Le trésor de Jocelyne

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Jean BACH-SISLEY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le jeune Avril nous rit ce matin dans le ciel d’un bleu pâle ; l’air est subtil, embaumé, et les petits nuages qui passent dans l’azur profond semblent un vol étincelant de colombes. Le philosophe abandonne ses livres et s’en va dans les prairies nouvelles sourire à la beauté des choses. Une bienheureuse paresse envahit le poète, il goûte la joie de vivre, il cesse de rêver aux histoires merveilleuses, aux Édens mystérieux, pour jouir de ce qui est, et voilà pourquoi vous n’aurez ce matin, madame, qu’une histoire bien banale.

Dans les îles d’Or, vivait un paysan nommé Amaury qui, à force de travail et d’économie, avait amassé une petite fortune. Tout lui avait réussi, ses bestiaux étaient les plus beaux de la contrée, ses champs n’avaient jamais été grêlés et ses greniers croulaient sous l’or des moissons. Il avait pour femme une accorte paysanne qui s’entendait comme pas une à confectionner une tarte ou à filer une quenouille.

Comme Amaury était juste avec ses serviteurs et doux aux pauvres, nul n’enviait sa prospérité, et dans tout le pays il n’avait que des amis. Pourtant Amaury n’était pas heureux.

Lorsque les moissonneurs étaient partis et que, par contraste avec leurs chants, la maison semblait plus calme ; quand les servantes étaient allées se mettre au lit, le paysan et sa femme restaient de longues heures en face l’un de l’autre sans rien dire et, de temps en temps, un soupir gonflait leur poitrine.

C’est qu’ils n’avaient pas d’enfants, et que ces têtes blondes sont la vraie richesse des ménages que Dieu bénit. Et tristement ils songeaient qu’après eux leur fortune se disperserait et que leur vieillesse serait en butte à la cupidité des héritiers. Aussi je vous laisse à penser quelle fut leur joie quand le ciel leur accorda une fille.

La naissance de la petite Jocelyne fut célébrée par des festins aussi beaux que si elle eût été fille de prince. Toutes les fées furent conviées à son baptême. Et comme chacun sait que les îles d’Or sont leur dernier refuge, elles vinrent par milliers ; il en sortait du creux des roches que l’eau de la mer caresse doucement, des bois de chênes verts, du fond des collines ; les unes dans de superbes chars traînés par des licornes de feu, d’autres sur les ailes de grands papillons éclatants de pierreries ; celles-ci venaient comme de simples mendiantes, à pied, et sur le seuil de la chaumière leurs haillons tombaient et elles apparaissaient toutes brillantes de jeunesse et de beauté ; celles-là sortaient du calice des fleurs et leurs robes étaient de gaze si légère, que la toile de l’araignée semblait un grossier torchon auprès d’elles.

Il en vint tant et tant que la grande cour de la ferme en était toute pleine. On les oublie un peu, les pauvres fées, et elles étaient trop heureuses d’avoir une occasion de prouver aux humains qu’elles existent et ne sont pas aussi démodées que certains veulent le dire.

Chacune faisait un don à la petite Jocelyne, celle-ci la beauté, celle-là l’esprit ; l’une touchait ses yeux bleus qui devenaient chauds et profonds comme le ciel de Provence, une autre la baisait sur les cheveux et les mèches blondes prenaient la couleur des ors vénitiens ; si bien que les dernières venues étaient fort embarrassées pour doter leur pupille de quelque qualité qu’elle n’eût pas encore.

Le défilé était terminé, et les fées allaient reprendre le chemin de leurs montagnes, lorsqu’une jeune femme parut à la porte ; elle était fort belle, ses yeux avaient un charme étrange, attirant ; la bouche ourlée de deux lèvres roses semblaient une fleur et sa voix était d’une douceur singulière. Aucune des autres fées ne la connaissait ; elle devait venir de loin, car elle paraissait lasse.

– Je me nomme Tendresse, répondit-elle aux questions, je viens de loin, en effet, je viens de la Terre, où l’on ne veut plus de moi. J’espère arriver à temps pour doter moi aussi la petite Jocelyne.

Tout en parlant elle déposait sur une table un petit coffret émaillé de bleu et tout garni de perles fines.

– Tiens, Jocelyne, voilà le trésor des baisers que tu as à dépenser pendant ta vie, cette richesse-là te fera chérir plus qu’aucun des dons que l’on vient de te faire, mais ménage-la, car lorsque tu l’auras épuisée tu mourras.

Et en disant ces mots la fée Tendresse s’envola à tire d’aile pour rejoindre ses sœurs qui étaient déjà loin.

