Karl Emmer

 

(MATTHIEU-LE-TRIBUN)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Louis ARTUS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le professeur Karl Emrner occupait à Rome, près de la voie Principe Amedeo, un laboratoire adossé à une modeste habitation. De toute sa hauteur, cette pièce prenait jour par une verrière dépolie sur une cour, tout à l’heure rôtie par les rayons perpendiculaires de midi, comparable à une étuve depuis qu’un nuage épais plongeait ses briques et son crépi noirci dans une demi-obscurité.

Près du vitrage, sur une nappe qui couvrait une table volante, le maître, une femme très jeune et jolie, un homme d’âge moyen marqué par la réflexion et la souffrance, tous trois couverts d’une longue blouse blanche, achevaient, dans un silence préoccupé, leur repas que, plusieurs fois, Karl Emmer avait interrompu pour surveiller, tout près de lui, les halètements d’un cobaye dont les petits flancs auraient bientôt cessé de battre.

L’agonie prévue de la bestiole répétait une expérience, nouvelle pour les compagnons du grand chimiste ; ils en suivaient les péripéties avec une anxiété qu’ils tâchaient à lui cacher, ou bien ils baissaient leurs regards sous l’ironie des siens, qu’ils imaginaient peut-être.

Une barbe courte et légèrement frisée, mêlée de poils noirs et blancs, encadrait, sous un front chauve, les traits maigres au type sémite accentué de Karl Emmer qui recevait de deux yeux bruns et pailletés, profondément enfoncés dans l’orbite, une beauté réelle, et un aspect consumé, avec cet air de naïf entêtement prêté par Mantegna aux prophètes bibliques.

Hormis dans le visage, aucun signe de vieillesse, mais au contraire d’une force intacte qui, par contraste, rendait évidente chez son hôte la lassitude causée par une maladie et un découragement récents.

Une servante rustique, ayant enlevé les plats, apporta des cigarettes et le café. Elle se répandit en plaintes sur la chaleur et sur la secousse qui, la nuit précédente, l’avait éveillée en sursaut. À peine il y a quelques instants, les casseroles dans son office...

Bah ! Tout cela, dans Rome, était fréquent.

« Possible. Mais le monde finira par un tremblement de terre. C’est connu !...

– Absurde ! Marietta.

– Possible... Ça se dit ! »

Et elle conjura son maître de venir jusqu’à sa cuisine où une lézarde dessinait un zigzag du plancher au plafond. Karl Emmer haussa les épaules : « Il s’agit de bien vieux murs ! »

Pourtant, il la suivit, traversant toute la pièce, encombrée de tréteaux chargés de cornues de toutes dimensions, de cuves, d’ampoules, d’éprouvettes, de chalumeaux ; il s’arrêta pour vérifier une note dans un fichier au-dessus d’une pile ordonnée de livres et de cahiers. Près de la porte, un poêle allumé remplissait un coin de sa masse sombre ; la servante protesta avec véhémence parce que son foyer, en dépit des briques réfractaires, augmentait encore la lourdeur d’une orageuse journée d’août.

La jeune femme, de l’autre bout de la pièce, lui ordonna de se taire, d’une voix agacée. Emmer, étonné de cette intervention, se retourna : « Du calme ! Clara, du calme ! » puis il sortit.

Alors Clara se défendit mal contre une inquiétude désordonnée. « Avez-vous vu ? Il a ri. » Elle s’était levée... Comme l’homme assis en face d’elle avait haussé les épaules, elle insista : « Écoutez, je vous dis qu’il rit encore... Méchamment. Je l’entends. Il se moque de moi parce que j’ai grondé Marietta.

– Pourquoi l’avez-vous fait ?

– Je n’en puis plus d’énervement, d’impatience. »

Et elle se laissa retomber sur sa chaise : « Vous avez examiné le cobaye ? »

Il tourna la tête du côté de la cage : « Oui... mort avant une heure.

– Et après ? après ?

– C’est ce qu’il faut savoir... Clara, c’est ce que nous savons.

– Il le jettera dans le four, et n’y pensera plus. Il est ainsi. Il ne s’attache à rien de ce qu’il fait. On se demande pourquoi il vit...

– Peut-être que je vais l’apprendre. »

Elle, après un silence, interrogea comme on prie : « Vous êtes décidé ?...

– Oui. Je ne peux plus supporter d’habiter chez lui. Une espérance m’y a conduit ; elle ne saurait me retenir davantage. D’ailleurs, il est temps d’agir.

– Rien ne vous retiendra, Matthieu, je le sais... Rien d’autre ! »

Et tout à coup : « Prenez garde ! il revient. »

Vivement, elle avait retiré sa main qui, par-dessus la table, avait cherché la caresse d’une autre main.

Et Matthieu : « Non, pas encore. Ne tremblez pas. »

Elle le regarda avec un anxieux sourire : « Vous tremblez aussi. »

Il protesta : « Non... »

Et elle : « Nous avons l’air de deux complices. »

Il accepta, et à voix basse : « Nous le sommes. »

Elle en conçut un peu de mépris, et proposa : « Il vaut mieux que je sorte ?....

– Cela vaut mieux. »

Elle se pressa contre Matthieu, toujours assis : « J’ai peur de lui.., et peur de vous. »

Il ne la rassura pas. L’écoutait-il ? Il dit : « Aujourd’hui, je lui révélerai qui je suis. »

Elle hésita... puis se résolut : « Il le sait.

– Qui vous fait croire ?...

– Il le sait ! »

Et pour éviter de répondre à sa surprise : « Pourquoi partez-vous ? Attendez. N’avez-vous plus rien à apprendre ici ?

– Et à lui dérober... Plus rien. »

Karl Emmer revenait. Par la porte opposée, Clara s’éloigna lentement.

Alors Matthieu, tandis que le chimiste, de nouveau près de lui, versait son café, allumait une cigarette, s’encouragea...

