Le médecin de campagne

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Honoré de BALZAC

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Aux cœurs blessés, l’ombre et le silence.

(DE BALZAC.)

 

 

 

I.

 

 

LE PAYS.

 

 

En 1849, par une douce matinée du printemps, un homme âgé d’environ cinquante ans suivait à cheval un sentier tracé à mi-côte d’une colline et qui menait à un gros bourg situé entre Grenoble et la Grande-Chartreuse.

Ce bourg était le chef-lieu d’un canton assez populeux, circonscrit dans une longue vallée qui se déployait partiellement aux yeux du voyageur.

Arrosée par une petite rivière torrentueuse à lit très large et pierreux, souvent à sec, mais rempli pour le moment par la fonte des neiges, cette vallée était serrée entre deux hautes montagnes presque parallèles, que dominaient de toutes parts les pics de la Savoie et ceux du Dauphiné. Sauf cette ressemblance générique qui donne un air de famille aux paysages compris entre la chaîne des deux Mauriennes, le canton à travers lequel voyageait paisiblement l’étranger avait sa physionomie et ses beautés spéciales.

Tantôt la vallée, subitement élargie, présentait un irrégulier tapis de cette verdure que les constantes irrigations, dues aux montagnes, entretiennent si fraîche et si douce à l’œil, pendant toutes les saisons. Tantôt un moulin à scie montrait et ses humbles constructions pittoresquement placées, et sa provision de longs sapins sans écorce, et son cours d’eau alimenté par une déviation du torrent, encaissé dans de grands tuyaux de bois carrément creusés, d’où s’échappait, par mille fentes, une nappe de filets humides. Puis, des chaumières entourées par de petits jardins pleins d’arbres fruitiers contournés, mais couverts de leurs belles fleurs ; puis, çà et là, des maisons à toitures rouges composées de tuiles plates et rondes, semblables à des écailles de poisson ; et, au-dessus de la porte, le panier suspendu dans lequel sèchent les fromages ; puis, déjà, des vignes mariées, comme en Italie, à de petits ormes dont le feuillage est mangé par les troupeaux.

En quelques endroits, les collines étaient, par un caprice de la nature, si rapprochées, qu’il n’y avait plus ni fabriques, ni champs, ni chaumières. Les deux hautes murailles granitiques, séparées seulement par le torrent qui rugissait dans ses cascades, s’élevaient tapissées de sapins à noir feuillage, et de hêtres hauts de cent pieds, vieux de cent ans au moins. Tous droits, tous bizarrement colorés par des taches de mousse, tons divers de feuillage, ces arbres formaient de magnifiques colonnades bordées au-dessous et en-dessus du chemin, par d’informes haies d’arbousiers, de viornes, de buis, d’épine rose ; arbustes qui mêlaient leur senteur aux parfums particuliers de la nature montagnarde, aux diverses odeurs des jeunes pousses du mélèze, des peupliers, et des pins gommeux. Quelques nuages couraient parmi les rochers dont ils voilaient et découvraient tour à tour les cimes grisâtres, souvent aussi vaporeuses que les nuées dont elles divisaient les ondes délicates.

Ainsi, à tout moment le pays changeait d’aspect ; les montagnes, de couleur ; les versants, de nuances ; le ciel, de lumière ; les vallons, de forme. C’étaient des images multipliées, que des oppositions inattendues, soit un rayon de soleil à travers les troncs d’arbres, soit une clairière naturelle ou quelques éboulis, rendaient délicieuses à voir, au milieu du silence, dans la saison où tout est jeune, où le soleil flambe sous des cieux presque purs. Enfin, c’était un beau pays, c’était la France.

