au désir de profiter de son train, entraîna la jeune femme à l’écart et lui parla à voix basse. Lancelot s’étonna que Zinoviev ne s’aperçût pas qu’elle s’appuyait aux meubles et aux murs, comme si le sol se fût agité sous ses pieds. Enfin il entendit le bolchevik qui, lui baisant la main, l’assurait de son dévouement « pour la précieuse Égérie de notre république ». Subissant le charme irrésistible de deux yeux surprenants, il y puisait une éloquence à laquelle il parut à Lancelot qu’elle était sensible. Sans se douter qu’il souhaitait de plaire autant que de convaincre, le Haut-Commissaire encourageait la « ravissante alliée », venue d’Italie, à continuer de bien servir et d’aimer une cause digne des plus complets sacrifices...

Au moment du départ, tandis que Lancelot montait avec les secrétaires, Zinoviev emmena Manouchka dans son wagon qui les déposerait, le soir, à onze heures, à Petrograd, avant le matin à la frontière, puisque c’était le premier but de « l’amie des communistes ».

Pour les aider à franchir les derniers verstes et les derniers postes des gardes rouges, il désigna un de ses plus zélés, et connus officieux : Stepan Ivanowitch Voronine, voyageant avec les bagages, un soldat paysan rêveur, à demi lettré, qui vénérait son maître et, à l’aurore de la Révolution, voyait en lui le pape du Bolchevisme universel.

Le convoi, roulant seul sur la ligne droite, s’enfonça à toute vitesse dans la nuit russe, dans la nuit vide.

 

 

 

II

 

 

Lancelot feignit de dormir pour ne rien abandonner de lui-même qui put éveiller les soupçons de ses compagnons sur sa véritable personnalité. Il avait hâte de se recueillir devant les faits nouveaux, dont la précipitation, la gravité pour lui, ne le retiendraient pas de les classer dans sa mémoire, après tant d’autres moins concluants.

La belle communiste dont le renom avait rapidement franchi les frontières russes, il avait accepté de la surveiller, et cela lui avait plu entre d’autres tâches. Il l’avait bientôt reconnue ; elle confirmait tous les soupçons, les bravait même ; voici qu’elle avouait, avec Zinoviev, une amitié dont les respects affectés masquaient peut-être la nature intime ; Lancelot contenait mal une colère déraisonnable...

Cette femme que jadis il avait cru deviner, et mal comprise, il a, dès les premiers jours, éprouvé pour elle des sentiments forts, de la haine à l’amour, qui se sont succédé, juxtaposés, combattus. Il évoqua les conjonctures qui, de fort loin, avaient préparé la situation étrange où ils se retrouvaient.

Pendant l’année que le devoir de Lancelot l’avait contraint de vivre sous la terrible surveillance des We-Tche-Ka, le commissaire Rasimof devait incarner son péril le plus redoutable (il se l’était imaginé peut-être), en tous cas la menace de mort la plus récente ; à Rome, sous le nom de Dmitry, le révolutionnaire avait dès l’abord inquiété Lancelot. Était-ce à cause d’une naissante jalousie ? parce que le Russe affectait auprès d’Esther des allures trop amicales ?

Le Français traditionnaliste eût dû s’écarter de la juive. Déjà, il ne pouvait plus apprécier ses raisons de la fuir ou de penser seulement à elle.

 

Trois ivrognes vautrés sur les coussins de la voiture, les salissaient de leurs bottes, fumaient, buvaient, crachaient. Le Français se rendait bien compte que son silence, que son sommeil persistant, en dépit de leur sale ripaille et de tout le bruit qu’ils faisaient, devaient paraître aussi suspects que quelques paroles imprudentes. Mais il n’eut pas le courage de quitter la chambre noire où se déroulaient les troublantes images d’un passé dont il interrogeait l’énigme.

Avec tant d’apparences, Esther lui semblait incarner le mal. Traître à sa patrie latine, et traître aux alliés, associée aux pires criminels de l’histoire !

Il l’avait retrouvée sur le territoire des Soviets où les chefs du capitaine Lancelot l’avaient chargé de plusieurs enquêtes. Une courte rencontre à Nïjni où elle inspectait les hôpitaux et les prisons, accompagnée justement du secrétaire Boris Autschinsky dont Michel usurpait en ce moment les titres et le nom... À cause sans doute de cette surveillance, la Haute-Inspectrice avait brusqué l’entrevue. La curiosité de Lancelot, ses soupçons, et quelle obscure tentation ? l’avaient conduit jusqu’à Moscou ; ils allaient lui coûter sa liberté, ou pire.

 

Comment, à présent, accepterait-il de devoir son salut à celle qu’il avait failli aimer, qu’il détestait, qu’il jurait de démasquer ? À la vérité, elle ne se cachait de rien ; était-ce par mépris de celui qu’elle sauvait ? À quel prix ? et que se passait-il à cette heure, dans le wagon salon de Zinoviev ?

Le sang lui monta au visage.

Protection moins honteuse s’il eût haï sincèrement celle qui l’accordait. Pourquoi, sans discuter ses moyens, les a-t-il acceptés ? Il se dit : lâchement acceptés. N’a-t-il pas échappé d’autres fois à des risques aussi grands ? Dût-il précipiter sa perte, il préférerait une action violente et décisive.

Et voici qu’il l’imagine, tentante à cause de l’audace et du risque mortel.

Trois hommes ronflaient dans le wagon ; l’un d’eux avait roulé sur le sol, sa tête sous la banquette ; au-dessus de son corps, un autre étendait ses jambes, son ventre étalé bombant une ceinture d’où saillait un revolver qu’il faudrait lui prendre... comment faire sans l’éveiller ?... Son crâne appuyait dans un angle, sa barbe rousse et retroussée offrait une gorge où soufflait un râle d’ivrogne. Il suffirait de plonger sans bruit dans son cou le couteau dont Lancelot serrait le manche dans sa poche, de lui arracher son arme, et d’abattre d’une balle le troisième dormant, un policier chargé de veiller à la sûreté de Zinoviev et qui semblait moins lourdement ivre que les deux autres. Peut-être que le premier qui hoquetait dans sa déjection n’entendrait même pas, qu’on pourrait épargner cet adversaire, en tout cas peu redoutable.

Le plan, décidément, se forme dans le cerveau de Lancelot. Il s’emparerait des papiers, de l’argent ; il s’affublerait du costume de l’un des morts ; il ouvrirait la portière et se blottirait sur le marchepied jusqu’au premier ralentissement du train ; alors il risquerait le coup, sauterait à terre. Il peut se fier, pour le reste, à sa connaissance parfaite de la Russie et de sa langue.

Il n’eût pas hésité devant le sacrifice de deux existences, pour sauver seulement la sienne. Il y a sa mission qu’il importe d’achever. Il s’agit des ennemis les plus terribles et à la fois les plus méprisables. C’est la guerre ! Il connaît son devoir et le préfère à ses scrupules.

Donc il n’a pas besoin d’elle, pas besoin d’Esther ; l’acte audacieux comporterait moins de risques qu’il ne faudra en esquiver avant de passer la frontière.

Ce double meurtre l’obsède et le tente, si facile à commettre ; il en suppute les conséquences : d’abord Esther saurait qu’elle n’est pas utile autant qu’elle s’en était persuadée. Il songe à son humiliation... Ensuite au danger que la fuite de son compagnon lui ferait courir. Alors il y renonce. Apparemment complice de l’assassin, elle paierait cher, et malgré sa puissance apparente, sa confiance et son dévouement. Elle apportait à leur évasion un zèle, une ardeur qu’une crainte personnelle parfois semblait soutenir. Pourquoi tant de hâte et ce départ sans bagages ? Les « camarades » qui partagent le compartiment de Lancelot l’avaient remarqué.

Les battements de son pouls que le désir de l’action avait précipités, se ralentirent en même temps que le rythme des roues sur le ballast en mauvais état. Ainsi la fuite eût été possible, après l’acte imaginé que maintenant il eût achevé d’accomplir... Il regarda les trois misérables qui vivaient tandis que lui mourrait peut-être bientôt, à cause de la pensée inopportune d’une femme qu’il avait craint de compromettre et de perdre, qu’il ne voulait pas avoir aimée...

À Petrograd, Michel retrouva Manouchka sur le quai de la gare remplie de soldats et de policiers. Quand elle dut quitter Zinoviev que d’aucuns croyaient encore étranger aux côtés atroces de la Révolution, une confiance apparemment, une sympathie, la détendirent. Les nerfs brisés de fatigue et d’une angoisse visible, elle s’y abandonna pendant quelques minutes. Le Haut-Commissaire, surpris de ses larmes, s’enquit de leurs sources : « Sans doute, parce que vous vous séparez de votre ami... Nous tâcherons qu’il vous rejoigne bientôt. »

Entendit-elle ce reproche ? Tout son être semblait en fuite.

 

 

 

III

 

 

Avant la Révolution, on comptait à peine quelques heures de voyage entre Petrograd et Ritupe, la petite ville la plus rapprochée de la Lettonie. Il y fallut plus d’une journée. Stepan Voronine déploya de l’adresse et de l’énergie pour protéger les « amis de Zinoviev » contre les ennuis de la route : interrogatoires aux arrêts, inspections dans le train même, curiosité grossière des voyageurs en surnombre à cause de la rareté des convois. Grâce à son autorité et à son dévouement, les fugitifs approchèrent de la frontière avec une crainte diminuée, qui s’accrut au contraire à la dernière station encombrée d’une nuée d’agents et de gardes rouges. La plupart obtenaient dans ce métier un honteux gagne-pain ou un refuge pour eux-mêmes contre la persécution, d’autres l’occasion de satisfaire de méchants instincts ; hasard s’il s’y trouvait une conscience bolchevique sincère.

Stepan, écartant d’abord les contrôleurs, leurs doigts crasseux sur les papiers et dans les poches, se fit conduire, dans l’ancienne salle d’attente des voyageurs de première classe, au bureau de la police des frontières que présidait un commissaire élégant, monocle à l’œil, l’air d’un oberleutnant du Kaiser, l’étoile rouge au dolman sans épaulettes ni galons. Il se nomma : « Serge Fedorovitch Rabatkine », et empressé, offrit une chaise à Manouchka ; il s’assit d’abord auprès d’elle et, d’un air confidentiel, loua son talent, sa beauté admirée l’an dernier à Moscou, où le pseudonyme de la Haute-Inspectrice cachait mal l’identité de la plus célèbre actrice de l’Italie.

Souriante, elle dut dissimuler le malaise que lui causait une odeur forte de Vodka. Rabatkine commençait de l’interroger sur le but de son voyage à l’étranger ; Stepan l’interrompit sèchement. Humilié, le jeune président rejoignit ses assesseurs qui examinaient les passeports en hochant la tête d’un air favorable. C’est que l’un d’eux venait de lire le nom de Boris Autschinsky, un vieux camarade et un vrai bolchevik ! « Où est-il donc ? et « Qu’il se montre ! »

Lancelot s’avança. L’assesseur qui, naturellement, ne le reconnaissait pas, l’interrogea rudement ; il refusa de dire son nom véritable : « Dans ces conditions, décida Serge Rabatkine, ne sois pas surpris, Stepan Ivanovitch, si je vous garde ici tous les trois, en attendant des instructions de Moscou. »

Stepan, un instant, s’étonna du trouble de sa belle « camarade ». Mais il avait reçu des ordres de Zinoviev qui ne pouvait se tromper. Il s’était chargé de faire franchir la frontière, sans aucun retard, à Manouchka et à son secrétaire... Rabatkine supporterait les conséquences de sa désobéissance !

Esther éleva aussi le ton : « Prétendez-vous connaître les secrets de l’État ? et qui est l’ambassadeur secret que j’accompagne ? Pourriez-vous deviner que sa mission échouerait si les Anglais surprenaient, avant l’heure, sa personnalité déjà illustre dans l’histoire de notre glorieux communisme ? »

– « Stepan Ivanovitch, te portes-tu garant de cette histoire ? »

Il hésitait ; mais Esther lui parla de Zinoviev, et il accepta d’aller, avec Lancelot, en signer la déclaration au bureau des voyageurs où les escorteraient les assesseurs, tandis que Serge Rabatkine continuerait d’interroger Esther et lui éviterait ainsi la promiscuité de malpropres moujiks.

Le sourire ironique de Serge Rabatkine l’avait avertie du piège. Elle s’indigna sans mesure contre cette trahison : « Je partirai avec mon compagnon à l’instant même, entends-tu ? Serge Fodorovitch, ou bien je retournerai à Moscou pour faire châtier ta désobéissance... » Ayant cru possible le salut, et même très prochain, elle éprouvait les sentiments que, par habileté, il eût convenu de feindre, et qui, mieux que tout, devaient l’inspirer et la servir : « Il faut que tu sois inféodé aux blancs pour te révolter contre un ordre de notre Zinoviev ! »

Rabatkine s’adoucit : « Tu n’es pas suspecte, camarade. Mais l’autre ? le faux Autschinsky ? Je ne crois pas à ce grand personnage incognito. Dis-moi qui il est en confidence, ou bien... » il rit grassement et baissant le ton : « ou bien, ma fille, avoue qu’il est ton amant ! » Il l’avait entraînée à l’écart.

« Je l’avoue. Et je te prie d’accepter ces roubles en souvenir de moi, et en remerciement de ta discrétion. »

Elle avait surmonté son dégoût, et hardiment, – peureusement, – tenté la corruption. C’était la suprême espérance, en cas d’échec l’effondrement complet.

Le bolchevik s’attendait à ce geste. Il s’approcha du délégué de Zinoviev qui se débattait entre les mains des gardes avec des protestations indignées. Rabatkine feignit auprès de lui d’avoir voulu jouer un bon tour aux amoureux ; de même frappa-t-il amicalement les côtes de Michel qu’il traitait d’« heureux coquin !... » Les voyageurs supportèrent son humeur gaillarde jusqu’au moment que le train s’ébranla enfin.

Stepan Voronine les accompagna à la station lettone. Il y fallut une dizaine de minutes pendant lesquelles il commença de prendre congé, timidement, de l’amie de Zinoviev, de Lénine et de Trotsky... Elle garda la grosse main du paysan entre les siennes pour un fraternel adieu qu’il écouta religieusement :

« Répète aux maîtres que jamais je ne trahirai la cause du peuple qui est la plus belle du monde ; dis-le aux camarades de Moscou et de Petrograd, à tous ceux qui prononceront mon nom avec amitié... » Elle s’interrompit ; la tristesse altérait sa voix : « Toi aussi, aime-les. Je les ai chéris, j’ai cru en eux... peut-être parce que j’ai souffert par eux... un rêve !... Mais qu’importent les faits et la vérité ? »

– « Les faits sont les faits, Manouchka, et la vérité, c’est la vérité. »

Elle secoua la tête : « Il existe sans doute une vérité supérieure à celle des faits, la vérité du croyant. »

Stepan interrogea : « Que veux-tu dire ? »

– « Il sait que tout ce qui est en contradiction avec sa foi n’est qu’apparences. Je t’envie parce que tu serviras cette vérité-là. » Il l’écoutait, associé moins aux paroles qu’à l’ardeur d’un sentiment généreux. « Tu es fier de l’étoile des Soviets que tu portes à ton col. Une étoile ! On ne fait rien de grand, à moins de suivre une étoile. Suis-la donc, Stepan Ivanovitch ; promets que tu ne cesseras jamais de la regarder ; alors tu ne sauras pas que tu marches dans la boue », un frisson la secoua toute, « et dans le sang ! »

Elle se tut. Stepan, ému sans bien comprendre, promit, avant de la quitter.

Prudemment, elle avait remis au moujik, pour qu’il les détruisît, les passeports russes de Manouchka. Suivant les conseils de Zinoviev, c’est sous son vrai nom d’Esther Manas, que la célèbre comédienne, accompagnée de son secrétaire, passa, sans autre encombre, la frontière.

L’acceptation habituelle du risque avait retenu Lancelot de rien manifester de ses craintes tout à l’heure, ensuite, et quand le train se fut remis en route, de sa joie de « rescapé » ; mais Esther fondit en larmes.

Pourquoi avait-elle tenu à la vie avec tant de peur et de désir ? Pourquoi, après ce nouvel et cruel échec, après qu’elle s’était donnée de tout son cœur, n’a-t-elle pas préféré de mourir ? Qu’espère-t-elle encore d’un avenir obscur pour elle et menaçant ?...

Michel prit sa main qu’elle ne retira pas, poussé par un élan irrésistible qu’ensuite il se reprocha. Il attendit qu’elle parlât, qu’elle expliquât sa fuite dont, avant les dernières paroles déconcertantes à Voronine, il croyait avoir pénétré les motifs. Peut-être qu’elle tremblait encore devant le fidèle de Zinoviev, – ou bien était-ce lui, Lancelot, qu’elle avait voulu braver ?... Maintenant hors de danger, et détendue, elle s’abandonnait certainement à son chagrin, à sa haine pour les crimes auxquels elle avait assisté, non pas participé. Il oubliait le long consentement de la bolchevique, ses missions officielles, et Dmitry ! Dmitry, l’excuse valable ?

Pourquoi s’interrogeait encore Lancelot, ce dévouement à mon salut, et jusqu’au mensonge hardi, dans la gare, au commissaire ?

Il s’enhardit et la questionna. Alors, elle l’insulta : « Ne changerez-vous point de métier ? » vivement écartée de lui.

Ainsi jusqu’à la fin de leur long voyage dans les trains et les bateaux qui, par Riga et Liepaja, devaient les porter d’abord en Angleterre. Dans les très modestes hôtelleries où leur permettaient de descendre les ressources limitées de l’ingénieur, tandis qu’ils prenaient leurs repas en face l’un de l’autre, ils feignirent parfois d’une liberté qu’ils souhaitaient, impossible, ils s’en convainquirent bientôt.

Comment eût-elle gagné la confiance de ce soldat, à moins de trahir des hommes et une cause qu’elle ne séparait pas encore, et auxquels elle s’était, avec tant de ferveur, attachée ?

Elle examina attentivement Michel...

Les lois morales auxquelles il se contraignait d’obéir, elle les supposait (avec curiosité) impérieusement tendres... Ses traits pourtant le dénonçaient fort, mais âpre. Des rides traversant son front planté de cheveux drus, châtains à reflets roux, et l’éclat noir des yeux accusaient, sur son visage trop maigre, quelle lutte intérieure ?

De grands amants offrent parfois des signes pareils, ou des fous. Elle l’imaginait... et comparait. Jadis aux regards de Karl Emmer, des éclairs plus fulgurants ; mais point cette braise durable sous la cendre des cils.

Qui donc inspirait cet ennemi ?

Et maintenant, penchée sur son compagnon, si elle s’avouait anxieuse dès longtemps de sa loi secrète, il la rejetait, par son silence hostile, dans une réserve ombrageuse.

Ils parvinrent jusqu’à Londres, sans s’être rien confié de leurs projets.

Là, ils se séparèrent. Esther quitta Lancelot avec une brusquerie et une hauteur qui n’étaient pas dues seulement au dépit. Probablement elle craignait de lui donner le spectacle de l’existence qu’elle avait décidé de mener. Chacun songeait avec méfiance aux missions que l’autre remplirait...

À trois jours de là, sans qu’ils s’en fussent rien avoués, tous deux étaient arrivés à Paris...

 

 

 

 

 

 

 

 

 

TROISIÈME PARTIE

 

 

ESTHER ÉCOUTE

_______

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

C’est du dedans du cœur des hommes que sortent

les mauvaises pensées, les adultères, les impudicités,

les homicides, les vols, l’avarice, la méchanceté,

la fraude, les débauches, les mauvais regards,

le blasphème, l’orgueil, la folie.

(SAINT MARC, VII-21, 22.)

 

 

I

 

 

Dans la salle du Conseil de la « Franco-Russe d’Électro-Chimie » Michel, en uniforme de capitaine d’infanterie, écoutait distraitement les félicitations et les remerciements que les administrateurs, en fin de séance, prodiguaient à l’intelligence et au dévouement de leur directeur ; ils ne doutaient pas de temps meilleurs : après la paix victorieuse imminente, la fin certaine du bolchevisme.

Michel proposa quelques objections qu’on reçut en souriant. Il est connu que les soldats n’ont jamais rien compris aux mouvements des armées ; diplomate et voyageur, le directeur de la Compagnie ne changerait pas les vues politiques de ces Messieurs... Il n’insista pas, les raisons de son pessimisme ressortissant à un bien petit nombre de discuteurs.

La Franco-Russe, en sommeil, vivait de ses espérances et des sommes que Michel avait pu faire revenir à grand peine. Clairvoyant et renseigné, il occupait, dans cette affaire, seulement un poste d’attente. Ses soucis demeuraient ailleurs.

Au ministère, dès son arrivée, il avait demandé à rejoindre le front. Il devra d’abord confirmer dans un rapport les notes qu’il avait fait parvenir de Russie, les développer et conclure.

Tout ceci prévu, redouté. Le trouble qu’il ressentit n’était point vague, ne l’était plus, depuis une phrase de Zinoviev adressée à Manouchka, à la gare de Moscou : « Continuez de bien servir, et d’aimer une cause digne des plus complets sacrifices. »

Lancelot, ayant quitté son bureau, se trouva misérablement seul dans Paris où, ne s’étant jamais connu de famille, il n’éprouvait pas le goût de renouer les liens d’amitié qu’une longue séparation avait détendus. Il entra dans une église pour y chercher un des plus beaux visages de la France meurtrie, et n’y demeura pas, à cause des pensées qui le poursuivaient, ou parce qu’il redoutait trop de clarté dans sa conscience...

Catholique, et d’autant plus rigoureux que des doutes le hantaient, Lancelot s’était flatté de trouver surtout en lui-même ses meilleurs motifs de croire, dans sa raison, dans la rectitude de sa vie, dans quelques témoignages des sens. Il avait besoin de réalisations et de succès pour consolider la fragilité de cet édifice trop humain ; alors il y aidait de toute sa volonté agissante, à laquelle il s’était, le premier, soumis.

Il exerçait d’abord contre lui-même, contre le péché où pourrait l’entraîner une latente inquiétude, où d’ailleurs son sang vif l’appelait, une sévérité craintive qui donnait à ses traits un air fidèle de tourment.

Il avait d’abord éprouvé devant Esther un trouble combattu, parce qu’elle lui était apparue plus périlleuse que les amours de fortune auxquelles il s’était pardonné, tant bien que mal, de consentir ; il avait décidé de la fuir, ensuite tâché à détester les circonstances qui lui avaient imposé de la revoir.

Or il advint, par maléfice, que son attitude, parmi des mœurs et des gens que son penchant habituel devait l’inciter à juger, attirèrent, puis retinrent l’attention de la jeune femme. L’apparente hostilité d’Esther, son ironie, pareilles aux dédains de son entourage, avaient masqué d’abord une bienveillance naissante.

Ainsi tous deux avaient affecté des sentiments...

Pourvu qu’il en eût pris conscience, chacun s’était écarté des mystérieux chemins dont la pente inclinait à les réunir. Il y rêvait... Point d’étonnement que les propos du traditionnaliste et du patriote eussent choqué Esther Manas, éternelle étrangère ! mais plutôt qu’elle se fût inquiétée de l’armature de l’observateur français, de sa doctrine religieuse, et parfois (leurs relations étant devenues plus fréquentes sinon plus amicales), qu’elle fût allée jusqu’à l’interroger à ce sujet.

Il finit sa journée au restaurant, puis au théâtre où l’abjection des spectacles qu’on offrait aux étrangers l’écœura.

Le lendemain confirma d’heureuses nouvelles : bientôt l’armistice ! Il avait trouvé dans la victoire la confirmation d’un patriotisme intransigeant auquel il avait simplement, comme tant d’autres, offert sa vie, mais que ses contacts avec l’arrière, spécialement avec certains parlementaires, avaient failli ébranler. Il communia dans l’allégresse d’un peuple pacifique, contraint malgré lui de vaincre par la force des cœurs et des armes. Il n’était plus question de partir ; Michel fut prévenu qu’on l’interrogerait bientôt.

Il apprit par un « Courrier des Théâtres » la venue d’Esther en France ; il devint malgré lui son témoin jaloux. Elle était descendue dans un hôtel des Champs-Élysées. D’où lui venaient l’argent, et les amis qui l’entouraient ? Parmi eux, combien de ces métèques qui, sous le prétexte d’art, de danses et de littérature, empoisonnaient Paris à cette époque, de leurs mœurs et de leurs systèmes ? Beaucoup de neutres suspects, de très jeunes Français accusés, parfois injustement « d’embuscade », des malades privés de leur part anonyme de gloire, qui poursuivaient, en revanche, la renommée la plus vile, pourvu qu’elle fût retentissante.

La presse s’empara d’Esther Manas ; on ignorait les épisodes de son aventure russe menée sous un nom d’emprunt ; mais la célèbre cantatrice et ballerine italienne éveillait les curiosités.

Tout le jour, éloigné du petit appartement qu’il occupait, non loin de ses bureaux, Michel échappait par le travail aux hésitations qui l’obsédaient dans le silence de sa chambre et dans les ténèbres que le sommeil fuyait.

De très anciens souvenirs se dressaient contre l’amie de Dmitry et des libéraux d’Italie ; ses élans les plus généreux, aussi bien que les actes compromettants de la Haute-Inspectrice à Petrograd et à Moscou. Surtout Michel sentait qu’il ne lui appartenait d’instruire ni de juger, mais de dénoncer impartialement les faits qu’il avait découverts, avec une patience acharnée, et au prix de tant de risques.

En Russie, il avait obéi surtout à sa curiosité personnelle (il le gênait de se l’avouer) ; il s’y était attaché avec une ardeur entêtée que ses chefs n’eussent pas comprise, ni peut-être approuvée ; il avait là-dessus passé leurs directions ; leur devait-il tout le détail ?...

Il ne voyait pas clairement son devoir. La guerre finie, il ne s’agissait plus des destinées de la patrie, mais de politique... Insistant sur le résultat des autres recherches, il eût laissé au second plan, dans son rapport, Esther et ses aventures, s’il n’eût été averti que le bureau des renseignements l’interrogerait spécialement sur le rôle, auprès des Soviets, de l’actrice italienne, et maintenant, à Paris « sur ses agissements ».

Le capitaine Lancelot, se rendant au ministère par le boulevard Saint-Germain, passa une fois de plus devant des murs criblés d’éclats de mitraille. Il détesta les traces d’un hideux désordre, et comme il devait, tous les désordres... Il dirait tout ce qu’il savait.

Que savait-il, au juste ? Devant des hommes abdiquant la sensibilité qui tout aussi bien qu’un piège est un des moyens de la clairvoyance, l’impossibilité lui apparut de dénoncer quelqu’un qui ne serait pas admis à se défendre. Parfois il était certain de l’innocence d’Esther qui paraissait tout craindre pour elle-même pendant leur fuite vers la frontière ; des mots avaient jailli comme d’une vérité qui se cache : mieux encore protestait le cœur de Michel, et la limpidité d’un regard qui forçait au respect.

Invoquant sa prochaine démobilisation, il refuserait de continuer sa surveillance. Bouleversé, il se jura de rester à l’écart d’une vie sans qui la sienne n’aurait plus de saveur ni de but.

Pas même un jour, il ne tint cet inexécutable serment. Une curiosité invincible l’attacha du moins à l’énigme de quelques faits notoires, ou scandaleux.

Les étrangers rentraient à Paris en très grand nombre ; la France trouvait dans sa victoire des excuses pour revenir à la naïve confiance qui pourtant lui avait tant coûté. Des salons élégants recevaient, on ne savait d’où, l’inspiration du bon accueil ; on créait des cercles pour répondre à la ferveur de nos amis nouveaux ou revenus. Il n’y s’agissait que d’indulgence et d’un pardon néo-chrétien des injures ; une philosophie florissait, pateline, apte à faire tomber les armes du vainqueur. Tandis que les Français, recueillis dans leur joie, songeaient à leurs deuils et à leurs ruines, les théâtres ne chômaient pas, ni les autres lieux de plaisir ; mais là tous les accents se mêlaient, hormis celui des rives de la Seine... Lancelot ne s’étonna pas de croiser dans cette foule la princesse Marya Patrikos ; ni de l’apercevoir, peu de temps après, dans la voiture d’Esther.

Il détestait la faconde indiscrète de la Patrikos, autant que ses dons médiumniques, impuissants à rien apprendre à un croyant, mais offensants par leur côté parodique.

 

À Paris, la Grecque sembla prendre rapidement, sur l’esprit de sa belle amie, un empire fortifié par ses prestiges que citaient certaines revues.

Le jour que, dans le temple théosophique de l’avenue Rapp, Michel aperçut Esther, il s’avoua que, sous le prétexte d’écouter une conférence, il était entré là dans l’espoir d’une rencontre plus émouvante.

Esther, l’ayant vu, lui sourit, mais ne quitta pas pour lui un Anglais de haute taille, élégant, paraissant un peu moins de cinquante ans, apparemment intelligent, qui lui parlait d’un air confidentiel et autoritaire.

Michel l’avait haï dans l’instant même. Il se renseigna. On le nommait Bevelcooter, et « colonel », bien qu’on ne l’eût jamais signalé dans les tranchées. Austère et savant, d’après les adeptes de la secte, il était fort connu outre-mer parce qu’il annonçait la venue prochaine d’un nouveau christ. La presse française commençait de s’occuper de lui, bien après l’anglaise. À Londres, en Écosse surtout, des manifestations s’étaient produites au passage du prochain Messie et de son manager.

La Patrikos discourut, ce soir-là, sur la thaumaturgie, les miracles, la force occulte des Mahatmas de l’Inde ; et ce sujet plaisant à une partie de l’auditoire, – dévotes à cabas comme on en voit dans les tripots et les sacristies, bourgeois naïfs, étudiants curieux, – irritait les dirigeants qui, suivant des instructions adressées de plus loin qu’ils ne croyaient, préféraient de mener provisoirement leur église dans les chemins d’une spiritualité plus pure. Mais le moyen de ne pas approuver l’orateur qui, s’inquiétant de leur froideur, prétendait habilement les ramener à elle en s’autorisant d’illustres exemples ! La fondatrice vénérée, Helena Blavastky, n’avait-elle pas, de sa naissance à sa mort, emmêlé les fils du surnaturel et ceux de la raison ? Marya citait des anecdotes, des dates et des témoignages, avec la chaleur d’un plaidoyer. On l’applaudit ; le colonel avec condescendance, Esther avec franchise.

 

Lancelot, avant la fin, quitta la salle ; il y devait retourner, malgré sa répugnance et ses antipathies, – plutôt à cause d’elles, – pour suivre le récent avatar d’Esther dont il ne comprenait pas le sens ni la portée.

Pire encore. L’impresario Dmitry osa venir à Paris, pour monter au Grand Théâtre, un spectacle de ballets... pour retrouver Esther, Michel en fut certain, et pour suivre avec elle des buts dont le soupçon effrayait. Récemment une troupe russe avait déployé, sur une scène des boulevards, le drapeau des Soviets. L’ex-Rasimov s’indigna dans les journaux de ce manque de goût.

L’inquiétude de Michel devint alors plus douloureuse et traversée de remords. Il avait souvent subi des défaites pardonnées où la chair avait eu plus de part que l’esprit, ou remporté contre lui-même des victoires cruelles dont il était sorti fortifié, croyait-il. Voici qu’il recevait la punition, sans doute, d’une orgueilleuse confiance. Il s’effraya des approches d’une passion capable, pour la première fois, de s’opposer à ses devoirs les plus authentiques. Il mettait tout en discussion, se le reprochait, chassait pour une heure des désirs qu’aucun aveu n’avait encore trahis.

Et puis il se retrouvait dans le quartier et devant l’hôtel luxueux où demeurait Esther. Il attendait qu’elle sortît, se cachait pour la suivre du regard.

Le jour des débuts de la troupe de Dmitry, Lancelot remarqua dans les couloirs un gaillard de haute stature qui le toisait insolemment. On le lui nomma : Autschinsky. Pendant un entr’acte, Dmitry eut l’audace d’aller à l’ingénieur, de lui tendre la main. Michel se réjouit de n’avoir pas, en même temps, rencontré Esther... Le manager la revoyait-il ?

En réponse, semblait-il, à cette question, des notes parurent annonçant les débuts à Paris de l’actrice célèbre ; elle reprendrait le rôle du Nain, créé par elle à Rome, dans Il Infanto, la féerie d’Andrea Comellino. Cela fut démenti. Un soir, Michel, qu’une curiosité lancinante amenait souvent dans le même lieu, aperçut, dans une loge, le commissaire bolchevik assis, en habit, derrière Esther Manas parée.

 

 

 

II

 

 

Pendant trois ou quatre semaines, Michel n’entendit plus parler d’Esther ; il l’avait souhaité ; cela lui devint intolérable.