« J’estimerais impardonnable, Maître, de maintenir la réserve (je vous supplie de m’écouter avant de penser : le mensonge) que de graves circonstances m’ont d’abord imposée. Votre longue confiance m’interdit désormais de vous taire mon nom.

– Pourquoi aujourd’hui ? »

Matthieu, déconcerté par une question si simple, hasarda : « Pour ne pas prolonger un tort que je me reproche.

– Quel ? »

Un sarcasme indéfinissable, que n’exprimaient les mots brefs ni le ton ni l’expression de la bouche et des yeux de Karl, Matthieu, pourtant, le perçut. Peut-être qu’il en était ainsi depuis longtemps, sans qu’il l’eût remarqué... Il décida que rien ne l’arrêterait.

Par tradition de famille, le petit neveu de Zadoc Barron, grand rabbin de France, et le cousin du vénérable Otto Barron, rabbin de Venise, avait admiré dès son enfance et vénéré sans le connaître Karl Emmer et son mystérieux génie.

Jadis, aux premiers temps de la grande guerre, le bruit d’une étonnante découverte avait rendu célèbre et redouté le savant, directeur à Rome des « Services de Toxicologie et de Recherches des Fraudes ». Mais avait-il imprudemment devancé la certitude scientifique, ensuite renoncé ?... Il avait résigné toutes fonctions et s’était retiré dans un farouche isolement. Il avait traversé dans le silence et l’oubli les crises politiques qui, depuis trente années, secouaient durement l’Europe et toute la terre. L’Italie, plus épargnée que les autres nations à cause de sa solide armature opposée par un homme de génie à la barbarie orientale, avait permis son tranquille travail et son recueillement.

Matthieu avait dû à la recommandation du rabbin de Venise, aujourd’hui plus qu’octogénaire, d’avoir été accueilli quand il s’était réfugié à Rome, condamné à mort, traqué de pays en pays, épuisé de misère et de fatigue. Par quel acharnement à ses ambitions avait-il souhaité ce refuge ?...

Karl Emmer, aidé de Clara, une jeune femme de vingt-cinq ans, sa maîtresse, qu’il avait, disait-on, beaucoup aimée, avait soigné, caché, guéri le fugitif ; ensuite, il l’avait admis comme son aide et préparateur, sans toutefois l’initier à ses desseins, et Matthieu s’en exaspérait ! sans s’opposer non plus à ses recherches timides, puis indiscrètes, comme s’il eût été insoucieux de leur objet.

Aucune curiosité, aucune sympathie apparente.

Après six mois vécus aux côtés de l’énigmatique vieillard, Matthieu avait décidé qu’il ferait le récit de sa vie à qui ne s’en informait pas. Attendait-il un échange de confiance ?

Pourquoi aujourd’hui ? avait demandé Karl...

Quels remords rendaient plus urgents un aveu dès longtemps prémédité, des questions dont Matthieu attendait la réponse avec une intolérable impatience, enfin un départ prochain, presque immédiat ?... Il n’eût pas pu le dire, il ne l’eût pas osé.

Emmer s’était levé pour allumer une ampoule bonne à dissiper les ténèbres d’éclipse qui ne permettaient pas, deux heures après midi ! de voir d’un mur à l’autre ; il la disposa de manière à éclairer les traits dont il lui plaisait de mesurer les ravages...

Ainsi pensa Matthieu. Ensuite il rejeta cette supposition que rien n’appuyait, et d’ailleurs, résolument, toutes les inquiétudes, tous les sentiments qui l’eussent détourné d’une tentative hardie.

D’abord, sa personnalité déclarée ne produisit pas d’effet apparent ; celle d’un grand lutteur pourtant, d’un illustre vaincu !

Clara avait-elle dit vrai ? Elle avait tardé à l’avertir que le Maître savait... Et par qui, si ce n’était par elle ?

Il écarta comme le reste l’écœurement de cette trahison.

Karl était-il absorbé par d’autres préoccupations ? ou bien écoutait-il, tandis que ses regards étaient dirigés vers un jeu de spirales, d’aiguilles et de cadrans, un sismographe électrique auquel il avait apporté des perfectionnements ? Parfaitement isolé de toutes vibrations autres que telluriennes, l’appareil renseignait, non seulement sur l’amplitude des ondes et leur distance, mais, par un simple calcul et après la lecture d’un graphique, sur leur épicentre, le point névralgique des phénomènes. La nuit précédente, Marietta ne s’était pas trompée, la terre avait quelques instants frémi.

Le tonnerre commençait de gronder, quelques gouttes de pluie s’aplatissaient sur les toits ardents.

Matthieu était attentif seulement aux souvenirs de son existence aussi chargée d’orages qu’en cet instant la voûte plombée de la ville.

La branche française des Barron comptait plus de cent ans de naturalisation. Ces errants, bien accueillis et dûment attachés par la grâce d’une terre clémente et de ses habitants, avaient fait souche de patriotes reconnaissants. Enrichis, ennoblis par cet amour nouveau, libérés de l’hostilité des races, ils avaient, à cause de la différence des religions, maintenu sans mélange leur sang juif. Nous sommes Français, pensaient-ils, Israélites, comme on est Normand ou Basque.

Matthieu parlait, accoudé à la table, avec une voix de songe. Oubliant ses buts, négligeant les habiletés préparées, il avait décidé de bannir tout autre souci que de convaincre, d’écarter tous les motifs de craindre... Après six mois, un long recueillement pour cet homme d’action ! pendant lesquels il avait minutieusement mesuré, d’après son expérience et ses déceptions, ce qui lui restait de forces, voici qu’il s’épanchait pour la première fois. Sans un remords salutaire, peut-être qu’il eût trop tardé.