À travers ce pays voyageait un homme de haute taille, entièrement vêtu de drap bleu, et dont l’habit était aussi soigneusement brossé que devait l’être chaque matin son cheval au poil lisse. Il avait une cravate noire au cou, des gants de daim jaune aux mains, des pistolets dans ses fontes, un léger portemanteau bien ficelé, bien attaché en croupe. Puis il se tenait droit et vissé sur sa selle comme l’est un vieil officier de cavalerie. Sa figure brune, marquée de petite-vérole, mais régulière et empreinte d’une résignation, d’une insouciance apparentes ; ses manières décidées, la sécurité de son regard, le port de sa tête, tout en lui trahissait la vie militaire dont il est impossible à un soldat de dépouiller les habitudes, même après être rentré depuis longtemps dans la vie domestique.

Tout autre se serait émerveillé des beautés de cette nature alpestre, si douce et si jolie aux lieux où elle se fond dans les grands bassins, où elle s’unit aux vastes horizons des plaines de la France ; mais l’officier, ayant sans doute vu tous les pays où les armées françaises avaient été tempêtueusement emportées par les guerres impériales, jouissait de ce paysage sans paraître surpris de ses accidents multipliés.

L’étonnement est une sensation que Napoléon semble avoir détruite dans l’âme des soldats. Aussi, le calme de la figure est-il un signe certain auquel un observateur peut reconnaître les hommes jadis enrégimentés sous les aigles éphémères mais impérissables du grand empereur.

 

 

 

 

II.

 

 

UNE VIE DE SOLDAT COMME IL Y EN A PEU.

 

 

L’étranger était en effet un des militaires, maintenant assez rares, qui, malgré leur bravoure et quoiqu’ils se soient trouvés sur tous les champs de bataille où commanda Napoléon, ont été respectés par le boulet.

Sa vie et son histoire n’avaient rien d’extraordinaire : il s’était bien battu, en simple et loyal soldat ; faisant son devoir pendant la nuit aussi bien que pendant le jour, loin comme près du maître ; ne donnant pas un coup de sabre inutile, mais incapable d’en donner un de trop.

S’il portait à sa boutonnière la rosette appartenant aux officiers de la Légion d’Honneur, c’est qu’après la bataille de la Moskova, la voix unanime de son régiment l’avait désigné, sans intrigue, comme le plus digne de la recevoir dans cette journée.

Il était du petit nombre de ces hommes froids en apparence, timides, toujours en paix avec eux-mêmes, dont la conscience est humiliée par la seule pensée d’une sollicitation à faire, de quelque nature qu’elle soit. Aussi ses quatre grades lui furent-ils conférés en vertu des lentes lois de l’ancienneté.

Devenu sous-lieutenant en 1802, il ne se trouvait, en 1829, que chef d’escadron, malgré ses moustaches grises. Mais sa vie était si pure que pas un homme de l’armée, fût-il général, ne l’abordait sans éprouver un sentiment de respect involontaire dont peut-être ses supérieurs ne lui pardonnaient point l’avantage incontesté. Jamais il n’avait rien pris à l’ennemi, si ce n’est des vivres ou des fourrages. En récompense, les simples soldats lui vouaient tous un peu de ce sentiment que les enfants portent à une bonne mère. Pour eux il savait être à la fois indulgent et sévère. Jadis soldat comme eux, il connaissait les joies malheureuses et les joyeuses misères, les écarts pardonnables ou punissables des soldats.

Quant à son histoire personnelle et à ses sentiments, ils étaient ensevelis dans le plus profond silence. Comme presque tous les militaires de cette époque, ayant vu le monde à travers la fumée des canons, ou pendant les moments de paix, si rares au milieu de la lutte européenne soutenue par l’empereur, il ne s’était point marié, ne se souciait plus de l’être.

Quoique personne ne mit en doute que le commandant Genestas n’eût eu ce que l’on nomme des bonnes fortunes, en ayant été de ville en ville, de pays en pays, en ayant assisté aux fêtes données et reçues par les régiments, cependant personne n’en avait la moindre certitude. Sans être prude, sans refuser une partie du plaisir, sans froisser les mœurs militaires, il se taisait ou répondait en riant lorsqu’il était questionné sur ses amours : et à ces mots :

– Et vous, mon commandant ?... adressés par un officier,

Il répliquait :

– Buvons, messieurs !...

