Le roi d’Egeberg 1

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

P.-Chr. ASBJOERNSEN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Il m’arrivait souvent, quand j’étais enfant, de faire des excursions à Egeberg le dimanche après midi, avec quelques-uns de mes camarades. Nous nous réjouissions toute la semaine en songeant à la demi-journée que nous comptions passer au grand air, au milieu des alisiers odoriférants dont nous devions casser les ramilles, aux sifflets que nous devions tailler, aux cristaux de quartz que nous devions ramasser et aux fraises délicieuses que nous devions cueillir.

Plus tard, en grandissant, nous négligeâmes les sifflets et nous cessâmes de dépouiller l’alisier de sa parure ; pourtant il nous arrivait encore de temps à autre de reprendre nos promenades et de chasser gaiement l’Apollon aux ailes brillantes dans les champs de la ferme d’Egeberg, autour des ruines sauvages du phare ; nous poursuivions aussi quelquefois, armés de nos filets, le noble Machaon qui mettait notre patience à l’épreuve autant qu’il excitait notre admiration par son vol léger.

Mais ce qui m’attirait en ces lieux n’était plus ni l’alisier odoriférant, ni le saule mélancolique ; ce n’étaient pas davantage les cristaux étincelants ou les fraises parfumées, l’Apollon taché de pourpre ou le Machaon jaune-soufré ; c’était le mystère romanesque qui dominait mes souvenirs d’enfance, l’amour des aventures, le désir de connaître la pompe et les merveilles cachées dans ces rochers sauvages et la notion vague et incertaine de l’existence d’êtres mystiques dont la légende peuple l’intérieur de la montagne.

Les légendes sur le roi d’Egeberg, sur les esprits et sur les châteaux dans l’intérieur même de la montagne, sont devenues assez rares, il est vrai ; mais je me souviens encore de divers contes que j’ai entendus quand j’étais enfant et je les ai joints à ceux d’une vieille femme qui en connaissait un grand nombre, pour former le texte de mon ouvrage :

 

 

Le roi d’Egeberg.

 

Il y a un demi-siècle, Egeberg n’était ni cultivé ni peuplé comme il l’est aujourd’hui ; la montagne était couverte d’arbres de haute et basse futaie et l’on ne découvrait pas d’autre habitation, lorsqu’on était en ville, que les vieilles maisons de la ferme se détachant sur le ciel éclairé par le soleil du matin ou sur les nuages chassés par le vent du soir.

Une petite cabane rouge se trouvait alors au pied de la côte, à gauche du chemin, à l’endroit où il tourne à droite en montant et où s’élève maintenant une maison dans laquelle les jeunes promeneurs de la bonne société dansent lorsqu’ils font leurs premières excursions nocturnes en été pour aller entendre le chant du coucou. Cette cabane était habitée par une vieille femme qui gagnait péniblement sa vie en vendant des provisions de bouche dans les rues de la ville.

Un jour, cette bonne femme sortit pour aller chercher de l’eau à la source voisine. À peu de distance de sa maison elle vit une grosse grenouille assise au milieu du sentier.

– Laisse-moi passer, lui dit-elle en plaisantant, et je serai ta sage-femme quand tu accoucheras.

La grenouille se retira aussitôt de toute la vitesse de ses pattes.

Quelque temps après, la vieille femme était revenue de la ville par un beau soir d’automne. Elle était assise à son rouet, devant la cheminée, lorsqu’elle vit entrer un étranger.

– Vois-tu, dit celui-ci, ma femme va bientôt accoucher et dans peu de temps encore... Si tu veux être sa sage-femme, comme tu l’as promis, tu ne t’en repentiras pas.

– Que Dieu m’en préserve, répondit la bonne femme, je ne saurais, car je n’y entends absolument rien.

– Oui, mais il faut que tu le fasses, car tu t’y es engagée, ajouta l’homme.