Il débrida d’abord la plaie mal fermée de son cœur. Petit enfant, dans le Nord, où ses parents possédaient une filature, puis à Paris, il avait participé aux angoisses d’une guerre injuste subie plus de quatre ans, et plus tard souffert en frémissant des attaques sournoises ou déchaînées contre une France lasse après son triomphe.

Les héros ignorés ou bafoués, les traîtres gouvernant leurs anciens juges, quels motifs de stupeur et de juvénile indignation !

Capitaine d’industrie, il avait durement travaillé et lutté, au delà de ses intérêts, dans l’espoir encore imprécis de préparer des armes à son courroux généreux. Moins de trente ans avaient suffi pour amener, avec la ruine des siens, le désastre qu’il avait prévu : la famille, si chère à Israël, menacée et presque détruite, l’enfance corrompue par ordre ou tolérance, la propriété qui fut un des féconds enseignements de Jéhovah aux pasteurs hébreux, démantelée comme un dernier obstacle à l’impitoyable esclavage que des milliers de tyrans aspiraient à imposer ! Le Veau d’Or renaissait sous le règne de la plèbe qui l’avait abattu pour s’en partager les morceaux ; des gouvernements éphémères naissaient, mouraient dans la bêtise et dans le sang, et dans la peur ignoble d’une invasion de l’Asie qu’eux-mêmes avaient préparée.

Matthieu Barron s’était senti soulevé par le flux des griefs, non point au-dessus de sa douleur et des humiliations endurées, niais de la justice. Dès longtemps, il avait préféré à la mesure de cette balance symbolique les forts élans que sa colère entretenait. Il accueillait ses conseils multiplicateurs d’énergie. Lente à l’échauffer ? il l’attisait, comme maintenant où il attendait d’elle une force de persuasion, propre à soulever des masses, aussi à éclairer les gîtes mystérieux de la pensée de Karl Emmer, à fondre sa froideur et son scepticisme.

Il dressa le désastreux bilan européen du lustre qui venait de finir.

Les Barron, néophytes ardents de l’idée nationale, avaient cruellement souffert, Matthieu plus que les autres. Les anciens ouvriers de ses usines familiales l’avaient prié de revendiquer pour eux les libertés dont la dureté d’un étatisme tartare les forçait de regretter la douceur. Il avait hissé des foules, par son éloquence âpre tour à tour et séduisante, jusqu’aux rocs d’idéal qui dominaient encore cette boue, galvanisé des volontés. Il avait reconstitué une patrie, en arrachant les éléments encore vivaces au magma de l’internationalisme récent ; les armes à la main, versé le sang ; à son tour, et d’abord le sien.

La patrie ! il a reçu d’elle un ordre impérieux, qui lui semble divin.

Il a été acclamé, porté en triomphe ; il a échappé à des assassinats. En Europe, et plus loin, la race humaine a mis en lui son espérance. Aux heures les plus enivrantes, il a douté de la victoire – à cause du mépris.

 

La chaleur était devenue intolérable. Soudain, une main géante déchira dans le fracas et dans le feu le noir métal du ciel. Les vitres violemment secouées tintèrent, près de tomber de la haute verrière, et le sol longuement frémit ; les forces élémentaires, indifférentes aux choix intelligents ou sensibles de Matthieu, l’interrompirent, le déconcertèrent.

Emmer s’était levé pour jeter un regard sur le sismographe ; pas d’autre signe qu’il s’intéressât au violent météore. Il dit : « L’épicentre est près d’ici. »

Puis il revint s’asseoir et interrogea : « Le mépris ? »

Matthieu s’encouragea parce que ce mot, cette question en dépit de telles circonstances, dénonçait une attention dont il avait douté. Il expliqua que l’œuvre à accomplir dépassait les possibilités de l’élite amollie et du peuple indiscipliné. L’heure approche-t-elle (il a cru en reconnaître des signes) du courroux de Jéhovah et de son jugement ?

Il parlait en marchant ; il éprouva qu’une syncope le menaçait s’il n’accordait à ses poumons brûlants, à son front ruisselant de sueur, une bouffée d’air attiédi par la pluie qui déferlait en lourdes vagues comme pour en écraser Rome. Il ouvrit la fenêtre et le vent apporta un peu d’humide fraîcheur, en même temps que des gouttes pressées fouettaient obliquement un grand morceau du carrelage. Karl s’était assuré seulement qu’un tourbillon n’emporterait pas les papiers dans la pièce... Matthieu crut que le mutisme du vieillard réprimait une curiosité et une impatience auxquelles il se hâta de satisfaire. Il reprit :

Qu’importaient ses dégoûts ? Il n’était pas l’homme de la défaite. Trop longtemps, il avait porté dans sa poitrine le robuste espoir d’Israël qui attend la promesse. Non plus cette promesse répétée dans les synagogues par tant d’ancêtres vénérables. Il en a rejeté le sens étroit ; plutôt, il l’a élargi. Il a compris (il semble s’en excuser devant son coreligionnaire impassible) que le Messie, il y a deux mille ans, est venu.

Haïr, aimer...

« Le Dieu clément, dit-il, a remplacé dans mou cœur et dans ma pensée le Dieu terrible. Le Dieu supplicié, venu à la fin des temps, pouvait seul coordonner le pullulement de sa créature élue, l’empêcher de retourner à la bête... Mais voici que les droits dérisoires de l’Homme s’élèvent contre les Droits de Dieu. Nous abattrons les droits de l’homme. »

Matthieu, par de telles propositions, avait soulevé tour à tour l’indignation ou l’enthousiasme des foules.

Karl Emmer connaissait tout cela. L’agitation de Matthieu depuis plusieurs années, il en avait, dit-il, perçu la rumeur sans s’y arrêter, connu la vanité. Il n’a eu de surprise, pendant son long récit, que de voir Matthieu tenté d’espérer encore.

« Espérer quoi ? »

Matthieu osera-t-il le dire à qui, peut-être, l’a deviné déjà, à ce Karl qui le guette et le raille ?