Il se rendit plusieurs fois au Grand Théâtre sans autre dessein, – déjà il se le reprochait – que de respirer une atmosphère, de coudoyer parfois des gens, qui lui rappelleraient la révolution maudite, la Russie démoniaque, Esther !... une des périodes de sa vie à laquelle, quoi qu’il en eût, il demeurait le plus attaché.

À une représentation de gala, elle lui apparut dans une des « corbeilles » qui dominent les fauteuils d’orchestre et, séparées par un large espace des loges peu accessibles, offrent, aux regards des spectateurs et aux convoitises des promeneurs, des femmes et leurs parures, comme un présent de fruits et de fleurs. Michel, arrivé sans doute avant elle, ne l’avait pas d’abord aperçue. Il prêtait moins d’attention au luxe des décors dont on avait paré un ouvrage qui se voulant hardi n’était que saugrenu, qu’au plafond exécuté par un des meilleurs peintres vivants. Il songeait que Maurice Denis avait exalté la grandeur religieuse des arts, avec une noblesse qui eût dû causer quelque gêne aux médiocres successeurs du fondateur fastueux et imprudent. Soudain, peinture, revêtements, draperie, il sembla à Lancelot que tout, dans cette salle ouverte en forme de coquille, et jusqu’au public chatoyant, enchâssait une perle unique, d’un orient inexprimable. Avant qu’il se fût retourné pour la voir, les bouches, autour de lui, répétant le nom de la célèbre actrice italienne, l’avaient averti de sa présence. Il retarda son émotion, s’y prépara, s’y soumit, et reçut le choc.

Michel, à cette minute, évoqua l’heure prédite de toute perfection, par un effet de sa volonté habituelle d’interpréter, au besoin de créer, les images de sa certitude, et ensuite de s’en enchanter ; il crut percevoir la splendeur de la « Résurrection de la chair ». Vêtue de blanc son décolleté pudique voilé de dentelles et de fourrures, la grâce de son col flexible semblait seule dénoncer le corps parfait et glorieux des vierges que le Temple a consacrées. Malgré la douceur des contours du menton et des joues, les reflets bleus des cheveux, l’arc voluptueux des sourcils et la bouche aux lèvres humides, la jolie tête d’Esther ne signait que de la pureté, à cause de ses yeux... Beaucoup qui les voyaient pour la première fois, en marquèrent une curiosité émerveillée. L’offense qu’en reçut le Jeune homme le persuada que leurs lueurs n’étaient pas seulement l’expression d’une âme, mais l’âme elle-même, et vivante. Dans la jeunesse qui brillait là d’un frais et doux éclat, il voyait le visage ravissant de la mort, qui est celui de la vie éternelle et de notre plus belle espérance.

Autour d’Esther, la princesse Patrikos et plusieurs hommes le poète Comellino ; Pierre Boudon, le critique de l’Espace, le camarade Autschinsky, et un personnage entouré de déférence, et d’un air à imposer au besoin cette attitude qu’il acceptait avec aisance. Aussitôt qu’il l’eut reconnu, et parce que le colonel Bevelcooter le fixait avec une insistance insupportable, le sang de Michel bouillonna.

Imagination absurde : pendant cette soirée presque tragique, il se découvrit entraîné malgré lui vers une sainte entourée de démons, que des démons séparaient de sa sainteté. Pourtant ce n’est pas eux les hommes que voici, penchés sur l’épaule d’Esther, qui lui sourient et à qui elle sourit ; ce n’est pas même le manager étrange qui vient s’asseoir auprès d’elle, ce Dmitry, bien accueilli, plein d’assurance ; ce n’est pas eux qui inspirent la colère et le dégoût de Lancelot, mais d’autres puissances maléfiques que nul que lui n’aperçoit, d’autres larves qui animent celles-ci. II en distingua une sous les traits de sa propre convoitise.

Pendant un entr’acte, il resta à son fauteuil, craignant les hasards des couloirs. Des regards pesaient sur lui, qui lui causaient un malaise. Tout à l’heure Esther avait pâli parce qu’il avait opposé à sa bonne grâce engageante, une attitude rigoureuse. Il ne se retournera plus ; il quittera la salle dès que le spectacle aura recommencé, pour ne rencontrer personne de ceux qu’il redoute. Cependant le Russe qu’on lui avait une fois montré, celui dont il avait pris le nom par hasard, Autschinsky, se glissant dans le rang de fauteuils vides, s’approcha de Michel et, le saluant avec une confusion surprenante, le pria, de la part d’Esther, de monter dans sa loge. Michel refusa : « Je ne puis. » Il examina le jeune homme qui hésitait ; l’expression de ses traits, presque sympathique, le surprit.

« Madame Esther Manas sera fâchée... » Baissant les yeux avec embarras, Autschinsky insista plus bas, d’un ton ferme et en même temps suppliant : « Monsieur Lancelot, vous le devez. » Il supporta la méfiance de Michel et répéta : « Vous le devez. » Lancelot secoua la tête, l’autre lui prit le bras. Il allait dire quelque chose... il n’osa pas... peut-être parce qu’on le surveillait, de la loge, là-haut...

Quand il se fut éloigné, Michel devina que c’était bien cela. Mais qui surveillait ? Lui-même s’esquiva.

Il résolut de s’abstenir désormais de tout ce qui pourrait amener une rencontre dont il connaissait le danger pour lui ; il bannirait toutes les occasions d’y penser. Tout lui interdisait de céder à sa confiance, à sa conviction déraisonnable, qu’il n’eût point admis de perdre. Il s’était juré d’obéir à un devoir hostile à la courtisane !... à l’espionne ?... De tels mots, il ne les prononçait jamais, pas même dans sa conscience.

Malgré cette dure résolution, des hasards qu’il fallait bien accepter l’obsédèrent. Depuis son apparition éblouissante au gala du Grand Théâtre, les journaux louaient souvent Esther Manas.

Par l’un d’eux, il apprit que la femme autoritaire qui, dans la direction de la secte théosophique, succédait à la Blavatsky, avait appelé à Londres le colonel Bevelcooter. Il le réjouit de cette nouvelle concernant le plus détesté des amis d’Esther, comme s’il n’eut pas décidé de la rejeter de ses préoccupations.

Il travaillait rarement chez lui ; ainsi manqua-t-il plusieurs fois, sans regret, la visite de la Patrikos à qui, un jour, il refusa sa porte. Et puis il la reçut, par lassitude concédait-il, et pour en finir.

 

Sans avouer un but précis (qu’à la vérité elle oubliait), Marya se lança dans un bavardage tantôt fastidieux tantôt amusant. Elle s’était enfoncée dans l’unique fauteuil, confortablement, pour de longues confidences. Comme Michel ne l’encourageait pas : « Avouez qu’on vous a dit du mal de moi. Avouez. J’en suis sûre. »

Il protesta sincèrement ; elle ne le crut point.

« On vous a rapporté que, pour maintenir ma réputation, j’avais eu recours à la supercherie. Certains prétendent l’avoir prouvée... Sans doute on a inventé que, chez notre chère Esther, le Colonel Bevelcooter m’a surprise et m’a dénoncée... Mais je suis bien vengée, et le séjour à Paris est désormais devenu impossible au colonel ! » Elle ne voulut pas, là-dessus, satisfaire davantage la curiosité de Lancelot. Inquiet du péril que le spiritualisme fumeux des théosophes faisait courir à Esther, il l’imaginait désireuse de tous les visages de l’amour, tentée par tous ses masques...

Marya revint à ses succès, comme une actrice, avec la même naïveté sotte. Lancelot interrompant le récit de ses jongleries, elle protesta : « Au moins consolent-elles votre amie, bien émue, et qui serait si heureuse de vous voir. »

Brusquement Lancelot s’entendit poser une question qu’il s’était interdite : « Vous a-t-elle chargée de me l’apprendre ? »

Franchement elle répondit : « Oui. »

– « C’est impossible. Je quitterai Paris si Mademoiselle Manas doit y demeurer. »

– « C’est une bien grande preuve d’amour ! »

Il resta impassible, tandis qu’elle l’examinait, étonnée.

 

Vraiment Lancelot eût désiré de s’éloigner ; mais pas encore démobilisé, il devait d’autre part ses avis fréquemment demandés par les administrateurs de l’affaire où se débattaient, avec de bien faibles chances, ses espérances d’avenir.

On l’avisa qu’Esther continuait d’être surveillée, et toute la compagnie qui l’entourait ; il approuva cette mesure.

Un jour qu’il s’imaginait avoir conquis le repos, il reconnut, sur une enveloppe, l’écriture de celle qu’il redoutait de toute la force de son désir ! Il résolut de ne pas lire cette lettre, de la porter à ses chefs – et sentit qu’il n’en aurait pas le courage. L’ayant ouverte avec plus de ferveur que de remords, il lut : « Venez vite. J’ai peur. »

Plus tard, il devait s’effrayer de l’abandon de lui-même, de l’élan auquel il n’avait pas songé même à résister, qui le conduisit jusqu’au Palace, où Esther l’attendait avec une anxiété douloureuse dont l’aspect acheva de le bouleverser.

 

 

 

III

 

 

« Détruire ! Construire ! »

Dans la salle à manger privée de l’appartement d’Esther, à l’hôtel Fitz-Edward, le manager de la troupe russe croyait parler à mi-voix. Mais un silence un peu inquiet se fit parmi les autres convives : la princesse théosophe, des journalistes parisiens, Pierre Boudon, le critique petit et sémillant, le secrétaire Autschinsky, le propriétaire du Grand Théâtre. Comellino lui-même se tut, après tant d’efforts éblouissants (et pour lui-même !) pour convaincre Esther de reprendre, ce printemps-là, le rôle du « Nain » si glorieusement créé à Rome. Autour des arguments élégants et de la philosophie facile du poète italien, des concetti s’étaient enrubannés, au gré de ces esprits vifs. Quel étonnement, tout à coup, fermait les bouches et rassemblait les attentions ? Autschinsky avait rougi et signifié la prudence à son compatriote qui haussa les épaules. On écouta le Russe, si parisien, malgré tout un peu suspect, sur lequel commençaient de courir des légendes.

« Détruire ! Construire ! » Dmitry souriait à ces idées familières. Il avait dès longtemps évalué ces mots sans poids réels, légers comme les autres et équivalents. « Je vois un plus sûr idéal dans la destruction, consciente de son but, que dans l’édifice qui s’élève avec une imprudente, une coupable audace. Ah ! l’heureuse certitude du destructeur qui sait que le mal c’est ce qui existe. Détruire est magnifique ! Dans ce qu’on adore, détruire le sens de l’adoration, ses dieux et l’amour de sa vie ! et sachant que c’est se détruire soi-même, que c’est sa propre mort que l’on consomme... » À peine ironique, il acheva : « Ne pourrait-on, sur de tels amoureux mystères, fonder une religion ? » Des tics secouaient son visage et ses doigts qui maniaient les couteaux et les verres. Autschinsky ne le quittait pas du regard. Dmitry s’en aperçut et lui-même le fixa si durement que le jeune secrétaire se détourna.

L’embarras se fût prolongé sans Comellino qui étourdiment, selon le privilège merveilleux des poètes de ne rien écouter de ce qui ne les touche pas personnellement, « enchaîna », d’une façon assez heureuse. De ce qui venait d’être dit, il tira, avec une logique supportable, une moralité de sa façon. Le jappement amorti des autos dans la rue, le rire des passants, les musiques montant d’un salon de l’hôtel, Comellino en interpréta la gaieté changeante : « Goûtons mieux cette rumeur qui passe, nous qui puisons dans la relativité du temps l’indifférence à l’éternité. Entre détruire et construire, trop graves, consacrons-nous à l’éphémère, qui est charmant, pareil à nous, et suffisant. Ainsi, Esther, reprenez le joli rêve imaginé pour vous, futile et donc précieux, consolant », et il osa sans modestie : « peut-être immortel ! »

Esther se retint de railler. Du moins sa mine espiègle ne décourageait pas les espérances de ses admirateurs. Marya Patrikos le fit observer. Pierre Boudon, rassasié, l’approuva en se levant. Il était l’heure d’aller au théâtre proche, entendre un acte hardi d’un romancier catholique.

Esther, depuis quelque temps, refusait de se montrer dans les lieux publics ; Comellino hésitait à quitter son interprète près d’être convaincue. Dmitry se chargea de tout : « Laissez-moi, Mademoiselle Manas. Quand vous reviendrez nous chercher pour souper, j’aurai triomphé de sa résistance. »

Et il renvoya rudement Autschinsky qui aurait voulu s’opposer, rester aussi. Au moment de s’éloigner, comme il baisait la main d’Esther, il murmura d’une voix tremblante : « Prenez garde ! » Mais elle feignit de ne pas l’entendre.

Elle repoussa encore la bonne Marya proposant gentiment de lui sacrifier la représentation où tout à l’heure elle redoutait impatiemment d’arriver en retard.

Pierre Boudon, entraînant Comellino, lui conseilla de faire confiance à Dmitry, terroriste de salon, et comme le poète riait, la princesse haussa les épaules avec doute : « Sait-on jamais, avec ces Slaves de Dostoïevski ? »

Il lui importait peu que Dmitry eut entendu, comme il le fit remarquer gaiement : « Nitchevo !... » Et l’on rit. Tous sortirent.

Seul avec Esther, il répéta tristement : « Nitchevo ! » d’un ton qu’exaltaient l’abus de l’alcool ou l’usage pire d’une drogue, – Esther le soupçonna. « “Nitchevo !” et “Un Slave”, cela pour eux explique tout, et je m’en sers, c’est si simple ! Des mots qu’ils mettent sur ce qu’ils ne comprennent pas... les gens se satisfont à si bon compte ! Un Russe ? Non. Mais celui en qui s’enclosent tous les désirs et toutes les souffrances, la haine et le désespoir ! » Il s’était assis et maintenant parlait avec un calme apparent : « Est-ce que vous aussi, me prenez pour un personnage de Dostoïevski ? J’arrive des marches de l’Occident que mon père, tout jeune, a fuies quand les Prussiens les razzièrent. Il m’apprit en conséquence la haine des tyrans. Si ma famille de gros bourgeois n’avait pas été ruinée, je serais aujourd’hui un Allemand bâfreur comme les autres. La misère m’a émancipé d’une patrie ; je suis un déraciné famélique. Je me suis uni à ceux qui crient leur faim ; elle accroît la mienne de toute leur diète enragée. Au-dessus des esclaves, Esther, j’élève la taille, non pas d’un Russe, mais d’un homme ! » Esther le regarda avec crainte qui passait la main sur son front, anxieux tout à coup comme s’il cherchait dans sa mémoire. Il s’empara d’un carafon et se versa un verre de liqueur. « Qu’est-ce que je fais ici ? dans cet habit, à cette table, dans ce salon rempli de fleurs ? Je ne sais pas même si je sers ou si je trahis. Et comment le saurais-je ? Toi seule tu le sais, qui tiens le secret de mon âme. Autschinsky aussi s’habille comme un “bourjouï”, soupe au restaurant, joue aux courses, et prétend que c’est pour la cause... » Tout à l’heure, il a repris du caviar... “pour la cause” ! Quoi donc ? On en mange à présent à Moscou et l’on boit du Champagne ! les commissaires !... Pour les autres c’est du hareng pourri !... J’avais prévu cela. Rappelle-toi, Esther, je te l’avais annoncé ; et j’avais choisi notre place pour ce temps-là. C’est qu’à cette époque, j’aimais quelque chose... je tenais à le garder, à le parer... le parer ! J’étais lâche à cause de toi, j’étais humain. Il faut être surhumain. J’aurais pu l’être à tes côtés... »

Dans la ville la plus civilisée d’Europe, après tant de déboires, de désillusions, Dmitry développait encore les proportions de l’édifice que ses coreligionnaires abandonnaient, qui écrasait les meilleurs sous sa masse... Puis il gémit, en se versant de l’alcool, sur ses grands projets de Petrograd et de Moscou. Avec Esther, il eût pu vivre, retourner là-bas, accomplir l’œuvre contraire à celle que prudemment il s’était assignée, agir en maître, sauver le Marxisme, – il s’en connaissait la force ! être le rédempteur d’une humanité crucifiée : « Qu’a fait de plus le Christ ? Un Christ, c’est bien cela qu’appellent les nations, qu’annoncent les théosophes, que les peuples vont enfanter. J’aurais pu être celui-là ; Esther, je pourrais l’être. »

Maintenant encore, dans ce paisible hôtel, il l’enveloppait de son vouloir auquel elle ne se dérobait pas. Tous deux voyaient clair dans leurs consciences. Elle lisait en lui : des convoitises, un orgueil insensé, la folie ! lui en elle : de la peur, du mépris, du dégoût !

Il fixait et retenait de tout son effort le regard de celle qu’il avait passionnément chérie, sur son propre regard, au-dessus de ses mains meurtrières et maladroites, de ses mains qui venaient de briser les pointes et de vider le contenu d’une petite ampoule de verre, quelques gouttes d’un liquide transparent, dans une coupe qu’il poussait à côté de la main d’Esther.

Elle sourit. Dmitry se sentit perdu. Du moins il craignit que cela fût. N’importe ! il résolut de poursuivre. Il remplit de Champagne ce verre-là, et un autre : « Mon amie, bois avec moi, en l’honneur de la part commune de nos songes. Que ce soit un adieu. Bientôt je rentrerai en Russie. »

Esther continuait de sourire et de le dévisager. Elle avait repoussé sa coupe devant lui.

Il courba le front ; les battements de son cœur s’apaisaient ; il goûta un grand repos à cause de ce qui était accompli : « Esther, il arrive qu’on échoue dans ces tâches surhumaines. » À quoi faisait-il allusion ? Quelqu’un qui eût assisté ne se fut pas aperçu du drame mortel qui se jouait, où l’assassin surpris venait d’être vaincu. Il poursuivit, très calme : « Alors cela est laid, l’échec, – et cela s’expie. L’expiation, hélas ! ne peut égaler la réussite. On fait ce que l’on peut. » Il prit la coupe de Champagne qu’Esther avait écartée. Il la tint à deux doigts, complaisant au blond pétillement du vin empoisonné, ou plutôt au passé lointain dont il évoquait les gracieux souvenirs, à sa longue patience... Comme il voudrait rêver encore !... « Rêve-t-on, théosophe, quand on est mort ? que penses-tu, Balalaïka, du monde des esprits ? Aiment-ils ? Désirent-ils ? Sont-ils comme nous les témoins désespérés du bonheur ? » Il commença de boire et de lui parler librement : « Tes lèvres adorables, ton corps charmant, laisse-moi les louer, moi qui ne les ai jamais réellement possédés. Ah ! tes involontaires duperies ! tes mensonges, avare de ton amour ! tes mensonges, parfaite Esther qui n’a jamais aimé ! pas même l’autre, ce Lancelot, que je hais, qui l’emporte sur moi. Seulement le mirage te tente, de sa foi morte. Qu’est-ce... Qui sait ?... Peut-être rien. Ou tout ?... Il serait curieux qu’en ses lieux communs s’enclût la Vérité... le dieu, le dieu persécuteur ! » Il reposa sur la nappe la coupe vide, si brusquement qu’elle se brisa. Il se leva, s’approcha de son « ennemie » qui frémissait ; elle n’eût pas tenté, pour défendre sa vie, un seul geste : « Il ne faudrait qu’une minute, Esther. En une minute, tu pourrais combler celui de tes amants qui valait le plus, le plus digne de toi ! et qui t’a le plus longuement et le mieux chérie ! »

Pesant aux bras de son fauteuil, il s’était penché au-dessus d’elle ; il l’enveloppait de la supplication d’un suprême désir.

Esther avait baissé ses paupières gonflées de larmes, dans un trouble et un désarroi où se mêlaient la crainte et une pitié attendrie ; elle les rouvrit parce que Dmitry se taisait. Alors elle reconnut dans ses yeux une puissance abjecte, (elle le comprit en cet instant pour la première fois), celle de la matière.

Devant son geste de répulsion, il recula, pencha la tête, et tristement : « Soyez heureuse. Vous avez triomphé. Mais dans quel but ? Vous avez mieux que moi, plus sûrement détruit. Du moins, savez-vous pourquoi ? »

Et comme elle se taisait, il fit un geste de découragement : « J’ai tenté de donner à votre vie une valeur et un sens... » Les idées se succédaient, inégales, violentes, en ce moribond ; il la regarda durement, « fût-ce le sens d’un échec !... Or quelqu’un comme vous, tenace ! n’a pas échoué tant qu’il existe. » Elle frissonna. « À Moscou n’avez-vous pas tremblé en quittant l’Hôtel National ? Vous veniez de me détromper, de détruire la foi que je gardais en vous, de me retirer votre amour ; vous m’aviez tout repris, – je le sentais ; le baiser de vos lèvres était une duperie. Mon court plaisir (n’est-ce pas ? nous disons tout) a été de le prolonger en pensant que vous me détestiez. Il s’offrait une autre jouissance : appeler, vous faire aussitôt arrêter. Je savais que vous alliez fuir. – Après tout, vous trahissiez la cause, et c’était mon devoir, un devoir que j’ai méconnu, (cette faute eût causé la mort d’un bolchevik moins éprouvé !) qu’on devait m’imposer d’accomplir ici... M’imposer ! Ma haine appelait de tels ordres, les devançait, – ma haine et mon amour ! Vous tuer, c’eût été vous posséder enfin ! m’affirmer supérieur à vos rêves, aux buts que je sens que vous ignorez vous-même... que peut-être vous atteindrez. »

Dans une heure presque aussi tragique, Dmitry avait dit jadis : « Si je devais renoncer, je mourrais. » Et : « Vous aussi, bien sûr ! » Esther n’entendait pas les menaces désormais impuissantes et couchées à ses pieds, seulement la plainte d’un cœur douloureux jusqu’au crime et jusqu’au suicide, animé de passions à la fois viles et magnifiques, marqué d’une grandeur indéniable ! qui s’oppose à une autre... à une autre grandeur inconnue, ardemment cherchée, décevante, introuvable !

À cause de cette déception, Esther pensait : Que ne suis-je morte à Moscou ?

 

Ils restèrent silencieux, en face l’un de l’autre, un temps qui leur parut interminable, où l’ivresse semblait avoir brisé Dmitry, obstiné dans quelle mystérieuse attente ?

Les autres revinrent, décidés à les emmener avec eux dans un cabaret de Montmartre. Esther refusa de les suivre ; non pas Dmitry qui, s’éloignant au bras de Comellino, lui disait d’une voix un peu incertaine : « Rassurez-vous, cher Maître, elle continuera de jouer des comédies... et de belles féeries aussi... des féeries !... »

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

La route est resserrée qui conduit à la vie !

(SAINT MATTHIEU, VII-14.)

 

 

I

 

 

Comment Esther supporta-t-elle de vivre les derniers instants de cette nuit ? Au matin, ayant voulu téléphoner à Dmitry, elle n’osa avertir personne parce qu’on ne lui répondait pas. Courir seule chez lui eût dépassé ses forces, sans hésiter, elle décida d’appeler Lancelot.

Elle en éprouva, seulement après, quelque surprise, et regretta ce mouvement irréfléchi... demeura pensive... et remit de s’interroger là-dessus.

Michel, gêné par le luxe du Palace, en monta l’escalier, le cœur battant. Il fut retenu de questionner Esther par le trouble où il la trouva, impatiente, prête à sortir. « Je vous expliquerai, monsieur Lancelot, je vous expliquerai plus tard... Mais quelqu’un se meurt sans doute, en ce moment ! »

Qu’avait-elle besoin de Michel, pour secourir ce mourant ? ou bien pour la secourir elle-même ?...

Ils se rendirent ensemble chez l’impresario bolchevik. Il occupait, au coin d’une rue affluant à la partie la plus animée des Grands Boulevards, un vaste appartement décoré d’affiches de Cappiello, de Bakst et de Jean Cocteau, et dont le balcon, au deuxième étage, dominait, au-dessus d’un rideau de feuilles de platane ou au travers de leur résille hivernale, ce quartier élégant, bourgeois et « vieille société ».

Esther, par quelque insistance, obtint du garçon de bureau qui venait d’arriver, qu’on lui ouvrît la porte de Dmitry, après qu’elle y eut inutilement frappé.

Dans son lit, où il semblait reposer paisiblement, il était mort, empoisonné.

Tandis que le serviteur affolé appelait un médecin, prévenait la police, Esther resta glacée apparemment devant ce spectacle prévu. Elle expliqua brièvement, en haletant un peu : Hier, soupant avec elle, Dmitry a versé quelque chose dans le verre où elle allait boire, et comme elle s’en était aperçue, il l’a, sous ses yeux, vidé lui-même, et ensuite brisé. Elle ne prévoyait pas que l’agonie dût être si prompte.

Une lettre à son nom traînait sur la table ; elle la lut et la passa à Lancelot.

Pour le meurtre que l’obligeaient de commettre sa passion jalouse autant que sa mission politique, (Dmitry insistait sur des détails déjà révélés la veille), le contenu d’une seule ampoule n’eût pas suffi ; il devait la renouveler sans pitié, autant de fois que cela eût été nécessaire. Deviné, ou dénoncé par qui ? il s’était condamné à mourir, puisque aussi bien, vivant, il éprouvait tout à coup qu’il désobéirait aux ordres d’un tribunal impitoyable et trahirait l’effort le plus audacieux qu’on eût jamais tenté. Jadis à Moscou, dans une scène où leur amour s’était mêlé de ruses, il avait évoqué le passé, redouté la servitude entre les petites mains de la fille de Manassès, et songé à perdre la femme aimée pour sauver lui-même et « l’idée ». Ce jour-là elle avait commencé de le tuer. Il venait de s’achever en avalant une dose foudroyante de poison... « Adieu Esther, je sens bien que je ne vous ai pas comprise jusqu’à cette heure qui sonne ma défaite. Je vous ai désirée, cherchée, jamais comprise. Si je vous avais comprise, peut-être que je vous eusse suivie... Je me trompe ; sans doute que vous vous trompez ; et il n’y a rien au-delà des buts que je vous ai proposés. Alors, c’est vous, mon amie, qui me rejoindrez bientôt. »

Esther, cramponnée au chevet, interrogeait l’empreinte de la dernière pensée... Pourvu qu’il se repose ! Sur quelles routes la voyait-il engagée, où il eût admis de la suivre ?

Il l’avait préparée longuement à une tâche qu’il croyait haute, avec une constante affection, – fût-elle intéressée. Que signifiait sa mort ? Seulement une désertion ?... Qu’enseignait-elle ? L’impossibilité de survivre au double échec d’une cause qu’il avait connue vaine et cruelle... de la cause, et de son amour ! Elle écouta le chuchotement de ses lèvres exsangues : « Suis-moi, suis-moi ! » Elle était tentée... Qui la retenait ? Si souvent déçue, elle s’était relevée ; – est-ce qu’il l’y aidait ? Elle a vécu ; doit-elle s’accuser ? Ou le plaindre de n’avoir pas senti que l’amour est en nous, et le rêve ?... que c’est eux qu’il faut suivre, au-delà des buts s’ils défaillent. Elle a aimé Dmitry à cause de l’immolation orgueilleuse de lui-même. C’est cela qu’elle a accompagné, secondé. Qu’attendait-elle maintenant de ce Lancelot agenouillé au pied du lit, de cet autre fanatique, méprisé, envié par Dmitry lui-même ? Pourquoi estimait-elle qu’il emprisonnât une réponse derrière un front tourmenté, des yeux aux regards brûlants ? L’aimait-elle déjà ? Ou depuis longtemps ?...

Durer, agir ! elle en éprouvait un besoin inexpliqué, beaucoup plus que le goût. Une loi la commandait, – ou bien un espoir ? Ainsi, quand elle s’évadait de la Russie meurtrière... Des tâches l’appelaient, des sacrifices nouveaux. Sans doute elle l’imaginait.

Elle eût voulu prier pour ce révolté qui fut son maître et sa victime. Elle ne savait pas. Et prier qui ?

Michel s’était relevé.

Le pauvre mort, avait, pensait-elle, confondu les vérités... comme elle-même qui continuait d’interroger ce qui demeure. Une tentation de vivre encore, – la dernière ! Ensuite elle rejoindra, avec Dmitry, les déçus, les désespérés. Elle tourna la tête vers lui, avant de sortir, comme pour promettre.

Ce qui vit et ce qui demeure... Estimait-elle que tels étaient la richesse de Lancelot et son secret ?

Il avait exigé que le billet du bolchevik à Esther demeurât sur la table où ils l’avaient trouvé, près du verre contenant encore quelques gouttes du poison. Ils quittèrent ensemble cette maison où ils ne revinrent qu’à l’appel, d’abord, de la police qui constata l’évidence du suicide, ensuite pour assurer à la dépouille de Dmitry des funérailles convenables.

Des danseurs, peu de Parisiens, suivirent le convoi jusque à l’église de la rue Daru et, parmi quelques Russes, Esther ne s’étonna pas de reconnaître plusieurs visages qui lui étaient familiers à Petrograd ou à Moscou : Autschinsky, un membre de la We-Tche-Ka centrale, un jeune officier de la garde lettone de Zinoviev, qui la salua avec une espèce de dévotion... Celui-là, assurément, ne savait rien des avatars de « Manouchka », la belle communiste, de la condamnation portée par ses chefs.

Esther d’ailleurs semblait ne rien craindre.

 

 

 

II

 

 

Elle et Lancelot, sans en avoir jamais décidé, se revirent fréquemment. L’épouvante d’Esther au chevet de Dmitry et le conseil mortel qu’elle en avait reçu la pressaient aux côtés du jeune homme, et bien qu’il tentât de se dérober. Pourtant belle occasion pour le chrétien de chasser ses doutes en enseignant son dogme ! Son ardeur zélatrice tombait-elle devant la juste horreur de confronter sa foi avec l’ardeur grandissante de désirs charnels ? ou pour d’autres motifs qu’il eût épouvanté ce chrétien de comprendre et de définir ?...

Esther se plaisait à penser qu’il avait l’esprit occupé d’elle, fût-ce avec sévérité. Elle résolut d’interroger Michel et, au-delà de Michel, la force qui était en lui, le secret qu’elle entrevoyait, que Dmitry lui-même avait entrevu ; – Dmitry qu’elle rejoindrait, elle se le jura, si cette fois encore elle se trompait, si dans le cœur et derrière le front de Michel, il n’y avait, comme ailleurs, que leurre et que mensonge. C’est l’amour qu’elle cherchait, encore et toujours, nul autre secret que de l’étendue de l’amour et de sa durée ; seulement dans ses voies, le surhumain !

Donc, et pour conquérir la confiance de Michel, elle tint que d’abord fût résolue pour lui l’énigme de son existence, depuis qu’elle s’était évadée de Russie. Par probité, pour qu’il sache, pour qu’elle-même s’éclaircisse, avec son aide s’il se pouvait.

C’est bien de sa part que la princesse Patrikos était venue quêter une défense et un conseil.

Dans la détresse et la solitude volontaire qu’accentuait davantage la foule indiscrète des intrigants et des oisifs attirés par son nom célèbre, Esther avait accueilli la bonne Marya, offrant le peu qu’elle possédait, sa ferveur, ses aspirations, sa folie. Comment l’eût-elle repoussée, quand la lassitude de son corps et de son cœur la laissait hagarde et désolée, prête pour les rêveries des théosophes qui lui cachaient leurs buts précis ? Incapable, à cause de la vulgarité, de la grossièreté de son occultisme, de distraire longtemps Esther, la princesse lui avait présenté, avenue Rapp où elle l’accompagnait volontiers, le colonel Bevelcooter, et par lui, deux hindous mystérieux. Le colonel avait adopté ces jeunes garçons dans la certitude inspirée que, par l’un d’eux, – il se précisait que ce devait être l’aîné, – une parcelle de divin créerait un nouveau christ, c’est-à-dire un foyer vivant de justice et de bonheur. On attendait, dans une anxiété pieuse, sa trentième année.

Esther s’était élancée vers cette vie offerte, prédestinée à soulever le fardeau des hommes. Ah ! suivre ! aider ! Cela devait être vrai. Elle crierait avec cet élu, avec lui tendrait les bras pour supporter et pour bénir !

Illuminé ou fol, il semblait pourtant à Esther que le colonel proposât enfin « quelque chose de plus ! » Il s’était donné à ce songe d’espoir et de douceur. Une confiance qu’Esther aujourd’hui condamne, l’avait attachée à cet Anglais enthousiaste. Elle avait exigé qu’il la secondât dans la recherche d’elle-même.

Le colonel avait invoqué le souvenir des grandes amoureuses commandées par Éros. Ainsi les anciens divinisaient sagement les lois naturelles...

D’abord irritée d’avoir été si mal comprise, plus tard, et seule, elle se le reprocha. Qui prouvait qu’il y eut autre chose ?