Espèce de Bayard sans faste, M. Pierre Joseph Genestas n’offrait donc en lui rien de poétique, ni rien de romanesque, tant il paraissait vulgaire. Il était toujours tenu comme un homme cossu. Quoiqu’il n’eût que sa solde pour fortune et sa retraite pour avenir, néanmoins, semblable aux vieux loups du commerce auxquels les malheurs ont fait une expérience qui avoisine l’entêtement, le chef d’escadron avait toujours devant lui deux années de solde. Il ne dépensait jamais ses appointements annuels. Il était si peu joueur, qu’il regardait sa botte quand on demandait un rentrant ou un parieur pour l’écarté. Enfin, il ne se permettait rien d’extraordinaire, mais ne manquait à aucune chose d’usage. Ses uniformes lui duraient plus longtemps qu’à tout autre officier du régiment, par suite des soins qu’inspire la médiocrité de fortune, et dont il avait mécaniquement contracté l’habitude. Peut-être eût-il été soupçonné d’avarice, sans l’admirable désintéressement et la facilité fraternelle avec laquelle il ouvrait sa bourse à quelque jeune étourdi, ruiné par un coup de carte, ou par toute autre folie. Alors, il semblait que, jadis, il eût perdu de grosses sommes au jeu, tant il mettait de délicatesse à obliger, ne se croyant point le droit de contrôler les actions de son débiteur et ne lui parlant jamais de sa créance.

Enfant de troupe, seul dans le monde, il s’était fait une patrie de l’armée, et, de son régiment, une famille. Aussi, rarement recherchait-on le motif de sa respectable économie. On se plaisait à l’attribuer au désir assez naturel d’augmenter la somme de son bien-être pendant ses vieux jours. À la veille de devenir lieutenant-colonel de cavalerie, il était présumable que son ambition consistait à se retirer avec la retraite et les épaulettes de colonel, dans quelque campagne.

Après la manœuvre, si les jeunes officiers causaient de lui, ils le rangeaient dans la classe des hommes qui ont obtenu au collège les prix d’excellence, et restent durant leur vie exacts, probes, sans passions, utiles et fades comme le pain blanc. Mais les gens sérieux le jugeaient bien différemment ; car souvent quelque regard, ou une expression pleine de sens comme l’est la parole d’un sauvage, échappaient à cet homme et attestaient une âme orageuse, de même que son front calme accusait le pouvoir de faire taire ses passions et de les refouler au fond de son cœur, pouvoir chèrement conquis pas l’habitude des dangers et des malheurs toujours imprévus de la guerre.

Le fils d’un pair de France, nouveau venu au régiment, ayant dit, un jour, en parlant de M. Genestas, qu’il eût été le plus consciencieux des prêtres ou le plus honnête des épiciers :

– Ajoutez, le moins courtisan des marquis !... répondit-il en regardant le jeune fat qui s’était cru hors de la portée auriculaire du commandant.

Tous les auditeurs éclatèrent de rire ; le père du lieutenant était le flatteur de tous les pouvoirs, un homme élastique, rebondissant au-dessus des révolutions ; et le fils tenait déjà du père.

Il y a eu, dans les armées françaises, quelques-uns de ces caractères, tout bonnement grands dans l’occurrence, et redevenant simples après l’action, insouciants de gloire, oublieux du danger. Il s’en est rencontré beaucoup plus peut-être que les défauts de notre nature ne permettraient de le supposer.