« Ce que j’espère ! Élever à côté de la force des appétits l’ardeur d’un grand amour, une foi au-dessus de la matière, un dogme contre le savoir... »

Il voudrait irriter. Pour obtenir quelque chose de la colère du vieil homme, il a nommé la science, aussi redoutable par ses séductions que par ses crimes évidents !

Des révoltés d’hier, insensibles à tant de maux, succombent à la sorcellerie de ses bienfaits apparents, et secrètement tremblent devant elle. Des singes gîtant dans les cocotiers bombardent le passant et l’assomment de leurs noix lourdes. Ainsi des savants, jetant leurs découvertes du haut de l’arbre de la science. Ah ! qu’ils demeurent dans ses branches d’où ils pourront, en mangeant le fruit désastreux, contempler les signes du ciel à travers les dernières frondaisons. Qu’ils s’y tiennent immobiles et cois !

Emmer sourit seulement de cette exaltation.

« Un Français que j’ai connu au temps de ma jeunesse pensait ainsi, avec une ferveur seulement moins vive. Il souhaitait, chrétien de naissance comme vous l’êtes devenu, que la science détruisît un peuple ennemi du sien ; une science alors incertaine... Un Russe s’opposait à ses desseins 1... »

Matthieu se vit près de réussir ; Karl allait se révéler... La rumeur, jadis, d’une effrayante découverte convoitée par deux belligérants, on l’avait oubliée après un silence de quarante années.

Mais les Barron persistaient dans une foi inébranlée. C’est pourquoi ce grand vaincu affamé de puissance était venu. Maintenant, il en était sûr, une force était ici, capable d’imposer au monde en folie une loi juste et clémente. Il ne s’agissait que d’éveiller chez des enfants la crainte salutaire. Alors dans l’ordre rétabli, surgiraient, préférés, leurs bons instincts...

Matthieu se tut, attendant soit un encouragement, soit une contradiction, prêt à l’insistance, même à la lutte, non pas à supporter longtemps un silence impossible à interpréter.

Enfin, Karl commença de parler comme s’il lisait en lui-même ; sa voix légèrement nasillarde faisait penser à la synagogue, aux psalmodies dont la monotonie cache, soit l’habitude ou l’indifférence, soit la plus impérieuse imploration.

« C’est à peine si je tenais la certitude de ma découverte quand Lancelot et Dmitry, le Français et le Russe, m’ont tenté. Il avait fallu plus de dix ans pour que l’arme fût prête au bien, au mal, à ce que vous nommez ainsi, catéchumène ! J’étais alors dans la chaleur de la nouveauté et dans les liens affaiblissants de l’amour. Il ne me fut pas accordé de délai. Ce que vous appelleriez la tentation, je le connais de vieille date. Mais ma limite est en moi seul, car je ne crois plus en Jéhovah, sous quelque nom qu’on le préfère. Et je le hais, si je suis sollicité d’y croire ; mais je ne le crains pas. S’il existait, j’estime qu’il eût, dès longtemps, foudroyé le larron que je suis. Il n’y a pas de Dieu ; il y a la nature et il y a la vie des végétaux nourris de mort et de pourriture, des animaux qui répètent des gestes imposés par leurs instincts formés par d’incalculables millénaires. J’ai repoussé Lancelot et Dmitry. Devais-je mettre le pied sur cette fourmilière ou sur cette autre ? Le carnassier vaut-il moins que l’herbivore ? Pourquoi eussé-je choisi ? Enfantillage. Je ne songe plus à ces questions depuis que je sais, que je suis sûr... Cela m’avait intéressé du point de vue expérimental, pour me prouver... »

Matthieu Barron essaya de l’exalter : « Prouver au monde. »

Mais il poursuivit paisiblement : « Je ne sens pas du tout ce besoin vis-à-vis d’enfants dont la vie est dans mes mains. »

Pourtant, Matthieu s’acharnait à l’espoir. Six mois d’obscurité et de paix avaient revigoré ce lutteur encore affaibli au physique seulement. Le voici tel qu’aux jours tragiques de son apogée et de sa chute quand il tenait tête à une assemblée, à un peuple ! il avait fouaillé l’une et subjugué l’autre. La trahison seule avait pu le défaire.

Karl est un adversaire digne de lui. Comment s’adjoindre l’énergie que ce génie tient captive, plus puissante s’il la déchaîne que la foudre, ou que le feu qui menace de faire éclater le globe, lézarde sa surface, embrase ses volcans, détruit par hasard quelques cités et, somme toute, s’épuise en grondements stériles ?... Matthieu développe avec subtilité et éloquence un tableau de ce qu’avec l’aide de Karl Emmer, il pourrait réaliser de généreux.

La science, assujettie à la mollesse ou au crime, il lui appartient aujourd’hui de la réhabiliter, de justifier son audace et ses larcins, en la soumettant à l’ordre elle aussi, en imposant par elle l’ordre que tout enseigne et sans lequel ne pousserait pas un brin d’herbe. L’humanité peut encore être magnifique...

Karl Emmer fait un geste d’ennui. Il a patiemment écouté. Il espérait n’être pas interrompu...

Il s’agit toujours d’une fourmilière au détriment d’une autre fourmilière, et Matthieu a réveillé en son auditeur un sentiment de mépris et de dégoût pire que le sien et qui ne choisit plus.

Comment choisirait-il, celui qu’une malice persistante a retranché de l’amour et qui n’a rencontré que méfiance et que trahison ?...

Karl n’a rien à apprendre. Sans élever sa voix à peine ironique, il détruit les barrières édifiées par la prudence du proscrit. Matthieu désespère d’atteindre, de persuader un cerveau aussi paisiblement hanté par une hallucination froide et raisonnable ; il frémit de se sentir dépassé aussitôt que compris ; ce qu’il convoite aujourd’hui en vain, il va découvrir avec stupeur qu’avant de l’avoir demandé il a été près de l’obtenir.