Fière, à cette époque, d’aider l’apôtre à s’isoler des contingences, à mépriser les nécessités auxquelles elle obviait avec une imprudente prodigalité, elle travailla auprès de lui, assidûment. Il semblait inspiré, brûlé d’une flamme spirituelle... « Pourtant, il s’est révélé homme, ce prophète, si grossièrement, si naturellement, que j’ai dû rire, – et le chasser ! » Elle ajoutait pensive : « Pourquoi l’ai-je fait ? » Elle insista : « Pourquoi ? »

Avec une froideur un peu surprenante, Lancelot admira qu’elle eut démasqué l’erreur, redoutable pour ceux que n’assurent point trois arguments irréductibles. Aux doctrines de Bevelcooter, il manquait : 1o les causes raisonnables de la croyance ; 2o une révélation (et c’est pourquoi la secte souhaitait de s’incorporer un nouveau christ) ; 3o la preuve d’une loi morale neuve et forte.

Nous avons dit que Michel se confirmait à mesure des suggestions de sa vive intelligence et qu’il semblait redouter qu’on l’affaiblît lui-même en les discutant ; de là un ton net et presque cassant. Les idées qu’il proposait comme on provoque, arrivaient habituellement à Esther, affaiblies de cette rudesse. Elle ne pouvait supposer qu’il exigeât le triomphe, dès ce monde, de sa vérité, sous peine de douter d’elle. Sans le justifiant amour de l’inquisiteur, il possédait son âpreté qui l’eût, aux époques héroïques, conduit à servir dans « les lances » de Simon de Montfort, plutôt que sous l’habit de saint Dominique. Il était arrivé que quelqu’un de ces guerriers passât à l’ennemi.

Michel, cependant, prenait en pitié l’anxiété d’Esther. Pourquoi venait-il de formuler sa juste argumentation théologique avec sécheresse et comme à regret ? Comment admettre qu’il eût senti obscurément grandir la concurrence de ce Dieu dont on lui demandait de dévoiler le visage ?

Esther, souffrant de ses refus, s’irritait à son tour contre le goût de se fier à lui ; alors elle voulait résister à ce qui venait de lui.

D’abord, et logiquement, se taire... C’était dans le moment que Lancelot justement l’écoutait avec une curiosité plus ardente.

Un jour Dmitry était revenu de Russie... (Elle savait bien qu’elle continuerait ses aveux jusqu’au bout.) Elle évoqua, avec une douleur véritable, celui-là qui avait été un guide vers les utopies généreuses de la révolution communiste, malheureusement impuissantes à la retenir à jamais. Dmitry s’en était aperçu en même temps qu’elle...

Comment cet amant qu’elle avait fui, ce péril redoutable l’avait-elle accueilli, admis à Paris à quelque titre que ce fût, dans son existence renouvelée ? Il incarnait encore son rêve le plus cher, détruit comme tous les autres en se réalisant... Elle-même, à cette heure, s’étonnait pourtant de sa faiblesse quand il lui avait proposé d’oublier un passé dont il prétendait avoir perdu les illusions. Il ne retournerait pas chez les bolcheviks qui avaient méconnu, méprisé ses services et qui, depuis le départ d’Esther, l’avaient, disait-il, traité en suspect. Se résignerait-il à vivre désormais pour lui-même, et pour l’art, médiocrement ? D’autres transfuges l’accompagnaient, également déçus.

Esther avait coutume d’obéir à cette voix qui l’implorait. Il ne prétendait plus qu’à son amitié. Il l’aiderait, comme autrefois, dans ses entreprises ; le théâtre l’avait ressaisi. Ainsi tomba-t-elle, naïvement, dans le piège que le traître lui tendait, jusqu’au moment qu’elle découvrît la terrible mission dont il s’était chargé : l’exécution d’un arrêt, où s’accordaient sa passion politique et sa jalousie meurtrière.

Elle avoua son égarement au chevet du suicidé, l’influence qu’il exerçait encore sur elle. Elle tentait d’y échapper. Avec la même énergie qu’on saisit une bouée pour ne pas mourir, cette âme hors des mesures habituelles se jetait vers la sagesse de Michel à qui elle demandait une vérité même dure qui s’opposât à ses erreurs. Elle disait : « Mes erreurs... » Ainsi, dans l’humilité de l’aveu, dépassait-elle son sentiment profond, le devançait-elle.

 

 

 

III

 

 

En ces tièdes journées de juin 1919, ils se promenaient souvent aux bords de la Seine, foulant la jonchée rose des marronniers du Cours la Reine, ou vers la Porte de Versailles. Leurs doutes remplissaient de longs silences.

L’énigme qui longtemps avait inquiété Esther, avant de l’attacher à Lancelot qu’elle était près d’aimer et qui l’irritait tour à tour, les motifs d’une résistance ou seulement d’une attitude qu’elle eût voulu briser, elle les cherchait avec une maladresse désespérée... Dérivant vers le havre noir d’où la hélait un mort longtemps obéi, elle avait espéré, de toute sa force de conservation, qu’une raison de retarder, et peut-être de vivre, lui viendrait de Michel.

Maintenant elle s’inquiétait parce qu’il répugnait décidément à lui répondre.

Elle marchait près de lui, dans sa robe précise, et le jeune homme échappait mal au trouble que lui causait la présence de la courtisane, de l’espionne bolchevique que, si récemment, il avait songé à dénoncer.

Tant de grâces ! Quelle femme a cette démarche aux déploiements harmonieux (son corps n’a pas de poids, à cause de la perfection de ses formes), un tel air de santé, ce parfum de peau tiède et de prairie ? Quelle autre femme ?

La dénoncer ! bien plutôt il serait tenté de tout commettre, avec elle, et pour elle.

Folie, dangereuse folie ! Pourtant quelle faiblesse à s’en défendre ! Par quels moyens ?... Un seul refuge, et redoutable. Il n’osait implorer Celui qu’il avait suscité dans l’imagination d’Esther, peut-être demain dans son cœur !

Il craignait qu’elle devinât prématurément ce qu’il n’osait pas s’avouer. Mais impossible de la fuir. Elle apportait à l’attirer et à le retenir des manières simples.

Il avait évité les tête-à-tête dans son salon, au crépuscule ; il s’accusa de confondre le naturel abandon d’Esther avec « des avances » ; au contraire, il s’agissait des mouvements de sa propre passion, quand il marchait auprès d’elle qui offrait son amitié en toute innocence.

Qui l’en assurait ?

Michel s’accorda la dangereuse douceur d’envisager la tentation, remettant à plus tard de l’écarter.

Alors quel délice !

Et quelle sottise de se refuser une proie belle et consentante ! D’autres fois, le cédant à son tempérament fougueux, ce croyant avait péché, sans l’excuse d’un tel désir, – mais sans une aussi forte, inexplicable ! objection. Esther, depuis la soirée mémorable du Théâtre des Champs-Élysées, lui était apparue, entourée de menaces et d’une protection surnaturelles. Absurdité que dément aujourd’hui un sourire engageant, en dépit toujours de la limpidité des regards... Pareils à des fontaines ! (Comment échapper à ce lieu commun ?) pareils à des archets qui, bien plutôt que les variations mélodieuses de l’âme, suscitent le subtil frémissement des sens.

Son mutisme offensant Esther, elle l’abandonnait, se privait de lui, et le rappelait, impatiente, attirée justement par la réserve soupçonneuse de Michel dès qu’il était en sa présence, et par son silence têtu.

Parce qu’il s’était toujours opposé à ce qu’elle avait aimé, à présent détruit et vaincu, elle lui prêtait une âme de vainqueur. Elle eût admis d’être entraînée par lui, sans savoir vers quelles victoires.

Une après-midi que Michel était venu la chercher pour une promenade dans Paris ensoleillé, elle décida de le retenir.

Elle s’était parée comme on s’arme ; la glace déployée où elle se mirait toute, avait renvoyé l’image triple et reflétée presque à l’infini d’une Esther, une et diverse, à qui ne manquait aucune séduction. Elle sourit, et puis haussa les épaules avec découragement.

Le visage du jeune homme lui sembla, comme aux pires heures, fermé, et elle reçut d’une main tremblante les violettes qu’il lui apportait. Seulement ces fleurs ? non point le réconfort qu’elle mendiait pour la dernière fois...

« Asseyez-vous, mon ami ». Elle répéta : « Mon ami », d’une voix qui implorait et défaillait. Et puis elle rassembla les éléments de sa fermeté. Elle s’était promis de s’avouer toute, de lui faire connaître ses déceptions, confiante qu’elle en découvrirait avec lui le sens et le remède.

L’ayant placé face au jour, pour mieux lire sa pensée au-delà des mots, elle cachait dans l’ombre un trouble qui l’empêcha d’abord de rien observer.

Atterré, Michel entendit Esther qui le bravait (à moins qu’il ne s’agît d’autres sentiments qu’il suspectait...) qui citait ses amants. Il s’étonna de supporter d’horribles pincements de cœur.

Sans ménagements elle livra les misères d’une enfance innocemment corrompue, nomma le pauvre Tonio, élancé vers une chimère.

Elle rappela ses étapes qui toutes portaient le nom d’un homme et celui d’un grand rêve.

Guido par qui elle avait connu l’insuffisance des plus beaux dieux du paganisme... Il était mort courageusement pendant la guerre.

Karl Emmer, refusant d’asservir la science à des desseins humains, l’avait enfermée dans une abstraction, et sans amour ! Pourtant il venait d’opposer un courageux refus aux nations meurtrières qui sollicitaient le concours de ses inventions.

Mais qu’importe à Michel ? qu’importe ? Et pourquoi écoute-t-il davantage ?

En dépit du silence peut-être menaçant de Lancelot, elle achèverait ce bref récit qui avouait moins qu’il n’attestait. Avec quelle simple confiance elle interrogea aussi !

 

Le prince Analcanti, généreux et bon, l’a-t-elle abandonné, seulement parce que, à ses côtés, elle avait connu l’insuffisance de ce but : la beauté ! et la sottise de cet autre : la philanthropie ? Elle loua son désintéressement ; il était parvenu à dissiper ses biens en secourant les blessés, les infirmes et les orphelins.

Ainsi, page à page, elle exposait sa déception, ses échecs et, contenue, frémissante et craintive, son espérance encore, – sa dernière espérance !

Il crut deviner qu’elle éprouvait un besoin de s’humilier âcre et doux. Il en ressentit de la colère et du dégoût.

Elle crut comprendre sa jalousie, à cause de ceux que hardiment elle avait nommés, sa jalousie et son mépris.

Mais il fallait être sûre... Elle osa insister : « N’avez-vous rien à me dire ? »

Et lui, narquois : « Quoi donc ? que je vous félicite et que je vous remercie. »

Elle se débattit : « J’ai voulu que vous lisiez en moi mieux que moi-même, que vous m’expliquiez ce qui m’a poussée, retenue. Il y a un mal, sans doute, que j’ignore, un bien que vous devez connaître. Qui pouvait me les montrer ? J’ai pensé que c’étaient eux, ceux que je vous ai nommés, que j’ai chéris, que j’ai chéris au-delà d’eux, vers ce bien, me semblait-il, contre ce mal. »

Il eût souhaité de l’interrompre. Elle alla jusqu’à renier ce qui avait fait sa noblesse, et même sa grandeur : « Je vois bien que je me suis trompée, que j’obéissais seulement à mon désir, – et à mon triste plaisir. »

Que lui répondre ?...

« Dites-moi. Qui me le dirait ? »

Cet appel, elle l’avait répété vingt ans, en accord avec tant d’élans ! D’avance elle en avait acheté la réponse, par la souffrance supportée ou volontaire de ses années tour à tour misérables et comblées. Elle le renouvelait désespérément. Désespoir irrévocable en effet si Michel qu’elle craignait, qu’elle respectait, qu’elle attendait, qu’elle tenait à remords d’avoir fait attendre, en qui elle avait peu à peu situé la certitude (et jusqu’en la combattant) que demeurait une vérité sévère mais irrésistiblement attirante... si ce Michel n’était qu’un mensonge et une erreur ! pires que les autres puisqu’elle avait imaginé qu’il l’enlèverait au-dessus de la vie décevante.

Au-dessus de la vie, Michel ! qu’il l’écoute ! Elle est près de mépriser enfin (mais qu’il la secoure !) ce qu’elle se reproche d’avoir préféré...

Or Lancelot, plus elle s’avouait, la sentait s’éloigner de lui. Ses espérances et sa convoitise augmentaient à mesure qu’Esther tâchait à les décourager par son insupportable renoncement.

Alors il se leva : « Quelle joie étrange prenez-vous à me torturer ? Pourquoi rappelez-vous ce qui nous sépare ? »

Elle baissa son front vaincu, et pleura. En lui n’était pas le salut.

En effet, pourquoi avait-elle parlé, obéi à son besoin stupide de franchise, compté qu’il aurait pitié, qu’il comprendrait, mieux qu’elle peut-être, qu’il serait le guide attendu ? En quel lieu merveilleux avait-elle imaginé qu’il l’emmènerait avec elle ? Ils allaient se séparer, il refermerait une porte qui ne s’ouvrirait plus...

Tant pis. Elle est lasse et ne regrette rien. C’est elle maintenant qui souhaite d’abréger une minute qui sonne sa condamnation.

« Trouve ou meurs. » Elle n’a pas trouvé. Elle obéira donc à l’appel de ses morts, de ses ancêtres nostalgiques dont les cercueils, aux portes des sept synagogues, imploraient encore l’avènement des temps prédits ; du navigateur blond qui fut son père ; de sa mère, misérable batteuse de rêves ! de Tonio l’alchimiste qui faisait, dans ses alambics, bouillir le sang de son cœur ; de Guido simplement immolé à la maternelle Italie ; et du dernier, du grand et du terrible chevalier.

« Dmitry avait raison. Adieu. Partez et ne revenez plus. »

Dmitry qui indiqua la seule voie qui reste. Les actes d’Esther n’ont plus de but, et plus de sens. Elle a quelquefois pensé aux films cinématographiques qui survivent aux acteurs ; ainsi de sa propre image, mobile encore dans ce miroir, et pourtant d’une morte. Morte vraiment, ou vainement survivante, celle qui ne connaît plus de raisons de vivre !

 

 

 

IV

 

 

Quelles voix puissantes avaient retenu Michel, et lui parlaient, tandis qu’il épiait Esther, désarmée peut-être par sa détresse ? Il avait osé l’imaginer librement. Par cette ouverture, la tentation s’était glissée pénétrante et griffue. Surgirent vivaces la possibilité de l’acte, l’urgence, le consentement, puis l’ivresse de la victoire certaine ; et l’ardeur, douloureuse comme la rage d’un sacrilège.

Absurde comparaison du chrétien à qui s’impose l’approche du péché inévitable et qui en grossit l’importance !

Trop tard en effet, pour l’éviter ! C’était son tour ! son tour enfin d’être l’amant.

Michel avança d’un pas. Encore un instant d’hésitation, devant une beauté que depuis si longtemps il chérissait, parfaite, intangible !...

Intangible, pourquoi le serait-elle ? Vêtue comme toutes les femmes, avec un art seulement plus exquis. Elle s’était affaissée dans un fauteuil. Il prévit que tout à l’heure, prétextant le soleil, il pousserait les volets, ferait la nuit, pour échapper à l’enchantement des yeux redoutés ! Il rit de lui, de ses timidités, de ses scrupules que d’autres n’avaient pas connus, qu’il allait détruire.

Détruire le tentait, – il ne savait quoi, l’ennemi depuis si longtemps de sa joie.

Esther se fut étonnée d’une violence que rien ne justifiait. Au morne adieu, un orageux silence avait succédé... Un doute heureux parce que Michel demeurait, qu’il la considérait avec des regards où brillaient, sembla-t-il, des sentiments qu’elle souhaitait déjà de partager... D’une main elle comprima son cœur.

Michel crut la deviner, et qu’elle attendait cette heure avec un désir égal au sien. Il la contemplait avec la plus audacieuse espérance ; le sang, à ses tempes, l’étourdissait ; il n’entendit pas les mots qui tombaient de la bouche rouge et convoitée : « Tous ceux que j’ai connus, vous les avez jugés et condamnés » et « Vous êtes le maître de vous-même et le mien. » Ces paroles précisément ? ou d’autres par lesquelles s’exprimaient l’amour et la soumission ? Assurément celles-ci : « Je veux vivre par vous, où vous me conduirez. »

 

Il serait inexact de dire qu’il ne se possédait plus ; bien au contraire il dut dompter en lui une résistance, près d’Esther une étrange et réelle présence. Il s’approcha avec des gestes prudents, il enleva la toque, le léger manteau, sans qu’elle se défendît. Tempérant sa rudesse, il enlaça sa taille et, brûlant d’une passion qui suscitait des caresses hardies, il approcha son visage de l’incomparable visage...

Elle le repoussa en poussant un cri. Jusqu’alors n’avait-elle rien prévu ni compris ? Sur ses traits contractés par une terreur désespérée, Michel crut lire de la haine. Elle profita de son étreinte desserrée pour lui échapper et courir à la porte de sa chambre, prête à s’en faire un rempart.

Alors tous deux s’examinèrent avec stupeur, surpris chacun de soi-même, et de l’autre...

Esther avait-elle supposé que, différent de ses amis de jadis, il ne lui demanderait pas le bonheur qu’elle pouvait donner ? Après tout, ne l’a-t-elle pas cherché ? encouragé ? Et pourquoi ce sursaut révolté ?

« Oh ! non », suppliait-elle, « pas vous, Michel, pas vous ! » Elle opposait ses larmes, ses frêles mains tendues.

« Vous me détestez donc ! » Il était naturel qu’il poussât un tel gémissement.

Naturel... mais ils sentirent avec des sentiments divers, ici révolte et là soudaine angoisse, qu’ils étaient précisément, et malgré eux, en dehors de la nature.

Elle n’avait jamais refusé le don simple d’elle-même, en échange du don équivalent qui s’appela : science un jour, et d’autres fois : beauté, richesse bienfaisante, généreuse espérance.

Déjà elle avait raillé le théosophe, et écarté... Elle se l’était récemment expliqué par un penchant fort et tendre, quoique alors méconnu, pour le compagnon, trop mystérieux et secret, de sa fuite de Russie.

 

Ce n’était pas cela, pas seulement cela, puisque aujourd’hui, elle avait éprouvé, à l’approche de ses baisers, une résistance invincible qui allait, déclara-t-elle à Michel consterné, jusqu’à l’horreur ! Elle s’écria et reprit le mot ; qu’il comprenne ! une horreur d’elle, non pas de lui, une horreur sans doute du passé, un bouleversement profond et désespérant qui se trahit par une plainte qui la condamnait autant que Michel : « Jamais plus. »

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

La femme lui répondit : « Seigneur

donne-moi de cette eau afin que je

n’aie plus soif et que je ne vienne

plus en puiser jusqu’ici. »

(SAINT JEAN, IV-15.)

 

 

I

 

 

Esther, celui qui t’a suivie jusqu’ici se recueille et te plaint. Pourquoi, pauvre femme, pareille et privilégiée, ne jouis-tu pas, comme les autres, de ta belle vie ?

Je te regarde. Ton front est pur, tes traits ont de la noblesse.

Pas seulement.

Ta bouche, quand un sourire l’entrouvre, promet, et la magie de tes regards eux-mêmes ne décourage pas.

Charmante, que fais-tu de ton charme ? De telles possibilités de voluptés et de plaisirs la nature t’a rendue comptable.

Et si tu les méprises, et si tu les disperses, ménage du moins le bonheur.

Est-ce qu’un mauvais génie t’a privée de la précieuse faiblesse ?

Non, ce n’est pas cela, et je te vois trop bien, tremblante et réfugiée, partageant l’émoi que tu donnes... Esther, Esther ! ferme tes yeux, écoute l’appel de ton cœur, conjugué à celui de tes sens. Amoureuse, tu méconnais l’amour.

Tu l’évoques au-dessus de sa demeure mortelle ! Il est là, près de toi. Souviens-toi qu’il a mis déjà, avec une timidité persuasive, sa main dans la tienne, tu l’as d’abord serrée doucement, et le frémissement de tout ton être promettait un accord délicieux. « C’est lui ! » disais-tu, sans te tromper... Alors, pourquoi, tandis qu’il te pressait d’une caresse désirée, n’as-tu songé, sous ses tendres lèvres, qu’à ton absurde déception ? Comprends enfin, et du moins cette fois, que tu désires ce que tu possèdes... Un grand poète a dit que c’est le bonheur des élus.

Sans doute as-tu deviné ton âme... Mais l’amour qui connut ton corps n’a repoussé l’une ni l’autre. Rassasie-toi d’abord. Ne te marchande pas. Si le dégoût doit te venir, ta jeunesse et ta beauté t’accorderont, – elles te les ont accordés, – d’autres plaisirs, d’autres possibilités, et (cela, tu l’as parfois senti) de nouveaux enrichissements.

Après le sacrifice ingrat de tes premiers baisers dont un rêve extraordinaire avait paré la laideur, tu semblas accueillir les délices accordées par la nature bienveillante à deux corps jeunes enlacés...

Tu l’éprouvas, et quelquefois tu la regrettes.

Rien ne te l’interdit.

Ou alors, quel est ce maître cruel que tu poursuis, en le nommant d’un nom trop doux ?

Esther, qui pourrait te comprendre ?

 

Jamais plus ! – Lancelot descendit sans hâte l’escalier de l’hôtel riche ; il se trouva dans les Champs-Élysées. Le mouvement actif des autos et des piétons élégants dans une journée lumineuse, une vie aussi étrangère à la sienne, lui procurèrent une solitude improbable où il se recueillerait mieux que dans un silence peuplé de fantômes. Il lampa une fraîche bouffée d’air.

Joué par une coquette et détestable ! À la bonne heure ! la situation est nette ; il s’en réjouit.

Il raille sa bêtise. Que n’a-t-il persisté, accompli ?

C’est qu’un homme, quoi qu’on dise, n’est pas le maître de ces situations-là, quand la résistance de l’âme est invincible.

Alors, quelle folie l’a poussé à brusquer cette Esther devenue, grâce à lui, raisonnable et glacée ? Réponse : il ne risquait après tout qu’une amitié... bonne à le conduire où ?

Quand cette femme désirable, à son gré beaucoup plus qu’aucune autre connue ! énumérait ses amants, ses mots chastes ne parvenaient pas à voiler les images impudiques qu’évoquait la jalousie de Michel. Alors il s’est jeté, furieusement...

Et maintenant, il fuit. Quoi donc ? Lui-même, un remords qu’il ne peut chasser, absurde ! non pas tant que ce qui l’a causé.

S’il cherche à situer son dépit, son chagrin, et leurs causes, il ne trouve qu’un seul coupable, et ce n’est pas Esther dont les aveux, plutôt que le braver, l’imploraient... Elle implorait la simple et haute vérité ; elle demandait à Michel ses raisons d’y croire.

Où sont-elles ? impuissantes à le retenir, alors incertaines. Comme il eût souhaité de les perdre lui-même, avec assurance, et d’être libre !

Il avait refusé, par pudeur, pensait-il, de mêler les conseils de vertu aux désirs du péché... Hypocrite ! avoue davantage. Tu avais dès longtemps prévu qu’une Esther désaltérée, baptisée (n’est-ce point là qu’il l’eût conduite pourvu qu’il parlât ?) serait perdue pour toi !

Morne aventure ! Qu’un autre se charge d’une mission que lui, désormais le dernier de tous, peut assumer !

Qu’un autre éclaire Esther, lui ouvre des routes ! celles que, de tout son magnifique effort, elle tente de tracer, et depuis qu’elle est née ! des routes où l’on peut cheminer sans fin, où il l’imagine engagée de toute sa frémissante ardeur... et où il lui sera interdit de la suivre.

 

Interdit ?

Comment a-t-il admis ce doute, formulé, même au secret de sa pensée, cette question ?

Il s’agit de l’actrice Esther Manas, trop connue hélas ! à qui il ne donnera ni son nom qui n’est pas à lui seul, ni cet amour que l’épouse impeccable exhausse, – et qu’elle mérite. Le seul amour, tout le reste étant chiennerie.

Pourtant il l’aime ; il songe que c’est bien ainsi qu’il l’aime. Les actes d’Esther apparemment désordonnés et condamnables, Michel avait sollicité bien souvent leur justification, à tâtons, dans les hérédités connues de cette âme. Depuis si longtemps il la désire ; voici qu’il l’aime !

D’où, à cette « fille de ténèbres », le besoin insatiable de la lumière, et ce parfum au-dessus du fumier natal ? ces perpétuels élans où elle se dépasse et se détruit ?

Il obtient la réponse ; la voici, véridique, car tout ce qu’il ne raisonne plus devient clair ; tout, et jusque, chez Esther, au sens merveilleux (même au goût !) de la souffrance. Elle est plus près que lui du haut lieu qu’elle ignore, qu’elle prétend atteindre en le prenant pour guide.

C’est cela qu’il a désiré, obtenu ! Qu’il s’en réjouisse, – et de la défaite de l’« Autre ». N’a-t-il pas agi, quoique imparfaitement, et avec une injuste prudence, en vue de cette défaite, armé lui-même la triomphatrice ?... Son amour où il avait cru se briser, ce n’était pas l’obstacle, mais l’échelle par où Dieu voulait qu’ils parvinssent tous deux aux lieux clairs où le bien justifie le bonheur.

En même temps que de ce retour de son esprit et de sa foi, il s’aperçut de celui de sa course. Monté jusqu’à l’Étoile, il descendait la longue avenue ; son pas pressé le ramenait vers son amie. Il l’aimait, il l’aimait ! il voulait la conquérir, et quel qu’en fût le prix.

 

Tout ce qu’elle souhaite, mon Dieu, il le fera. Il demandera son pardon d’abord, et pourvu qu’on l’accorde il proposera, indigne ! les enseignements d’un Dieu pur.

Et il se soumettra, lui d’abord, à ses commandements.

Pécheur, pouvait-il accepter qu’elle fût une seconde fois sa victime ?

Son cœur épanoui se resserra bientôt ; une crainte le hâta davantage. « Dmitry avait raison » a-t-elle dit. Il songea à la terrible influence du conseiller démoniaque à qui il venait de l’abandonner.

Il se souvint de la froideur désespérée ; la voix dont il n’avait pas voulu entendre les modulations tragiques, exprimait le reproche et la pitié, et ensuite un adieu... Il courut.

Il gravit dans ce mouvement l’escalier de l’hôtel et poussa sans frapper la porte du salon d’Esther. Elle était là, Dieu merci ! elle était là, vivante ! qui écrivait. Il était arrivé à temps. Sans doute il s’était trompé... Non. Elle cacha d’abord une lettre inachevée, et ses traits immobiles signaient l’indifférence du découragement.

Elle se dressa : « Allez-vous-en, Michel ! » L’expression d’une telle douleur le bouleversait, mais ne l’arrêta pas.

« Esther, pardonnez-moi. » Sa voix tremblait à peine ; un courage le soutenait, à cause de ce qu’il avait résolu. « Pardonnez-moi d’abord ma faute sans excuse. »

Elle hésita sur le sens du retour de Michel, de son visage changé, de sa douceur et de son calme, qu’elle n’osait pas interpréter.

Et comme elle se taisait, il y chercha, à tout hasard, des raisons nouvelles de s’enhardir : « Je vous prie d’oublier mon long, mon coupable silence. S’il m’a tant coûté de le rompre, c’est que j’ai craint de vous perdre si je parlais... La vérité que l’on révèle peut nous coûter toutes nos joies. »

– « Je préfère la vérité. »

 

Il apprécia cette dure réponse. Mais elle s’était levée soudain, transfigurée par l’espérance, si séduisante qu’il se comprit mieux lui-même. La sagesse avait moins commandé ce qu’il accomplissait ici qu’une passion victorieuse qui l’avait dévêtu de toute résistance. Du flot des conseils, des enseignements, des promesses qu’il comptait offrir, émergèrent les mots qui exprimaient toute sa soumission : « Je vous aime. »

Les mots qu’il n’avait pas dits, – heureusement qu’il ne les avait pas dits tout à l’heure ! quelle libération ils apportaient ! Les regards d’Esther rayonnèrent. Amoureuse, amoureuse ! C’est toujours de l’amour qu’elle avait reçu, pensa-t-elle, toute lumière. Parasite plus beau que le mur ou le tronc, elle s’était, grâce à lui, élevée. Même consciente d’un appel divin, il ne l’eût pas étonnée de rencontrer encore l’amour. Michel vit avec allégresse qu’elle n’attendait, en cet instant, pas de plus ravissant secret.

« Et moi aussi, Michel, je vous aime. » Ce double aveu contenait toutes les promesses. Elle a reconnu l’amour en riant de plaisir. Ce n’est plus le désir, le désir seulement, c’est l’amour. Si près de la mort, elle la rejette avec une confiance intacte. Elle déchire la lettre d’adieu, et Michel qui l’a devinée sourit sans l’en retenir.

Ébloui, cette fois sans défense, par la merveille limpide de ses regards, il s’expliqua mieux la résolution qui l’avait ramené, s’y confirma ; ensuite il l’exposa, d’un ton dont il réprimait l’émotion.

Esther, en l’écoutant, transposait ; et la simplicité de l’offre, la modestie des projets d’avenir, elle les illuminait, magnifiait, avec sa faculté habituelle de se sacrifier, et de voir au-delà du but prochain, d’épouser tout l’amour.

Ce soir-là, ils se fiancèrent.

 

 

 

II

 

 

Debout sur un escabeau, le marteau ou le mètre en mains, Lancelot, avec les soins du plus tendre amant, s’occupait, trois mois après, à disposer quelques meubles récemment acquis, dans un appartement petit mais lumineux qu’il avait loué au dernier étage d’une maison voisine de l’Observatoire, pour le temps prochain de leur mariage, différé jusqu’alors, à cause de la difficulté de réunir les papiers de l’étrangère.

Renonçant à retirer grand argent de son affaire moscovite, il avait sollicité ailleurs un emploi qui bientôt assurât l’existence d’Esther et la sienne. La fortune de Manassès, en partie remboursée dans des conditions si particulières, il n’en restait presque rien, et Michel s’en était félicité. Ainsi ne peinerait-il pas Esther, en refusant de rien recevoir. Il n’osait pas tout dire à cet être charmant, luxueux en une simple robe de drap gris. Courageuse et gaie, elle devinait, devançait les désirs, Le lendemain de leurs fiançailles, elle avait quitté l’hôtel trop riche.

Fatigué du travail manuel dont il n’avait pas l’habitude, il s’assit un moment et, pour se reposer, roula une cigarette. Dans le cadre gracieux d’une félicité, qu’il avait tant désirée, il songea avec une émotion joyeuse aux chemins qui l’y avaient conduit, aux hésitations, aux scrupules abolis, aux aveux touchants d’Esther... Que d’efforts il avait fallu pour l’amener où la voici !

Ensuite, elle l’avait pressé pour qu’à son tour il se racontât lui-même.

Il se souvint du soir qu’il s’y était décidé, aussi important peut-être que l’heure où ils s’étaient fiancés, un peu hâtivement, poussés tous deux par une fièvre dont il était raisonnable de se guérir d’abord.

 

Un jour, en entrant, il avait trouvé Esther qui l’attendait dans la pénombre de sa chambre, et lasse, disait-elle. Il s’était assis en face d’elle ; les volets clos filtraient le soleil vif ; dans ses rais dansait une poudre d’or.

« Du soleil sur de la poussière. »

« De l’idéal sur de la vie. »

Ils avaient ainsi plaisanté, et s’étaient arrêtés, captivés dans un délice sans aucun trouble. Elle l’avait interrogé directement :

Qu’il s’explique, aussi bien qu’elle l’a fait, sur son passé.

Alors, rejetant une pudeur et une réserve qui l’avaient longtemps retenu, il n’avait plus refusé de peindre son enfance, des lieux et des gens ordonnés, des tableaux dont il avait craint le peu de relief, au regard de cette aventureuse.

Dans une maison provinciale, la nuit tombée, une grande pièce, au sobre décor qu’égaie seulement un bouquet de fleurs d’automne. Au coin d’une cheminée de pierre où flambe un feu crépitant de racines, un homme lit, avec un art parfait, « la geste » d’un héros, les découvertes d’un voyageur, d’autres fois l’histoire plus merveilleuse du Christ. Sous la lampe, autour d’une table ronde, une femme encore jeune accoudée, écoute, une fillette dormant sur ses genoux, la tête dans son col ; une autre, plus âgée, tendue vers les récits exaltants, coud avec maladresse. Un garçon de dix ans, l’aîné, interrompt parfois le lecteur pour l’interroger. Il est curieux et douteur, mais il se contente de peu de mots, – et veut s’en contenter, par respect pour le père, si grave, qu’il craint même quand il sourit. La gaieté tenace et volontaire de la mère voile toutes les peines, la perte d’un enfant, les soucis d’argent...

Ils étaient morts tous deux, morte aussi la petite sœur. Seule l’autre mariée, mère à son tour et veuve de guerre, survivait, dans la vieille demeure où l’on pressait Michel de revenir...

