Sarrasin, moine et martyr

 

(Légende catalane remontant à 1156)

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Victor BALAGUER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Lupo, le roi more de Valence, appelle un jour Ahmet, second fils d’Almanzor, roi more de Carlet.

Lupo était assis dans son jardin, à l’ombre d’un petit bois d’orangers odorants quand arriva le jeune Ahmet.

Le jeune Ahmet ! Jamais les rives du Turia ne virent garçon plus gaillard ni plus galant. Nul ne manie une lance comme lui, nul ne sait comme lui dompter un poulain rebelle ; nul n’est si souvent que lui vainqueur dans les tournois ; nul ne sait mieux que lui chanter amoureusement au pied de la fenêtre arabe.

– Ahmet – lui dit Lupo – le comte de Barcelone me demande un armistice ; j’y consens et j’ai besoin d’un messager qui aille en mon nom conclure le traité.

– Je serai ce messager, répond Ahmet.

– Prends donc le meilleur de mes chevaux et pour escorte l’élite de mes soldats ; choisis, pour en faire présent au comte, les plus beaux de mes joyaux....

– Je ne te demande que le temps indispensable pour baiser la barbe blanche de mon père Almanzor, et pour embrasser mes sœurs Zaïda et Zoraïda.

Ahmet courut embrasser son vieux père et ses belles sœurs, puis il partit.

Il montait un poulain cordouan, noir comme la nuit, rapide comme le vent. Quatre soldats mores le suivaient. C’était toute son escorte. Il n’en fallait pas plus à Ahmet. Il était audacieux et résolu, vaillant et téméraire.

Entrés en Catalogne, ils traversaient un soir une épaisse pineraie, quand la nuit les surprit, et un soldat more leur dit :

– Là-bas, sar notre gauche, à la lumière du crépuscule, j’ai vu des montagnes superbes qui cachaient leur front dans un turban de nuages ; le soleil, en se retirant, nageait dans une mer de sang ; l’air qui fouette nos visages, nous apporte une haleine de feu. La tempête est proche.

La tempête est proche : le vent qui fouette en rafales inégales et furieuses les cimes touffues des pins le dit à Ahmet ; ils le lui disent aussi, ces bruits sourds, prolongés et lointains, que l’on entend la nuit dans les montagnes quand vient la tempête, semblables à des gémissements lancés par les âpres sierras sous le fouet de l’ouragan.

– Oui, oui – crie Ahmet, – la tempête vient à notre rencontre : compagnons, sauvons-nous !

Il a dit : sauvons-nous, et le vaillant cheval cordouan vole, vole avec la rapidité de l’aigle se lançant sur sa proie, avec la vélocité de la flèche fendant l’air. Bientôt il laisse en arrière ses compagnons.

Il laisse en arrière ses compagnons, et pendant ce temps l’ouragan se déchaîne. Le vent siffle comme un serpent dans la plaine, et rugit comme un lion dans les halliers. Les pins les plus hauts sont déracinés ; les arbres les plus gros roulent sur le chemin. De la montagne descendent des torrents furieux qui arrachent d’énormes rochers. Le ciel a ouvert ses cataractes.

Le ciel a ouvert ses cataractes, et le vaillant poulain tantôt doit sauter par dessus une barrière d’arbres barrant le chemin, tantôt glisse sur la pente polie des rochers, tantôt côtoie le profond ravin ouvert par les eaux, tantôt traverse le torrent à la nage. Tout est destruction et mort, tout est terreur et épouvante. Soudain...

Soudain un bruit de voix vient se mêler au bruit du veut. Au milieu du désordre des éléments, du rugissement de la tempête, du fracas de l’ouragan, Ahmet perçoit, comme par ondées, un chant mystérieux, mélancolique, divin. Est-ce le chant des houris du Paradis ? Est-ce l’hymne d’allégresse des génies malfaisants qui jouissent de la destruction de la nature ? Ahmet ressent une émotion inconnue.

Il ressent une émotion inconnue jusqu’alors, et ne réussit pas à s’interroger lui-même. Il a peur de savoir. L’ouragan redouble de furie et le cheval de vitesse. Les arbres passent rapides à son côté, comme des files de gigantesques fantômes ; les monts et les bois filent devant ses yeux comme les visions d’un songe. Il n’aurait qu’à saisir une torche pour ressembler au génie de la tempête, traversant dans une course échevelée, cavalier sur son cheval noir, les forêts et les vallons. Il ignore par où il passe, il ignore où il va,... Son cheval le guide.