« Je sais tout, Matthieu Barron, votre vie, et les troubles de votre conscience. » Et arrêtant un geste de Matthieu : « Que pourrais-je vous refuser ? Mon secret ? ma maîtresse ?... J’ai vécu un soir presque heureux. Si quelque chose pouvait encore m’émouvoir, ce serait de le rappeler... À Paris, pont de la Concorde. Deux ans déjà ! J’ai retenu, au bord de l’eau, une désespérée – belle et pure, je l’ai cru. Dans le même temps, une foule divisée hurlait votre nom dans un délire, soit de haine, soit d’amour, le nom, pensai-je, d’un grand Juif... »

Matthieu s’opposa : « D’un Français. » Mais Karl Emmer sembla ne pas l’avoir entendu.

« Les uns, sur leurs épaules, vous portaient triomphant vers le Palais Bourbon ; d’autres les assaillaient pour tuer le tyran. Un grand Juif ! le Messie peut-être... Je vous ai vu et je l’ai cru. J’ai emmené la femme, attendu l’homme, pour les aimer et les servir. C’est suivant mon désir que le rabbin de Venise dirigea vers moi votre exil. Mais le grand Juif s’est fait chrétien, et, vaincu, il a dérobé la femme et le secret. Peu de chose ; vous verrez que ce n’est presque rien. La femme ? d’autres avant vous me l’avaient déjà prise. Souffrez-vous, après moi, dans votre amour-propre ?... Alors, un seul instant ! cela ne mérite pas davantage. Nous valons, moi, et même vous, mieux que ce souci-là. »

Matthieu n’osait pas l’interrompre. Avec quels mots, par quelle utile protestation ?

« Le secret ? dès longtemps, je vous le destinais. Rien du tout. Vous n’en pouvez rien faire. Ce n’est rien, déchaîner une force. Voici que cela vous appartient comme à moi. Mais la vaincre elle-même, la diriger, la contenir ? Ce secret-là que je possède seul ! n’est pas écrit ; aucune note ; et vous avez eu beau fouiller ! Non, ne protestez pas, Matthieu Barron. Pourquoi douterais-je de votre vilenie ?... Encore une fois, peu importe ! Si je vous dois de ne plus rien aimer, nous sommes quittes. Grâce à vous, grâce à « elle », je sais qu’il n’est pas un seul juste dans les villes maudites. »

Il y eut un silence, un subit frémissement du sol – un cri de Marietta dans sa cuisine, et tout près, derrière la porte, un gémissement effrayé.

Emmer reprit : « Votre vie que vous m’avez contée, comme eût fait un étudiant bavard, je la connaissais, vous dis-je ; j’en ai retenu une vérité dont j’étouffais les éclats, que vous libérez. Le mépris est en moi désormais, grâce à vous, plus robuste qu’en vous, le seul sentiment juste, infaillible et qui conclut tout. C’est beaucoup plus fort que la haine, une passion après tout qu’on peut invertir, qui a son pendant ridicule et menteur dans l’amour ! C’est plus beau que la science et plus intelligent ; cela seul est donc capable de l’asservir, et le mérite. La science ne saurait être bonne car la bonté violente la nature ; je déteste les sottises métaphysiques, les religions inventées par la peur. La nature est atroce et la science est l’intelligence de la nature. »

Il se tut un moment. Enfin il dit : « Savoir c’est connaître qu’il n’y a rien – ni amour ni rien ! »

Matthieu, oublieux de l’accusation tendancieuse qu’il avait portée tout à l’heure, protestait dans son cœur où s’acharnait une espérance : « Savoir, c’est la puissance et c’est la vie. »

Comment eût-il compris cet Emmer, pareil tout à coup, à un brave homme qui pardonne une peccadille : « Qu’importent les nuances de nos rêves identiques ? Notre accord me conforte ; aussi votre échec. Renoncez seulement à choisir la fourmilière ; nous les méprisons toutes ; pourquoi ne pas les détruire toutes ? »

Il souriait en pensant à ce jeu plaisant : Révéler aux peuples deux vérités, deux prodiges. D’abord, celui-ci que la durée de notre existence peut être indéfiniment prolongée. Allégresse ! suivie de quantité de crimes nouveaux et sûrs. Tels que Matthieu les a dépeints, ils supprimeront d’abord leurs ancêtres, et prudemment leur postérité, car la terre est petite...

« Et puis, au moment qu’ils se réjouissent et s’entre-tuent, n’est-ce pas ainsi que vous les voyez ? annoncer l’autre découverte sensationnelle... En suspendre la révélation. Je vois, j’entends cela d’ici : le halètement d’une foule qui attend passionnément une jouissance inédite pour des sens exaspérés et las. Elle assiège, sur la place la plus vaste de la capitale du monde, les fenêtres du palais que m’a édifié sa reconnaissance. Alors, je parais au balcon et je jette à sa face abjecte un chat crevé ! Comprenez-vous Matthieu Barron ? un chat crevé, une bestiole empoisonnée comme est empoisonné ce cobaye dont vous voyez ici l’agonie. Chaque année, je renouvelle le virus et l’expérience. Oh ! le virus est bon ! L’expérience, si je l’appliquais enfin, largement, complètement... Vous parliez d’une victoire, que diriez-vous de celle-ci ? »

Le vieillard dressait sa taille qui semblait démesurément haute à Matthieu terrifié. Ceci dépassait diaboliquement l’horreur de ce que lui-même avait tout à l’heure exposé, dans l’excès de sa douleur qu’exaltait la déception d’une généreuse espérance.