Jocelyne grandit en grâce et en beauté ; c’était une si charmante enfant, si bonne, si douce, si aimante, que les amis, les voisins, tout le monde en était fou. Mais ceux qui la chérissaient le plus, cela se devine, c’était son père et sa mère ; ils la gâtaient à qui mieux mieux, s’émerveillaient de ses moindres gestes, de ses plus insignifiantes paroles, mais surtout ils la caressaient, la cajolaient, l’embrassaient sans cesse et Jocelyne leur rendait leurs caresses avec usure. Mettant ses petits bras autour de leur cou, elle baisait mille et mille fois leurs joues où des rides se montraient déjà.

Parfois, dans ces effusions, Amaury et sa femme sentaient leur cœur se gonfler, car ils se souvenaient de la prophétie faite au berceau de leur fille, ils pensaient qu’ils diminuaient sa vie en multipliant ainsi les témoignages de leur amour et s’accusaient d’égoïsme. Mais c’était plus fort qu’eux, ils l’aimaient tant.

Ils étaient incapables de résister au désir d’absorber en eux cette jeune âme et de cueillir dans sa fleur toute sa tendresse. Seulement, comme les parents sont des héros et des martyrs, ils étaient capables de mourir pour laisser vivre leur fille, et ils le voulurent si bien qu’un même matin ils s’éteignirent tous deux côte à côte dans le même lit, la main dans la main, après avoir serré une dernière fois dans leurs bras leur Jocelyne bien-aimée.

La douleur de celle-ci fut grande, mais sa jeunesse triompha enfin de son abattement. Des parents éloignés vinrent, sous prétexte de la soigner, s’installer chez l’orpheline et se faire nourrir et loger à ses dépens.

Un jour que Jocelyne serrait pieusement dans la vieille armoire aux reliques une bague en or qui avait appartenu à sa mère, ses regards tombèrent sur un coffret émaillé et garni de perles fines. Elle l’ouvrit curieusement. Il était plein d’une foule de petits papillons bleus aux ailes douces comme du satin.

À peine Jocelyne eut-elle levé le couvercle que ces papillons s’élancèrent dehors par milliers. Elle suivait du regard leur vol capricieux. Ils dansaient dans un rayon de soleil où ils avaient l’air de petites gouttes d’azur flottantes, comme si un grand pan du ciel eût été déchiré en menus morceaux et jeté sur la terre par les petits anges mutins.

Ils sortaient pressés du coffret, semblables à la fumée bleue s’élançant de la cheminée de la ferme.

Tout à coup Jocelyne se souvint de la prédiction de la fée, que sa mère autrefois lui avait redite, elle eut peur et voulut refermer la précieuse boîte, mais celle-ci était si pleine encore qu’elle eut toutes les peines du monde à rabattre le couvercle ; on eût dit qu’au lieu de diminuer, le trésor de la fée Tendresse avait augmenté.

Ses méchants parents rendaient la jeune fille fort malheureuse, elle pleurait souvent lorsque personne ne la voyait. Un jour, elle se sentit si triste et si isolée au milieu de ces gens sans cœur qu’elle résolut de s’enfuir. Elle quitta secrètement la ferme, n’emportant rien que la bague d’or pendue à son cou par un ruban, et son précieux coffret.

Elle marcha longtemps sans trop savoir où elle allait, heureuse seulement de se sentir libre et de respirer le parfum des lilas nouveaux. Mais tout à coup la lassitude la prit et la força à s’arrêter sur le bord du chemin.

Pendant qu’elle se reposait elle vit venir sur la route un cortège ; en tête, sur un cheval blanc caparaçonné, un jeune prince chevauchait.

Dès qu’il eut aperçu la voyageuse, il s’arrêta et mit pied à terre. La filleule des fées leva sur lui ses profonds yeux bleus, mais elle les baissa aussitôt en rougissant beaucoup.

Le prince était beau comme l’aurore ; ses cheveux blonds encadraient une tête fine et fière, et sa moustache se relevait d’un air martial.

– Belle bergère, dit-il, pour un baiser de vous je donnerais la fiancée qui m’attend là-bas, mon royaume et mes trésors.

Et sa voix était si douce, si douce que Jocelyne ne savait que répondre et tourmentait inconsciemment le coffret bleu. Tout à coup le couvercle se souleva, un grand papillon couleur de feu s’envola, il effleura de son aile les lèvres entr’ouvertes du prince et Jocelyne sentit en son cœur une telle douceur qu’elle ferma les yeux.