Esther « voyait ». Elle s’était élancée vers cette salle dont les ombres lui plaisaient tant, vers la jeune inconnue qu’elle eût rêvé de chérir, dont elle se sentait séparée par des distances inquiétantes. Elle avait cherché un moyen de l’exprimer. Des traditions, la patrie, la famille ! elle imaginait ces paysages ravissants ; elle avait envie de pleurer. Que dire ? et comment ?

Michel alors s’était tu, et le bruit de la rue devenait perceptible ; il ne fallait pas. Rien que le battement de leur sang, et la voix d’Esther qui maintenant pénétrait l’âme de Michel entr’ouverte. Elle condamnait sa vie passée, la comparant à celle des passantes, affairées vers les joies ou les peines d’un foyer. « Est-ce cela ? Michel, m’approuvez-vous ? » Elle avait baissé le front humblement.

Dès lors, elle s’était bien expliqué la fragilité de tout ce qu’elle avait étreint.

Elle n’avait pas osé dire, ni croire, qu’elle aimait pour la première fois...

Mais Michel l’avait entendu.

Il voulut, en chantant comme un bon ouvrier, reprendre sa tâche de tapissier ; mais la nuit approchait qui l’attristait malgré lui. Pourtant c’était l’heure du retour d’Esther qui, chaque jour, le quittait pour des explorations... Il voulut sourire de leur mystère.

Quelle angoisse l’en retint ?

Parce que Esther croyait avoir découvert enfin ! ce qui demeure, elle s’y était attachée avec courage, avec une ardeur sans récompense que le réconfort d’un mutuel amour.

Sans attrait, sans douceur, la néophyte s’était acharnée aux durs préceptes. Elle admirait qu’une religion dont l’éthique était si exigeante eût pu s’étendre sur le monde. Quelle autre que la vérité eût aussi victorieusement contrarié nos penchants ? D’ailleurs elle avait, de cette vérité, une curiosité moins exigeante, à mesure qu’elle en approchait. Ce qu’elle quêtait avec plus d’activité intelligente que d’attrait sensible, c’était un moyen, une règle. D’elle et de Lancelot la famille naîtrait, cellule incorporée dans une nation glorieuse et sage. Le mariage tentait cet être libre, à cause du renoncement précisément à sa liberté qui n’avait de sens que dans l’irrévocable, tant cherché ! Pourvu qu’elle devînt catholique elle-même, elle appréciait (même sans la garantie de la foi) la valeur d’un serment réfléchi, préparé, consenti dans cette Église dont les fidèles, depuis bientôt deux mille ans, suivent un Jésus crucifié par amour ! – Par amour ! Il ne l’eût point arrêté, d’apprendre que ce Christ n’avait pas existé, qu’il était la plus noble invention, – et la plus utile ! des hommes.

Michel n’aurait osé s’expliquer pourquoi il se satisfaisait de cet état généreux, mais imparfait, pourquoi chaque pas nouveau d’Esther lui causait une anxiété. Elle avait visité dans ses courses nombre d’églises, interrogé les saints des statues et des vitraux, faisant halte aux chapelles latérales, pareilles à des grottes dans la pénombre. Elle contournait, ou bien elle traversait sans s’arrêter, la poitrine serrée, sans oser encore un salut, la grande clairière que vivifiait seule une lampe, vacillant comme un cœur palpite. Vers cinq heures, elle aboutissait à « Saint-Jacques-du-Haut-Pas ». Elle aimait ce temple nu, seulement orné de statues blanches, et signé de la raideur janséniste de la fin du XVIIe siècle. Une vérité qui ne doit rien à la séduction des formes habitait sans doute entre ces piliers carrés dont le prolongement rectiligne vers les voûtes la gardait contre une sensibilité aujourd’hui défiée.

C’est là que l’attendait l’abbé Dhust, impatient à cause du temps qu’il dérobait pour elle à d’autres services. Il n’épargnait aucun désagrément à son élégante disciple qui avait rapidement retenu les enseignements suffisants du catéchisme. Même, il avait essayé de se débarrasser d’une pénitente un peu voyante que le seul hasard lui adressait, ou la Providence !, de la décourager de ce qui lui paraissait une crise théâtrale de mysticisme. Tout ce qu’il savait de sa visiteuse, et son nom célèbre, l’invitaient à de la froideur.

Un accord s’est établi entre l’esprit puritain du monument sévère et les pierres noires de la façade. L’intérieur est aussi glacial. Là, elle avait suspecté les mobiles de ses actes dont l’apparence était la meilleure, pris horreur de tout elle, dont sa mémoire lui offrait une image déformée. Et que penser de cette heure même ? Elle souhaitait d’épouser Lancelot, et que des liens indissolubles l’attachassent à lui. Était-ce aversion pour le passé ? Goût du repos ? Non, c’était l’amour encore... Prétextes, les motifs plus hauts, puisqu’elle n’avait pas la foi.

L’abbé Dhust l’avait éprouvée, rudoyée. Il n’aurait pu la retenir par une habileté plus sûre que les dégoûts où il avait cru la plonger. L’hébétude de l’ouvrier chancelant sans pensées après ses journées de travail servile, il avait enseigné sa suprématie sur les plus subtiles dialectiques religieuses. Celui-ci obéit à Dieu et lui plaît, qui gagne son pain à la sueur de son front. Quiconque ne le fait point est « indigne de vivre ». Et de même ces femmes encore jeunes et vigoureuses chargées d’hôpitaux et d’orphelinats, qui n’ont point porté dans leur ventre autant d’enfants qu’elles comptent d’années conjugales.

Après ces préceptes imprudents, plus rigides que la loi, il exigeait le mépris du luxe, et même de la beauté du corps qui est l’épreuve la pire. Là elle avait eu un haut-le-cœur ; alors il y insista.

Elle était sortie songeuse de l’église... Sincère surtout, elle ne voulait pas devant elle-même feindre, sacrifier tant à un Dieu qu’elle ne parvenait pas à aimer, dont elle doutait... qu’elle désirait pourtant de connaître et d’aimer !

Elle racontait tout à Michel, avec un tendre abandon. Ce jour-là, elle imagina devant lui sa laideur possible ; se soumettrait-il à ce deuil ?... Il avait caché son indignation, pourtant protesté. Alors elle avait souri de plaisir, bien qu’elle eût répété comme on lui avait appris : « Il faut tout donner, tout donner. » Elle s’était pressée contre lui : « Non ! pas cela ! Votre Dieu n’exige pas cela ! ni que je vous ravisse ce bien que nous tenons de lui. »

Bientôt Lancelot s’était inquiété des absences de plus en plus fréquentes et prolongées d’Esther, visites ou pèlerinages, et même aux heures que d’abord elle lui avait réservées.

Aujourd’hui il comprend mal d’où est venue sa rancuneuse hostilité aux efforts de la convertie, et la crainte qui le torturait, – était-ce d’un châtiment, mérité par tant de réserves et de lâchetés ?

Il peut désormais se réconcilier avec lui-même, et avec un Dieu dont un moment il avait presque accepté de discuter la réalité, un Dieu qui lui assure la possession légitime de celle qu’il avait convoitée dans le péché.

 

Esther avait reçu le baptême sans autre secours que la « volonté de la foi » qui seule est exigée de l’adulte. Ainsi des autres sacrements demandés sans élan, reçus par elle avec sécheresse.

Elle avait choisi de s’appeler Marie.

 

Lancelot, qui l’a assistée dans ces actes importants, veut se réjouir de la disparition désormais de tous obstacles entre eux. Ils marchent vers un avenir qui ne peut les décevoir, puisque, hors de s’appartenir, ils demandent très peu « au siècle » et ne s’estiment pas plus grands que la tâche conjugale (si austère que des saints l’ont fuie par manque de courage !).

Ils ont mis des projets en commun, et des plaisirs : le choix du mobilier simple, de papiers pour les murailles, un repas dans un restaurant médiocre et gai, des promenades. Satisfait par tant d’allégresse dans les yeux d’Esther, que craint Michel, sur le seuil d’un bonheur que bientôt il atteindra ? A-t-il le pressentiment du fait imprévu qui bientôt anéantira ses rêves ?...

 

 

 

III

 

 

Il était accoudé au balcon qui dominait les jardins et l’avenue de l’Observatoire, et au-delà, Paris qui commençait d’éclairer ses naissantes ténèbres. Il songeait à tant de choses qu’il oubliait déjà le long retard d’Esther. Même il en demeurait si loin qu’on l’eût étonné en lui révélant qu’il était sombre et inquiet. Avec une joie tout à coup impatiente, il reconnut son pas dans l’escalier. Tandis qu’elle approchait, il demeura accoudé, souhaitant qu’elle aussi contemplât la merveille du couchant. Posant sa main sur son épaule, elle l’obligea de se retourner.

Le même air enivré qui forçait son admiration quand, à propos de ses tentations chez les théosophes, elle appelait de tout son être « plus de lumière ! », elle l’offrait maintenant avec une sécurité ajoutée que donnait, parut-il aussitôt, la possession prochaine de ce but lointain. Michel devina immédiatement qu’il n’était ici la cause ni l’objet. Il domina les mouvements de son anxiété.

Esther, visitant à son ordinaire les églises de Paris, était entrée dans la chapelle du martyre de saint Denis et de ses compagnons. – En ce lieu prédestiné, à l’ombre aujourd’hui du beau temple votif qui domine la ville, là même où sept héros avaient entendu l’appel impérieux de la grâce, elle avait cru soudain et elle avait aimé.

« Oui, tout à coup, Michel, j’ai perçu la bonté de Dieu, – rien que cela, ou cela surtout : une immense bonté. Car la bonté c’est l’acte même, et c’est la preuve de la vie ; la matière est inclémente, elle n’aime pas ! la bonté, c’est une présence, seule, elle rompt la solitude. Et alors, plus de doutes... Une présence ! Comme un sourire éblouissant. Alors, l’Amour. »

Elle avait aimé Celui-là dont l’existence toute entière et la mort revêtaient la forme parfaite et gravaient le modèle de l’amour volontairement immolé. Dans cet instant prodigieux, le cœur insatisfait d’Esther avait évalué que, pour la plénitude, rien d’humain ne suffit, pas même le devoir si quelque avantage promet de l’accompagner, ni aucune tâche dont elle savait désormais que demain elle refuserait la limite. Pour cet amour qui venait de l’envahir, aucune mesure, aucun partage n’étaient possibles !

Elle était la bénéficiaire d’un sacrifice divin ! Elle en revenait ruisselante et parée. Mais il ne lui suffisait plus du bénéfice, elle voulait donner aussi.

Vers Michel qui tremblait et ne comprenait pas, elle tendait ses mains comme pour répandre sur lui les grâces qu’elle détenait. Qu’il ne doute pas d’avoir été le préféré, à tout jamais.

Alors Lancelot, la voix blanche : « Que veux-tu dire ? »

À dessein, il usait de ce tutoiement où, depuis quelques jours, ils s’essayaient timidement.

Elle le supplia d’accepter une part dans son offrande !

Cette mystique dont l’âme brûlait depuis tant d’années levait vers son ami des regards frais et raisonnables. Il ne fallait pas moins abandonner à la grâce divine qu’une félicité sans remords : « Cela, Michel, est encore insuffisant, car le miracle de la foi imméritée est inconcevable pour la grande pécheresse qui, jusque hier, quêtait sa joie dans des yeux créés, des yeux chéris, et qui ne se repentait pas. »

Désormais, même à Michel, même au beau devoir, à la maternité, à la patrie, elle ne saurait plus se limiter. Cette foi où Lancelot l’a conduite, qu’il en accepte pour elle le pénétrant rayonnement, – qui est l’amour, enfin l’amour ! Tout a un but, tout est clair, rien n’assouvit et rien ne lasse !...

Lancelot se contenait avec une telle force qu’elle ne devina rien de sa torture.

Le cœur élargi de « Marie » ne reniait rien, embrassait tout. Elle attesta : « Les sentiments humains sont une ébauche ou une parodie... »

Péchés qui préfiguraient, images souillées du plus pur amour, elle en liait le faisceau. Que tout ce qui fut l’ennemi et l’obstacle, brûle et périsse !

Elle éprouvait une paix due à la joie du repentir enfin ! anticipée sur la pénitence, sur l’immolation fervente qu’elle promettait, si jeune encore, de son long avenir ! Cette paix même, elle allait se la reprocher, imméritée. La grâce de la foi, cette récompense que poursuivent tant de hauts esprits tourmentés, l’écrasait comme un bienfait usurpé : « Qu’ai-je fait ? » soupira-t-elle, « en regard de la vérité accordée, de la certitude divine, enfin atteinte ? Pourquoi à moi tellement indigne ? Pourquoi ? »

Lancelot n’entendait plus que la rumeur de ses déceptions. Ainsi aboutissaient tant d’efforts contre lui-même. Qui donc ricanait ? moquait sa stupidité ? Qu’était-ce auprès de sa peine ? Il se contint encore et dit seulement : « Achevez » et « Que cherchez-vous ? »

Esther s’inquiéta d’un calme dont l’apparence ne la trompait plus. Elle s’affermit pour répondre : « Une vie humble et cachée. » et « Les pauvres de Jésus-Christ. »

Voici qu’elle entendait les appels de jadis ! mais plus forts, ennoblis, clarifiés. Elle tenta de l’expliquer à Michel, avec une grave et sûre allégresse. Elle a trouvé, enfin ! l’objet digne du don total.

D’abord elle ne reconnut pas la voix bouleversée de Michel : « Je vous écoute. Voyez donc que je vous écoute avec stupeur et sans comprendre... Je ne comprends pas votre cruauté, ses causes. » Il s’assura dans son indignation : « Je ne puis croire que vous soyez sincère... ou bien vous êtes folle ! Cette foi où moi-même je vous ai conduite, comment redouterais-je qu’elle nous sépare ? Elle vous a d’abord jetée dans mes bras », et tremblant de nouveau, « contre mon cœur ».

– « J’y suis. J’y suis encore ! »

Elle n’avait pu retenir cet élan de sa pitié ; pas seulement cela !... Aimait-elle Michel moins que ceux-là, maintenant si loin d’elle ! avec qui elle avait cheminé longuement, enchantée auprès d’eux par un mutuel désir ? Autant qu’eux assurément, plus qu’aucun d’eux !

Elle tendait vers lui une main qu’il voulut saisir, – qu’elle retira. Un moment, il vacilla sous les coups de la douleur et de l’irritation. Il pensa que celle-ci ne le desservirait pas, et revenant au tutoiement : « Je t’aime ! Ce que d’autres ont ressenti près de toi, comment y échapperais-je ? et pourquoi ? Parce que j’ai attendu mon heure patiemment, ne suppose pas que je renonce à ce qu’elle promet, à ce qu’elle m’apporte ! »

La rancœur de Michel s’empoisonnait encore des mauvais ferments de la jalousie. Certes, il eût déchiré son amie plus tard des souvenirs d’un passé inexpiable ; leur bonheur eût péri... si déjà la chrétienne n’y eût renoncé pour un amant plus merveilleux, et pur comme le feu, et consumant ce qui n’est pas pur comme lui !

Elle regardait Lancelot avec une tendresse qui ne l’ébranlait plus, – elle le regardait seulement ; de ses yeux miraculeux une source coulait jusqu’à l’âme de Michel révolté contre leur douceur.

Il ne pouvait plus accepter de défaite, ni accompagner Esther dans les folies qu’elle proposait. Ce qu’il est, ce qu’il prétend être, c’est son amant ! Il refusa de voir qu’elle secouait la tête. À vrai dire il ne contrôlait plus ce qu’il pensait ni ce qu’il croyait.

« Ma passion consacrée, et à cause de cela, tu l’as bien compris, définitive, n’est pas hors la chair ! Nous sommes soumis, entièrement et tous deux, à son ardent appel... » Et sur un geste de protestation d’Esther : « Tous les deux ! Tu es une femme comme je suis un homme. On ne change point ainsi à moins de faute impardonnable, – impossible ! Amoureuse ! tu es une amoureuse. Dieu t’a faite ainsi, mystérieusement, à jamais, quoi que tu veuilles ! Et tu m’aimes, enfin, triste vérité ! comme tu as aimé d’autres avant moi ! » Il insista : « Comme les autres ! » et marcha vers elle avec une menace qui implorait.

Elle écouta ces paroles, jetées comme une pierre aux parois de son cœur, et d’où jaillit une étincelle. Comme les autres ! Il était vrai ; et nulle différence ! C’est ainsi qu’elle aperçut avec épouvante, mais dans une joie qui emportait tout, dont elle rayonna, – qu’elle ne l’aimait pas !

Et les autres, elle ne les a jamais aimés ! Du moins comme chacun d’eux l’entendait, et Michel lui-même. Alors, cet aveu destructeur, elle le formula noblement, courageusement, consciente de tuer quelque chose en elle, qui avait été un plaisir voluptueux et fort, paré de mensonges dont elle avait été la dupe attendrie. Elle savait maintenant ce qu’est l’amour, et que les plaisirs des sens, s’ils tâchent à l’exprimer, le trahissent, le dévient, le déshonorent : « L’amour n’est pas le plaisir ; il n’est pas même le bonheur. Il s’achète par la souffrance ! Il est plus beau que tout ! Soyons dignes de lui. Ah ! Michel, si vous saviez !... »

Elle bénissait Dieu, triple et simple ! qui ne l’avait pas destinée seulement à de telles misères, mais à d’autres amours dont elle percevait la voix unique et composée !

Elle tenta d’entrouvrir devant Michel les portes qu’elle avait franchies. Quelle union pour eux était encore possible ! Elle songeait à Claire d’Assise et à François, à Jeanne de Chantal et à cet autre François qui l’entraîna, la guida, étroitement serrée par une amitié sans seconde, supérieure à l’amour.

Il secoua la tête. Déjà une fois Michel a épargné Esther ; la foi mène à de telles sottises, – et le temps, rarement, les répare ! maintenant il s’est ressaisi. Que pourrait-il faire après qu’il a laissé naître et s’exalter en elle cette puissance décidément hostile ?

Il s’approcha d’elle à qui il avait jusqu’ici parlé de loin, séparés par une distance que la nouveauté des pensées d’Esther étendait désespérément. Il tenterait de l’emprisonner dans une demeure plus sûre que cette chambre. Il enlaça sa taille et, près de son oreille, murmura ce que signifiait son haleine brûlante... Esther s’arracha d’une caresse dont elle avait éprouvé la puissance subtile ; tout son corps appelait cet homme-là, cet amour-là, en outre d’une affection tendre et merveilleuse qu’il ne fallait pas confondre ; sa séduction si forte créait un danger certain dont Michel déjà triomphait. Ah ! si elle s’abandonnait une seconde de plus !... Mais ce péril permit une grande victoire ; il devait donner à une vie son dessin.

D’un geste vif, elle se déroba au geste trop ardent et passa sa main sur sa nuque, comme pour effacer la marque, chasser le souvenir délicieux, intolérable ! du dernier baiser. Le dernier ! Michel l’avait compris. Alors il sentit se déliter en lui ce qu’il avait édifié de christianisme en trente années d’efforts. Ce qu’il fut, ce qu’il aima, ce qu’il fit, lui semblèrent grotesque et stupide. Ainsi le châtiait le « Bon Pasteur » à qui il ramenait, de si loin, sa brebis ! Il imagina, au moyen âge, qu’on eût brûlé l’auteur d’un fabliau si injurieux !

Entre les deux témoins qui se combattaient en lui, il choisit celui qui assurerait la possession de cette femme, convoitée avec une force accrue d’être comprimée durement. Une telle injustice prouvait mal l’existence de Dieu !

En Esther, le miracle de la foi ! un miracle, c’est-à-dire ce qui est absurde ; au contraire, en lui, une évolution de l’intelligence, d’accord avec la nature bienveillante qui ne saurait, à moins de perversion dogmatique, lui être contraire.

Esther ignorait l’ironie de cette double crise. Elle vit qu’il n’implorait plus. Il prétendait être le maître.

« Tu me reviendras, amoureuse ! Ta foi récente qui est mon œuvre, beaucoup plus que du miracle que tu vantes, et ta vertu, ta vertu désormais de chrétienne avertie, t’empêcheront d’accepter un autre amant que moi. Moi seul suis accordé à tes sens, et conseillé ! »

Comme elle avait fait un pas : « Où vas-tu ? Arrête-toi ; où veux-tu aller ? De quel retranchement absurde rêves-tu ? Crois-tu que te seront permises les tristes folies que tu imagines ? » Il haussa les épaules : « Une vie humble et cachée, et les pauvres de Jésus-Christ ! comme si ta destinée n’était pas inscrite en traits superbes sur ton visage. Toute révolte est impie contre un arrêt qu’a si lisiblement signé la nature. Tu dois conquérir et régner, – par ta beauté ! Ainsi, jusqu’à présent, tu as fait. Ce Dieu que tu cherchais sans le savoir, et que tu crois avoir trouvé, ne peut te proposer qu’un terme : ici ! Il te l’impose : épouse, mère, créatrice encore par les moyens merveilleux que tu n’oseras pas détourner de leurs buts. Ne pars pas. Tu reviendrais, faible et vaincue. Et la foi dont tu tires le plus sûr de ton orgueil, ta foi même, tu la perdras dans cet échec certain ! »

Une grâce trop puissante qui émanait de son amie avait jusqu’ici retenu Michel de blasphémer. Ou bien était-ce habileté ?

Elle était près de la porte qu’elle avait ouverte, et reculait.

Alors, n’y tenant plus, il lui jeta : « Ce Dieu pour qui tu nous sacrifies, es-tu sûre qu’il existe ? »

Esther releva son front baissé et, posant sur lui son sourire : « Et toi ? » Elle se jeta dans l’escalier et lui cria : « À Dieu ! »

Qui donc empêcha Michel de la poursuivre, de nier hautement, de la reprendre, d’affirmer son athéisme jeune, sa sincère mécréance ?

Sincère, mais hélas ! ni mieux motivée, ni plus robuste que sa foi rejetée.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

QUATRIÈME PARTIE

 

 

LE MIROIR D’ESTHER

_______

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Et mes discours leur firent l’effet d’une folie.

(SAINT LUC, XXIV-11.)

 

 

I

 

 

Mad s’affairait autour du lit où sa mère venait de rendre le dernier soupir, quand Hibert entra. En même temps qu’un réconfort, dû à la présence de son fiancé en cette heure triste et compliquée, la jeune fille éprouva la crainte qu’il ne s’irritât du décor chrétien, du buis bénit, du crucifix dans les mains jointes de la pauvre morte, – sa maman après tout, et qui allait, chaque dimanche, à l’église !

Elles s’étaient montrées, l’une pour l’autre, aimantes, mais rudes tour à tour, et n’eut été Hibert, la solitude de Madeleine l’eût accablée.

Les deux femmes occupaient depuis longtemps, cité Jeanne d’Arc, un petit appartement de trois pièces, un vrai luxe dans ce quartier populeux dont les habitants d’ordinaire préfèrent l’entassement dans un taudis à d’autres retranchements sur la nourriture et le vêtement.

Les plus anciens souvenirs de Madeleine partaient de là. Écolière plus studieuse que douée, souvent reprise et punie, elle avait échoué dans ses études et en gardait de l’amertume. De son père, Henri Daguet, un illustrateur de talent, enlevé très jeune par une maladie rapide, elle avait reçu quelques leçons pour dessiner sur le cuivre et le bois et un goût d’aristocratie qui l’écartait des simples métiers manuels. Elle travaillait presque toujours chez elle, pour des graveurs et plusieurs maisons d’édition qui lui assuraient un salaire journalier.

Elle croyait descendre généreusement vers le peuple à qui elle apprenait le soir la technique de son « art » et l’hygiène, et la morale sociale. Mme Daguet avait haussé les épaules. Mad lui paraissait trop peu instruite pour enseigner.

Mais elle tâchait à augmenter son intelligence et son savoir ; elle en remplissait les lacunes avec une ardeur qui donnait aux lignes sévères, voire dures, de son visage, une beauté réelle, dont elle était peut-être consciente, qu’elle soignait... Elle surveillait la correction de sa démarche et de son costume, de toute son attitude exemplaire.

Franchi le large porche arrondi, de style napoléonien, que ferme une grille la nuit, elle se plaisait dans la cité. Le sentiment de sa déchéance imaginaire d’intellectuelle dont une société injuste méconnaît les origines, le talent, et surtout les goûts ! s’y trouvait réconforté par les bâtiments devant lesquels elle passait, présentant des disparates pareils aux siens : en face d’un étage et d’un comble de style et d’apparence assez nobles, une haute bâtisse plate et crasseuse dehors comme dedans, des boutiques à peine fermées de planches mal jointes. Attristée et humiliée par l’escalier sombre et souillé qu’il lui avait fallu traverser, elle réprimandait, en rentrant, chez elle, « Madame Daguet » occupée à savonner à l’eau chaude le plancher, les murs et les vitres. Cette propreté grossière et moite rappelait à la vieille ouvrière le magasin de repasseuse où, une épaule déviée à force d’appuyer le fer, elle avait épuisé ses dernières forces dans le mépris de l’éducation jadis reçue, et du temps qu’elle était la compagne d’un artiste. Sa maladie devait amener des difficultés, presque la misère, Mad ne renonçant pour aucune raison valable à son apostolat, seule partie vivante de son cœur jusqu’à la rencontre d’Hibert, confondu d’abord avec ses autres amis des U. P. mais qui bientôt s’en détacha avec un tel relief que lui seul eût été capable, s’il l’avait souhaité, de l’en détourner. Au contraire, les opinions du jeune homme avaient fortifié les siennes.

Aussi avait-elle redouté ce qu’il dirait, caché les défaillances de la mère, surprenantes pour Mad naïve et puérilement fixe : un retour à la foi de la jeunesse, la foi d’avant le mariage avec « un esprit libéré ». Mad s’étonna d’avoir à peine lutté là contre. C’est cette voisine au nom juif, cette Esther aux yeux convaincants plus que sa voix, – et si belle ! qui en est cause. Elle a aidé, une nuit de crise douloureuse revenue les jours suivants, elle a persuadé la malade insensiblement. Mad allait à ses réunions populaires ; Esther était là. Le prêtre est venu ; Mad l’a su et reproché à l’indiscrète. Mais la mère affirma qu’elle l’avait exigé... Et maintenant, Mad dispose elle-même le buis bénit dans une soucoupe, un crucifix, deux flambeaux sur une nappe. Elle a repoussé dans un coin la table à graver, l’eau-forte dans le litre et les plaques de cuivre. La chambre a l’air d’une chapelle.

 

Hibert, contremaître, aux Raffineries Say, sans attendre la fermeture de son atelier, arrivait tout courant, ému, car il aimait Mad d’après des principes qu’ils partageaient, où le respect des libertés tenait la place du sacrifice que les amants de jadis en offraient. Elle plaisait, on était d’accord... Voici que peut-être on ne l’était plus. Mad perçut immédiatement la gêne d’Hibert et son irritation. Pourtant l’ouvrier s’enferma d’abord dans ce recueillement digne (sans objet ni raisons) de l’animal supérieur devant le phénomène de la mort, fâcheux mais naturel, donc acceptable. Mad, un instant, s’en agaça. Hibert ne soupçonnait pas, assurément, l’intensité de son chagrin. Elle redoutait, plus que le sens de son silence, les premières paroles qu’il prononcerait : « Ces mômeries ? » Elle ne s’était pas trompée. Il ricana : « Naturellement, tu as appelé le curé ! »

– « Mère l’a exigé. »

– « Il ne fallait pas le permettre. Quand tu étais gosse, te consultait-elle ? Une malade, c’est tout pareil. À ton tour d’être la plus sage. »

– « Je sais, tu as raison. Ce n’est pas moi. C’est, en mon absence, la voisine... »

– « De quel droit ? »

– « Maman ne pouvait pas rester seule. Quand je devais m’absenter pour les cours, ou pour te rejoindre, elle venait. Comment refuser ? Elle était bonne, après tout, serviable... »

– « Pourquoi ? »

– « Est-ce que tu ne comprends pas qu’on soit bon ? »

– « Il vaut mieux respecter les idées des autres. »

– « Alors celles de maman ? »

– « Cette femme t’a endoctrinée. »

– « Tu te trompes. »

– « Je déteste ces visiteuses riches. »

– « Elle est aussi pauvre que nous. »

– « Elles font toutes la même politique, celle des prêtres ! Elles empêchent le peuple de crier. Une tactique de malins parce que si, une fois, le peuple se mettait en colère, c’en serait vite fini des bourgeois. Tu sais cela aussi bien que moi. Alors je déteste te voir comme tu es, douce et peureuse. De quoi as-tu peur ? est-ce de moi ? »

– « Cette Esther viendra sûrement ici, avant de rentrer chez elle. C’est de cela que j’ai peur... de sa rencontre avec toi. »

– « Tu n’as pas tort. »

– « Pense à la pauvre maman qui est là... Pense à moi, Hibert, à moi qui ai bien de la peine. »

Il haussa les épaules, d’un air pourtant apaisé. Tous deux restèrent silencieux, l’un près de l’autre, amicalement, pendant que des commères entraient, demeuraient pour causer ; découragées par le silence hostile de Mad, elles sortaient, leur curiosité satisfaite, après avoir jeté des gouttes d’eau qui s’écrasaient sur la grosse toile du drap. Une odeur insultante de misère et de saleté, à chaque fois que s’ouvrait la porte, envahissait, avec des criailleries de mégères et des braillements de moutards. Plus tard, quelques hommes aussi pénétrèrent, après la journée de travail. Embarrassés, ils penchaient la tête dans un effort pour réfléchir, renonçaient devant l’impossibilité de poser seulement le problème, fuyaient dans un besoin d’y échapper, sur le palier lampaient joyeusement une bouffée d’air.

 

*

*     *

 

Esther avait poursuivi la quête passionnée qui, depuis quatre mois, remplissait tout son temps, sans relâche, sans dégoût, avec une ardeur que l’incertitude du début n’avait pas ralentie. L’élan de sa fuite amoureuse l’avait portée vers les préférés de son Christ adoré ; elle avait envié les misérables et alors résolu d’être leur égale et leur servante.

Elle s’attendait aux échecs, souhaitait les humiliations. Alors certains buts facilement atteints par le seul charme d’un sourire, l’avaient déconcertée, autant que les déboires de l’inaccessible.

 

Elle habitait cette triste maison où la mère de Mad venait de mourir ; une mince cloison les séparait seulement. Le voisinage de l’agonisante l’avait engagée en une œuvre de miséricorde dont la grandeur l’inquiétait ; une entremise avec le ministère de la clémence divine lui apparaissait, trop directe, réservée à d’autres plus dignes. Panser des plaies, soigner des enfants, partager avec de moins pauvres qu’elle un maigre salaire, étaient des tâches faciles. Mais l’approche de Dieu l’épouvantait ; elle besognait pour le mériter ; elle se croyait une servante et non pas une apôtre. Cependant, puisque nulle autre qu’elle n’eût rempli cet urgent devoir, elle s’était, ce matin-là, dirigée en haut de la rue Jeanne d’Arc, vers l’église noire, bâtie en étages. Entre des rangs de platanes, au milieu d’une place provinciale bordée de maisons d’écoles très basses et de murs salis d’affiches, elle s’élevait laide et nue. Qui sait si, malgré elle, la compatriote des dômes roses, des campaniles tendus gaîment vers le soleil et reflétés dans l’Adriatique, l’interprète des rêves somptueux de Shakespeare et de Comellino, n’était pas ralentie dans sa ferveur neuve, par l’aspect d’un temple si médiocre ?

Un vicaire à qui elle s’était d’autres fois adressée l’effrayait encore. Elle l’avait abordé timidement, ensuite suivi dans la rue, quand vêtu d’un surplis sous son manteau, il avait porté, les regards baissés, le prodigieux secours.

Peu d’heures après, elle crut lire sur un front que la chaleur avait quitté, le reflet d’une joie ravissante. Esther pria la morte ; elle s’aperçut qu’elle avait prié la morte réconciliée, la morte qu’elle enviait parce que sa vie avait été souffrante et mortifiée, – et facile croyait-elle, pour l’humble pécheresse, le pardon à obtenir. Ensuite elle était retournée à ses tâches. Passant à la fin du soir, elle entra chez Mad dont la porte, à ce moment, était ouverte. La curiosité sans bienveillance qui pesait sur elle, la peina.

Mad éprouva un sentiment inattendu. La beauté d’Esther lui apparut hostile ; elle avait avant qu’Hibert l’eût ressentie, deviné l’impression qu’il en ressentit en effet. Elle se révolta contre l’influence qu’elle avait laissé prendre, que maintenant elle détestait. Au-dessus de l’intruse agenouillée, elle considéra Hibert ; alors elle heurta Esther qui se releva sans parler, sans comprendre, et qui tendit vers le buis bénit une main que Mad arrêta : « Pourquoi avez-vous apporté cela ?... Qui vous a permis ? » Elle enleva la soucoupe brusquement et l’eau coula sur le carreau. Ensuite elle marcha vers le lit, prête à arracher des doigts croisés et durcis le crucifix.