Cependant l’on se tromperait étrangement en croyant que M. Genestas fût parfait. Il était essentiellement défiant, enclin à de violents accès de colère ; quelquefois taquin dans une discussion ; voulant surtout avoir raison lorsqu’il avait tort, et plein de préjugés nationaux. Il avait conservé, de sa vie soldatesque, un penchant pour le bon vin, mais il ne sortait jamais d’un repas que dans tout le décorum de son grade ; seulement, il paraissait sérieux, méditatif, et personne n’était alors dans le secret de ses pensées. Enfin, s’il connaissait assez bien les mœurs du monde, les lois de la politesse, espèce de consigne à laquelle il ne manquait point, en l’observant avec une roideur toute militaire ; s’il avait de l’esprit naturel et acquis, s’il possédait la tactique, la manœuvre, la théorie de l’escrime à cheval, et les difficultés de l’art vétérinaire, il faut avouer que ses études avaient été prodigieusement négligées. Il savait, mais vaguement, que César était un Romain ; Alexandre, un Grec ou un Macédonien ; il vous eût accordé l’une ou l’autre origine sans discussion. Aussi, dans les conversations scientifiques ou historiques, devenait-il grave, se bornant à y participer par de petits coups de tête approbatifs, comme un homme profond, arrivé au pyrrhonisme.

Quand Napoléon écrivit, à Schönbrunn, le 13 mai 1809, dans un bulletin adressé à la grande-armée, maîtresse de Vienne, que, comme Médée, les princes autrichiens avaient de leurs propres mains égorgé leurs enfants, Genestas, nouvellement nommé capitaine, ne voulut pas compromettre la dignité de son grade en demandant ce qu’était Médée. Il s’en reposa sur le génie de Napoléon, certain que l’empereur ne devait dire que des choses officielles à la grande-armée et à la maison d’Autriche. Bref, il pensa que Médée était une archiduchesse de conduite équivoque. Néanmoins, comme la chose pouvait concerner l’art militaire, il fut inquiet de la Médée du bulletin, jusqu’au jour où mademoiselle Raucourt fit reprendre Médée. Après avoir lu l’affiche, le capitaine ne manqua pas d’aller, le soir, au Théâtre-Français, pour voir cette célèbre actrice dans ce rôle mythologique dont ses voisins lui racontèrent l’histoire.

Cependant un homme qui, simple soldat, avait eu assez d’énergie pour apprendre à lire, écrire et compter, devait comprendre que, capitaine, il fallait s’instruire. Aussi, depuis cette époque, lut-il avec ardeur les romans et les livres nouveaux qui lui donnèrent des demi-connaissances dont il tirait un assez bon parti. Dans sa reconnaissance pour ses professeurs, il allait jusqu’à prendre la défense de Pigault-Lebrun, disant que cet auteur était extrêmement instructif.

Cet officier, parvenu si loyalement, et auquel une prudence acquise ne laissait faire aucune démarche qui n’eût un sens mathématique ou un but d’utilité, voyageait donc depuis le matin, dans la direction de montagnes de la Grande-Chartreuse, après avoir obtenu, la veille, de son colonel, un congé de huit jours.

 

 

 

 

III.

 

 

UN RENSEIGNEMENT.

 

 

L’officier n’avait pas compté faire une longue traite ; et, depuis son départ, trompé de lieue en lieue par les dires mensongers des paysans qu’il avait interrogés, il crut prudent de ne pas aller plus loin sans réconforter son estomac.

Quoiqu’il eût peu de chances pour rencontrer une ménagère en son logis par un temps qui retenait tout le monde aux champs, il s’arrêta devant quelques chaumières qui aboutissaient à un espace commun, en décrivant une place carrée assez informe, ouverte à tout venant. Le sol de ce territoire de famille était ferme, bien balayé en différents endroits, mais coupé par des fosses à fumier. Des rosiers, des lierres, de hautes herbes s’élevaient le long des murs lézardés. À l’entrée du carrefour, il y avait un méchant groseillier sur lequel séchaient des guenilles. Le premier habitant que rencontra M. Genestas fut un pourceau vautré dans un tas de fumier, qui, au bruit des pas du cheval, leva la tête, grogna, et fit enfuir un gros chat noir. Alors une jeune paysanne, portant sur la tête un gros paquet d’herbes, se montra tout à coup, suivie à distance par quatre marmots en haillons, mais hardis, tapageurs, aux yeux effrontés, jolis, bruns de teint, de vrais diables qui ressemblaient à des anges. Le soleil pétillait, et donnait je ne sais quoi de pur à l’air, aux chaumières, aux fumiers, à cette troupe ébouriffée.