Quand elle les rouvrit, le prince était déjà loin ; il sembla à la jeune fille que la campagne était devenue laide autour d’elle ; elle se sentit plus seule et plus triste que jamais, et sans songer à continuer sa route, elle reprit le chemin de la ferme. Dans sa main, le coffret paraissait presque vide tant il était léger.

Les jours suivants elle revint au même endroit, espérant voir passer le beau cavalier. Mais la raison d’état domine le caprice des rois, elle eut beau interroger l’horizon, elle ne vit rien venir ; elle apprit seulement par des voyageurs que le prince avait épousé une étrangère belle et puissante et qu’il avait regagné avec elle, et par un autre chemin, la capitale du royaume. Alors Jocelyne désira mourir.

Comme elle nourrissait ses noires pensées, elle vit venir à elle un chasseur du voisinage. C’était un grand et solide gars, bon travailleur et brave cœur. Depuis longtemps il aimait en secret la petite fermière, mais la voyait si triste qu’il n’osait rien lui dire.

Ce jour-là, il s’enhardit à lui parler. Jocelyne d’abord ne voulut pas l’écouter. Il sut pourtant trouver des mots si suppliants qu’elle se laissa toucher et consentit à devenir sa femme.

Ce fut une belle noce ; et le soir du mariage, quand Jocelyne, pour le montrer à son mari, ouvrit devant lui le coffre bleu, il s’en échappa une foule de papillons de toutes couleurs, rouges, jaunes, bruns qui tout joyeux voltigeaient partout et se posaient sur les cheveux, sur les yeux, sur la bouche des deux époux.

Alain, le chasseur, rendit sa femme si heureuse qu’elle eût bientôt complètement oublié le prince, surtout quand elle fut devenue mère de deux beaux enfants, un garçon et une fille.

Landry, l’aîné, était fort et brun comme son père. Myrtille, la cadette, petite et jolie comme une rose de mai. Et quand ils couraient tous deux dans la grande salle de la ferme, l’emplissant de leurs cris joyeux, on eût dit que le printemps avait fait son nid dans la vieille demeure.

Ah ! les beaux chérubins, et que leur mère en était fière ! Elle les couvrait de baisers, les suivait de longs regards chargés d’admiration et de tendresse. Même leurs malices trouvaient grâce devant elle. Un jour, ne s’avisèrent-ils pas d’ouvrir le coffret de la fée ! Une nuée d’insectes aux ailes éclatantes de blancheur s’en échappa, et les deux petits fous, se bousculant, riant, cherchèrent à les attraper, mais les beaux papillons échappaient à leurs doigts enfantins et s’envolaient vers le ciel,

 

            Dans le palais bleu des immensités,

            Leur vol se suspend, tournoie et s’égrène...

 

Jocelyne contemplait la scène, heureuse d’un bonheur sans mélange, débordante d’amour et d’orgueil maternel, sans songer que c’était sa propre vie qui s’échappait là en lambeaux palpitants, et que son trésor s’épuisait.

Ainsi passèrent pour elle des jours dorés ; mais, hélas ! comme après septembre radieux vient le triste hiver, après ces années de bonheur vinrent les désespoirs et les deuils. Alain fut tué à la chasse, Landry partit pour la guerre, et Myrtille épousa un marchand qui l’emmena en pays lointain.

Jocelyne se retrouva seule ; elle n’était pas vieille encore ; pourtant, si la prédiction de la fée Tendresse était vraie, il lui restait peu de temps à vivre, car il n’y avait plus au fond du coffret que quelques petits papillons grisâtres. Mais Jocelyne ne s’en inquiétait pas. Aux pauvres qu’elle rencontrait, aux petits enfants qui venaient à elle, aux malades, elle prodiguait son cœur et ses caresses et, chaque jour, devenait plus pauvre.

Un matin, elle s’aperçut qu’au fond de la boîte magique il ne restait plus qu’un papillon et sentit que sa dernière heure était proche ; comme elle était bonne chrétienne, elle se rendit à l’église pour y communier : mais à peine eut-elle touché de ses lèvres l’hostie sainte, que dans ce divin baiser son âme s’envola et, comme un grand papillon blanc, monta jusqu’aux pieds de l’Éternel.

Mais quoi, vous bâillez, madame ! Je vous avais prévenue : mon histoire est fort banale, c’est celle d’une paysanne ; cela aurait pu, j’en conviens, être celle d’une princesse ou d’une tout autre femme. Les femmes sont faites de baisers, et quand elles n’en ont plus à donner, elles meurent.

 

 

 

Jean BACH-SISLEY.

 

Paru dans La Sylphide en 1898.

 

 

 

 

 

 

 

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