Hibert la retint. Il souriait avec un embarras détestable : « Laisse donc. » Il haussa les épaules. « Laisse donc. Qu’est-ce que cela fait ? » Et comme Mad continuait d’avancer le bras, il la saisit au poignet. La jeune fille indignée se retourna. Il continua de sourire pour atténuer, mais il la força de reculer.

Des visiteurs entraient. Esther sortit.

 

 

 

II

 

 

Ces impressions diverses, contraires, Esther les avait souvent recueillies près des simples gens au milieu de qui elle vivait. Dans les premiers temps, et tandis qu’elle explorait ce grand quartier dont la misère l’avait attirée, puis retenue, elle avait pénétré au hasard dans des cours profondes, noires et enfumées. Au fond de l’une d’elles, l’entrée d’un asile. On y cherchait une surveillante. On l’avait engagée pour sa grâce qui ravit aussi les petits.

Elle fut la cause qu’on la chassa, des hommes, à travers le grillage d’un jardin, l’ayant poursuivie de plaisanteries osées. Mais elle ne s’attrista pas, confiante dans les efforts de sa bonne volonté, actes ou paroles, sûrement féconds.

À l’entrée de la cité, du côté de la rue Jeanne d’Arc, des femmes se groupaient habituellement autour d’une fontaine publique. On put voir Esther, parmi elles, qui les conseillait, conciliait. Instinctivement elle usa des sympathies que sa beauté lui attirait, à l’encontre de la jalousie que certaines laissaient voir. Si misérable qu’elle fût, son visage dont une santé inébranlable maintenait la perfection, rayonnait sans qu’elle s’enorgueillît jamais. Elle inclinait au mieux possible ce qui avait été l’instrument de son péché.

Maintenant confirmée, pensait-elle, rassurée par la multiplicité des travaux qui s’enchaînaient au point de lui ravir tout repos, elle se voyait sans remords dans les vitres des magasins ; même, un jour elle considéra sa jolie figure, volontiers, comme une fleur joyeuse à l’éventaire d’un marchand.

Pénétrée d’une paix inconnue, elle s’égayait avec ses pauvres voisins du pittoresque de la rue Nouvelle où se tient chaque matin une sorte de foire, des cris engageants des boutiquiers. Autant que les pergolas de roses et de citrons de ses voyages enchantés, la réjouissaient les voitures remplies de tomates luisantes et, dans le soleil, le tricot vert de la grosse marchande. Elle souriait aussi, l’ayant comprise, à cette fille maigre, fine, racée qui passait distraitement, son filet de provisions à la main, une brune aux yeux brûlés de désirs, et de contentement.

Elle se plaisait parmi les gens des taudis et de la rue, parce qu’elle imaginait qu’ils avaient aimé comme elle, et qu’ils souffraient. Elle lisait de la douceur sous le front des grand-mères qui se reposent de leur labeur et de l’amour, en pressant sur leurs vieux cœurs leurs petits-enfants purs. Ainsi Esther vieillira-t-elle, apaisée, dans la familiarité de tous ceux-ci, qu’elle adopte.

Elle descendait, en songeant, une rue assez éloignée, où elle était allée « faire un ménage ». En plus du salaire légitime, elle avait reçu un repas, et elle imaginait l’emploi de la somme économisée.

Des amis et le conseiller de sa jeunesse l’avaient détournée jadis du don individuel ; philanthrope, elle avait dépensé les richesses d’Analcanti en de vastes entreprises, pour un bonheur collectif auquel elle avait peine à croire ; on avait modéré les élans de sa sensibilité, « outrageante pour la dignité humaine ». Revenue à son goût ancien, ennobli maintenant, expliqué ! pour le plus disgracié, elle comprenait la mystérieuse vertu de charité. Ainsi, timidement et dans l’amour de ses membres endoloris, balbutiait-elle les mots de sa tendresse reconnaissante pour Celui dont l’effrayait encore la grandeur nue dans le tabernacle.

Un obstacle ralentit sa marche et sa pensée, la força à lever le front. Hibert était devant elle. Plusieurs fois elle l’avait croisé, sans observer que les hasards étaient trop nombreux qui amenaient sur son chemin le rude fiancé de sa voisine. Il lui barrait la route avec une gentillesse dont elle ne put s’offenser, car tout de suite il lui parla de Mad : « C’est peu aimable, après qu’on a obligé les gens, de les quitter tout à coup. »

– « J’irai voir Mad, si vous estimez que cela lui fera plaisir. »

– « Oh ! je n’en suis pas certain ! Les femmes sont capricieuses. Je ne dis pas ça pour vous... Pour Mad plutôt qui a le caractère trop fait, pas tolérant. C’est inquiétant pour un homme... »

Désormais elle évita les poursuites indiscrètes d’Hibert, si pressantes que dans l’escalier de sa maison, elle dut lui déclarer : « C’est indigne ! Vous oubliez Mad ! » Alors il se tut, – pensif.

Esther donna congé de sa chambre et se logea plus au centre de la ville mais sans s’éloigner trop de la cité, sa première patrie spirituelle, et d’un couvent de religieuses lazaristes qui, de la rue Jenner, étendent leur bienfaisance sur plusieurs quartiers de Paris. Elle vint très souvent pour une messe matinale dans la chapelle dont l’intimité et, lui semblait-il, le sourire la ravissaient ; humblement, si elle ne possédait rien, elle faisait la queue et quêtait une soupe qu’on lui donnait gratuitement dans la salle basse du « fourneau », ou un repas, payé de quelques sous, parmi des misérables dont elle aimait la fréquentation. Son trop remarquable visage expliquait l’accueil bourru de la sœur Trophime, ses préférences pour de plus pauvres, pensait-elle. Esther supportait aussi avec patience les mauvais regards que les mendiants lui jetaient. Peut-être pensaient-ils que sa beauté faisait Esther trop riche pour qu’elle leur volât leur part de nourriture.

Pour la sœur Trophime, elle se la concilia en faisant ses courses, en l’aidant à rapporter les lourds fardeaux de légumes et de viandes que, dès l’aurore, pour les obtenir à meilleur compte, la vieille religieuse allait quérir aux halles.

Quelques rencontres interdirent à Esther la sécurité.

Un jour de printemps, sur les quais, dans la gaieté du fleuve qui scintillait à travers les platanes, Hibert la reconnut et s’exclama joyeusement. Elle hâta sa marche. Tout à coup épouvantée, elle toucha le bras du jeune homme qui arrivait à son côté : « Regardez ! mais regardez donc votre fiancée ! » et comme Hibert se dirigeait délibérément vers Mad qui descendait d’une rue latérale, elle voulut le retenir : « Qu’allez-vous lui dire ? »

– « Tout. »

Esther s’esquiva.

Elle ne devait pas échapper longtemps.

Une autre fois, tandis qu’elle aidait la sœur Trophime à préparer le repas des pauvres, elle aperçut le contremaître qui la guettait depuis le trottoir. Elle se réfugia, trop tard, au fond de la cuisine noire ; mais elle dut à la fin sortir et supporter qu’il l’abordât, sous le regard sévère de la sœur.

Hibert tenta de calmer son émoi par les protestations d’un respect sincère : « J’admire que vous vous astreigniez à de si durs travaux... » Très ému, il avait ôté sa casquette : « Mademoiselle, je voudrais vous épouser. Comprenez-moi bien. Ce sera comme vous voudrez, devant le maire et devant le curé. Je n’étais pas, avant vous, amateur de bondieuseries... Je m’y ferai... Je m’y fais. »

– « Mais Mad ?... »

– « On a rompu de bonne amitié. Elle sait tout, comme vous l’avez exigé. »

– « Moi ? »

– « L’autre jour... rappelez-vous. »

Elle se rappela seulement son saisissement, sur le quai, à la vue de Mad. « C’est impossible. Vous avez eu tort. »

Lui, déclara comme il la désirait. Une telle séduction était coupable si, en échange des désordres qu’elle causait, elle n’apportait pas le bonheur... Elle n’écouta pas ce qu’il exposait des avantages de sa situation d’ouvrier spécialiste, « mieux payé, comme de juste, que beaucoup de bourgeois », de la vie large qu’il avait le droit de promettre.

Elle entendait ce qui courait en dessous. De la convoitise dont elle était l’objet, elle ressentit une offense qui ravivait les remords anciens. Ainsi n’avait-elle pas brisé la chaîne terrible du péché. Cependant il fallait répondre à Hibert qui atténuait par une ruse touchante l’ardeur de sa volonté : « Impossible ! Mad vous aime et vous l’aimez aussi. J’irai la voir ! »

– « Je ne vous le conseille pas. » Il avait répliqué cela vivement. Il expliqua : « Vous savez, elle grave le cuivre, avec de l’eau-forte, qui brûle. Il ne faut pas tenter le diable... c’est les femmes que je veux dire. » Il rit pour cacher son embarras et ses craintes ; tout de même, il insista : « Elle est mauvaise. » Enfin : « Vous songerez à ce que je vous propose, mademoiselle ; ne me faites pas trop attendre... Je reviendrai vous voir bientôt. »

Esther rentra chez elle, épouvantée du mal dont elle était la cause involontaire, du mal qui habite les hommes, et elle-même.

Elle en fit le reproche à ce Christ, triomphant des amants qui, depuis si longtemps ! l’avait cherchée, destinée sans qu’elle s’en doutât, et particulièrement chérie, petite rose parfumée, poussée sur une terre aride. Mais Esther, qui ne le savait pas, souffrait trop des refus de « Celui-ci » et de sa propre sécheresse. Pour Lui, ne s’est-elle pas dépouillée de tout ?

Au hasard des miroirs rencontrés, elle sourit cependant à son clair visage comme à un allié qui forcera les cœurs des ennemis du Bien-aimé.

 

 

 

III

 

 

Sa beauté, elle l’a offerte aussi. Hélas ! elle a connu la misère de ce don, son impuissance. Encore, a-t-il été vraiment généreux, et total ?...

Dans la chapelle de la rue Jenner, le bienheureux Jean-Gabriel Perboyre, massacré en Chine, est représenté, natte dans le dos, chaîne aux pieds, marchant à la mort cruelle. Elle dédia, pour un supplice pareil, son corps si mal vêtu et traité ; elle rêvait maintenant de le prostituer pour la joie des lépreux et le martyre de sa chair !... Un tel mariage tentait la folle si sage, – si sage ! Cet excès la rassura. Elle résolut d’attendre l’inspiration, le conseil, dus à sa bonne volonté.

Un trouble, parfois, lui venait encore de ses contacts avec la ville impudique, avec cet Hibert jeune et ardent, sans lois, irrité tour à tour et soumis. Le péril était proche. Le redoutait-elle donc ? Rien du dehors assurément. Pas cet homme-là – pas cet amour-là... Quoi donc ?

Elle devait bientôt recevoir une réponse et, à ce qu’il lui sembla, un ordre.

La sœur Trophime la repoussait des deux pièces noires en contre-bas de la rue où, sans jamais sortir, Esther eût consenti de travailler au service des misérables, partageant leur nourriture, passant la nuit sur une paillasse. La religieuse cachait mal sa défiance pour sa trop jolie assistante, depuis qu’elle avait aperçu Hibert rôdant autour d’elle.

L’obligation de louer ses services l’entraînait dans des quartiers éloignés. Elle passa derrière les Invalides, dans une de ces rues larges et désertes bordées d’hôtels, où sommeille, semble-t-il, une province heureuse ; c’était un midi parisien, une des lourdes journées que ménage encore l’automne. Rien que des murs, hauts et anciens, avec de nobles portes espacées ; mais comme le vin pétillant déborde d’un gobelet, une mousse de pépiements et de sifflements jaillissait, trahissant les frondaisons joyeusement peuplées des jardins. Une sève chantante était contenue dans ces clôtures comme dans le cerveau d’Esther.

Elle frémit à la vue de celui qui venait sur le trottoir vide.

Pour éviter l’approche de Lancelot, elle s’enfonça sous un porche, et le guetta, l’attendit, – cent ans, lui sembla-t-il ! Après son passage, elle tendit, de tout son corps que l’esprit faillit ne pas retenir, des bras suppliants, des bras amoureux, faits pour l’étreinte, ronds et caressants, vers lui qui ne se retourna pas, et qui se retournant ne l’eût pas vue, car c’est au plus enfoncé de l’ombre, et à cause de l’obscurité et du désespoir, total et consenti, que cette femme héroïque avait fait à ses sens, à son cœur, une telle concession.

 

Pourtant, c’en était encore trop. La rançon de cette faiblesse fut l’attaque déchaînée contre elle des puissances démoniaques. Elle entendit la rumeur mal contenue de ses anciens péchés, et leurs appels. Les remords si bien entretenus, nourris par la pénitence, se changèrent en désirs contre lesquels elle lutta avec effroi. Dieu qui l’accabla de sa grâce, l’abandonnerait-il ?

Elle avait incriminé la beauté de ses amants, et redouté. Rentrant chez elle, c’est la sienne qui l’accusa dans les regards des passants ; sa beauté qu’elle n’avait pas assez haïe, qui causa la défaite des autres dont elle se sentait, justement peut-être, plus coupable que de ses propres fautes.

En cet abandon, elle entra dans une église, s’abattit aux pieds d’un Christ en croix et contempla. La perfection de la face incomparable à l’heure de la mort, du sommet de la Rédemption, elle n’était pas telle que la voici représentée, mais plus merveilleuse, venant de la divinité près de quitter la matière ; alors sa splendeur éclatait dans les déchirures, le sang, la défiguration ! Or, il fallait être pareille au Christ. Cette parole la reposa avant que le sens délicieux l’en eut pénétrée. Rentrant chez elle, elle répétait : « Pareille au Christ ! »

Comment opéra en elle le travail de la pensée, logique, impitoyable et précis ? Elle s’aperçut qu’elle avait déjà considéré l’expiation et, dans ses détails, prévu le mode, consenti à sa dureté.

À mesure qu’elle approchait de son quartier, des filles chics aux bas troués, des « mecs », des travailleuses qui, le soir, deviendraient des ribaudes, la dévisagèrent en riant. Elles baissèrent les paupières et le ton devant ses traits illuminés.

Esther connaissait désormais son ennemi : elle-même, courtisane incorrigée, sans doute incorrigible, amoureuse, et femme, femme !... C’est cela qu’il lui fallait détruire : la femme ! et jusque en ce désir impérieux dont ses flancs avaient tressailli, ce désir légitime de la maternité, le plus noble des bonheurs humains ; elle l’avait jadis compris et offert comme seul holocauste digne, ou même capable, d’effacer les péchés de toute une vie voluptueuse. Cela seul valait. Allait-elle le reprendre ? Et comment s’arracher à la puissante tentation, discuteuse, discutable ? Elle pensait aux lâches arguties, aux conseils adoucis des prêtres eux-mêmes. Elle s’aperçut qu’elle pleurait ; mais elle s’en réjouit. C’était de regret. Donc sa résolution était prise.

 

Elle avait décidé de l’exécuter immédiatement, quand elle arriva, place Jeanne d’Arc, devant un restaurant petit mais « comme il faut » : À l’arrêt de l’autobus, où des troènes dans des caisses abritent contre la poussière, « font campagne ». Elle ne vit pas Mad et Hibert qui avaient déjeuné là.

Ils semblaient irrités, anxieux... ils ne se parlaient plus.

Hibert quitta sa table brusquement à la vue d’Esther. Pourtant il avait lu dans ses yeux une expression inusitée qui le retint de l’approcher. Il se contenta d’épier de loin sa démarche et son corps d’aristocrate fine, qui l’affolait...

Elle, admirait tout autour d’elle, intensément ; l’éblouissement que causaient ses regards, elle en jouissait, l’ayant projeté sur les choses.

La rue Jeanne d’Arc est traversée par la rue Clisson où une immense cheminée impose la présence de l’usine. Près des raffineries, des murs lépreux ; d’étroites impasses s’enfoncent, caries de ce lieu gâté. De pauvres créatures en sortaient, jeunes, déjà fanées, ou bien elles avaient la fraîcheur qui ment des tuberculeuses... Esther avait reçu le don merveilleux de la pitié qui excuse et qui embellit.

Cependant Mad, d’abord interdite, s’était levée aussi pour suivre celui qui venait de répéter, malgré tant d’insistances et de reproches, qu’il renonçait décidément à l’épouser. La colère l’étouffait, un furieux dépit. Hibert oserait-il aborder devant elle la femme détestée ? Elle vit qu’il marchait loin d’elle et comme hésitant encore ; alors elle pressa le pas jusque à l’atteindre et lui saisit le bras avec une brusquerie qui dénonçait sa détresse violente et désespérée : « C’est pour elle, pour elle ! que tu m’abandonnes. » Il détourna la tête, et comme il redoutait aussi bien ses implorations que ses menaces, il haussa les épaules et s’éloigna sans rien dire. Elle le regarda qui remontait vers la place et, feignant de reconnaître des amis, entrait dans un café où elle ne songea pas à le relancer.

Esther, bien loin de leur querelle, s’était arrêtée sur le trottoir, dans la cité, en face de la maison de Mad. Mad ne s’expliqua pas ce qui la retenait de se jeter, à cette minute, même, sur cette étrangère trop belle, sur l’hypocrite qui avait forcé sous de pieux prétextes la porte de sa maison pour lui voler son seul amour, toutes ses espérances... Fragile barrière : elle se considérait supérieure aux filles de son quartier qui en venaient aux mains en pleine rue, dans des cas pareils ; bien qu’animée par une haine aussi forte, elle préférait temporiser, et d’abord réfléchir aux moyens de se défendre et, si non, de se venger. Pourtant elle ne sut pas se retenir, en passant près d’Esther, de la heurter rudement ; ensuite, ayant traversé la chaussée, elle se retourna sur le seuil avant de rentrer chez elle et dévisagea insolemment sa rivale dont l’incompréhensible sourire acheva de l’exaspérer. Comment parvint-elle encore à dominer le désir grandissant de l’attaque, du crime peut-être ? elle s’enfonça sous la voûte obscure.

Esther resta un long temps adossée au mur où Mad l’avait poussée. On ne sait d’où, des battements de fer, de la fumée... Esther observait calmement, on eût dit : avec plaisir. Elle éprouvait cette joie, un peu orgueilleuse, de qui se prépare à donner un présent coûteux et magnifique, choisi avec amour... Le goût de la souffrance, dont elle s’était jadis inquiétée, elle le retrouve en elle et l’explique, – en Jésus-Christ ! Celui qu’elle cherchait, capable de recevoir infiniment, et qui le mérite ! voici qu’elle l’atteint ! Cette fois, ce n’est plus un homme, – c’est un Dieu !

Elle passa, d’un air habituel, devant la loge de la portière qui la salua amicalement. Des hommes jurèrent d’admiration ; elle écarta ses cheveux et ils s’effacèrent avec respect. Avant d’atteindre au quatrième palier, elle ralentit un peu... Un rais de lumière filtrait de la chambre de Mad ; alors un frisson secoua Esther. Elle se signa et, sans frapper, poussa la porte entrouverte de son ennemie.

La jeune fille ne l’avait pas entendue d’abord ; elle était assise devant une plaque de cuivre ; son burin traçait des lignes dans la cire ; auprès d’elle un bol plein d’eau-forte qui, tout à l’heure, brûlerait le métal. Soudain ses épaules frémirent ; elle sembla se courber sous un poids, avant de se retourner, de se lever d’un mouvement violent...

Alors Esther : « Mad, c’est moi, celle pour qui votre fiancé vous a quittée. »

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Ne nous induisez pas en tentation

mais délivrez-nous du mal.

(SAINT MATTHIEU, VI-13.)

 

 

I

 

 

Michel Lancelot avait renoncé à l’appartement de l’avenue de l’Observatoire où demeuraient ses rêves de bonheur. Goûtant dans son désespoir un étrange repos, il se félicitait de ne penser plus aux anciens mobiles de ses actes. Il semblait que les ressorts en fussent détendus ou brisés. Il logeait rue des Écoles, et chaque jour, longeant les jardins du Luxembourg, son pas mélancolique le menait à l’angle du Boulevard Montparnasse et de la rue de Vaugirard où se trouvaient ses bureaux. Il était facile de savoir cela sans l’épier beaucoup.

Cinq à six semaines après le dernier épisode de ce récit, sur un trottoir étroit, une femme pauvrement vêtue se plaça devant lui : un visage sans traits, creusé de cicatrices, nacré, un œil perdu, un autre dénudé des cils et du sourcil... Il détourna ses regards avec répugnance.

 

En attendant Lancelot, qu’elle imaginait en vérité charmant et qu’il lui était maintenant permis d’aimer, Esther s’était enveloppée d’un châle pour ne pas effrayer les enfants dont les jeux tout proches la réjouissaient. Elle avait lu, dans le temps que l’esthétisme l’occupait, les ouvrages d’un écrivain français, consacrés aux chroniques d’un ordre religieux datant de plus d’un millénaire. Dans l’histoire des hérésies que matèrent de dures réformes, elle avait retenu la lutte d’un redoutable inquisiteur ambrosien contre deux pieux enfants, – et purs ! qu’unissait un « mariage séraphique ». Par de tels ravissants accords, se liaient auprès d’eux des nonnes et des moines qui, ne s’étant jamais vus, chérissaient l’un en l’autre la perfection spirituelle et ne convoitaient qu’après la chair ressuscitée dans sa plus belle forme, les félicités d’un amour sans péché. L’inquisiteur Bertram était mort sans avoir trouvé le droit et les moyens de condamner ce que certains avaient nommé « l’Hérésie du Bonheur 2 ».

Esther ne sentait pas ce qu’il y avait de trouble dans les documents ou l’imagination du romancier. Elle avait espéré secrètement de tels plaisirs permis avec celui qu’elle guettait, le cœur battant, – une union dont le divin Préféré n’eût pas été jaloux...

 

La misérable reprit le chemin de la Cité Jeanne d’Arc. Sa démarche, assurée par une haute pensée, accusait pourtant le choc de la curiosité et des dégoûts des passants.

Elle devra s’habituer, renoncer à jamais à toute amitié, que repousserait une invincible répulsion. Elle en est sûre maintenant : pour celui dont elle vient de croiser la route, elle est morte, – et morte à jamais pour le monde ! Que le Maître daigne verser sur elle une part de la joie qu’Il en ressent !...

Suivons-la encore une fois qui gravit l’escalier douloureux, jusqu’à la porte où elle frappe. C’est l’hiver bientôt. Tout est clos, enfermant une chaude puanteur que traversent de mortels courants glacés. Mad reçoit Esther avec tendresse et respect, la pauvre Mad repentante qu’elle retient de s’agenouiller devant elle, Mad dont les hardes pliées dans une serpillière indiquent la résolution. Elle voudrait emmener Esther avec elle dans le village où elle s’est engagée, loin de la présence et de la doctrine de ses anciens amis, à servir d’autres femmes qui, sans presque de salaire, enseignent, suivant une loi de miséricorde et d’amour : « Venez avec moi ! » supplie-t-elle.

– « C’est impossible. »

Mad devine que les traits qu’elle a défigurés sourient : « Pensez-vous qu’un tel spectacle convienne aux enfants dont, selon vos moyens, vous aiderez à former le cœur ? » Non, Esther a compris l’étendue du sacrifice consenti, les conséquences pour elle du crime provoqué. Elles la retranchent des vivants. Puisse son âme embellie lui donner un accès vers Dieu !

Mad sanglote, la tête sur la poitrine de sa victime. Et puis, l’heure sonnant de son départ préparé, elle met ses deux mains sur les épaules d’Esther et contemple longuement l’œuvre de sa colère. Elle approche ses lèvres du front, des joues, des paupières, de la bouche d’Esther, les baise longuement et boit les larmes qui suivent un atroce sillon.

– « Madeleine, – dit Esther, – bénissons ensemble les chemins du repentir que le Maître a choisis pour nous attirer toutes les deux vers lui. »

Après que Mad se fut éloignée, les pleurs d’Esther continuèrent de couler. Elle constata sa lâcheté devant la tentation des regrets. Et cela prouvait comme elle avait bien fait de désirer le définitif. « La Chercheuse » avait trouvé, puisqu’elle avait tout immolé à Celui dont, en retour, elle attendait anxieusement le don.

 

 

 

II

 

 

Anxieusement !

Après deux semaines de torture, adoucies par l’allégresse du sacrifice, par les soins de Mad pleine de remords quand elle eut compris et connu « son ennemie », enchantées par la naissance à une vie nouvelle de la fiancée de Jean Hibert, Esther guérie s’était levée. Les pansements ôtés, elle avait regardé son miroir, et frissonné devant l’horrible inconnue qu’il reflétait. Inconnue, en effet, car nous croyons, peut-être à tort, que les traits d’un visage reflètent une âme.

Elle éloigna de sa vue la petite glace. Suffirait-il pas qu’elle essuyât de sa main le portrait grotesque et qui ne ressemblait à personne ? Protestant contre le cauchemar d’une heure, qui se dissiperait ! elle rouvrit dans sa mémoire le livre expressif où s’inscrivirent ses jours depuis trente ans. Elle s’attacha à le bien lire.

Mensonge le front blanc et dur, signalant une pensée chaste. Par contre les ailes délicates du nez fin, un peu long, annonçaient l’ardeur des désirs ; leur mobilité trahissait les sautes d’une volonté insoumise.

La bouche humide, elle en avait si récemment aimé le sourire et la fraîcheur ! Pourtant c’est à ses contours que s’arrêtait la convoitise des hommes si elle se détachait des yeux.

Les yeux dupaient plus impudemment que le front. Elle souffrit d’avoir supporté avec plaisir qu’on louât leur pureté incomparable, irritante pour certains qui, malgré tant de preuves, s’étaient soumis à leur imposture.

Elle continua ainsi : l’ovale parfait, les joues duvetées d’une jeunesse innocente, l’arc fier des sourcils, la modestie des cils longs et recourbés, la langueur du col flexible, – hypocrisie, ou clairs aveux !... Elle détestait toutes les formes de son corps qu’elle eût voulu meurtrir et déchirer, des seins aux hanches et aux jambes, aux petits pieds aériens...

Tout dans l’ancienne Esther était menteur ou condamnable. Devant le verre étamé, elle contempla l’actuelle, et s’efforça de la comprendre. Les brûlures, pensa-t-elle, n’ont pas creusé au hasard leurs accusations. Il n’y a pas de hasard. Il ne faudrait pas moins de toute une existence pour guérir cette âme que tant de déchirures révélaient fidèlement.

Elle y tâchera. Par quels moyens ? Elle n’y songeait pas encore. Elle s’infligea la terrible rencontre du dernier homme qu’elle avait aimé au point de le craindre.

Et puis, tout étant consommé, seule avec son vainqueur ! Elle l’appela. Anxieusement.

 

Pas de plus sûr moyen de le rejoindre que dans ses pauvres. C’est là, d’abord qu’elle l’avait trouvé. Elle reprit les chemins pratiqués.

Elle recommença d’offrir aux détresses qui l’entouraient ses soins et le réconfort de sa présence. Aux confins de la Cité, autour de la fontaine de la porte Jeanne d’Arc, les ménagères l’écoutaient jadis avec une déférence qu’elles ne s’expliquaient pas. Un langage et des manières plus raffinées que les leurs, et l’accent étranger que le peuple déteste, elles supportaient cela à cause du dénûment réel que le Christ aime et recommande et qui crée la fraternité véritable. On pardonnait à Esther sa grâce singulière dont elle exerçait le pouvoir en paraissant l’ignorer.

On l’accueillit dès lors avec un étonnement qu’elle satisfit en contant à sa manière son « accident » et avec une répugnance dont elle supporta vaillamment les témoignages. Tels cœurs durs qui s’étaient amollis pour elle, elle en avait perdu l’accès. Certains chez qui elle avait insisté, la chassèrent. Les enfants dont elle avait animé l’insouciante bonté, se révélaient haineux, – et peureux devant sa laideur. Si minces que fussent ses besoins personnels que ceux de sa charité accroissaient, elle trouva à peine, et bientôt plus, à les satisfaire. Elle achetait des journaux qu’elle tentait de vendre dans les rues ; robuste elle résistait à toutes les fatigues, mais les acheteurs s’éloignèrent d’elle.

Ainsi, maladroite, ne pouvait-elle être utile sans le moyen de cette beauté qu’on lui avait appris (et Dieu lui-même !) à mépriser. Elle se défendit contre des doutes insinuants. Ils persistèrent. Il fallait logiquement se priver de la douceur qu’elle recevait des méchants apaisés, des faibles réconfortés, des vaincus reconquis, et tendre plus haut, vers l’amour. N’avait-elle pas évalué la grandeur, la force aussi des Moïse qui lèvent sans lassitude leurs bras vers Dieu et décident de la victoire, même mieux que ceux-là qui combattent enivrés de leurs faits, et du péril même ? Ces nonnes dont chaque jour elle allait entendre les chants dans la chapelle de la rue Jenner, elle envia leurs tâches. Elle s’avoua que c’était une fuite – pauvre bête traquée, la quête d’un abri !

Après tant d’années de ferventes initiatives, elle n’avait pas eu d’abord le goût d’un si parfait renoncement... Or son Maître exigeait qu’elle expiât cette réserve, ce retard. Vaincue et frémissante encore, elle résolut de céder à sa nouvelle rigueur.

Ainsi l’époux doux et violent arrachait, lambeau par lambeau, la proie qu’il avait convoitée.

Dès sa guérison elle était retournée à la messe matinale de la rue Jenner, d’abord cachant dans un pli de son châle les marques affreuses. C’est là qu’elle avait eu, pour la première fois le courage d’avouer sa disgrâce, là qu’elle avait senti la répulsion des voisines agenouillées, et même de la sœur Trophime de qui elle avait eu peine à se faire reconnaître.

C’est après une résistance, des questions où se révélait l’hostilité de cette âme simple dans sa sublimité, qu’elle obtint d’être reçue par la supérieure.

Longtemps, Esther n’était entrée que dans la cave où se tenait le « fourneau économique », sa cuisine noire... Plus tard, passant devant un parloir clair et frotté, elle gagnait, au fond d’un couloir, une porte s’ouvrant sur une cour plantée, un asile de recueillement dans ce quartier tumultueux. La chapelle. De la paix. Une joie divine. Un appel, et la certitude. C’est là qu’on l’attend, – qu’Il l’attend.

Mme X.... à la tête de la pieuse maison, offrait le mélange d’une aristocratie due à sa naissance et d’une bonhomie rude, voire populacière, point affectée, acquise au contact amical avec les habitants d’un des quartiers de Paris les plus pauvres, les plus déshérités au point de vue de la vie morale. Elle accueillit sa visiteuse avec un sourire bienveillant ; l’ayant fait asseoir devant elle, elle l’interrogea : « La sœur Trophime m’a parlé de vous... du grand changement subit... Comment cela vous est-il arrivé ? »

 

– « Un accident, – ma maladresse en voulant aider une de mes compagnes qui gravait à l’eau-forte. »

– « Un accident, – surprenant... » le ton signifiait : improbable. « Mais je ne demande pas vos secrets. »

– « Je suis venue pour vous les confier. »

– « Hum ! Je n’ai pas beaucoup de temps. Et les entendre, n’est-ce pas plutôt l’affaire d’un confesseur ? »

Esther, acharnée à son espoir, poursuivit fermement : « Ma mère, pouvez-vous m’accorder une place dans votre maison, à côté de la dernière de vos filles ? »

Mme X... bougonna : « La dernière de mes filles... je ne connais pas cela. Et puis, il ne faudrait pas confondre le couvent avec un dépôt de mendicité. »

Esther devina plus qu’on ne lui disait : « Je sais que ma laideur serait un obstacle au bien que vous faites. Je voudrais être seulement votre servante, – je suis très robuste, – et prier, prier surtout pour que Dieu féconde vos œuvres. »

Mme X.... s’attendrit et répondit avec plus de mollesse : « Chacune ici est pour soi-même, et pour chacune, une servante ; et nous ne sommes pas un ordre contemplatif. »

Esther avait connu la faille de ce cœur où la dureté était une apparence. Elle commença un récit que l’on n’interrompit plus.

C’est l’aveu d’une courtisane que Mme X.... recueillit de la pécheresse inclinée. Esther, à mesure que les épisodes s’en présentaient à son souvenir, les livrait selon le gré des mots, « à l’italienne », et sans atténuation. Cette sévérité sembla la marque d’un orgueil incomplètement vaincu. Et rien n’excusait, – par conséquent rien n’expliqua, l’enfance corrompue, le péché précoce, l’aventure banale de l’actrice. Mme X.... pensa : de la fille. Esther se présentait ainsi, en vérité, âprement.