Son cheval le guide, et quand il s’arrête enfin, la masse d’un imposant édifice s’élève devant lui, à côté d’une sombre rangée d’arbres. Ahmet l’avait d’abord prise pour un géant à la chevelure déliée et rejetée en arrière. Oh, surprise ! Le chant qu’il avait déjà entendu, il l’entend de nouveau, mais plus rapproché.

Plus rapproché, comme s’il sortait de l’intérieur de cet édifice. C’est un cantique nocturne, religieux, plein d’onction et de poésie, entonné par de mâles accents. Ahmet l’écoute un instant en suspens et, dans son extase, on dirait qu’il le voit partir comme un rayon de lumière déchirant les ténèbres, croisant la pluie qui tombe, traversant le nuage qui porte la foudre dans son sein, se glissant entre la tempête et la colère des éléments. Ahmet sent quelque chose lui parler dans son cœur, et saisi d’un élan inconnu...

Saisi d’un élan inconnu, il abandonne son cheval, qui se laisse tomber mort de fatigue, et commence à escalader la clôture de l’édifice. Où va-t-il ? Quelle idée le guide ?... Il ne le sait pas.

Il ne le sait pas, mais ce cantique le fascine, le séduit, l’enlève, l’attire enfin, comme l’aimant le fer, comme la lumière le papillon, comme la liberté le captif. Ahmet se trouve à l’intérieur, traverse un jardin, suit une galerie, rencontre un cloître, pénètre dans un temple.

Et dans le temple, là, sous les voûtes sonores, solennel et mystérieux, doux et tendre, le cantique vibre, plus élevé et plus divin, et les voix roulent majestueuses parmi des ondes d’harmonie à travers les profondeurs concaves. Le temple est envahi par les ténèbres ; seules trois lumières brillent sur l’autel.

Seules, trois lumières brillent sur l’autel, car ce temple est celui de Poblet et ce chant est le Salve, c’est-à-dire le fervent salut qu’adressent à la Reine des Anges les cœurs chrétiens, quand apparaissent les premières blancheurs du matin. Les trois lumières sont là en souvenir de ces trois autres que les solitaires de Lardeta et l’armée de Bérenger virent un jour briller au-dessus des arbres. Ahmet s’appuie sur une colonne, et pleure.

Et il pleure abondamment, il pleure sans trêve son enfance passée dans l’erreur, sa jeunesse écoulée dans l’égarement. Ahmet se sent renaître, sent bouillonner dans son âme un monde de sentiments nouveaux, et les larmes qu’il verse sont le baptême qui purifie et lave de la faute les heures où il était aveugle et trompé. Ahmet tombe à genoux.

Il tombe à genoux, et alors, un à un, en procession, des êtres étranges, couverts de longues robes blanches, commencent à glisser devant lui. Ce sont les moines qui se retirent du chœur, les bras croisés, le front penché, murmurant la première prière du jour. Un moine aperçoit Ahmet et pousse un cri.

– Que notre père saint Bernard me protège ! Un More !... Un More dans la maison de Dieu !

– Un More ? – répètent avec terreur les autres moines.

Et tous se reculent horrifiés, faisant le signe de la croix. Seul l’abbé s’avance.

– Qui est-tu ? lui dit-il.

– Je suis Ahmet, le fils du roi de Carlet.

– Qui t’a amené ici ?

– La tempête.

– Où allais-tu ?

– Je ne le sais pas... Je ne m’en souviens plus.

– Qui cherches-tu en ces lieux ?

– Dieu.

– Que lui veux-tu ?

– Je veux lui demander de me laisser habiter ces lieux, de me laisser être un de vos frères, de me laisser revêtir cette robe que vous revêtez, de me laisser entendre ces chants qui me ravissent, de me laisser enfin l’adorer, le front dans la poussière, la pensée au ciel, comme un fils de chrétiens.

L’abbé se tourna vers les moines.

– Approchez-vous, frères !.... C’est une âme qui demande à entrer dans le chemin de la vertu et du ciel. Approchez-vous, et rendons grâces de ce nouveau bienfait à Dieu et à notre père saint Bernard !