La vieille femme ne se souvenait pas d’avoir promis d’être sage-femme, et elle le dit à l’homme ; mais celui-ci répondit :

– Oui, tu l’as promis à la grenouille qui était assise dans ton chemin, lorsque tu es allée chercher de l’eau ; cette grenouille est ma femme. Si tu veux l’accoucher, continua l’homme, qui ne pouvait être pour elle que le roi d’Egeberg, tu ne t’en repentiras pas ; je te récompenserai bien. Mais, ajouta-t-il, il ne faut pas que tu gaspilles l’argent que je te donnerai, il ne faut pas non plus que tu en donnes à ceux qui t’en demanderont ; il faut ni en parler jamais ni le faire résonner aux oreilles d’un mortel.....

– Oh, mais non ! répondit-elle alors. Je sais me taire. Tu n’as qu’à m’avertir quand ta femme sera sur le point d’accoucher et je ferai tout mon possible pour lui être utile.

Il se passa encore quelque temps avant que l’homme revînt. Enfin il reparut un soir et invita la vieille femme à le suivre. Celle-ci se leva et se mit en devoir de marcher derrière lui ; mais avant qu’elle eût le temps de reconnaître le terrain sur lequel ils se trouvaient et de comprendre ce qui se passait, elle se trouva dans l’intérieur de la montagne, à côté de la reine qui était au lit, et en mal d’enfant. La chambre était belle comme celle d’un château. La bonne femme n’avait jamais rien vu de si beau.

Dès qu’ils furent entrés, l’homme s’assit et joignit les mains autour de ses genoux. Mais, quand un homme se tient de cette manière, une femme en couches ne peut pas être délivrée. La vieille femme le savait bien. Elle se concerta donc avec la reine pour donner diverses choses à faire au roi ; mais celui-ci ne les écouta pas et resta cloué sur son siège.

Enfin, il vint une idée à la vieille femme.

– Elle est accouchée ! s’écria-t-elle.

– Comment cela s’est-il fait ? demanda le roi, en lâchant ses genoux.

La chrétienne mit aussitôt la main sur la reine et cette dernière fut délivrée au même instant.

Alors le roi sortit chercher de l’eau chaude pour la première toilette d’un nouveau-né. Et la femme en couches s’adressa à la vieille femme et lui dit :

– Mon mari t’aime bien, toi ; mais, quand tu t’en iras, il te jettera tout de même quelque chose ; car il ne peut pas changer sa nature. Il faut donc que tu disparaisses le plus vite possible derrière la porte, quand tu partiras, afin qu’il ne puisse pas t’attraper.

Lorsque la toilette de l’enfant fut terminée, la reine envoya la vieille femme à la cuisine, chercher un pot d’onguent pour oindre les yeux du nouveau-né. Jamais cette dernière n’avait vu une si belle batterie dans une si belle cuisine. Les plus belles assiettes et les plus beaux plats étaient rangés sur les étagères ; des lèchefrites, des chaudrons et des poêlons, en argent pur, accrochés au plafond, brillaient et éclairaient les murailles. Mais elle fut bien plus surprise encore lorsqu’elle vit sa propre servante moudre du gruau dans un petit moulin. Elle prit ses ciseaux, coupa un morceau de la jupe de la jeune fille, sans qu’elle s’en aperçût, et le cacha soigneusement dans sa poche.

Lorsqu’elle eut terminé et qu’elle songea à partir, elle se rappela ce que la femme en couches lui avait dit et elle se glissa rapidement derrière la porte, au moment même où le roi lui lançait un balai enflammé dont les étincelles jaillirent de toute part.

– T’ai-je attrapée ? s’écria-t-il.

– Oh ! que non ! répondit-elle.

– C’est bien, dit-il alors.

Lorsque la vieille femme rentra dans sa cabane, le soleil éclairait déjà une grande partie du parquet, mais la servante, qui se plaignait toujours d’être fatiguée et d’avoir mal aux reins, était encore couchée et gémissait à voix basse dans son sommeil. Elle la réveilla et lui demanda où elle avait passé la nuit.

– Moi, mère, dit la fille, je ne crois pas être sortie de mon lit.