Mme X.... se leva et Esther, bouleversée elle-même par la fresque qu’elle venait de peindre, tarda quelques instants avant de l’imiter. Alors la vieille religieuse lui prit les mains, l’attira vers elle, baisa ses joues, son front déchiré : « Je prierai pour que le remords de vos fautes ne cesse point et qu’il vous enrichisse devant Dieu. Mais il n’a pas été prévu de place pour les repenties par les règles de notre ordre. Il en est d’autres. »

 

 

 

III

 

 

Esther s’assit sur le bord du trottoir, sans songer à l’averse qui la fouettait. Son cœur, battant trop fort, envoyait à son cerveau des images grandies, une chaleur inusitée qui la brûlait. Cette ardente carrière dont elle venait de retracer humblement les épisodes principaux, voici qu’elle envahissait sa mémoire, l’emplissant des joies certaines de sa jeunesse, de ses joies maudites et rejetées, pour un Dieu qui ne voulait pas d’elle !

Alors elle comprit dans l’épouvante ; une taie fut arrachée de ses yeux ; elle vit...

Les récents échecs de sa vie immolée, dont elle avait voulu repousser l’évidence, accusèrent son crime, moins contre elle-même que contre la nature dont elle éprouvait la vengeance.

Elle vit la merveille des dons qu’elle avait reçus d’elle, – gâchés ! perdus par une erreur, par une folie dont elle recevait le juste châtiment, prédit par Michel Lancelot !

Elle marcha, exaltée, dans les ruelles noires, fuyant la boue abjecte, la crapule qu’imbécile elle avait choisie. Elle prit le passage Grouin ; elle longea un hôpital prison ; ses mains touchèrent un crépi lépreux, en regret des murs polis de son palais de Venise. Les actes et les faits, évoqués hypocritement tout à l’heure, et dans le mouvement d’un repentir auquel elle ne croyait plus, lui apparaissaient comme une féerie digne de l’envie des hommes.

Sa fuite rapide loin de la ville dont la répulsion la poursuivait, la conduisit à la Seine qui attire tant de malheureux dans le limon de ses eaux sales. Mais son corps jeune et sain, son corps intact protestait contre la mort avec un surprenant désir. Hors de la ville détestée qu’espérait-elle donc qui hâtait son pas, pareil vraiment à un élan ? Elle franchit la Barrière de la Gare et s’engagea sur une large voie. La pluie tombait ; elle en aima la rage et le froid. Les grondements de la foudre sortaient assurément de son cœur. Elle alla, dans le ravissement d’un récit qui charmait ses oreilles, que sa bouche proférait follement, – un roman d’amour incomparable : « Je t’aime, Tonio, – je t’ai beaucoup aimé. Pourquoi t’ai-je laissé partir ? C’est que tu étais triste et contrefait, et que la route est belle, belle ! » Elle secoua sa tête dont ses cheveux mouillés étaient l’unique et dernière parure, avec ce port altier du plus noble visage peut-être qui eut existé... « Et toi, Guido, je t’ai choisi ! » Et ce sont les tableaux de leur flânerie amoureuse aux bords des lacs d’Italie, les plaisirs romains, les débuts au théâtre, les journées que les caresses du soir enchantaient. Quand il était devenu riche, – et parce que, charmant, il était un peu vain, elle avait, cédant à quelle fâcheuse tendance ? sacrifié elle-même à lui, – stupidement, car tant de bonheurs encore en ces étreintes souples et tièdes !... « J’ai goûté dans tes bras le merveilleux plaisir qui justifie la vie et qui la crée ! »

« Karl Emmer ! » Elle revit son rêve, réalisé aux côtés de ce juif hardi que dès son enfance elle avait admiré, qu’elle avait arraché au pouvoir (et du lit !) de la Contadini. Elle n’a pas assez savouré une telle victoire. Ensuite quelle folie de quitter cet orgueilleux amant, pour de sottes exigences ! Elle se souvient des angoisses de Karl qui tremblait de la perdre, de sa touchante soumission, hormis une seule, superbe ! résistance. Elle a renoncé à des baisers dont aucune femme n’a imaginé les pareils !

Des blâmes la poursuivaient ; elle fuyait devant eux comme devant la bourrasque. Son pas vif soulevait sans effort ses formes ravissantes. Elle tint le milieu des chemins où le hasard l’engageait : « Karl Emmer, cher Odo ! mes amants ! qu’osai-je donc chercher, alors que je vous avais trouvés. J’étais heureuse, heureuse ! Et si je tentais davantage, c’est que chacun de vous avait développé mes possibilités de bonheur, et donc mon désir ! L’ivresse d’inspirer un des plus forts esprits que la science nourrit et magnifia, je l’ai connue, goûtée ; et celle de régner dans un théâtre, sur les foules, par les moyens, à moi soumis, d’un grand poète. Je suis la plus riche et la plus belle ! »

Elle cherchait la lueur rampante d’un rail sur lequel ses pieds obstinément glissaient ; ainsi des oiseaux s’hypnotisent sur un reflet métallique. Quoi donc de sombre et de mauvais la suivait avec un ricanement : Laide ! laide ! qu’elle ne voulait pas entendre ?

« Quand lasse trop tôt de répandre à pleines mains l’or généreux, fécond en œuvres, je me suis donnée à toi, Dmitry, c’était pour posséder la joie de l’esclave amoureuse. Il me plaît que tu m’aies épiée, si longtemps attendue, jusqu’à l’ivresse, enfin ! d’avoir subi ton joug. Pourquoi m’y suis-je dérobée ? Tu m’aimas jusqu’au point d’avoir voulu me tuer. Tu t’élèves ainsi au-dessus de tous les autres, dans mon cœur et mes sens qui te regrettent à jamais.

« Et toi, Lancelot, cher amour !... Envers toi, j’ai commis le crime inexpiable. Lancelot qui me maudis justement, qui triomphes de ma douleur ! »

Maintenant c’était la campagne. La pluie avait cessé. De la terre mouillée sous les feuilles brunes s’exhalait un goût triste de pourriture : « Amoureuse, – a-t-il dit, – tu n’es qu’une amoureuse ! » Au-delà des voies du tramway elle s’était enfoncée dans un pays de roseaux et de marécages. Lancelot a dit encore : « Tu dois conquérir et régner, par ta beauté... par ta beauté !... » Ses pieds cloquaient dans une boue vaseuse qui, des champs, gagnait les chemins : « Ne pars pas, ne pars pas. Tu reviendrais faible et vaincue. » Hélas ! il ne lui est plus permis de revenir ! Une désolation la pénétra, et c’est le froid maintenant qui la forçait de marcher, de courir, malgré la lassitude soudain sensible : « Lancelot que j’ai repoussé ! qui depuis si longtemps m’attend et me désire ! que moi, je désire aussi, Lancelot, cher amour ! »

Et la folle chanta. Un canzone italien, languissant, désolé qui finissait en berceuse. Ses deux bras repliés figurèrent une corbeille qu’elle balançait au rythme de sa marche ralentie.

La nuit passa. Silencieuse désormais, accablée par son désespoir. Esther épuisée et butant, poursuivait à travers les buissons, les terres infécondes, sa course sans but.

Le jour commença de poindre. Elle ne savait pas ce qui l’effrayait dans la menace du soleil prochain. Un soleil d’hiver ! Le soleil sur sa vie lugubre, le soleil sur un désert, sur une mort évidente sans résurrection !

Un Christ étendait ses membres déchirés au carrefour de deux chemins, penchant sur sa poitrine une tête humiliée. C’est ce vaincu qu’elle avait choisi d’aimer, qu’elle avait préféré à ses vainqueurs... Elle en rit de pitié. Elle dit : « J’ai tout donné, j’ai tout perdu pour Toi ! pour Toi qui m’abandonnes, parce que tu n’existes pas ! »

Et détournant de lui sa face horrible, elle passa.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CINQUIÈME PARTIE

 

 

L’AMOUR ENFIN !

_______

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Ce que je vous commande, c’est de

vous aimer les uns les autres.

(SAINT JEAN, XV-17.)

 

 

 

I

 

 

Antoinette Brunet, quinquagénaire, presque une dame, servante, prétendait-elle, par vocation, et rémunérée par le curé de Chesnes-en-Brie mieux qu’à la ville une personne de son âge active et laborieuse, morigénait, ce matin-là, son maître, sur son zèle sans échos pour des paroissiens sans charité, peu assidus, sauf aux grandes fêtes, et qui croyaient en Dieu comme en la sorcellerie, plus dure à chasser que les loups de la profondeur ancienne des bois.

Mr l’abbé Naudot régissait, à une trentaine de kilomètres de Paris, des ouailles paysannes que l’éloignement relatif du chemin de fer maintenait pareilles aux ruraux de la Beauce et de la Normandie. Leur terre fertile et morcelée permettait encore cette comparaison, dans les parties dérobées aux forêts qui la limitaient et la protégeaient.

L’abbé revenant de dire sa messe, à peine le jour levé, traversait, emmitouflé contre le brouillard et la pluie, une petite place et la route qui séparaient son église du presbytère.

Il reçut le déférent bonjour de son chantre. Le forestier Esnault ramenait d’une tournée nocturne un curieux gibier : une femme qu’il avait trouvée dormant au pied d’un talus, souillée de terre, semblable à quelque monstre arraché du sol spongieux.

« Une ivrognesse ! » maugréa Mme Brunet.

Esnault avait conduit la malheureuse, ivre surtout de fatigue, au plus près, chez lui, dans une de ces maisons coquettes entourées d’un enclos fleuri l’été, peuplées de lapins et de poules, que le « baron » distribue à ses gardes sur les dix lieues de sa vénerie. Il avait réchauffé la vagabonde, et nourrie d’une miche et d’un peu de vin.

« Je la conduis à la mairie. Monsieur Lebrandois ou le secrétaire examineront ses papiers. » Il se tourna vers la misérable pareille à une bête « sur ses fins » ; mais sa pitié avait déjà parlé. Il s’excusa : « Dorée a refusé de la garder ; pourtant elle offrait d’être la domestique que justement nous cherchons. »

Mme Brunet passa ses lunettes : « Personne ne vous le reprochera. Elle est vraiment trop laide. »

Esnault ne pouvait détacher ses regards de la face inhumaine où l’épuisement même ne s’inscrivait pas : « Il faut pourtant bien qu’elle vive. »

Alors l’abbé Naudot : « Vous voyez, madame Brunet, Esnault est meilleur que vous. La laideur n’est pas un péché. »

– « Ni l’infirmité. Ça se dit, monsieur le curé, et c’est peut-être vrai... »

L’abbé Naudot voulut atténuer le chagrin vivace qu’éveillait dans le cœur du garde cette allusion maladroite, – ou maligne, au dos voûté et à la boiterie de son fils unique : « C’est seulement une épreuve, et souvent passagère. »

Rebelle à cette consolation, Esnault haussa l’épaule : « C’est une injustice, cet infirme chez des parents sobres. »

Esther, sans une pensée, n’écoutait pas. Adossée au mur du cimetière, elle attendait que celui qui l’avait relevée, qu’elle suivait bestialement, reprît sa marche, l’emmenât, traversant la curiosité des habitants de la grand-rue que leurs besognes commençaient de chasser des maisons.

Le maire de Chesnes, M. Lebrandois, s’inquiétait de ses travaux agricoles, tous les hommes valides étant occupés aux usines de sucre ; bientôt ce serait pire quand commencerait la construction du nouvel aqueduc... Les papiers de la « femme Manas » étaient en règle. Il raconta ensuite en riant qu’elle ne ressemblait pas, il est vrai, à la belle dame photographiée pour ses passeports ; mais il avait peu insisté sur la vraisemblance de l’accident cause de sa défiguration ; il importait surtout d’assurer à ses étables en ce moment, et au printemps à ses champs, les bras d’une travailleuse.

 

Dès le premier dimanche, point arrachée au désespoir qui la laissait gauche et courbatue, l’étrangère qui se sentait, avec encore un grondement de révolte, esclave, à tout jamais vaincue, vint jusqu’au seuil de la petite église !

Mme Brunet constata qu’elle avait paru hésiter, avant de le franchir, sans se signer, comme si l’eau bénite eut dû la brûler. Mais l’abbé Naudot se réjouit secrètement parce que, en outre de cinq ou six douzaines de clientes, des enfants indisciplinés et du chantre distrait, orgueilleux de sa voix, une femme l’écoutait, dont la silhouette se fondait dans l’ombre du baptistère. Sans y prendre garde, il avait prêché pour elle, à cause d’elle, parlé des âmes qui l’emportent sur la beauté des corps, critiqué sévèrement ceux qui reprochent aux disgraciés des tares physiques.

Après la messe, le curé s’affligea de la vanité de son effort, à la vue de gamins féroces qui raillaient et insultaient le hideux visage de l’intruse sous l’œil amusé de leurs parents. Un souvenir le consola. Il avait cru entendre l’écho d’un sanglot tandis qu’il exaltait l’amour du Crucifié pour ceux-là qui lui ressemblaient le plus.

Sur les marches, il rencontra Mme Esnault, jolie et parée, qui arrivait scandaleusement après la fin de l’office. Il feignit de ne pas s’en apercevoir.

« Où est votre petit René ? »

– « À la maison. Il est souffrant... » Elle a honte de lui, et pourtant elle l’aime.

Qu’elle l’envoie à l’église dimanche prochain... Ignore-t-elle que souvent son fils y vient de lui-même, en semaine ?

Mais la jeune femme, en ce matin d’automne ensoleillé, était toute réjouie du chapeau chinchilla qui couvrait ses cheveux blonds, ses cheveux à qui convenait son surnom caressant, diminutif d’adorée : Dorée ! comme avaient dit son fiancé Esnault, puis son époux fâché que d’autres se le permissent... Tel ce Justin Clerc qui, de la terrasse de l’auberge, s’était détaché et venait à eux, sans s’arrêter au salut sec du mari. Le joli garçon, transporteur de volailles aux Halles, y faisait la vente du gibier, braconné quelquefois par lui-même. Il prit en riant les paroles méfiantes d’Esnault : « Le baron, votre patron, est assez riche ; point si zélé, ni si dur que son garde. »

Menant à travers la petite foule des croyants réjouis du repos dominical, deux bœufs conjugués, Mr Lebrandois n’en salua pas moins, avec une déférence protectrice, le pasteur qui ne feignit pas d’être scandalisé. Les deux hommes d’ailleurs s’estimaient : « Mes compliments, monsieur le curé, sur votre nouvelle paroissienne ; elle ne tournera pas la tête des dévots. »

– « Mes compliments, monsieur le maire, sur votre nouvelle servante, et votre charité envers elle. »

– « Mes bestiaux s’en accommodent, mais je vois bien qu’ils sont les seuls. Regardez plutôt vos enfants de chœur. Ils la courtisent avec des grimaces. Ma foi, je les comprends ; moi-même, je contemple tous les jours son vilain museau sans plaisir. Et les gens d’ici détestent les étrangers. »

 

 

 

II

 

 

Dans la tristesse de la campagne en hiver, Esther vécut sans secours, acharnée au travail dont elle recevait seulement, avec un maigre salaire, la fatigue et le sommeil. Elle ne s’habituait pas à la répulsion physique qu’elle inspirait, que suivait l’antipathie et, lui semblait-il, une haine injuste. Il n’existait pas d’issue. Elle en eût cherché. Comment ne pas souhaiter le sourire d’un petit enfant ? Au lieu de cela, ses cris, sa peur... Aux murs de sa prison perpétuelle, Esther se heurtait durement. Encouragée pourtant par le sermon du premier dimanche, elle était retournée à l’église, mais toujours cachée, appuyée contre un pilier, près de l’entrée. Elle ne parlait à personne, esquivait la rencontre du curé. Hormis cette assistance régulière, elle n’affirmait pas davantage qu’elle fut chrétienne et catholique. Parfois l’abbé Naudot, intrigué, en doutait. Les noms inscrits sur le passeport semblaient désigner une juive.

Elle se força à prier, moins bien, agenouillée dans le temple où le Maître enfermé étouffe de sa présence, de sa grandeur comprimée, que dehors et debout comme les tiges sèches des plantes. Elle essayait d’être comme elles tendue vers Dieu.

Quand approcha le printemps, elle en craignit la douceur ; elle s’était située dans la pauvreté de la terre hivernale et dans sa rigueur. Elle souffrait de sa discorde avec le gracieux renouveau. La sève débordante lui rappelait sa jeunesse si proche, volontairement détruite, et le péché. Au contraire des hirondelles, elle eût voulu suivre le frimas, fuir devant la radieuse offensive qu’elle accueillit d’abord dans l’effroi.

Des bruits couraient sur elle dans le village, apportés par Justin Clerc. Ils nourrissaient la curiosité et, à cause de la pente établie, l’antipathie.

Malgré les instances de Dorée, le beau garçon prolongeait ses séjours dans la capitale où il mangeait tous ses profits, d’où il rapportait des babioles pour la femme du garde. Il manqua cinq mille francs dans la caisse d’Esnault, une autre fois trois, sans que la gendarmerie de Tournan avisée parvînt à rien découvrir. Les bénéfices du commerce de Justin suffisaient à expliquer qu’il eût acheté un fonds de dépositaire aux Halles. Après ses absences, chaque fois plus longues, dont il revenait l’air harassé, il racontait à Dorée, puis à l’auberge, ce qu’il avait appris d’une Esther Manas, actrice autrefois fameuse et courtisane !... et les propos s’amplifiaient d’être répétés. Il dit : bolchevique, et puis : espionne ! La rumeur augmenta ; l’hostilité ne se contint plus. Évidemment la criminelle, en fuite, se cachait à Chesnes ; il fallait avertir la police...

Le maire, s’en étant chargé, obtint des renseignements rassurants qui pourtant confirmaient la plupart de ceux de Justin.

Ce n’est pas pour se plaindre qu’Esther s’adressa à Mme Brunet et lui demanda de l’ouvrage qu’on lui refusait partout, le plus rebutant, le moins rétribué. Mr Lebrandois lui avait accordé jusqu’alors un logement sans autre voisinage que les animaux de sa ferme ; pourquoi la chassait-il tout à coup ? et au début des travaux de la belle saison ?... L’abbé intervenu dans le moment que Mme Brunet allait fermer la porte au nez de la visiteuse promit de s’enquérir.

Lebrandois se trouva embarrassé, esprit fort, d’avouer au curé à quelle pression de l’opinion publique il avait cédé. La culture, en Brie, comporte des emblavures et des prairies à pacage, on y voit peu de moutons. Pourtant le riche cultivateur en avait confié le petit troupeau aux soins d’Esther qui le menait brouter l’herbe commune au bord des routes. D’autres villageois mêlaient leurs bêtes à celles du maire. Un jour un agneau était tombé si malade qu’on l’avait abandonné. Esther l’avait gardé, soigné, pressé sur son cœur, comme un enfant ; plusieurs personnes l’avaient vu ! et la bestiole, plus qu’à demi-morte avait guéri. On racontait d’autres faits semblables. On accusait Esther de sorcellerie. « Bien sûr, monsieur le curé, je n’y crois pas. Tout de même on touche du bois pour conjurer le sort, ou du fer, excusez-moi ! si on croise un curé ; ou bien on jette du sel par-dessus l’épaule ; j’avoue que ça m’embêterait de dîner treize à table. C’est comme ça qu’on a peur de ce laideron. Ça ne s’explique pas ; ça ne tient pas debout. »

– « Mais, monsieur Lebrandois, puisque vous en convenez... »

Lebrandois l’interrompit : « J’en conviens que c’est idiot, non point que j’en sois tout à fait exempt. À force d’entendre parler les autres, vous comprenez... D’ailleurs il y a des choses que la science n’explique pas encore, qui sont vraies tout de même. Et réfléchissez qu’avec de tels pouvoirs, il serait facile à la fille Manas de se venger sur les bestiaux et les récoltes, des traitements dont elle croirait avoir à se plaindre. »

– « Enfin, de quoi l’accuse-t-on ? »

– « Oh ! de rien de précis. Les gamins qui, les premiers temps, lui faisaient la nique, évitent maintenant sa rencontre. Tout le monde souhaite son départ de notre pays où, somme toute, rien ne l’attache. » Et le paysan acheva, avec un grand mouvement des bras : « Il n’y a donc plus de pain en Italie !... »

Le curé faillit laisser paraître son indignation qui s’accrut quand Mme Brunet eut refusé de loger Esther au bout du jardin, dans une buanderie inutilisée.

« Une païenne ! »

– « Non point. »

L’abbé Naudot que ce doute avait toujours tourmenté fut heureux de s’en délivrer, d’en délivrer hautement l’étrangère qui était venue le trouver récemment à son confessionnal.

« L’intrigante avait bien prévu qu’elle aurait besoin de vous !... » Mme Brunet sut rappeler, à cette occasion, qu’elle était une pieuse volontaire. Insensible aux arguments élevés que le curé essayait de tirer de cette prétendue vocation, elle avoua sa peur de l’opinion, et Mr Naudot dut s’incliner devant la menace d’un départ, irréparable pour lui.

À la vérité, il connaissait mal sa nouvelle pénitente. Esther avait avoué sa révolte impie d’une nuit, maladroitement et sans en révéler les causes, ensuite son manque de confiance, sa sécheresse. Cet unique entretien avec un Dieu sévère et lointain, il l’avait adouci insuffisamment par des généralités à une inconnue qui ne se livrait pas, qu’il n’osait pas encourager...

Il l’installa dans une cabane, servant à ranger le foin et les fagots, à la lisière de Chesnes et de la forêt. Mme Brunet consentirait à lui donner quelque nourriture, en échange de gros travaux le matin au presbytère, et de couture dans l’après-midi. Moyennant l’abandon de quelques hardes hors d’usage, la demi-servante entrevit toute une existence d’oisiveté que remplirait la lecture des romans bourgeois du temps de sa jeunesse et de « ses splendeurs ».

C’est là qu’Esther commença de goûter l’apaisement qu’apporte le contact perpétuel avec la nature. La moisissure de la terre, faite de tant de morts et de dissolutions, se recomposait et exhalait, pourriture encore, un âcre parfum de vie. Des champignons, dorés comme le pelage des biches, germés en quelques heures tièdes, offraient les prémisses d’une flore prochaine. De même Esther passait de la nuit au jour par une transition insensible ; peu à peu son âme durement rétractée s’ouvrait. Elle connut de la douceur dans les contradictions ; confuse de sa récente impatience, elle s’en repentit, sourit à la clémence de qui l’avait comblée... Sa piété retrouvée perdit de sa rudesse ; cette épreuve de la réprobation acceptée désormais avec un farouche bonheur, à cause des insultes dont le Maître divin avait été abreuvé dans son martyre incomparable, elle se réjouit pourtant d’en être tenue éloignée. Elle aima sa solitude presque complète que troublait rarement le voisinage de la maison des Esnault.

Le mari, occupé des faisans et des autres bêtes préparées pour les prochaines chasses, en quittant chaque matin, et Dorée paresseuse accueillait, mais de plus en plus rarement, la visite de Justin Clerc. Elle faisait, pour le retenir, des efforts infructueux, à mesure que le mauvais drôle voyait décroître le pécule de la femme du forestier et ses charmes diminuer d’autant. Elle vivait dans la recherche de l’argent à lui donner, de celui qu’il lui fallait dépenser en robes, en chiffons, pour garder le joli homme que tant de Parisiennes convoitaient et retenaient par leurs ruses imitables. Par moments elle était clairvoyante, et alors elle buvait. Son amant l’avait surprise, hébétée, étourdie d’alcool. Il l’en avait raillée cruellement ; toute une semaine il n’était pas revenu.

Orgueilleuse de son corps, Dorée éprouvait une sorte de honte que rachetaient de soudains élans du cœur, de l’infirmité de son petit garçon. Elle eut voulu le retenir, cacher sa bosse et sa boiterie, et en même temps écarter sa présence, pour beaucoup de raisons importunes. Il ne lui avait donc pas déplu d’abord que René, après la messe du matin que le curé avait obtenu qu’il servît, s’arrêtât quelquefois avec la bergère de Mr Lebrandois. Maintenant le voisinage de la hutte justifiait que l’enfant demeurât auprès d’elle des journées entières.

Esther ne s’était pas défendue d’un attrait pour lui, vif et singulier. Bien que son intelligence ne fût en rien inférieure, il s’attardait, sa dixième année passée, à une puérilité toute neuve, à une gaieté qui éclatait en bonds et en cris pourvu qu’il échappât aux moqueries de ses camarades ou à leurs dédains. Content, à l’exaltation, des plaisirs que lui apportaient la continuité des saisons et leur retour, il s’amusait, pendant des heures, au spectacle des papillons blancs pareils à des feuilles qui tout à coup renoncent à tomber, regrettent leur arbre, et revenant sur leur flottante décision, repartent au hasard. Leurs ailes carrées et maladroites, boitaient, disait-il, dans l’air, comme lui sur le sol. Il leur trouvait des mines de bons ivrognes qui ne s’en font pas ! Et dix autres comparaisons les paraient, comme toutes choses, d’aspects imprévus. Il ne cherchait pas, comme un autre infirme jadis, à faire de l’or... c’est qu’il en croyait posséder une mine proche, inépuisable, dans les reflets de la lumière répandus à pleins rayons.

Esther, ramenée par ces pensées aux mains divines qui jouent du miroir et du prisme, se reprochait d’y mêler la mémoire haïssable de son premier péché, de Tonio qu’elle ne détestait pas autant qu’elle eût dû, qui, dans ses repentirs, occupait une place incomparable. Dans la nuit de révolte qu’elle expiera toute sa vie, fuyant Paris, entourée des fantômes du passé, poursuivie, poursuivant... parmi les joies qu’elle a osé évoquer, regretter, la mémoire de Tonio figurait à peine – à cause de quelque chose de pur et de parfait où la volupté n’avait pas de part. Cette faute qu’il faut maudire, Esther ne saurait la confondre avec son objet qu’elle chérit toujours. Comment obtenir le pardon d’un tel endurcissement ? Sa prière, comme une jeune fille insouciante et candide, se joue dans les chemins de l’esprit. Elle a suivi Tonio sur ses routes d’exil ; sans qu’elle y eût pris garde, c’est René maintenant dont elle tient la main, René Esnault, étrangement pareil à l’infirme de la « Corte Scala Matta » qui aurait atteint son rêve. Et le rêve de la petite Esther n’a pas changé : « Seigneur, donnez à cette âme précieuse une enveloppe plus digne d’elle. »

 

Un missionnaire ambrosien, nommé Jean, venu de Milan pour assister les colonies nomades envoyées de la Péninsule, s’était arrêté à Chesnes, où deux cents ouvriers italiens canalisaient vers Paris les eaux de deux ruisseaux purs et abondants.

Un jour, Esther levant des regards qu’elle dirigeait habituellement vers les espoirs, et les inquiétudes encore, d’une vie intérieure, fut surprise d’apercevoir devant elle un homme en soutane, haut et maigre, dressé au-dessus de l’horizon que dessinaient la forêt et des champs ; tels ces personnages que peignent les tableaux de l’école d’Ombrie. Son visage durement modelé semblait ripé plutôt dans une bille de cèdre par un artisan de génie, pour un portrait du Baptiste. Une douceur parfaite, enfantine, éternelle, rayonnait sous ses paupières, démentant la rudesse des traits. René, étonné par la soudaineté de sa venue, s’était blotti près de sa grande amie qui, tenant devant elle, d’un geste maternel, l’enfant chétif enveloppé dans sa cape de bergère, semblait ainsi le protéger et l’offrir. L’étranger contemplait sur la terre humide et nue le groupe silencieux qui figurait apparemment les disgrâces de la nature, et donc le courroux du Créateur... Non point ! mais clairement sa clémence, délicieusement injuste pour des âmes prédestinées ! À cause de cette injustice, il salua Esther prédestinée dès sa naissance, et presque sans péché, autant qu’une pauvre femme peut vivre sans péché. Ainsi apercevait-il la paysanne au visage couturé.

Il lui parla en Italien et l’interpella d’abord :

– « Ti saluto, piccola serva di Dio, Maria 3. »

Elle : « Chive tha detto ? Corne lo sapete 4 ? »

Et comme il se taisait, elle poursuivit, le front baissé, dans la plus sincère humilité : « Non merito di portare questo nome 5. »

Il sourit, avec une bonté pareille aux souvenirs d’Esther, du temps que Tonio était près de la mort, autrefois, à l’hôpital anglais de Venise. Elle reconnut les traits du Jean-Baptiste de Cima, et les yeux pénétrants et doux de l’aumônier.

« Lo porterai nella gloria eterna 6. »

René s’étonna parce que le prêtre, lui sembla-t-il, s’était incliné devant Esther.

Comme il avait fait pour Tonio, jadis, il posa sa main sur le front du petit bossu ; et il le bénit, avant de s’éloigner vers les bois tout proches, d’un pas rapide, allongé, de pèlerin.

 

 

 

III

 

 

L’été passa. Tandis que la terre dispensait ses richesses selon la peine des hommes, Esther, dans sa cabane solitaire, travaillait et priait. Dans le même temps le village admira que René grandît et se fortifiât... Le docteur Moricet, de Tournan, annonçait un redressement radical dont, à son dam, on lui refusait le mérite. Il l’avait, disait-il, toujours prévu, le mal n’étant pas d’une sorte incurable. Le normal développement de la croissance, l’appareil qu’il avait composé, l’hygiène prescrite y devaient suffire. Les habitants de Chesnes, et bientôt de la région, préférèrent de chercher des causes moins simples et probables, – merveilleuses, occultes.

Mme Brunet ne fut pas la dernière à accueillir et (son intérêt rapidement entrevu et calculé) à répandre la rumeur nouvelle. Jamais, de mémoire de Briois, ni de Parisien, affirmait-elle, il n’avait été bruit d’une cure pareille, quasi soudaine ! Et les gens qui s’étaient émerveillés pour la guérison d’un agneau, que diraient-ils à ce coup ? continueraient-ils d’accuser Esther de sorcellerie ?...

Pourquoi non ?

Dorée croyait aux médicaments coûteux qu’elle avait fait venir de Paris ; moins que le reste du village elle prenait parti, toute à sa passion malheureuse pour le drôle qu’elle retenait à condition de lui abandonner l’argent de la maison, celui même de sa toilette. Négligée, elle se voyait désespérément devenir moins belle et désirable. Le garde souffrait des coquetteries de sa femme (il ne voulait soupçonner rien de plus) ; il rougissait de son intempérance qu’il cachait ; il savait gré à l’étrangère de ses soins et de sa bonté pour l’enfant abandonné.

L’abbé Naudot avait d’abord fermé l’oreille aux cancans ; mais comment ne pas être frappé de l’aspect gaillard du petit René qui venait lui servir sa messe et louait avec enthousiasme son amie Esther ? Comment ne pas prêter attention, pour y opposer des arguments de bon sens, au bavardage assidu de Mme Brunet ?... Il entendait fréquemment Esther en confession. Après tant de coupables aventures avouées avec une humble sincérité, comment concevoir qu’elle ait été l’objet de faveurs que l’Église hésite à reconnaître quand il s’agit de jeunes filles pures comme une Bernadette ? Car c’est bien de miracle qu’on osait parler ; et le bon curé n’entendait pas sans terreur ce mot tout rempli pour lui de menaçantes complications. Il avait souvent regretté que l’indifférence de ses paroissiens accordât à son zèle trop de loisirs ; mais il redoutait, comme tous les prêtres, les responsabilités dangereuses, l’intervention des casuistes de l’évêché que, le cas échéant, il eût réclamée le premier. La laideur d’Esther l’embarrassait secrètement. Sans que rien n’autorise à compter la beauté d’un visage dans les attributs de la sainteté, encore est-il que les artistes prêtent, et notre imagination mieux encore, des traits harmonieux aux bienheureuses agenouillées en extase et qu’une telle disgrâce, tare ou châtiment, accompagne mal, lui semblait-il, l’octroi de faveurs exceptionnelles. Les sarcasmes dont les buveurs du « Café des Anglais » et Justin Clerc couvraient la vilaine Italienne, il craignait que quelque chose en rejaillît sur la religion.

On raconta, en s’en gaussant, qu’Esther était descendue une fois dans la Grand-Rue, jusqu’à une boutique où l’on vendait à peu près de tout, à l’autre bout du village, et que là, sortant des sous que lui avait donnés en paiement la parcimonieuse Mme Brunet, elle avait acheté un miroir. Le petit garçon de la marchande avait immédiatement répandu la nouvelle qui avait précédé la sorcière au retour, et troublé ses partisans : « Un miroir, un miroir !... » Et les quolibets avaient plu.

Esther devenait un objet de scandale, un péril pour la paroisse où les croyants étaient combattus.

La guérison étonnante d’un animal avait servi d’arguments aux tenants de la sorcellerie. Le bon curé en douta aussi bien ; l’esprit de mensonge n’habite pas, protestait-il, ce pauvre corps. Esther, du moins, lui, paraissait sincère.