Le soldat demanda s’il était possible d’avoir une tasse de lait. Pour toute réponse, la fille jeta un cri rauque, et une vieille femme apparut soudain sur le seuil d’une des cabanes.

La jeune paysanne passa dans une étable après avoir montré la vieille, vers laquelle M. Genestas se dirigea, non sans bien tenir son cheval par la bride, à cause des enfants qui lui trottaient dans les jambes.

Il réitéra sa demande que la bonne femme se refusa nettement à satisfaire. La vieille ne voulait pas, disait-elle, enlever la crème des potées de lait destinées à faire le beurre.

L’officier répondit à cette objection en promettant de bien payer le dégât ; puis, il attacha son cheval au montant d’une porte, et entra dans la chaumière.

Les quatre enfants appartenaient à cette femme, et cependant ils paraissaient avoir tous le même âge. Cette circonstance bizarre frappa le commandant Genestas. La vieille en avait un cinquième, presque pendu à son jupon. Faible, pâle, maladif, il réclamait sans doute les plus grands soins, et partant, il était le bien-aimé, le benjamin.

L’officier s’assit au coin d’une cheminée sans feu, cheminée dont l’âtre était immense, et sur le manteau de laquelle se voyait une Vierge en plâtre colorié, tenant dans ses bras l’enfant Jésus. Enseigne sublime !

Le sol servait de plancher à la maison, mais la terre, primitivement battue, était devenue raboteuse à la longue ; et, quoique propre, elle offrait, en grand, les callosités d’une écorce d’orange. Dans la cheminée, étaient accrochés un sabot plein de sel, une poêle à frire, et un chaudron. Le fond de la pièce se trouvait rempli par un lit à colonnes, garni de sa pente découpée. Puis, çà et là, des escabelles à trois pieds, formées par des bâtons fichés dans une simple planche de fayard ; une huche au pain ; une grosse cuiller en bois pour puiser de l’eau, un seau et des poteries pour le lait ; quelques clayons à fromages ; des murs noirs, une porte vermoulue ayant une imposte à claire-voie ; un rouet sur la huche : telle était la décoration et le mobilier de cette pauvre demeure.

Maintenant, voici le drame auquel assista l’officier, qui s’amusait à fouetter le sol avec sa cravache, sans se douter que là se déroulerait un drame.

Quand la vieille femme, suivie de son benjamin teigneux, eut disparu par une porte qui donnait dans sa laiterie, les quatre enfants, ayant suffisamment regardé le militaire, commencèrent par se délivrer du pourceau. L’animal, avec lequel ils jouaient habituellement, était venu sur le seuil de la porte. Là, les marmots se ruèrent sur lui si vigoureusement et lui appliquèrent des gifles si caractéristiques, qu’il fut forcé de faire prompte retraite. L’ennemi dehors, les enfants attaquèrent une porte dont le loquet, cédant à leurs efforts, s’échappa de la gâche usée qui le retenait. Alors ils entrèrent tous à la fois dans une espèce de cabinet, puis, en un clin d’œil, le commandant, qui prenait plaisir à cette scène, les vit tous occupés à ronger plusieurs pruneaux secs à la fois.

La vieille au visage de parchemin et aux guenilles sales rentra dans ce moment, tenant à la main un pot de lait pour son hôte.

– Ah ! les vauriens !... dit-elle.