– Oui, mais je sais bien que tu en es sortie, moi, reprit la vieille femme ; j’ai coupé ce morceau de ta jupe cette nuit dans la montagne. – Tu vois bien que c’est le morceau..... Mais voilà bien la jeunesse d’aujourd’hui ! Autrefois les gens lisaient leur prière du soir et chantaient leurs psaumes avant d’aller se coucher, pour se mettre en garde contre ces espèces de sorcelleries. Aussi je t’apprendrai à penser à Notre-Seigneur ! – Tu comprends que tu seras toujours fatiguée et souffrante, que tu auras mal aux reins et que tu ne me seras jamais utile à grand’chose tant que tu les serviras la nuit tout en travaillant pour moi le jour.

À partir du jour de l’accouchement de la reine, la vieille marchande trouva tous les matins un tas de pièces d’argent devant la porte de sa cabane et sa position s’améliora si bien qu’elle put vivre à son aise au coin d’un bon feu dans sa petite maison.

Mais il arriva un jour qu’une femme très-pauvre vint chez elle se plaindre de sa grande misère.

– Bah ! dit-elle, avec arrogance, ce n’est pas si dangereux que ça. Si je voulais, il me serait facile de te venir en aide, car celui qui sème récolte, et certes j’ai été assez utile à celui qui me fait du bien aujourd’hui !

Elle ne fit rien pour la pauvre femme ; mais à partir de ce jour elle ne trouva plus un skilling devant sa porte et l’argent qu’elle avait reçu disparut comme emporté par le vent ; elle fut donc obligée de reprendre ses courses en ville avec son panier au bras, par le soleil et par la pluie.

Le roi d’Egeberg ne sortait pas seulement pour faire les commissions de sa femme, quelquefois aussi il sortait pour son compte et il allait faire la cour aux jeunes filles de la ville, quand elles se promenaient les dimanches et les jours de fête dans les broussailles des montagnes, dans les ravins ou dans la forêt, pour y cueillir des baies.

Le plus souvent on le rencontrait sous la forme d’un vieillard laid et ratatiné avec des yeux rouges ; mais, quand il voulait faire une conquête, il prenait l’aspect de Bernt Anker 2 en ayant soin de se faire beau garçon, de se donner tous les avantages de l’âge mûr et de se mettre une décoration sur la poitrine. Pourtant tout cela n’était que pure illusion d’optique, car il était toujours le vieux lutin laid, ratatiné, aux yeux rouges, ce qu’indiquait assez du reste ce qui se passait dans son ménage, car on disait que sa femme donnait toujours naissance à d’affreux monstres qui avaient une grosse tête énorme, des yeux injectés et un appétit que rien ne pouvait calmer ; aussi le couple royal cherchait-il invariablement à se débarrasser de ses affreux rejetons et chargeait-il de cette mission ses sujets et serviteurs fidèles – les esprits de la montagne.

Les esprits d’Egeberg avaient alors une mauvaise réputation, parce qu’ils volaient les jolis petits enfants dans les faubourgs de Groenland, d’Enerhaugen et de Gamlebyen, où ils laissaient leurs vilains monstres à leur place. Ces vols et ces substitutions se faisaient sur une si grande échelle qu’ils ne pouvaient pas élever eux-mêmes les enfants qu’ils emportaient ; ils volaient donc aussi, pour les allaiter, des nourrices qu’ils gardaient jusqu’à ce qu’elles mourussent.

Mais un jour ils prirent une jeune fille de Gamlebyen qui fut plus heureuse que les autres. Elle avait passé une année dans la montagne, où elle avait été la nourrice d’un de ces beaux enfants de la race humaine que les esprits avaient volé, mais elle avait trouvé le moyen de leur échapper. Je ne sais plus si c’est parce qu’on avait fait sonner les cloches pour elle ou parce qu’elle s’était trompée de soulier en se chaussant, ou bien encore parce qu’elle s’était trahie en parlant, ou peut-être qu’elle avait trouvé une aiguille dans sa chemise ; toujours est-il qu’elle s’était sauvée et qu’elle avait parlé en tout lieu des merveilles d’Egeberg, de la bonté des esprits pour elle, des douces paroles qu’ils avaient prononcées pour l’engager à rester avec eux, et de la beauté de l’enfant qu’elle avait nourri.