Il s’accorda assez curieusement avec le docteur qui ajoutait des arguments, des explications scientifiques au redressement imprévu de René, là où la bienveillante nature eût peut-être suffi. Auteur du prodige quotidien de la Messe, l’abbé répugnait à rencontrer, en des manifestations discutables, un surnaturel diminué.

Un soir qu’il avait senti passer le vent d’un orage sur les brebis de son troupeau et, pour la première fois, frémi devant la menace, ou la bénédiction que son souffle apportait, il trouva, rentrant dans son presbytère, Esther qui l’attendait. Le mouvement d’humeur qu’elle aperçut chassa sa timidité : « Je viens, monsieur le curé, vous remercier de vos bontés. » Elle fit effort pour achever : « Vous dire adieu. Je pars... »

 

Il lui fallait ce courage. À « Celui qu’elle aimait » encore ce sacrifice. Mr Naudot en comprit l’amertume qu’elle avouait, et comme, en peu de mois, elle s’était attachée à l’asile, sans douceur pourtant, que Chesnes avait accordé.

« Où irez-vous ? » La voix de l’abbé était embarrassée.

Le geste vague d’Esther indiqua seulement la route : « Où Dieu me mènera !... » Le miracle de la guérison de René l’a épouvantée ; elle l’admet ; elle est, en elle-même, divisée. Il y a ce prêtre italien qui est venu, qui a signé le front de l’enfant : « Ceux à qui j’ai raconté cela ont haussé les épaules. Qu’imaginent-ils ? Et vous-même, monsieur le curé ? »

Elle se hâtait de parler avant qu’il eût répondu, craignant de ne plus oser... Lui, hésitait, sentant la gravité d’un conseil.

Elle a trouvé juste qu’on la raillât, l’insultât, – juste et satisfaisant, reposant... C’est bien, pour elle, le mot exact ; elle tente de l’expliquer : il y a maintenant une Esther qui se détache de l’autre, et se repose ; peut-être cette Marie qu’a saluée le Milanais, la baptisée... Il lui semble qu’elle se repose enfin dans un ravissant amour, et plus l’autre endure fatigues, persécutions, mépris. Elle eût donc supporté davantage encore, avec une patience qui perdait ainsi de ses mérites, et à cause des délices qu’elle éprouvait à partager les souffrances de « Celui qu’elle aime ». (Elle s’exprimait ainsi avec un raffinement tour à tour, une simplicité et une audace, dont le curé éprouvait de la gêne.) Mais il y a pire maintenant ! l’estime, malgré elle usurpée, le respect, l’admiration presque, qui commencent de l’entourer, que lui témoigne un peu grossièrement l’habile Mme Brunet. Cela qui la trouble et l’effraie, la range du côté de ceux qui croient à l’œuvre ténébreuse de « l’Autre ».

L’abbé leva les mains, comme pour repousser une telle idée qu’il ne voulait pas admettre... qui pourtant l’avait hanté. Il était étrange qu’elle y insistât. Le curé de Chesnes ne craignait-il pas que la pécheresse eût amené avec elle, en ce calme pays, le terrible compagnon ?...

Elle avait si longtemps, si gravement péché, qu’une possession diabolique paraissait à son humilité un châtiment légitime. Satan, si longtemps habitué, abandonnerait difficilement sa proie. Ce repos auquel une part d’elle-même consentait faiblement, était-il le signe d’un endurcissement criminel ? Elle renoncerait à cette douceur imméritée ; elle saurait contraindre à la plus dure pénitence Esther tout entière...

Mr Naudot vivait à dix lieues de Paris, de ses prodiges, de ses doutes. Il pensait au diable quelquefois, mais il n’était pas habitué qu’on lui en parlât. Comment ne s’étonnerait-il pas de la foi de l’Italienne, si près de la superstition ? Et puis il se blâma d’en avoir souri. Elle était dans la vérité que rien, après tout, n’avait démentie, des chrétiens d’autrefois. Répréhensibles plutôt, ce plat rationalisme, cette résignation, cette limitation au naturel quotidien qui lui faisaient repousser, d’instinct, toute manifestation rare de la volonté, du pouvoir divins. Il ne consentit pas au départ d’Esther qu’il avait lâchement souhaité. Les tribulations de tous ordres qu’il prévoyait, il recevait d’elle l’exemple de ne pas les redouter. Il se sentait attaché à elle par la nécessité, l’amitié, et un devoir proposé par Dieu. Il obtiendra du garde Esnault l’autorisation pour Esther d’occuper une hutte abandonnée depuis d’anciennes coupes de bois, à deux mille mètres du village.

Et comme Mme Brunet témoignait indiscrètement de son contentement de conserver la « sainte » ; il la reprit durement : « Que d’autres répètent souvent de telles folies, et moi-même je chasserai l’Italienne de cette paroisse où je dois garder la paix des âmes ! »

Tout de même inquiet et ému, il fit remettre à Esther, deux fois chaque semaine, le pain nécessaire à sa vie.

 

Elle ne descendit plus dans la grande rue de Chesnes. Elle venait, par la campagne, à la messe quotidienne où quelques dévotes et un servant ne purent jamais lui adresser la parole. Le dimanche, elle se rendait aux offices d’un village lointain. Mais ces mesures, joyeusement acceptées par l’ermite autour de qui les passions continuaient de rôder, ne rassuraient pas entièrement Mr Naudot qui les avait prescrites.

Un jour Dorée, folle de jalousie, sollicita d’Esther un philtre pour rappeler et retenir l’homme qu’elle aimait. Elle se retira, furieuse d’avoir été éconduite par « la sorcière ».

Cependant des étrangers attirés à Chesnes demandèrent à voir le jeune René dont la guérison se confirmait. Le médecin de Tournan, irrité, le curé, échappaient malaisément à ces visiteurs indiscrets à qui Mme Brunet, clandestinement, commença de vendre des chapelets, des images. Elle fit photographier René, à défaut d’Esther, et tirer timidement un millier de cartes postales avec cette suscription : Le miraculé de Chesnes-en-Brie. Mais elle n’avouait pas ce trafic. Son maître le surprit, entra dans une colère qu’il ne se reprocha pas ensuite, qu’il entretint, qui lui donna le courage de se rendre, dès le lendemain, à Meaux, où son évêque lui dit d’abord qu’il attendait sa visite.

Monseigneur était donc averti de tout !... Le curé en éprouva de la confusion.

Il reçut les conseils de prudence auxquels il s’attendait. Pourtant cette réserve, cette rigueur contre Esther, qu’il tâchait à s’imposer dans la solitude de son presbytère, il s’en départit devant le prélat plus hautement responsable. C’est en plaidant qu’il découvrit à soi-même le fond de son cœur... et son espérance.

Pourquoi Dieu n’élirait-il pas son humble paroisse pour y bénir une pauvre femme dont le fougueux repentir rappelait sainte Madeleine, autant que les fautes ? Notre moderne résistance ne vient-elle pas de notre peu de foi, cause probable du nombre diminué des manifestations surnaturelles ? À Lourdes, l’abbé Peyramale s’honora d’abord par une sage opposition, ensuite par sa hardiesse à soutenir la cause de Bernadette Soubirous, qui était celle de la Vierge Marie...

L’abbé Peyramale avait lutté, même contre son évêque. Mgr de Meaux goûta peu cette indiscrète illusion ; l’abbé Naudot s’en aperçut, rougit, se retira, confus réellement d’avoir parlé selon sa piété, un peu trop ambitieuse, plutôt que d’après son peu de raison.

Mais la Providence préparait, pour le petit groupe qu’ombrageait le clocher de Chesnes, une notoriété différente de celle que son pasteur avait un instant imaginée, après Mme Brunet, et pour de plus purs motifs.

En effet le « crime de Chesnes-en-Brie » devait bientôt passer en retentissement le « miraculé » du même lieu.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

Mon Père, si cette coupe ne peut

s’éloigner sans que je la boive,

que ta volonté soit faite !

(SAINT MATTHIEU, XXVI-42.)

 

 

I

 

 

« Ce Dieu pour qui tu nous sacrifies, es-tu sûre qu’il existe ? » Un jour, parmi les pires dans sa mémoire, Michel Lancelot avait proposé ce doute, point comme une bravade, comme un cri déchirant et désespéré. Il sentait s’en aller de lui la foi sur laquelle il avait construit sa vie avec un acharnement, après tout, méritoire. Alors, il ne s’estimait pas responsable de l’infirmité de ses convictions, pourvu qu’il leur eût immolé une part de sa liberté et de ses plaisirs.

Sa faute : avoir préféré sa volonté et son orgueil de croire à l’imprégnation plus sûre de la grâce divine. Comment l’eût-il comprise ?

Au contraire, tout semblait l’accuser d’avoir déraisonnablement incliné sa vie vers des doctrines improuvées. À cause d’elles, de sa foi, il s’était refusé, jadis, en Italie, et lors du retour de Russie, au bonheur incomparable. Incroyable scrupule ! Il fallait détourner Esther des routes où il l’avait invitée maladroitement, où elle ne s’engageait qu’avec timidité. Il eût fallu l’en écarter en même temps que lui, et hasarder ensemble un beau voyage, aux risques courageux des hommes qui repoussent l’aide et la tutelle de religions incontrôlées.

Aux dernières paroles que l’amant déçu et repoussé avait adressées à Esther, elle avait répondu : « Et toi ? »

Et lui-même en effet ? Ordre de s’interroger auquel il s’était empressé d’obéir. Mais quelle raison eût surgi de sa colère ? Il n’en eût obtenu que des cris, mêlés à ceux de sa souffrance... Il s’entêta d’abord dans la négation qu’il avait proposée, suprême attaque à sa chère ennemie. Attaque déloyale dont il devait plus tard s’avouer la lâcheté, et craindre les retours.

Nous avons dit le repos qu’ensuite il avait trouvé, et la paix du désastre. Il réussit à détester tout le passé ; parviendrait-il à l’oublier ?

Il y parvint et s’en réjouit, comme d’un cauchemar dissipé.

Il avait cru s’apercevoir d’une erreur, seulement parce qu’il s’en voyait la victime ! On demeure dans un rêve, on l’aime, pensait-il, pour sa magnificence et sa générosité ; on s’y force ; la prudence, un règlement du temps et des devoirs, une attitude habituelle de sagesse, élèvent autour de soi des murailles. Soudain une brèche est ouverte ; on s’éveille, on s’évade ; on rit du vieil et solitaire enfant ; on est libre !... Il voulut être libre et faillit consentir aux pires esclavages.

Il y consentit, et s’y plut ; mais l’image d’Esther l’y rejoignit, l’y poursuivit. Qu’espérait-elle empêcher ? Elle le poussait, au contraire, plus loin, plus bas ; lui-même la retenait, l’évoquait, – pour mieux la souiller. Il nommait ses amants pour tirer de la jalousie une abominable jouissance, qui le laissait désespéré.

Alors, par réaction, il se souvint de ce qui avait précédé sa révolte, de ce qui l’avait causée, des yeux purs, du respect... oui du respect malgré tout intact, accru, qu’un beau renoncement justifiait maintenant, presque consacrait. Las de lui-même après de longs débats, et cruels ! il consentit qu’elle triomphât de lui, qu’elle le forçât de la comprendre, il entendit qu’elle le conseillait...

Ainsi, tandis qu’Esther, affreuse et dégradée, pliait sous le fardeau de tant de douleurs assumées, elle entraînait, sans le savoir, dans son envol, l’âme lourde de son ami.

 

Elle avait dit encore : « À Dieu ! » avant de s’éloigner. Retourné au balcon, Lancelot s’était penché sur la ville populeuse, sur sa misère attirant l’absurde dévouement de la néophyte, sa misère plus apparente que réelle, dont il avait maudit la tentation trompeuse, tandis qu’Esther s’enfonçait, Marie, la chercheuse d’amour ! au plus profond de son but, comme une abeille avide s’enfouit dans le cœur d’un calice.

Sombre et irrité, il avait renoncé à la poursuivre, à jamais la revoir !

Mais voici, après bien des mois, qu’elle lui parlait, peut-être qu’elle l’appelait... Il connut un besoin, ou bien il entendit le commandement, de la secourir. Il en fit les préparatifs avec une hâte soudaine. Où est-elle ? Que fait-elle ?... Pour lui, elle apprendra qu’il est guéri du mal qu’elle n’a pas causé, intelligent enfin puisqu’il se repent, et (il n’en désespère pas) digne d’elle.

Il a été puni pour son manque de foi, pour son manque d’amour. Il s’est réconcilié avec son Dieu qui l’a repris, qui s’est rendu. Pour retrouver Esther, il implore cet aide.

Où est-elle ?

Il découvrit sa trace sans grand-peine, puisqu’elle n’avait pas changé de nom.

Que pensait-il offrir ? obtenir ?

Des larmes. Son pardon. Il ne savait. La revoir. Interroger. Se soumettre.

Il partit.

Il s’attendait à de longues démarches ; l’enquête du maire de Chesnes les facilita. On lui apprit le lieu où gîtait Esther, sa pauvreté et, surprenante, inexplicable, sa laideur. Ce dernier trait avait bouleversé Michel. Laide, Esther ! Pourquoi ? Comment ? Et s’il était vrai, quelle souffrance ! Il lui fallait assister, consoler celle qu’il avait chérie, qu’il chérirait, il le sentait bien, in æternum ! puisque c’était son âme qu’il préférait, et depuis cette soirée du Théâtre des Champs-Élysées... Il se la rappela...

La foule émue par l’apparition d’Esther Manas, derrière lui qui ne se retournait pas, – et les mots mêmes de sa pensée tandis que ses yeux charmés contemplaient un peu plus tard la jolie tête qui ne signait que de la pureté, à cause des yeux... Il avait éprouvé dès lors que leurs lueurs n’étaient pas seulement l’expression d’une âme, mais l’âme elle-même, et vivante ! Avec quelle force il se sentait maintenant entraîné vers elle !

Il avait, au hasard, emporté une somme assez forte, pris un train, quitté à la petite station de Roissy, puis gagné en voiture l’auberge de Chesnes-en-Brie. De là, ayant recueilli quelques renseignements parmi des buveurs et l’hôte étonnés, il avait préféré de continuer à pied, afin d’arriver jusqu’à Esther, et de frapper à sa porte, sans qu’aucun bruit l’eût précédé.

Par la route qui s’engageait dans les bois, Lancelot retenait la hâte qui l’eût poussé à courir. Oh ! l’appel jeune de tout son être vers l’admirable femme ! et sa fierté de l’avoir respectée, fût-ce malgré lui, dans les avatars d’une existence qui devait éveiller d’autres sentiments ! Il se louait d’avoir auprès d’elle échoué le jour de leur séparation, de sa révolte contre elle, de son ardeur et de sa colère. Bienheureuse défaite ! Une griserie l’engourdissait : l’ivresse de comprendre qui dépasse notre nature composée, qui est le privilège du seul esprit ; aussi l’ivresse de donner. « Mon Seigneur, je Te donne celle-ci. Vraiment. Tu ne m’as pas pris la plus belle de tes créatures que, dès longtemps, j’aurais pu posséder. Tu sais que je Te la réservais. »

Rien, dans le passé d’Esther, qui contrariât la floraison du plus pieux amour pour la baptisée. Étrangement il sentait que la pureté habitait Esther, même avant le baptême, et la noblesse de ce que d’autres et elle appelaient des fautes ; un juste respect le retenait seul de la nommer « immaculée ».

Où allait-il ? Il se souvient des propositions ravissantes qu’il avait repoussées jadis. Claire et François d’Assise ! Seraient-ils invités tous deux par l’exemple de ces grands saints ?...

Peu lui importe maintenant la laideur de son amie. Il ne l’imagine pas, mais il la prévoit et l’accepte.

Il marche au hasard, sans plus chercher le but. Il pense durement qu’Esther a voulu sa solitude, qu’elle ne l’a pas appelé...

Une parole d’elle, il se contentera s’il le faut de cette pauvre joie qui l’encouragera dans une vie sans réussite ; il en goûtera l’obscurité. Ennobli par son amour pour une courtisane, il bénissait Dieu qui avait pris sa place dans le cœur d’Esther ! Il espérait quelque chose de sa clémence, obscurément, un don qu’il ne pourrait manquer de recevoir, à ce qu’il lui sembla tandis qu’il approchait de la bien-aimée.

Il s’embrouilla sur le nombre des sentiers qui traversaient la route, revint sur ses pas. À un carrefour, une jolie maison. Il s’y adressa pour demander son chemin.

Dorée l’indiqua, d’abord déçue, très intriguée. Elle avait cru reconnaître le pas tant attendu, et désespérément ! de Justin.

 

Elle buvait pour oublier sa perpétuelle déception. Son amant l’ayant ainsi surprise, elle s’était cramponnée à lui qui la repoussait avec des railleries. Éperdue, elle avait tout offert pour le retenir ; alors le mauvais garçon, sans qu’à peine elle eût osé protester, avait dérobé toutes les économies d’Esnault. Depuis, elle vivait dans une terreur perpétuelle. Puisqu’il ne revenait plus, elle avait écrit, expliquant sa crainte d’un drame quand son mari s’apercevrait, sa certitude pourvu que Justin ne remboursât pas une part au moins de ce qu’il avait volé. Elle avait rappelé la somme. Où trouverait-elle, dans un si court délai, les cinq mille francs réservés par le garde à un paiement prochain ?

Tout à l’heure, elle avait imaginé follement que Justin apportait l’argent, enfin qu’il revenait, qu’il la prendrait dans ses bras. Elle avait vibré, sans plus réfléchir, de tout son être voluptueux, à ce qu’elle avait cru son approche. Ah ! qu’il revienne seulement ! Elle était prête à tout quitter pour lui, à mendier, à voler !...

L’étranger qui vient de s’éloigner vers la demeure de la sorcière, à peine si Dorée l’a regardé. Mais que peut vouloir ce bourgeois cossu à la misérable Esther ?

 

Michel n’eût pas su répondre à cette question ; il allait, d’un pas ralenti, vers une imprécise espérance dont une peur inavouée l’engageait maintenant à retarder l’approche.

Il frappa à la porte de la hutte.

Sur un grabat, une femme accroupie. Il s’arrêta d’abord à cause des ténèbres de la pièce unique et sans fenêtres.

« Bonjour, Michel. »

Il tressaillit, prêt aux larmes, et d’abord recula, sensible à la volonté de celle qui le repoussait vers la lumière. Il frissonna parce qu’elle le contraignit de contempler ses cicatrices.

« Vous m’avez déjà vue une fois, Michel, sans me reconnaître. Mais il est bon que vous soyez venu. Je l’avais demandé... et que vous me voyiez telle que je suis. »

– « Esther ! »

Elle eut compassion de sa détresse et, bien qu’il s’y fût préparé, du désespoir que tout, en son attitude, exprimait, (elle était debout, appuyée à l’huis grossier), et de la pitié qu’il éprouvait pour elle.

« Telle que je suis. Vous aviez préféré en moi un aspect usurpé, un mensonge de Satan ; Dieu permet que je sois enfin vêtue de la figure de mon âme. À rebours des saints que certains ont vus nimbés de rayons, regardez les traits affreux d’une grande pécheresse. »

– « Esther ! »

Il implorait, il protestait ! Il ne pouvait savoir à quel point ceci était faux. Il s’indignait pourtant.

Il avait prévu une défense de ce genre, préparé des mots convaincants. Pourquoi l’eût-elle repoussé ? « Ne suis-je pas capable et peut-être digne de vous suivre sans aucune barrière que notre volonté, de mener auprès de vous une existence de retranchements et de sacrifices, – une vie en Dieu ! une vie, Esther, je t’en supplie, d’où tout amour ne serait pas banni ? » Il dépeignit avec des sanglots cet amour pur dont il pressentait la merveille, comme une anticipation céleste. Esther n’en convoiterait-elle pas aussi la douceur permise ?

Jadis, après tant d’efforts pénibles contre elle-même et ses faiblesses condamnées, Esther, cruellement, avait poussé un cri de joie, de délivrance, croyant s’apercevoir qu’elle n’aimait pas, qu’elle n’avait jamais aimé !

Était-ce erreur ? ou bien mensonge courageux pour se persuader que l’irrévocable a tout consacré, et qu’elle ne craint plus ni sa propre défaillance, ni la jalousie d’un maître exigeant ? Elle a aimé, aimé ! autant que nulle autre, et surtout celui-ci, sans péché, qui l’invite encore, et l’attend, et qui offre de se joindre à elle, de communier avec elle dans un amour plus haut, plus beau !...

Michel ouvrit ses deux bras ; Esther trembla du désir d’accepter l’abri offert, le soutien fraternel. Mais suivant l’ordre d’un tyran divin, elle préféra d’abord de n’y voir qu’un ressouvenir, une survivance chez un amant épris, du temps de la beauté assassinée, du temps des regards merveilleux. Elle s’imposa d’attendre qu’il l’examinât mieux.

Une déchirure dans un rideau de feuillages ménageait un chemin étroit aux dernières lueurs du couchant qui frappaient, clouaient au bois rude, comme un hibou en croix, le masque immobile. Immobile dans tous ses traits couturés. Lancelot ne devina pas que les larmes refusées à ces yeux brûlés noyaient le cœur d’Esther ; il crut lire la marque d’une sécheresse, d’un détachement, dont la rigueur l’accabla. À peine reconquis à la volonté divine, il faillit connaître un moment nouveau de révolte. Son amour pour Esther lui paraissait, même il en était sûr, sans aucun péché. Avait-il mérité un châtiment pareil ? La voix, impassible comme le visage, le congédia comme lui : « Adieu, disait-elle, ne nous revoyons plus en ce monde. » Les émotions les plus violentes trouvaient leur mort sur les lèvres d’Esther et sur sa face.

Elle dit encore, sans un geste vers lui, ni qui l’attirât à elle, et comme un écho d’une âme lointaine : « Nous prierons. »

Il apprécia la promesse et l’espérance inhumaines que contenait ce « nous » ; il eut le courage d’y souscrire. Il acquiesça, en inclinant sa tête. Alors seulement elle s’approcha de lui. Il l’imita qui portait la main à son front, ensuite à sa poitrine... Ils signèrent ainsi leur douloureux accord.

Ensuite... ensuite et quand les pas de Michel furent devenus imperceptibles sur la route sèche, elle continua de les guetter et de les entendre. Impossible qu’ils s’éloignent à jamais ! Assurément Michel est lié comme elle ; il va revenir, elle le verra. Elle l’appela silencieusement, d’un cœur si contracté, si violent, d’un tel souffrant désir, qu’elle en crut mourir, et l’espéra puisqu’elle percevait le bruit des feuilles froissées dans le vent, et nul autre. Sa gorge desserrée proféra des cris auxquels deux chiens égarés dans les bois répondirent. Elle commença de marcher autour de sa chambre. Point d’issue désormais ; elle avait scellé les derniers barreaux. La misérable mourrait dans cette cage. Elle tourna ainsi longuement, parfois frappa avec son poing les murs.

À la fin, épuisée elle s’abattit, et s’enfonça dans un sommeil troublé de rêves et de sanglots.

Un chant d’oiseau puéril et frais la réveilla et l’hommage de la forêt pénétrée de soleil, amie des bêtes et des hommes qui l’ont quittée, bruissante et douce.

Esther relevée prit dans sa hutte le miroir et renouvelant l’épreuve imposée chaque jour, elle aima, en vérité, cette sainte aima ! ces traits hideux et protecteurs qui n’étaient plus aptes à exprimer la joie ni la douleur. Elle se sentit forte après ce renoncement, – volontaire puisque Dieu lui avait accordé cette faveur d’être encore une fois tentée, prête et résolue devant elle ne savait quelle haute destinée. Elle en connut les approches.

 

Elle osa exiger du Bien-Aimé un don encore : « En échange de votre amour, j’accepte mon Seigneur, et je demande, l’abandon, le mépris de tous ! »

 

 

 

II

 

 

L’abbé Naudot, un peu confus et inquiet, prit congé de son évêque, en regrettant presque ce qu’il avait osé. Sa confiante prédilection pour Esther le quitta quand il eut franchi le seuil du palais épiscopal. Il se repentait d’avoir suivi le penchant d’un caractère trop vif, parlé au-delà de sa pensée ; et même de son sentiment. Il se promit plus de rigueur contre les objets de sa sensibilité, contre lui-même.

Mme Brunet apporta une forte diversion aux soucis du bon prêtre. Tout d’une haleine, bouleversée par une émotion tragique qu’accompagnait un singulier plaisir :

« Monsieur le curé sait-il qu’on a trouvé un homme assassiné, et volé, à la Croix Mauvert, à mi-chemin entre la hutte d’Esther Manas et la maison des Esnault ?... un homme distingué, même élégant, dépouillé de sa montre, de son argent et de tous ses papiers ? »

– « Que dit-on, dans le pays ? »

Et Mme Brunet embarrassée : « Des bêtises, naturellement, et bien des méchancetés ! »

– « Excellente occasion, Madame Brunet, de vous montrer prudente et charitable. »

Mr Naudot se rendit au lieu indiqué, où les habitants du village qui n’étaient pas retenus par les travaux de la journée finissante étaient assemblés. Le mari de Dorée, au retour d’une de ses tournées, ayant découvert le cadavre exsangue, un coup de couteau dans le dos, un autre dans la gorge, avait téléphoné à Tournan d’où un brigadier et deux gendarmes étaient accourus. Ils avaient établi une ligne de protection, avec l’aide du forestier qui fit place au curé ; il semblait qu’Esnault eut hâte de lui faire partager ses soupçons. Il lui exposa ce qu’on savait du court passage de l’étranger, de son séjour à l’auberge où il avait pris de la monnaie, changé un gros billet pour payer sa voiture ; ensuite il était parti à pied, sur les indications de Justin Clerc... Le garde ne se retenait pas assez de diriger vers Justin des regards irrités. L’abbé le lui fit observer... Justin s’en apercevrait ; il fallait se méfier, en d’aussi graves circonstances, des opinions prématurées.

Le juge, arrivé presque aussitôt, commença de réunir les éléments d’une enquête. On supposa que le Parisien était entré chez les Esnault pour demander sa route. Au « Café des Anglais » on lui avait désigné leur maison comme repère...

Dorée, trop délicate pour s’être mêlée à la foule des curieux, fut mandée pourtant sur les lieux. Elle reconnut formellement le voyageur à qui elle avait montré le chemin de la hutte d’Esther Manas. Elle avait été surprise d’une telle visite et inexplicablement troublée. Incapable de saigner elle-même un poulet, elle défaillit devant le mort, la gorge ouverte.

Esnault qui n’avait que trop prévu cela, dit-il, l’emmena chez elle, et puis revint, juste à temps pour assister à l’interrogatoire d’Esther qui, par ses réponses simples et précises, apporta toute la lumière possible sur la personnalité de la victime, sur son passé, les raisons de sa visite à Chesnes : « Je le reconnais. Il s’appelle Michel Lancelot. Il avait voulu de moi, et même offert de m’épouser. » Répondant à un étonnement chez le juge dont elle comprenait les causes : « Autrefois, avant que je fusse devenue laide », et à une question : « Il venait d’apprendre l’accident qui m’a défigurée ; il a voulu me revoir, parce qu’il croyait m’aimer encore. »

La froideur d’Esther comparée à la touchante sensibilité de Mme Esnault impressionna défavorablement. D’ailleurs aucune des questions posées ce jour-là, à elle et à d’autres, n’éclaira sur les causes du crime et sur son auteur. Il restait cependant que Michel Lancelot avait été entièrement dépouillé par son meurtrier. L’aubergiste déclara qu’il avait remarqué plusieurs billets de mille francs dans le portefeuille ouvert devant lui et d’autres consommateurs, parmi lesquels Justin Clerc qui avait indiqué sa route au voyageur.

 

*

*    *

 

Esnault attendait, dans une agitation que Dorée remarqua, le jour prévu pour payer une traite dont tout le monde à Chesnes connaissait l’échéance. Aucun des deux, malgré son désir d’échapper à des doutes pesants, n’avait osé devancer l’heure. Quand la jeune femme, avec simplicité, remit les cinq billets qu’elle avait été prendre à la place habituelle, dans le petit tiroir, derrière la pile de linge, elle crut lire de l’effroi sur le visage de son mari, au lieu de la satisfaction, de l’apaisement qu’elle prévoyait. Elle se sentit percée par un soupçon aigu et elle manqua de s’évanouir, comme devant le cadavre de Lancelot.

Tandis qu’Esnault s’éloignait pour porter la somme chez le notaire de Tournan, elle resta seule (René était, depuis quelques temps, pensionnaire au petit séminaire de Meaux) et s’abandonna à son désespoir parce que Justin Clerc n’était pas revenu. Pourtant elle éprouva à peine de la joie quand, un moment après, il entra.

Il regardait autour de lui, semblait pressé.

« Rends-moi ce que tu m’as pris. » Et comme elle, très pâle, semblait comprendre : « Pourquoi me l’as-tu pris ? »

– « C’est toi, toi Justin, qui me l’as montré, – et tu sais bien que tu l’as oublié exprès. »

– « Tu es folle ! »

Il marcha vers elle, avec un air si terrible de menace qu’elle leva le coude pour parer le coup. Le couteau qu’elle venait de lui rendre était dans la main de son amant... Il se contint, et haussa les épaules : « De quoi as-tu peur ? L’homme qui a passé ici, nous ne le connaissions pas. Il n’en est pas de même de l’Italienne qui avoue des histoires avec lui. Le juge cherche de ce côté-là ; il ne peut manquer de trouver... On s’arrangera pour l’aider. Je ne suis pas un lâcheur, moi. Un bon garçon, au contraire. »

– « Je te remercie ; et s’il le fallait, je te promets, je te promets de m’accuser ! »

– « Toi aussi, parbleu ! tu es une bonne fille ! » Il la prit dans ses bras, la caressa, tâchant à ne pas lui paraître trop distrait ; Dorée fermait les yeux, près enfin d’oublier un instant l’horrible cauchemar. Mais il ne put se retenir : « Alors Esnault est parti avec son argent... Il ne s’est aperçu de rien ? »

Dorée, pensive, répéta : « De rien. »

– « C’est le principal. C’est même tout ce qui nous regarde. Je ne sais pas pourquoi nous parlons d’autre chose... Pas nos affaires. C’est que le pays est petit ; on s’ennuie ; alors on jase. Adieu, Dorée ! »

– « Non, ne pars pas ! » Angoissée, avec plus d’amour encore que de terreur, elle s’attachait à lui : « Ne pars pas Justin ! Tu ne peux pas partir comme ça, après ce que j’ai fait pour toi ! »

– « Quoi ? quoi ! » Il l’avait repoussée violemment. « Qu’est-ce que tu dis ? »

Elle défendait son bien, le seul qui importait encore à cette folle énamourée : « Pour toi, pour moi ! qu’importe ? enfin pour te garder. Ça ne peut pas te déplaire, et ça ne concerne que moi. » Satisfait de cette espèce d’engagement, il s’apaisait prudemment : « J’ai, écoute-moi, Justin, j’ai encore de l’argent. »

– « Ah !... » Il s’était arrêté avec un sourire ignoble.

– « Et les bijoux... »

D’un coup brutal de son coude dans la poitrine, il faillit la jeter à terre : « Ah ! non, par exemple ! Je n’ai pas besoin ! tout le monde sait que je gagne gros, aux Halles ! que je n’ai pas besoin d’argent ; tu entends, tout le monde le sait. Et je te défie de prouver le contraire ! »

– « Moi, moi ! Tu crois que moi... »

– « Je ne crois rien ! et je n’ai rien à craindre de toi, ni de personne. »

– « Tu reviendras ? »

– « Bien sûr ! On n’a pas intérêt à être brouillés. »

La malheureuse découvrit encore de quoi se rassurer dans cette promesse qu’il avait faite en s’éloignant. Mais la porte se rouvrit, derrière laquelle elle demeurait pensive ; le gars était encore là ; il demandait du feu pour sa cigarette. Elle s’empressa ; alors, d’un coin des lèvres, tandis qu’il tirait et chassait la fumée et que la flamme de l’allumette animait son museau de bête rusée : « Les bijoux... il faudra voir. Cache-les bien, toujours. » Enfin : « Adieu, la gosse ! » Il tapota la joue de Dorée, étourdie de plaisir, – et sortit d’un pas vif.

 

 

 

III

 

 

Deux semaines s’écoulèrent avant que progressât l’instruction de l’affaire de Chesnes-en-Brie dont on parlait, naturellement, dans les journaux. Une perquisition, le lendemain du crime, chez Esther, n’avait pas donné de résultat. Il ne paraissait pas que la misérable eût eu aucun intérêt à supprimer cet homme qui l’avait connue et aimée, mais son impassibilité cynique devant le cadavre continuait de valoir contre elle. On soupçonnait un chemineau convaincu d’autres méfaits, incendies de meules, vols de poules. Esther trouvait des défenseurs chez les ennemis du garde Esnault, des braconniers, ou des femmes du village jalouses de Dorée...