Elle alla vers le cabinet, empoigna chaque enfant, le jeta dans la chambre, mais sans lui ôter ses pruneaux, et ferma soigneusement la porte de son grenier d’abondance.

– Là, là, mes mignons !... soyez donc sages !... Si on n’y prenait garde, ils mangeraient le tas de prunes... les enragés !... dit-elle en regardant M. Genestas.

Puis, elle s’assit sur une escabelle, prit le teigneux entre ses jambes, et se mit à le peigner en lui lavant la tête avec une dextérité féminine et des attentions toutes maternelles.

Les quatre petits voleurs restaient, les uns debout, les autres accotés contre le lit ou la huche, tous morveux et sales, bien portants d’ailleurs, grugeant leurs prunes sans rien dire, mais examinant toujours l’étranger d’un air et sournois et narquois.

– Ce sont vos enfants ?... dit le soldat à la vieille.

– Faites excuse, monsieur, ce sont les enfants de l’hospice !... On me donne trois francs par mois, et une livre de savon pour chacun d’eux.

– Mais, ma bonne femme, ils doivent vous coûter deux fois plus...

– Monsieur, c’est ce que nous dit monsieur Benassis ; mais puisque d’autres prennent les enfants au même prix, faut bien en passer par là. N’en a pas qui veut, des enfants ! On a encore besoin de la croix et la bannière pour les obtenir... Quand nous leur donnerions notre lait pour rien, il ne nous coûte guère. D’ailleurs, monsieur, trois francs ! c’est une somme ! Voilà quinze francs de gagnés, sans les cinq livres de savon !... Hé, dans nos cantons, combien faut-il donc s’exterminer le tempérament avant d’avoir gagné dix sous par jour !

– Vous avez donc des terres à vous ?... demanda le commandant.

– Non, monsieur ! J’en ai eu du temps de défunt mon homme. Depuis sa mort j’ai été si malheureuse, que j’ai été forcée de les vendre...

– Hé bien, reprit M. Genestas, comment pouvez-vous arriver sans dettes au bout de l’année, en faisant le métier de nourrir, de blanchir et d’élever des enfants pour deux sous par jour ?

– Mais, reprit-elle en peignant toujours son petit teigneux, nous n’arrivons point, sans dettes, à la Saint-Sylvestre, mon cher monsieur. Que voulez-vous, le bon Dieu s’y prête ! J’ai deux vaches. Puis, ma fille et moi nous glanons, pendant la moisson. En hiver, nous allons au bois. Enfin, le soir nous filons. Ah ! par exemple, il ne faudrait pas toujours un hiver comme le dernier. Je dois soixante-quinze francs au meunier pour de la farine. Heureusement c’est le meunier de M. Benassis !... Et M. Benassis ! voilà un ami du pauvre. Il n’a jamais demandé son dû à qui que ce soit, il ne commencera pas par nous... D’ailleurs notre vache a un veau. Ça nous acquittera toujours un peu...

Les quatre orphelins, pour qui toutes les protections humaines se résolvaient par l’affection de cette vieille paysanne, avaient fini leurs prunes. Profitant de l’attention avec laquelle leur mère regardait l’officier en causant, ils s’étaient réunis en colonne serrée pour faire encore une fois sauter le loquet de la porte qui les séparait du bon tas de prunes... Ils y allaient, non pas comme les soldats français vont à l’assaut, mais en silence comme des Allemands pleins de conviction, tous poussés par une gourmandise et naïve et brutale.

– Ah ! les gredins !... Voulez-vous bien finir !...

La vieille se leva, prit le plus fort des quatre, lui appliqua légèrement une tape sur le derrière et le jeta dehors. Il ne pleura point. Les autres demeurèrent tout pantois...

– Ils vous donnent bien du mal...

– Oh ! non, monsieur, mais ils sentent les prunes, les mignons... Ils se crèveraient si on les laissait seuls pendant un moment !

– Vous les aimez !...