Tous les matins, les esprits lui disaient de frotter les yeux de l’enfant avec un certain onguent qu’elle devait prendre dans un pot, à la cuisine ; mais ils ajoutaient qu’elle devait prendre garde d’en mettre à ses propres yeux. Elle ne comprenait pas quel motif ils pouvaient avoir, car l’enfant avait les plus beaux yeux du monde, et un jour, pendant que la reine n’était pas dans la cuisine, elle en prit un peu et s’en frotta l’œil droit.

Six mois après avoir quitté les esprits, elle entra dans la boutique de Bjerkenbusch, au coin de la grande rue et de la place du marché, pour acheter quelque chose.

Elle y vit la reine de la montagne chez laquelle elle avait été nourrice, debout devant le comptoir, en train de voler du riz dans un tiroir, et il lui semblait que personne ne s’en apercevait, ni même remarquait sa présence.

– Bonjour, mère. Par quel étrange hasard vous trouvez-vous donc ici ? lui dit la jeune fille en la saluant. Comment se porte l’enfant ?

– Est-ce que tu peux me voir ? demanda la femme fort étonnée.

– Oui, pourquoi ne vous verrais-je pas ? répliqua la fille.

– Quel est l’œil avec lequel tu me vois ? demanda la reine.

– Attendez un peu ; c’est avec celui de droite, dit-elle en clignant les yeux.

Alors l’esprit lui cracha dedans et, à partir de ce moment, la fille ne vit plus ni la reine, ni aucune autre personne avec cet œil, car elle perdit pour toujours l’usage de cet organe.

Bien qu’il y ait encore beaucoup d’enfants à grosse tête dans les faubourgs de Groenland et de Gamlebyen, on n’attribue plus ce phénomène aux esprits d’Egeberg ; car l’instruction est trop répandue maintenant pour qu’on fasse exorciser par la mère Torgersen ou par une autre sorcière l’enfant épileptique ou ensorcelé, ou pour qu’on envoie un de ses langes chez Stine Bredvolden, la femme qui sait y lire la maladie et l’avenir du bambin et décider de sa vie ou de sa mort, au lieu de lui donner le fouet trois jeudis de suite sur le fumier, ou bien encore de lui pincer le nez avec des pincettes rougies au feu, comme cela se pratiquait autrefois. Et puis, du reste, le roi d’Egeberg et les esprits sont partis : les canonnades incessantes et les roulements de tambour par lesquels on excitait le courage des soldats dans la dernière guerre, le bruit des gros fourgons du train qui ébranlaient le manoir du roi d’Egeberg et des esprits, en passant sur la route, au point de faire trembler et résonner la vaisselle d’argent sur les murs, leur ont rendu la vie insupportable dans ces parages.

Un homme a rencontré le roi d’Egeberg, une nuit, en 1814, avec un grand nombre de charrettes chargées de meubles et un grand troupeau de bœufs alezan doré, sans cornes.

– Mon Dieu, où allez-vous donc à cette heure, dans ces temps difficiles et avec tant d’objets et un si grand troupeau ? dit l’homme.

– Je vais demeurer chez mon frère à Konsberg 3, car je ne puis supporter ces coups de fusil et ces canonnades, répondit le roi.

Et, depuis cette époque, on n’a plus entendu parler de lui.

 

 

(Traduit du danois par E. Sanderson,

d’après l’ouvrage de P.-Chr. ASBJOERNSEN,

Légendes et contes populaires norvégiens, Christiana, 1859.)

 

Paru dans Mélusine, recueil de mythologie littéraire populaire,

traditions et usages, publié par MM. H. Gaidoz

& E. Rolland, 1878.

 

 

 



1  Egeberg, montagne séparée de Christiania par le fond du golfe.

2  Le plus riche bourgeois de Christiania au commencement du siècle.

3  Mine d’argent en Norvège.

 

 

 

 

 

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