Cependant Esther vivait dans une solitude chaque jour plus complète. René était venu d’abord, de sa pension, la visiter chaque dimanche. À présent sa mère l’en détournait, le maintenait auprès d’elle, avec une jalouse affection soudainement éveillée. Rarement il parvenait à s’échapper, déconcerté d’ailleurs par un visage impassible dont il ne voyait plus la laideur, mais où il avait désappris de lire la plus émouvante sensibilité. Sauf pour la messe matinale, Esther ne s’éloignait pas de sa hutte de branchages, à moins que le juge ne la convoquât. Elle lui répétait toujours les mêmes choses et ensuite n’y pensait plus. Sa ferveur redoublée la portait à la prière, à des mortifications au profit de l’âme de Michel Lancelot. Elle se souvenait du long temps depuis qu’il avait commencé de veiller sur elle, avec une prudence, qui l’avait d’abord étonnée, irritée même, et qui révélait une tendresse si profonde que des larmes de reconnaissance qui ne pouvaient jaillir lui brûlaient les yeux ce soir-là... un soir d’été dont la caresse sans périls la pénétrait. La source comprimée bouillonnait en elle pourvu qu’elle se souvînt de ce qu’elle avait dû à l’exemple de son courage et de sa foi. Tant de douceur, tant de ferme bonté ! Michel au nom d’archange ; c’est vous, qu’elle devinait auprès de Dieu, vous qu’elle implorait pour le salut de son meurtrier.

Elle était assise sur le talus du grand chemin qui traçait une clairière dans la forêt et dans la nuit.

Elle pensa que rien ne la retenait plus de désirer le jour du jugement et de la chair ressuscitée. Alors, elle irait vers Michel, selon la clémence de Dieu, plus belle que l’ancienne Esther : « Me voici, cher époux, aimons-nous dans l’éternité... » Humaine, trop humaine encore ! Elle secoua la tête et son âme sans visage sourit, plus hautement possédée...

Sur la route, feux rapides des phares, phosphore des vers dans l’herbe, et dans le ciel minces scintillements. Rien ne brillait, à cette heure, car une autre lumière éblouissait les regards d’Esther, un autre amour dépassait, emportait...

Rentrant dans l’unique pièce de son pauvre gîte, elle fut arrêtée d’abord par un mouvement dans les ténèbres, d’un être vivant qui se figea, terrifié sans doute par sa venue. Les yeux accoutumés d’Esther découvrirent Dorée ! Dorée agenouillée près de la paillasse de feuilles séchées de l’ermite. À terre, auprès d’elle, un couteau, un portefeuille, les bijoux dérobés à Michel Lancelot, Esther reconnut tout cela.

Dorée confessa tout : « Vous ne pouvez savoir où l’amour conduit une malheureuse ! » Ces objets, elle venait de les retirer de la cachette, sous le lit d’Esther, où d’autres mains que les siennes les avait enfouis, d’autres mains, après tout, moins coupables.

« Ainsi, c’est vous, Dorée, c’est vous ! »

Elle inclina seulement le front. Avant la criminelle, Esther vit devant elle, à n’en pouvoir douter, la pécheresse repentante. L’idée vile de la vengeance est la dénaturation du sens divin de la justice ; tout se compense. Dans la meurtrière de celui qu’elle avait sur tous chéri, le dernier, et du plus pur élan, Esther mesura la puissance de rachat qu’offraient ses remords, et la présence ici dont elle comprenait la courageuse intention. Elle avait tout deviné, même avant d’écouter l’aveu confessé d’une voix que la honte étouffait. L’arme qu’un autre a mis dans ses doigts, c’est elle qui l’a brandie, c’est elle qui a frappé deux fois, par amour, par exécrable amour !

Les deux femmes se turent longuement avant qu’enfin Dorée eût commencé de ramasser dans sa jupe le couteau et le reste. Elle n’avait pu consentir à ce nouveau crime et voici qu’elle trahissait son complice, inventeur d’une telle ruse pour détourner de leur tête la méfiance du juge, qu’il sentait naître et grandir. On s’était renseigné aux Halles sur l’état variable de ses affaires.

Dorée ne tient pas à l’existence, puisque Justin la hait et qu’il la craint ; elle aussi maintenant le déteste, – ou le croit. Esnault se détache d’elle et la soupçonne obscurément. Elle est venue pour reprendre les pièces accusatrices, en faire elle ne sait quoi encore... les porter aux gendarmes, tout avouer pourvu qu’Esther l’exige.

Esther la retient : « Remettez cela où vous l’avez pris. »

– « Attendez ! je n’ai pas encore tout dit. On va venir. On vous a dénoncée. Oh ! pas moi ; je vous jure que ce n’est pas moi ! que je ne voulais pas. Si on trouve ceci à la place d’où je l’ai retiré, on vous accusera du meurtre que vous n’avez pas commis. »

– « Qui viendra l’y chercher ? »

Dorée connut avec certitude que l’âme d’Esther, à un point merveilleux d’illumination, inscrivait sur la plaie de sa face un sourire. Elle trembla devant ce miracle qui lui parut insupportable ; elle saisit le bras de la sorcière ou de la sainte ! elle ne savait plus, et cria : « Le juge, le juge ! Je vous répète qu’on vous a dénoncée. Il trouvera ici la preuve ! »

Esther la releva qui s’était prosternée devant elle, offrant la détresse de son joli visage, ses lignes défaites ou tordues par le remords, l’extrême lassitude, par une ardeur désespérée, le désir d’en finir, d’expier, et aussi par la peur. « Écoutez-moi avec calme. Nous allons, à nous deux, réparer l’offense faite à Dieu. À nous deux. Je conserve seulement le droit de choisir les parts. »

Un espoir luirait donc au bout de la route honteuse... Dorée attendit. Un espoir... !

« Notre Seigneur Jésus-Christ a dit : “Celui qui veut sauver sa vie, perd sa vie.” Vous êtes venue ici, tout au contraire, pour perdre votre vie. Ainsi vous serez sauvée. Seulement, il faut jurer... jurez de m’obéir en toutes choses. »

Et comme elle attendait, Dorée, presque sans pensée, balbutia : « Je le jure. »

– « Voyez, c’est moi-même qui soulève le matelas ; ce n’est pas vous, ni aucun autre que moi. Là-dessous tout sera caché, tout ce qui représente votre péché. À présent, vous allez partir, Dorée, et ne plus jamais revenir. » Les yeux devenus secs et brûlants de Dorée interrogeaient ; l’Italienne poursuivit : « Avant que vous me quittiez, je vous ordonne seulement de vous taire, quoi qu’il arrive. »

– « Je ne peux pas, je ne pourrai pas vous obéir... » Elle commençait de comprendre.

– « Fous le ferez, à cause d’Esnault qui est un honnête homme, qui subirait un châtiment immérité. Dorée épouvantée secouait la tête. « À cause de René que Dieu a guéri. »

Alors la mère sanglota : « C’est vous, c’est vous qui l’avez guéri ! »

– « Croyez, si vous le voulez, cette folie qui me donne le droit de le sauver. »

– « Mais vous serez arrêtée, condamnée à la guillotine ou au bagne ! Comment voulez-vous ?... Comment supporterais-je... »

Esther passa sa main avec une tendresse maternelle sur le front de la suppliante. Elle bénit le ciel qui raviva cette âme par les chemins de sa faute elle-même. « Ce sera votre expiation de savoir, jusqu’à votre dernier jour, qu’une autre a payé pour vous. »

Dorée, sans parole, tremblait.

« Si c’est moi qu’on accuse, qu’on condamne, il en adviendra le moindre mal possible... » Esther ne la délia pas du serment, qu’elle resserra au contraire : « Silence, Dorée, silence ! et jusqu’à votre mort. »

Elle la poussa jusqu’à sa porte, et hors...

Puis, elle eut peur. Peur de ce qu’elle prévoyait, qui allait venir, qu’elle avait voulu, qu’elle convoitait encore : La souffrance enfin ! (il lui semblait qu’elle n’eut encore rien enduré) la honte qui mortifierait la courtisane adulée, les mépris.

Ceci peut encore lui être épargné. Il ne tiendrait qu’à elle. Enfouir ce portefeuille, ces bijoux, les jeter dans une mare profonde. Elle sait, elle voit laquelle... à quelle distance... Contre elle, pas d’autres preuves.

Elle ne le fera pas.

Si pourtant Dieu voulait, sans qu’elle commît cette faiblesse, épargner sa servante... Ainsi Jésus, au Jardin des Olives, suppliait son Père « d’écarter le calice » alors qu’il eût suffi sa volonté. Elle t’aime, Jésus, elle te le prouve enfin par la douleur aussi grande qu’un être humain la puisse volontairement supporter, et même envisager. Quel amour plus grand que celui-ci se sera jamais prouvé des deux parts ? Désormais toute entière à son maître divin, Esther renonce, et à jamais, à la douceur d’une sympathie.

On gratte à l’huis qu’elle a fermé d’une barre de bois.

« C’est moi, Dorée, ouvrez ! »

Une bouffée de chaleur heureuse. Le cœur d’Esther bat plus fort. Ainsi Dorée qui frappe une seconde fois, et pleure, et insiste, Dorée est revenue ! Elle n’a pas fui, serrant avarement contre elle le trésor de sa liberté, de son honneur, de l’honneur de son époux, du respect de son fils, contente de l’avoir offert et compromis, davantage de le garder ! elle n’a pas fui (dans une panique presque légitime) une défaillance de la victime volontaire. Elle est revenue pour protester contre sa part insuffisante d’expiation, avec une courageuse insistance, jusqu’à heurter une troisième fois... Et puis elle s’éloigne, emportant le souvenir de son serment, soumise à son obligation douteuse qu’imposaient les dernières paroles d’Esther : « Silence, Dorée, silence ! »

La solitude d’Esther en ce monde est définitive.

 

Pas une main tendue, pas un sourire, jamais plus.

Quand le juge, le lendemain, eut dirigé sa perquisition selon les avis anonymes de Justin Clerc qui assistait, parmi les autres villageois, et triomphait, l’air narquois, d’anciens copains dont il avait connu la prudente défection ; quand il eut interprété comme un aveu le mutisme de la « sorcière de Chesnes » et décidé son arrestation immédiate, le Calvaire se poursuivit. Les gendarmes escortèrent la malheureuse vers la prison de Meaux et d’abord à travers la Grand-Rue du village. Devant le presbytère, Mme Brunet animait de son zèle véhément d’autres commères : la coquine expierait justement ses maléfices, et d’avoir, par ses ruses diaboliques, causé l’erreur d’une personne aussi pieuse...

Dorée n’était pas là.

Esther pensa au Maître sous la huée de Jérusalem ! Les nations sauvées par son sang l’aidaient à porter sa Croix. La richesse du remords au service de la foi, qu’elle comprit, la fortifia. Elle pria pour que devinssent salutaires le silence de Dorée et le crime de Mad. La faute de ces deux-ci, puisqu’elle l’a inspirée, elle l’ajoutera au faix pesant des siennes.

Devant l’église, l’abbé Naudot lui-même, navré de son imprudence, prévoyant la sévérité de son évêque, se détourna sans bénir... Le bon prêtre devait se souvenir longtemps du regard fixé sur lui, et dont, à cause du visage brûlé, il ne perçut pas la supplication en cette première heure de l’agonie douloureuse... Interminable !

 

Notre dessein n’est point d’en suivre les péripéties, pour la plupart connues de nos lecteurs. « L’affaire de Chesnes-en-Brie », ceux qui l’auraient oubliée, en retrouveront dans la « Gazette des tribunaux » les développements assez simples.

La personnalité de l’accusée retint un moment la curiosité, puis ce fut son silence sur les motifs de son crime qui semblait prouvé, sur le mystère de sa laideur, inattendue des spectateurs du Théâtre des Champs-Élysées.

La venue de Mad, sans révéler entièrement la vérité, eût éveillé la sympathie des juges. Qui sait si l’accusée n’eût pas bénéficié d’un doute ? Elle se reprochait la lâcheté de cet espoir. Elle accepta dans la paix que Mad non avertie, ou morte, ou bien ingrate ne vînt pas !

À l’instruction, pas plus qu’au tribunal, on n’obtint une parole d’elle sur ces sujets, ni après le prononcé du jugement qui ne parut troubler en rien son insensibilité insupportable.

 

Condamnée à la peine de mort, commuée comme l’usage s’en établit pour les femmes depuis plusieurs années, en une détention perpétuelle dans une maison de force, elle fut dirigée sur Rennes.

 

 

 

IV

 

 

Cahotée dans la voiture cellulaire et sur un banc de bois où s’étaient assis tant de misérables, Esther eût souhaité de prolonger ce voyage où chaque pas et chaque tour de roue consommaient un adieu. Assurément pour la dernière fois, elle écouta des rires de fillettes jouant à la marelle.

Une porte s’ouvrit et se referma sur la prisonnière chétive, réduite par la lassitude, la honte, et une peine inconsolable, le corps atteint plus que l’âme illuminée, pourtant soumise à l’angoisse la plus humaine.

Elle n’avait pas questionné ses gardiens sur son sort prochain, son sort immuable désormais. La cellule, épouvante des condamnés les plus endurcis parce que sa solitude anticipe sur leur tombeau, elle l’attendait comme un refuge où la haine injuste des hommes la négligerait enfin, et où le Bien-Aimé, peut-être, l’eût visitée.

Abolie par une règle récente !

Dérisoire douceur de la vie commune dans des pièces vastes et aérées, du travail soigneux et intelligent ; régime absurdement identique pour toutes sortes de crimes et de délits, où spécialement des filles infanticides aux yeux de bêtes faibles, traquées, sont mêlées aux matrones hideuses dont les conseils et les pratiques les ont conduites ici !

Un préau circulaire, autour d’une vaste cour-jardin coupée en triangles herbus par des allées pareilles aux rayons d’une roue, rappelait cruellement à la pauvre aventureuse les cloîtres jadis admirés dans ses beaux voyages. Des divisions parquent les condamnées en files muettes suivant leur catégorie. Selon que le fichu est violet et bleu, ou rouge, à carreaux bleus et blancs, la surveillante reconnaît celles qui sont attachées aux divers ateliers, aux services de la propreté, à celui des malades : un linge blanc désigne les prévotes. Les bonnets uniformes, les pas muets, le silence étendu sur près de cinq cents pécheresses, offrent le simulacre d’une maison conventuelle.

Tout de suite introduite dans l’existence des prisonnières, sans méchanceté, sans bienveillance, avec la pire indifférence, Esther, loin de l’accoutumance où s’engourdissent après peu de semaines les femmes de ce logis de pénitence, devait continuer de souffrir.

Une surveillante principale, non pas impitoyable, juste, obligée par son devoir à craindre et à mesurer les effets de sa bonté, combattit dès la première heure son antipathie pour la criminelle étrangère.

Pendant deux fois une demi-heure, après la soupe ou « la pitance », à, midi et le soir, pendant la triste promenade, Esther s’entendait insulter à voix basse par ses compagnes. Pourquoi ces infortunées grimacent-elles, crachent-elles sur ses vêtements, augmentent-elles dans les rangs une distance qui l’isole ? Au dortoir où, à chaque dixième dormeuse, une prévote sur un lit haussé de deux pouces au-dessus des autres, ne parvient pas à assurer l’ordre et la décence que vainement surveille de sa chambre haute, par un judas perpétuellement ouvert, une gardienne vigilante, pourquoi Esther subit-elle des affronts et des taquineries méchantes ?

Il lui manque ce qui orne et défend les plus disgraciées, l’arme pour la ruse ou pour l’innocence, le sourire qui est le chemin des cœurs. Cette porte de l’amour et de la pitié est refermée sur elle à tout jamais. L’étrange disgrâce de l’Italienne inquiète et repousse. Il est plaisant de se venger sur cette doublement muette, des juges, du règlement, de la contrainte, du mal qu’on a subi, de celui qu’on a commis.

 

Sa ponctualité, sa soumission ne désarmaient point, elles n’étaient pas même reconnues, à cause des tours sournois de ses ennemies qui lui attirèrent des punitions injustes. Alors elle cherchait dans sa mémoire, parmi ses amis d’autrefois, le plus humble. Elle se souvenait du moujik Ivan Isséï, de son dévouement, de sa plainte mélodieuse : « Volga ! la nappe de ton fleuve, n’inonde pas si bien la plaine que l’onde noire et que la peine... »

L’aumônier l’écoutait, à son tour de confession. Que lui eût-elle dit ? La tentation était de chercher un secours auprès de lui. Elle espéra, et demanda à Dieu cette douceur, non point à lui, puisqu’elle avait un jour souhaité le mépris des hommes. Vraiment elle était trop comblée !

Les stigmatisés se réjouissent de la douleur de leurs quatre membres et de leur côté ; elle a préféré d’imiter un autre moment de la Passion, plus cruel que la Croix même : la tristesse des Oliviers, la trahison de Judas, le reniement de Pierre, la solitude pendant l’atroce cheminement, l’abandon millénaire que Jésus prévoyait, des tièdes, pire que l’insulte des impies.

Nul ne marquait de commisération pour son corps exténué et parfois défaillant. Point de pâleur en effet sur ce visage sanglant, et point de maladie formellement inscrite sur aucun des organes jadis robustes et sains ; seulement de la faiblesse que l’accoutumance guérirait. Même on soupçonnait de la simulation.

Au parloir, jamais personne ne l’appela ; cet abandon, autour d’elle augmentait le mépris.

Et cela dura sans changements que d’une robe de cotonnade en été, en hiver d’un vêtement de droguet, cela dura sans que la « bienheureuse » osât demander à son amant divin la mort tant désirée.

Dans ce désir encore, rien que de parfait, et même l’atténuait le regret qu’elle eût éprouvé de n’avoir pas expié davantage, mérité mieux l’approche des noces mystiques.

Sa taille cependant se courba. Il lui plut, tombant sur ses genoux, d’en sentir la blessure, et de se relever, de marcher, de buter encore. Indigne, pensait-elle, du nom de servante du Christ, elle se contenta, de n’être, cheminant avec Lui, que sa bête fourbue.

 

 

 

V

 

 

Lettre de l’abbé Naudot, à Mgr l’Évêque de Meaux :

 

          Monseigneur,

 

Je vous prie d’excuser le trouble qui ne pourra manquer de transparaître dans cette lettre, écrite sous le coup de la plus puissante émotion de ma vie. Votre Grandeur se souvient-elle des motifs qui l’avaient engagé à me retirer de la cure de Chesnes-en-Brie où j’espérais finir mes jours ? Je m’accuse ici de n’avoir pas accueilli cette mesure que dicta votre conscience, avec toute la patience qui était le devoir d’un humble desservant, et dont je viens de recevoir un incomparable exemple !... Il s’agissait de cette malheureuse, tout à coup taxée de sorcellerie, un moment de sainteté, ce qui est plus grave ! enfin convaincue d’avoir accompli un assassinat... Monseigneur, cette personne que j’ai défendue devant vous, avec une ardeur que les faits devaient bientôt condamner, me paraît être une sainte véritable ; et si je viens vous parler d’elle, vous prier de réviser avec moi, sinon les jugements des hommes, le nôtre, croyez bien que je n’en prétends tirer aucune satisfaction, aucun avantage d’amour-propre. Nous recevons d’elle de si hauts enseignements, si généreux et si tendres ! Et comment aurions-nous deviné la merveille de la plus secrète des âmes, vous Monseigneur, à travers les rapports dérisoires qu’on vous avait adressés, moi, tout obscurci de matière, incapable d’une telle découverte, ne la méritant pas ? Il a fallu le grossier témoignage de l’évidence, une confession in articulo mortis, et que je fusse délié du secret envers vous seul. Mais voici :

Peut-être que Votre Grandeur n’a pas oublié la femme de mon chantre Esnault, à Chesnes-en-Brie... Mme Esnault est la mère du jeune René qui fut malade et bossu, aujourd’hui parfaitement droit et sain. Élève exemplaire de votre petit séminaire, il promet de devenir une bonne recrue pour la phalange diocésaine. Se sentant près de mourir, Mme Esnault a exprimé à mon successeur le désir de me voir. J’eus bientôt fait la dizaine de kilomètres qui séparent de Chesnes ma nouvelle cure, et j’arrivai à temps pour recevoir la confession de l’agonisante, parfaitement lucide. Elle s’accusa de l’assassinat de Michel Lancelot, cet ingénieur parisien qui fut trouvé poignardé à la Croix-Mauvert. Elle avait su, par son amant, qu’il portait sur lui une somme assez forte, suffisant à cacher les dilapidations qu’elle avait commises au profit du mauvais drôle qui l’avait affolée, conseillée. Le meurtre accompli avec un couteau que lui-même avait placé dans ses mains, il avait caché les pièces compromettantes sous la paillasse d’Esther Manas. Ma pénitente rappelée par ses remords les aurait retirées de là si Esther ne l’eût surprise, et avec un héroïsme dont les hagiographes eux-mêmes nous proposent rarement d’aussi beaux traits, elle la contraignit, lui fit jurer, pour sauver l’honneur de son mari et de son enfant innocents, de garder le silence jusqu’à son dernier jour. Sur le point de mourir, la criminelle s’était crue déliée. Maintenant qu’elle n’est plus, moi seul, et vous, autorisés par elle, nous connaissons l’injustice commise et l’incomparable vertu de la victime volontaire. Vous devinez dans quel émoi ceci me plonge. Je ne puis plus songer qu’à cette âme inouïe. Je ne doute pas qu’elle ait servi d’intermédiaire entre Dieu et l’infirme René Esnault guéri miraculeusement ; il n’a jamais hésité dans cette certitude.

À cette époque, en contact fréquent au confessionnal avec une conscience trop parfaite pour ne pas ignorer elle-même son prix, j’avais perçu des lueurs, commencé d’entrevoir un miracle d’amour ! ce qu’aujourd’hui, je vois, je sais dans les moindres détails, trop tard, avec évidence. Je ne suis qu’un pauvre homme, indigne du ministère que j’exerce. Ah ! Monseigneur, il faudrait être des enfants. Tout, du passé de cette Juive que les tribunaux ont étalé, ses aventures, ses amants, ses basses origines, ses liaisons avec des hommes illustres, puissants ou riches, son séjour en Russie bolcheviste, sa conversion, tout s’éclaire à la lumière du Christ, de mieux en mieux, jusqu’à l’éblouissement que me cause un acte enfin compris, prodigieux, d’où le surnaturel rayonne et déborde. Cette femme fut belle, au tribunal tous l’ont dit, merveilleusement. J’ai tâché de me renseigner sur l’accident de sa défiguration (on n’y avait pas insisté « étranger aux faits de la cause » ; j’en ai connu, la Providence aidant, les circonstances principales. Des religieuses lazaristes, proches de la cité Jeanne d’Arc à Paris, où demeura Esther Manas, pourront révéler à Votre Grandeur comment elles-mêmes les ont apprises. Ce fut un incroyable sacrifice, un don volontaire à l’amour divin dont toutes les autres amours, dans cette vie étonnante, n’étaient que la recherche et la forme symbolique. Esther n’a jamais cessé de chercher Dieu. Votre Grandeur trouvera-t-elle encore que je m’aventure ? toutes les amours d’Esther m’apparaissent méritoires et dès le premier pour un misérable infirme (j’ai encore appris cela) dont elle avait préféré la misère et l’infirmité ; elles dénoncent selon moi une prédestination. « Jésus, jadis, alla chez les gentils... » Il choisit ses élus où il veut. Ainsi avait-Il dès longtemps marqué cette non-baptisée...

 

À cette lettre une autre succéda, pressante, où l’abbé soumettait ses projets avec une ardeur impatiente.

Enfin la réponse :

 

          Monsieur le Curé,

 

Une fois encore, je vous recommande la prudence ; au besoin je vous la commande. J’admets la sincérité des suprêmes déclarations de Madame Esnault ; je plains et j’admire le courage généreux de l’innocente. Pourtant je n’en démêle pas aussi clairement que vous les motifs ; et je ne considère pas sans inquiétudes vos jugements rapides, et hasardeux. La sainteté ! la prédestination !... Songez que pour Marie de Magdala, aucun hagiographe n’a osé écrire, et penser, et pour nulle autre que je sache ! que les erreurs et les fautes qui précédèrent sa conversion eussent été méritoires, qu’avoir eu des amants, mené une vie dissolue, fussent, puissent être portés à l’actif de l’avancement spirituel.

Pourtant, Monsieur le Curé, je reconnais que je me suis trompé... Peut-être que le Saint-Esprit a refusé de m’éclairer pour retenir mon zèle d’intervenir dans ses desseins.

Il se peut que vous ayez raison quand vous dites que N.-S. J.-C. choisit les âmes où Il veut. Mais aussi Il les manifeste comme Il lui plaît, s’Il lui plaît. Il a ses amantes secrètes. Vous inclinez à croire que celle-ci doit être une de ses préférées... La publication d’un tel mystère est inopportune. Elle est impossible, pour beaucoup de raisons évidentes.

J’approuve cependant le projet que vous avez formé, que vous me soumettez, de vous rendre à la prison de Rennes, de visiter la condamnée, de l’informer de la confession de Madame Esnault. Elle jugera si les aveux et la mort de la criminelle doivent modifier son attitude, la délier du silence où elle s’est héroïquement confinée...

 

 

 

VI

 

 

Dès son arrivée à Rennes, Mr Naudot courut à la prison avec une hâte pieuse, son bon cœur louant Dieu et chantant des cantiques. Il imaginait la joie qu’il portait à cette abandonnée volontaire ; il venait en témoin de la vérité. Il souleva le marteau. En l’absence du directeur, on refusa de recevoir l’abbé qui ne s’était muni d’aucune recommandation. D’ailleurs la condamnée Esther Manas était malade. Gravement ? Oui. La porte se referma sur cette réponse.

Il ne semblait pas admissible, puisque Dieu avait voulu que son prêtre possédât un tel secret, qu’il le laissât périr avec lui. Il décida de tout faire pour parvenir jusqu’à la prisonnière, peut-être moribonde. Il l’avait promis à Dorée Esnault, et son évêque l’encourageait.

Il s’informa de l’aumônier de la prison, l’abbé Monniot, une manière de saint plus pauvre et misérable que la dernière de ses ouailles qu’il servait, en bon chien du Maître, depuis trente ans.

Un voisin, dans la maison où il occupait deux pièces obscures, apprit à Mr Naudot que l’aumônier, après une visite matinale à l’hôpital, où l’avait fait appeler précisément la fille Manas, ne l’avait pas trouvée assez mal pour qu’il hésitât à s’éloigner, appelé par la maladie d’un des siens qui, sans doute, le retiendrait deux ou trois jours. Esther avait reçu les sacrements sur sa demande instante, mais on pensait qu’elle pourrait encore se rétablir, à tout le moins durer longtemps. Le médecin, chez qui Mr Naudot avait obtenu une part de ces renseignements, promit de parler au directeur de la prison dès sa rentrée imminente ; les règlements étaient sévères.

Le curé attendit impatiemment le retour de l’abbé Monniot qui lui parla d’Esther, « peu sympathique » (le docteur avait fait la même remarque). Était-elle innocente ?... « Jamais elle ne me l’a affirmé. Chez elle, point d’ouverture, de tendances à l’épanchement. »

L’abbé Naudot ne pouvait s’indigner sans en révéler le motif ; et lui-même ne se reprochait-il point, dans un récent passé, une sécheresse, une inintelligence pareilles ? Il déclara pourtant : « Elle est innocente, innocente ! »

– « Monsieur le Curé, je l’ignore. »

Cependant l’aumônier promit d’insister lui aussi auprès du directeur ; il espérait réussir.

Mr Naudot, obligé de repartir ce soir-là, errait, angoissé sur la petite place devant la maison de force, ou dans les rues sous les murs modernes, hauts et garnis de tours comme une antique forteresse. Il était triste, il croyait entendre les reproches mérités de son évêque, et ceux de la sagesse. Des faits s’opposaient à son enthousiasme. Esnault vit encore, et René... Esther ne laissera pas son œuvre inachevée. L’intervention de l’abbé est inutile, sinon troublante. Mais son cœur, aveuglément, le poussait vers la sainte ; il voulait, pasteur jadis inclairvoyant, demander l’égide et les prières de la prostituée pour la pureté de ses petites catéchisées...

Voici qu’il hésite. La pierre qu’il prétend soulever, volontairement la pénitente s’est étendue sous sa masse.

Quelle confusion le retient d’aborder deux êtres que consacre un mystérieux bonheur ? Deux êtres, c’est bien cela. Esther, peut-être, n’est pas seule !...

 

L’abbé Monniot survint. Il annonçait la mort d’Esther, sa mort étrange : « Elle a déliré, sans doute, pendant deux heures. »

– « Pourquoi : sans doute ? »

– « Elle a parlé d’un grand amour... Vous savez qu’on lui a prêté des aventures romanesques. »

– « Que disait-elle ? »

– « Je t’ai cherché, je t’ai trouvé, mon amour ! Tu as permis que je te trouve !... Elle tendait les bras. Et j’avoue que m’émeut le contraste de son affreux visage inexpressif et de sa voix, une voix pleine de passion. Oui, voici que cela m’émeut... »

– « Seulement maintenant ? »

Et l’aumônier pensif : « Maintenant seulement. »

– « Et maintenant vous devinez, Monsieur l’aumônier, vous comprenez que la sainte est aux côtés de Notre-Seigneur qu’elle aimait si bien ! »

– « Je ne puis que l’espérer, puisque je crois à sa miséricorde. Mais venez auprès d’elle... »

 

Rapport du Directeur de la Prison de Rennes, à M. X....

directeur des Services Pénitenciers à Paris.

 

Dossier n° 2B-51 concernant Esther Manas.

 

La fille Manas qui vient de décéder n’a laissé aucun doute dans notre esprit sur sa culpabilité. Celle-là, du moins, n’est pas la victime d’une erreur judiciaire. Elle a vécu quatre ans de réclusion, sans offrir l’exemple d’une conduite particulièrement exemplaire, sans donner aucun signe de repentir, sans protester non plus de son impossible innocence. Rarement une telle insensibilité. Elle feignait la piété, probablement pour obtenir la distraction des visites de l’aumônier. Monsieur Monniot, qui s’y prêtait naturellement, semble bien n’avoir pas été sa dupe et ne lui avoir guère témoigné de sympathie de son vivant, non plus que les surveillants des ateliers où elle a passé.

La fille Manas est morte assez rapidement, et une légende a tenté de se créer, que nous avons tout de suite arrêtée.

Tandis que j’étais à Paris où vous m’aviez fait l’honneur de me mander, Monsieur Naudot, curé du lieu où la prisonnière a commis son crime, est venu, trois jours avant le dénouement, sans lettre d’introduction. En mon absence on n’a pas forcé pour lui les prescriptions qui s’opposaient à cette visite. L’incohérence de la manifestation à laquelle cet abbé s’est livré, après le décès de la fille Manas, m’empêche de le regretter. Admis à son chevet, comme il en avait alors le droit, il s’est agenouillé avec beaucoup de soupirs et de larmes, et a juré hautement qu’elle avait subi une peine injuste. Questionné sur les preuves qu’il en possédait, il a opposé seulement la réponse prévue : « Un aveu en confession », suivie d’un mutisme complet sur le nom du coupable prétendu...

Nous avons, dès notre retour, constaté les effets, bien curieux au point de vue du neurologue, produits sur les simples par cette affirmation gratuite. Le personnel de l’hôpital qui n’avait éprouvé, du vivant d’Esther Manas, que des sentiments indifférents, voire hostiles, s’est pris à lui trouver de singuliers mérites, à lui attribuer des vertus ! Tout le bien, résultant de notre prudence peut-être, et des meilleures méthodes administratives, l’amélioration morale de quelques prisonnières, et jusqu’à des guérisons dont la soudaineté (!) n’avait d’abord frappé personne, tout cela devint l’effet d’on ne sait quel rayonnement surnaturel, émanant de « la sainte. »

D’ailleurs aucun désordre.

Nous n’avons pas cru devoir consentir à la demande du curé Naudot qui réclamait le corps. À défaut d’une revendication en bonne forme d’un membre de la famille, nous avons enseveli la condamnée, suivant les règlements, dans la fosse commune.

Veuillez agréer, Monsieur le Directeur...

 

 

 

Louis ARTUS, La chercheuse d’amour, 1947.

 

 

 



1 On appelle : Sœurs-de-Charité, en Russie soviétique, comme jadis sous l’empire des Tsars, les Dames de la Croix-Rouge.

2 Voir : La maison du Fou. Chap. III.

3 Je te salue, petite servante de Dieu, Marie.

4 Qui vous a dit ?... Comment savez-vous ?

5 Je ne mérite pas de porter ce nom.

6 Tu le porteras dans la gloire éternelle.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net