L’espérance est incertaine. Karl Emmer possédait l’absolu du désespoir. Il continua de parler avec une logique dont son partenaire ne pouvait obtenir la défaite. Une des formes les plus hautaines de Satan ! la négation, la révolte, Matthieu l’avait irritée ; elle lui paraissait invincible, élémentaire comme la pluie qui de nouveau flagellait la ville et roulait dans les rues des flots envahissants. Mais Matthieu, ni Kart, indifférent maintenant aux précisions du sismographe, ne suivaient plus les progrès du désordre naturel ; seulement la menace plus terrible, surgie de leurs propos, de leur conflit.

Chez le chimiste, aucun signe de folie. Il dédaigne de détruire un parti, une nation, une race détestable, de la dominer du moins par une terreur toute-puissante ; souriant à l’énormité du rôle, il est prêt à dégager la force qu’il contenait depuis tant d’années ; il détruira s’il lui plaît, et pourquoi cela lui déplairait-il ? tout ce qui respire. « Jusqu’aux insectes, entendez-vous ? jusqu’aux microbes destructeurs, jusqu’aux ferments, stérilité ! et jusqu’aux sèves. »

Il suffirait que le cobaye qui vient d’expirer son dernier râle, au lieu de le brûler, on le jetât par la fenêtre, dans une courette, qu’un enfant maniât, en jouant, le corps de la jolie bête, ou qu’elle pourrit au hasard à l’air libre.

« Si je le faisais, Matthieu, si nous le faisions tous les deux ! Depuis que le monde existe, qui donc a accompli un acte d’une telle conséquence ou fait un geste plus beau ?... »

Il avait saisi le petit cadavre et le balançait par une patte.

« Les plus grands hommes ont le plus tué, par le glaive ou par l’idée : Alexandre, César, Napoléon, Karl Marx. La grandeur est là seulement. Le Dieu que tu t’es inventé, lui prêtes-tu un plus magnifique attribut ? Dieu de Vie ! ou Dieu des Armées ! c’est-à-dire : Dieu de Mort... Jetterons-nous cette charogne ? Qu’en dis-tu, justicier ? Comme ce serait bien, dans cet orage et ce tremblement, encourageants météores !... serait-ce injuste ? nigaud qui crois à la justice ! La justice !... Ton élite, que vaut-elle ? Si peu nombreux, ceux que tu aimes t’ont trahi, comme tu m’as trahi toi-même ! »

Matthieu Barron courba le front.

« Enfin, tu désespères ! c’est la forme sensée, le sommet, de l’intelligence ! »

Alors ils furent déportés et jetés, Matthieu à terre et l’autre contre une table, elle-même ébranlée, où il s’agrippa dans un bruit de verre cassé. Ils n’avaient pas même entendu un grondement précurseur.

Un battant claqua contre le mur, que le séisme l’eût projeté, ou que l’eût poussé la main de Clara.

La belle fille entra, le visage contracté par une peur animale.

« Tu m’as trahi comme celle-ci m’avait déjà trahi !... »

Karl, la main tendue, rejetait l’intruse :

« Va-t’en, Clara. À l’office ! À l’office ! Tu n’es ici qu’une servante ! »

Mais Clara fit « Non »... de la tête.

Pourquoi persista-t-elle à demeurer contre la porte, dans un coin où, obstinée, elle se blottit, près de ces deux hommes, espérant quelle protection ?...

Dans la cuisine proche, Marietta pleurait à grands cris, tour à tour maudissant Dieu ou invoquant les saints.

Cependant Matthieu s’était relevé, et ses regards épouvantés suivaient les pas de Karl qui arpentait la grande pièce en agitant dans l’air la petite fourrure empoisonnée. Un frisson les secouait, lui et Clara qui avait compris l’immensité de ce nouveau péril, chaque fois que Karl balançait la bestiole devant la fenêtre, quand il l’ouvrait plus largement ; et la pluie oblique sous un vent qui, maintenant, soufflait en tempête, les fouetta tous les trois à la face.

Le chimiste expliquait à son préparateur, avec des termes scientifiques. Inutile effort. Matthieu savait ; il croyait. Que le geste s’accomplît, après une marche du fléau d’abord relativement lente, ce serait la fin radicale des temps, l’extinction de toute faune. Les eaux de la mer elles-mêmes véhiculeraient le poison, s’en pénétreraient en leurs profondeurs ; là, périraient jusqu’à ces êtres douteux, mi-plantes mi-poissons, où la vie animale trouve ses origines. Matthieu, depuis six mois, avait tenté des expériences sous des cloches, en se cachant en vain du maître.

« Brûlez cela. Brûlez ! »

Il fallait se hâter si l’on ne voulait pas que s’épandît dans l’atmosphère orageuse la pestilence mortelle. Jamais, Karl l’avoua en souriant, il ne s’était écoulé un si long temps, de la cage au four, entre la mort de l’animal-épreuve et sa combustion.

« Estimes-tu qu’il soit trop tard ? que mon œuvre déjà ait commencé de s’accomplir ? Moi-même je ne le sais pas. Je n’ai jamais osé... et cela n’est pas scientifique : cela n’est pas indifférent. Pourquoi ai-je reculé jusqu’aujourd’hui ? Sans cloute, j’attendais que, par ton dégoût, tu abolisses ce qu’il me restait de pitié méprisante, et méprisable. Pitié de cette femme qui n’ignore pas la réalité de ma puissance, plus redoutable que la foudre et que les tremblements de la terre qui l’ont jetée ici pareille à un lièvre traqué, – pitié de toi, Matthieu Barron. Je sens bien que je ne hais plus Clara, demeure si tu veux. »

Une sérénité inattendue illuminait le front du vieillard. Il dit encore :