– Bernard ! – s’écria le More. – C’est ainsi que je veux m’appeler désormais.

– C’est ainsi que tu t’appelleras.

Depuis lors il y eut à Poblet un moine de plus qui s’appela Bernard ; un moine vertueux et saint, dont les prières continues, dont l’austérité et la pénitence, dont la vie d’ascète firent que la renommée de sa vertu arriva aux pays les plus éloignés.

Depuis lors la charité fut plus abondante à Poblet, et les pauvres qui accouraient à ses portes étaient des centaines, car, Bernard étant le dispensateur, aucun besogneux ne se retirait sans être secouru.

Depuis lors, tous demandaient à voir et à baiser la main du saint, car le bruit courait que l’abbé ayant un jour blâmé le dispensateur de sa prodigalité sans limites, Bernard montra les greniers intacts et les coffres du trésor plus remplis.

Depuis lors le nombre des convertis s’était accru, car, par ses conseils, Bernard gagna à la religion du Christ une de ses parentes nommée Doraycela, de Lérida, et beaucoup d’autres Sarrasins de la même ville.

Un jour Bernard se présenta devant l’abbé et lui demanda sa bénédiction et la permission d’entreprendre un voyage.

– Où veux-tu aller, frère ? – lui demanda l’abbé.

– À Valence, à Carlet. J’ai là quelques frères dont je veux ouvrir les yeux à la lumière, et le cœur à la foi.

L’abbé lui donna sa bénédiction, mais la lui donna en pleurant.

– Dieu fasse que tu reviennes ! Dieu fasse que tu ne trouves pas sur ton chemin la palme de la souffrance et du martyre !

– Que la volonté du seigneur s’accomplisse, – dit Bernard en prenant congé de l’abbé.

Bernard partit et arriva dans son pays. Son vieux père était mort, et son frère Almanzor était roi de Carlet. Il voulut voir ses sœurs Zaïda et Zoraïda. Toutes deux le reçurent en pleurant.

– Je vous porte à chacune une croix et un rosaire, – dit-il.

Et depuis ce jour, Zaïda et Zoraïda s’appelèrent Marie et Grâce ; mais ce qu’il avait obtenu de ses deux sœurs, il ne put l’obtenir de son frère Almanzor. Le cœur de celui-ci était dur comme un marbre. Il ne voulut recevoir aucun présent, écouter aucune parole.

– Je ne te connais pas, dit-il à Bernard ; – je ne sais qui tu es, renégat. Je peux seulement te dire que si tu ne retournes pas promptement vers ceux qui t’ont envoyé, la lumière du jour cessera de briller pour toi.

Bernard alla alors chercher Grâce et Marie, et leur dit : – Allons.

Et tous trois partirent.

Quand Almanzor apprit la fuite de ses sœurs, il partit en hâte à leur poursuite à la tête d’une escorte de Sarrasins. En vain Bernard s’enfuit-il vers le Jucar pour embarquer ses sœurs et les sauver, Almanzor les atteignit, décapita les pauvres jeunes filles, et après avoir attaché Bernard à une yeuse, arracha le clou qui assurait le gouvernail de la barque dans laquelle allaient partir les fugitifs, et ordonna de clouer le front du moine.

Bernard mourut comme le Rédempteur, en pardonnant à son bourreau.

Les légendes racontent qu’un demi-siècle après, aussitôt que le roi Jacques Ier eut conquis Valence sur les Mores, il fut averti par des Almogavares que dans les champs d’Alcira se passait un fait prodigieux. Près d’une yeuse, au bord de la rivière, on voyait une grande mare de sang frais, et chaque nuit le site s’éclairait de lueurs célestes. Le bon roi y accourut, fit creuser la terre, et on y trouva le corps de Bernard...

Telle était la légende que l’on racontait devant l’image d’un moine au front traversé par un clou, que tous les pèlerins admiraient à Poblet ; telle était l’histoire de saint Bernard d’Alcira, le More Ahmet ; fils du roi de Carlet, auquel le monastère éleva une somptueuse chapelle en marbre et en jaspe, visitée avec grande vénération par les dévots.

 

 

 

Victor BALAGUER.

 

Recueilli dans Contes espagnols,

rassemblés et traduits par

E. Contamine de Latour

et R. Foulché-Delbosc, 1889.

 

 

 

 

 

 

 

 

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