Gnôsis

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis ARTUS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

On découvrit Gnôsis sous un buisson de cytises et mêlé à de jeunes chevreaux. Une chèvre l’allaitait. Cet aimable tableau devait inspirer depuis lors tant de peintres, tant de sculpteurs, mais dégoûter tant d’écrivains, et Gnôsis lui-même, puisqu’il quitta allégrement le troupeau nourricier pour se mêler aux petits des hommes qui se reconnurent en cette ingratitude.

Quand il vivait encore parmi les boucs expérimentés, il riait de leurs avertissements concernant les approches de la pluie et d’autres météores tels que l’éruption des volcans et les tremblements de la terre, sur la direction de l’étable, sur le péril des nourritures... Inférieur à leur sagesse, il se montra pourtant fort au-dessus de ses nouveaux compagnons d’abord ravis de sa gentillesse et à qui plut surtout l’adresse de ses mains.

Il leur apprit des jeux cruels, à piper les oiseaux, à fabriquer, pour emprisonner des bêtes, des trappes et d’autres pièges, et des cages et des artifices utiles comme d’altérer le lait et les fromages frais au moyen d’un levain et, après qu’ils eurent pris le goût de cette pâte forte, de satisfaire la soif qu’elle suscitait en eux, par des boissons que des aromates rendaient brûlantes et périlleuses pour la raison.

Aux filles, contentées elles aussi par tant de plaisirs nouveaux, il avait enseigné la parure, à dégager un bras, la gorge ou un genou, et à atteindre ainsi plus sûrement le cœur par le chemin des sens.

D’abord, on ne se méfia pas de lui à cause de l’air aimable et riant de son visage, de son insouciance, aussi de sa soumission qui répondait aux remontrances des vieillards auxquelles il ne se dérobait que par boutades.

 

Il commença pourtant d’être suspect aux plus prudents et aux plus pieux. Ils craignaient pour leurs enfants le commerce de Gnôsis qui paraissait tout ignorer des vénérables usages ou qui affectait d’en mépriser la désuétude.

Dans ce temps, et un jour que les compagnons de ses jeux, irrités par une de ses malices ingénieuses, le poursuivaient pour l’en châtier, il leur échappa en bonds joyeux, à l’imitation de sa nourrice à la forte odeur.

Or, entre les rochers qu’il gravissait, dans sa course folle, au seuil d’un vallon vert qu’une source arrosait, il atteignit un ermitage dont l’hôte l’interrogea, tandis qu’il se penchait sur l’eau claire pour étancher sa soif et laver son visage brûlant.

Quand il se fut relevé, l’ermite admira ses formes harmonieuses, l’éclat de son regard où l’intelligence luisait, et l’ardeur préférable.

En souriant, l’enfant lui dit ses craintes modérées, les causes de sa fuite. Déjà, la rumeur montait de la petite troupe qui, dans le jeu de la poursuite, avait perdu le ressort et presque oublié le motif de la colère ; et comme tous avaient coutume de révérer le signe d’une croix que le saint homme étendit sur eux, ils se retirèrent à son ordre, et laissant Gnôsis avec lui.

Cependant qu’il accomplissait cet acte tutélaire, l’ermite caressant, d’une main d’abord distraite, le front en sueur du fugitif, avait rencontré, sous les boucles drues d’une chevelure de soie un peu laineuse et d’or, deux pointes que l’œil ne percevait pas encore, et reconnu à cette marque le fils d’une chèvre et d’un ancien dieu.

Si la foi en la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ et dans la sainteté de son Église, cette foi qui relève en même temps de la grâce et de la raison, avait illuminé à fout jamais la pensée de l’ermite et rythmé tous les actes de sa vie, il n’avait pas étudié tant de problèmes dont la solution devait appartenir au « Docteur Angélique », et notamment sur la prédestination. Il doutait déjà qu’il pût y avoir des âmes à l’avance damnées. Celle-ci lui sembla ornée d’un trop grand nombre des dons de l’Esprit-Saint pour qu’elle lui demeurât, plus qu’un seul instant, suspecte ; et c’est pourquoi il n’hésita pas à la proposer à l’amitié de ceux qui priaient avec lui dans cette solitude. Ils y consentirent sans défiance.

Bientôt, tous devaient chérir le jeune Gnôsis et, louer la prévoyance de qui l’avait attiré, retenu, parmi eux.

Habile et ardent à servir les offices de la communauté, il apprit aux clercs à en augmenter la solennité par des chants plus savants. Le son des instruments accompagna les voix ; ainsi, les chemins de la prière devenus moins ardus, il y avait lieu de croire que la plupart les fréquenteraient.