« Matthieu Barron, fils renégat de la plus belle race, et je le crois vraiment, la plus ancienne, bénis-moi parce que tu vas assister à cette heure magnifique que les autres subiront seulement. Songe aux récits de ta Genèse, à leur sens que j’éclaire enfin et que je complète. C’est moi, moi seul, le vrai Messie, et Satan, la Guivre mystérieuse, m’a prophétisé, et c’est dans la peur de moi que Jéhovah-Dieu a interdit de manger le fruit magique, parce qu’il savait que de sa chair juterait l’annonce de ma venue. Je suis celui qui devait venir pour dérober l’œuvre de Dieu. C’est parce qu’il le savait qu’il a annoncé lui-même sa défaite. S’il existait, la vie serait son œuvre ; il s’est flatté d’y mettre un terme à l’instant de son choix. Qu’il se presse ! En le devançant, je l’annule ! »

Matthieu comprit que Karl allait agir. Déjà, il levait le bras. Pas de geste possible pour le retenir de jeter le cobaye dans la cour ainsi qu’il l’avait résolu. C’eût été le hâter. Matthieu maîtrisa ses nerfs ; il parvint à dire, d’une voix qui ne pouvait pas irriter, qui d’abord persuada : « Un instant encore ! » et Karl s’étant retourné : « Qu’importe un retard de quelques instants ?... »

Le vieillard haussa les épaules, sourit et consentit : « Qu’importe ? »... Cet acquiescement marquait une décision irrévocable.

Matthieu en fut certain. Nul espoir de persuader. Il prononça quelques mots vagues et que l’on n’entendit pas, tandis qu’il cherchait, nouveau chrétien, héros à l’âme incertaine, son devoir.

Clara s’était accroupie, son visage caché dans ses mains.

Karl continuait de sourire : « Il est plaisant de penser que nous accordons un répit. La sarabande se poursuit, et les appétits se satisfont, d’une humanité somme toute intacte ; cinq minutes pendant lesquelles on continue de s’entre-tuer paisiblement, souverain plaisir qu’aujourd’hui je goûte, dont je comprimais depuis si longtemps le désir, un désir que tu viens de délier. »

Matthieu entendit ce reproche. Que pouvait-il faire ? Karl se tenait avec le cobaye entre lui et la fenêtre. Comment l’empêcher ? À la moins apparente menace, assurément il lancerait le petit cadavre au dehors. Il faudrait se colleter ensuite avec lui avant de parvenir dans la courette, peut-être trop tard. Qui le retiendrait de recommencer demain ? Sa volonté paraissait immuable. Et c’était lui, Matthieu, qui avait fixé dans l’esprit encore hésitant, dans le sadisme en sommeil du prophète satanique, le ferment mortel. Il se compara à la capsule, à la fusée sans laquelle l’obus meurtrier serait une masse inoffensive. Ses propos imprudents allaient déterminer l’explosion. L’horreur lui apparut de sa responsabilité. Certes, il avait méprisé, lui aussi, l’humanité déchue, l’œuvre de Dieu pourtant ! Mais il avait tâché à son relèvement, il était venu ici dans le dessein de quêter pour elle un secours ; c’est, malgré tout, qu’il croyait encore en elle. En elle, il reconnaissait son sang, et ceux pour qui le Dieu en qui il croit a versé le sien... Les péchés récents de Matthieu, sa trahison contre un hôte et contre un devoir, méritent-ils cette expiation, une part dans un tel crime : l’universel homicide ?

Il y a encore cette parole de Karl, ce blasphème qu’il faut étouffer, contredire. Matthieu a pensé souvent que la fin des temps était proche. Les prophéties, et tant de signes !... et celui-ci encore, ce larcin suprême au Dieu créateur : « En le devançant, je l’annule ! »... Cela ne saurait être. Le croyant est assuré que cela ne sera pas. Par quel moyen providentiel ? C’est à l’instant même que son intervention doit se produire pour être efficace. Dieu l’a mis là pour qu’il agisse, qu’il s’oppose à l’acte du démon, qu’il lève le glaive d’un ange. Le glaive d’un ange ! un glaive... Il rit en trouvant sous sa main le couteau du repas. D’ailleurs, il repoussait l’idée du meurtre.

Il jeta le couteau. Mais empêcher, à tout autre prix !

Les regards pensifs de Karl Emmer ne paraissaient pas arrêtés par les murs noirs de la maison voisine dont les baies rejetaient en cris et en gémissements le trop plein de la peur, mais au delà, sur le troupeau tout entier des Romains. En ce moment, ils tremblaient comme leur sol, ils hurlaient comme leur ciel vers qui s’élançaient d’hypocrites promesses – race abjecte, tout à l’heure insultant l’hypothèse de Dieu !

« Il est temps, n’est-ce pas ? que cette absurdité finisse, et que finissent leurs lugubres plaisirs : plaisir de procréer qu’annihile le goût de tuer. Double luxure, torches du monde ! Éteignons cela, Matthieu. »

Matthieu s’était approché, semblant répondre à cet appel... Karl s’écarta avec méfiance : alors, d’un élan brusque, Barron empoigna le cobaye, l’arracha des mains du vieillard, et il commença de lutter contre lui dont la force intacte dépassait la sienne.

« Brûle-la ! brûle ! » Il a jeté auprès du four, devant Clara, la bestiole, qu’il sent bien qu’on va lui reprendre. « Brûle ! »

Il n’était que de la précipiter dans le brasier, et tout était sauf... Clara la repoussa du pied à la portée des combattants. Qu’ils en décident par leur force ou par leur adresse !

Ève savait aussi bien qu’Adam, ou même mieux, étant plus fine, les conséquences de la faute et quel serait le châtiment. Sur le seuil de la désobéissance qu’elle avait proposée, elle assista pourtant au combat de l’homme et du serpent, avec un plaisir curieux. Le sourire de Clara enveloppait peut-être un mystère pareil. Elle refusait de choisir. Assurée d’être rejetée par le vainqueur, elle se détourna du destin en haussant les épaules. Qu’elle-même périsse ou l’humanité tout entière, ou bien que cela vive !... il n’importe pas à la femme.