La beauté peinte ou sculptée sur les murailles qui, selon ses conseils, entourèrent le primitif ermitage, il en fut, au service du Seigneur, l’instigateur. Si les moines, se reposant de l’austère tête-à-tête avec le divin Maître auquel les réduisait jadis leur clôture nue, s’égaraient dans la contemplation des formes issues de la pierre ou du bois des stalles ou de l’autel, ils pensaient que Dieu permettait qu’on l’adorât dans ses œuvres. Assurément il consentait qu’on le retrouvât encore dans leur parfaite reproduction...

Les bibliothèques chargées d’écrits sur la théologie et les connaissances qui s’y rapportent (mais quelle connaissance ne mène point à Dieu ?), les nobles constructions, les laboratoires où se distillait une liqueur parfumée qui fit le salut de tant de misérables autour du couvent généreux, tout cela, si l’ermite y pensait, lui apparaissait l’ouvrage édifiant de son petit protégé, et il y puisait les meilleures raisons de résister à quelques frères arriérés et craintifs.

Pour apaiser leurs alarmes et leurs scrupules, Gnôsis fut invité à user de l’eau bénite. Il y fit en souriant d’excessives ablutions. Il en sortait frais et dispos, si certains entêtés prétendirent que le bénitier en gardait une odeur fauve. Le prestige qu’un tel hôte leur assurait sur les foules les trouvait insensibles ; ils croyaient à la prière préférable aux actes ; les paroles du divin Imprévoyant de l’Évangile condamnaient, disaient-ils, les ingénieux services que Gnôsis avait rendus à la communauté...

Aussi, ne s’affligèrent-ils point quand il franchit la clôture où l’ermite avait d’abord tenté de le retenir, et s’évada dans le vaste monde.

La sainte demeure et ses hôtes y gagnèrent en piété.

Quelques-uns, pourtant, qui avaient accusé leurs frères de rigoureuse intransigeance, suivirent, du haut de la colline, les ébats libérés de celui qu’ils nommaient encore leur ami. Dans le désordre de leur cœur, ils y persistèrent longtemps ; encore il leur déplaisait de trembler devant des œuvres dont ils avaient, de leurs mains peut-être imprudentes, élevé et nourri l’artisan.

Sous leurs regards inquiets, l’enfant maudit transforma la terre ; les calmes horizons, les doux coteaux, les brises molles de l’été, le cédèrent à une dentelure barbare de maçonneries, de cheminées, de fumée et de feu. Des huées et des sifflements déchirèrent le silence des jours et des nuits. Et ce désordre méthodique, Gnôsis le traversait de ses bonds joyeux, toussant et pétant des jets de feu roussâtre.

C’est en vain que ses anciens maîtres prétendirent repousser les reproches ou les regrets qu’ils recevaient d’un tel spectacle ; au-dessus des colonnes géminées du cloître qui entourait comme une margelle le puits de leur sagesse et de leur recueillement, ils le virent bientôt planer comme un grand insecte maléfique qu’il rappelait encore par ses vrombissements.

La menace devait se préciser davantage. Les solitaires entourés de l’injuste courroux des foules reconnurent dans leurs cris le son d’une voix qu’ils avaient aimée.

Et quand, par la ruse et par la violence, leurs innocentes murailles eurent été franchies et abattues, tout trahit la main du clergeon qui, jadis, avec un art renouvelé, servait au pied de l’autel.

L’ermite et les siens tenaient encore bon derrière le réseau de fascines de la Thébaïde primitive, et il semblait que toutes les forces humaines dussent se briser contre cet obstacle tissé d’oremus et de Tiges d’osier. Mais un jour un front dur y pesa, des cornes, rudes maintenant et fortes, y glissèrent leurs pointes aiguës jusqu’à déchirer une brèche. Devant les assiégeants atterrés, seule osa pénétrer la bête en révolte. Le galop de son sabot fendit les planches et les dalles. Tout fut brisé, souillé.

L’ermite, sur la fin du saccage et ses moines enfuis, vit, assis devant un tabernacle vide, et ses pattes velues croisées, Gnôsis qui fumait sa pipe.

Alors, abandonnant toute matière aux dominations du Faune, l’ermite gravit un sommet plus haut, et conquit pour l’intelligence une plus pure solitude, d’où sa prière sauvera les derniers croyants.

 

 

 

Louis ARTUS, Trois prophéties,

La Colombe, 1952.

 

 

 

 

 

 

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