Tout en luttant et maintenant son adversaire d’une main à la gorge, Karl parvint à se baisser et atteignit, de ses doigts tâtonnants, une touffe de poils, un ventre déjà gonflé ; il les ferma sur une patte raidie ; il commença de balancer cette loque... Il ne fallait plus qu’un instant.

Matthieu prévit qu’il serait réduit à l’impuissance un temps assez long pour que le fléau fût déchaîné. Sous l’étreinte de Karl, le souffle ne passait plus. Matthieu comprit que Karl le tuerait, qu’il le tuait pour l’empêcher d’accomplir le sauvetage urgent. Ses jambes fléchissaient, il allait tomber. Sa main droite libre rencontra le couteau de table ; il frappa au cou ; un jet rouge jaillit. Tous deux roulèrent sur les dalles...

Alors Clara jeta le cobaye dans le poêle ardent.

 

 

*

*     *

 

 

Matthieu, aussitôt relevé, essuya le sang qui l’aveuglait, il s’interrogea un moment... L’ivresse de sa chute et du meurtre l’avait-elle étourdi, ou bien, réellement, les murs s’inclinaient-ils l’un vers l’autre avec un craquement des charpentes du toit ? Tandis que les vitres de la verrière se brisaient en mille éclats, il saisit par le bras la jeune femme terrifiée et l’entraîna au dehors, en traversant la cuisine que Marietta avait désertée avant eux.

Dehors, ils participèrent à la panique de la foule vomie par les spasmes des maisons, affolée par les longs tremblements du sol qui disjoignaient les pavés, trébuchant dans les larges fissures, et fuyant la chaleur des rues incendiées. Une ruée vers les places sous le ciel ouvert, vers le fleuve ou vers la campagne !

Le galop qui les emportait passa devant une église apparemment intacte, dont les cloches avaient d’elles-mêmes tinté, comme pour un appel, entendu de quelques-uns qui s’y réfugièrent afin de supplier le Maître des éléments.

Matthieu Barron gravit les marches du parvis, malgré la résistance de sa compagne qui, seulement sous les nues lourdes pourtant de terribles danger, trouvait quelque sécurité. Il hésita s’il consentirait à la suivre, ou s’il entrerait là, l’abandonnant à son destin... Il s’y résolut sans regret et la regarda qui, sans tourner la tête, se replongeait dans les remous d’une peur, peut-être salvatrice.

Alors il contempla le spectacle inouï. Il semblait, sous des nappes de feu, que ce fût Rome qui grondât, moins tremblante que furieuse sous l’affront d’une telle menace.

Elle avait brûlé d’autres fois, pour le bon plaisir d’un César, ou par les torches des barbares, mais assurée de renaître sur les bases immuables de ses sept collines.

Voici qu’ondulaient à nouveau les grandes vagues géologiques que le dessein des dieux avait, à l’aube des temps, immobilisées pour les fermes assises du plus beau peuple de la terre.

Dans l’histoire, ses silences avaient été des sommeils entre les triomphes de sa force renaissante. Qui donc osait troubler sa nouvelle apogée, son orgueil méditerranéen, sa joie de l’européenne expansion ? Le tonnerre redouté des ancêtres, elle avait appris à ne plus le craindre ; pourtant, quel météore ravageait les abîmes du ciel où régnaient ses avions, la mer que labouraient ses flottes impériales, et osait s’attaquer d’abord, pour la destruction du monde, à sa citadelle imprenable ?

Matthieu, s’étant signé, demeura sur le seuil. Il implora pour le pardon de tant de pécheurs en même temps que pour le sien :

« Allège pour tes fidèles les épreuves annoncées dont je reconnais le commencement. Et pour moi, meurtrier, permets que j’expie utilement. »

Cependant, le remords de son crime sans haine ne l’accablait point.

Il pénétra plus avant sous les voûtes qu’éclairaient seulement quelques nimbes de cierges et la lampe du sanctuaire. Traversant des groupes agenouillés qui mendiaient leur salut temporel, il fléchit le genou, passant devant le chœur, et s’enfonça dans l’abside où des colonnes exfoliées, soutenant de leur palmeraie des arceaux très bas, épaississaient encore les ténèbres.

 

Il n’avait pas compris ce qui l’avait attiré là, quand une crevasse, sur toute la longueur de la nef, disloqua la mosaïque des dalles qui, soulevées, devancèrent l’heure de la résurrection de la chair, en livrant à l’air des vivants les restes de prélats et de croisés qui reposaient depuis bientôt un millénaire sous des couvercles de marbre. Les bases des hautes colonnes s’écartèrent en repoussant, avec les murs, les piliers d’appui dont les architectes gothiques avaient contreforté leur fragilité ; les clefs desserrées faillirent aux arcs, et les pendentifs des ogives tombèrent, de soixante pieds de haut, sur les chrétiens épouvantés.

Quelques-uns, dominant les cris, chantaient des cantiques ; un prêtre, de l’autel intact, tira le ciboire et bénit les morts et les mourants.

C’est alors, au milieu du tumulte, des appels de la douleur, et d’un effroi que Matthieu s’étonnait de ne pas partager, que surgit devant lui un personnage qu’il n’avait vu qu’une fois, que pourtant il reconnut avant même qu’il l’eût appelé par son nom.

« Matthieu Barron, l’heure que nous attendions est venue, l’heure d’aimer et de secourir. »

L’homme était haut, vêtu comme un ouvrier. Le temps, et sans doute de durs travaux, avaient gravé un grand nombre de rides sur son visage ascétique où souriaient deux yeux pleins de jeunesse. Matthieu en reçut le regard avec une joie inexplicable.

 

 

 

Louis ARTUS, Trois prophéties,

La Colombe, 1952.

 

 

 

 

 

 



1 Voir La Chercheuse d’Amour, Grasset, éditeur.

 

 

 

 

 

 

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