À cette phrase, la vieille leva la tête et regarda le soldat d’un air doucement goguenard ; puis elle répondit :

– Oui, monsieur, je les aime...

– J’en ai déjà rendu trois, ajouta-t-elle en soupirant. Je ne les garde que jusqu’à six ans...

– Mais où est le vôtre ?...

– Je l’ai perdu !...

– Quel âge avez-vous donc ?... demanda Genestas, comme pour détruire l’effet de sa précédente question.

– Trente-huit ans, monsieur. À la Saint-Jean qui vient, il y aura deux ans que mon homme est mort.

Elle achevait d’habiller le petit souffreteux qui la regardait d’un œil tendre et bon...

– Quelle vie d’abnégation et de travail !... se dit intérieurement le cavalier.

En effet, sous ce toit digne de l’étable où Jésus-Christ prit naissance, s’accomplissaient gaiement et sans orgueil les devoirs les plus difficiles de la maternité. Quels cœurs ensevelis dans l’oubli le plus profond ! Quelle richesse et quelle pauvreté !

Les soldats, mieux que tous les autres hommes, savent apprécier ce qu’il y a de magnifique dans le sublime en sabots, dans l’Évangile en haillons... Ailleurs se voit le Livre, le texte historié, brodé, découpé, couvert en moire ; là était l’esprit du Livre.

Il était impossible de ne pas croire à quelque religieuse intervention du ciel, en voyant cette femme qui s’était faite mère comme Jésus-Christ s’est fait homme, qui glanait, souffrait et s’endettait pour des enfants abandonnés, en se trompant dans ses calculs et sans même vouloir reconnaître qu’elle se ruinait à être mère. À l’aspect de cette femme, il fallait nécessairement admettre quelques sympathies entre les bons d’ici-bas et les intelligences d’en-haut.

Le commandant Genestas regarda la bonne femme en hochant la tête.

– M. Benassis est-il un bon médecin ? lui demanda-t-il.

– Je ne sais pas, mon cher monsieur, mais il guérit les pauvres pour rien.

– Il paraît, reprit-il en se parlant à lui-même, que cet homme est décidément un homme.

– Oh ! oui, monsieur, et un brave homme ! Aussi n’y a-t-il guère de gens ici qui ne le mettent dans leurs prières du soir.

– Voilà pour vous, LA MÈRE !... dit le soldat en donnant à cette femme quelques pièces de monnaie. Puis, voici pour les enfants, reprit-il en ajoutant un écu.

– Suis-je encore bien loin de chez M. Benassis ? demanda-t-il quand il fut à cheval.

– Oh non, mon cher monsieur. Vous avez tout au plus une petite lieue !...

Et le commandant partit, convaincu d’avoir encore deux lieues à faire.

 

 

 

 

IV.

 

 

LE BOURG.

 

 

Cependant, malgré ses doutes, M. Genestas aperçut bientôt, à travers quelques arbres, un premier groupe de maisons ; puis enfin, les toits pressés des habitations du bourg, ramassées autour d’un clocher qui s’élevait en cône et dont les ardoises étaient arrêtées sur les angles de la charpente par des lames de fer-blanc étincelantes au soleil. Cette toiture, d’un effet original, annonçait les frontières de la Savoie, où elle est en usage. En cet endroit, la vallée était très large. Plusieurs maisons agréablement situées, dans la petite plaine du fond et le long du torrent, animaient ce pays, bien cultivé, fortifié de tous côtés par les montagnes, et sans issue apparente.

À quelques pas de ce bourg assis à mi-côte, bien exposé au midi, M. Genestas arrêta son cheval sous une avenue d’ormes, devant une troupe d’enfants, et leur demanda où était la maison de M. Benassis.

Les enfants commencèrent par se regarder tous les uns les autres, et à examiner l’étranger de l’air dont ils observent tout ce qui s’offre de nouveau à leurs yeux : autant de physionomies, autant de curiosités, autant de pensées différentes. Enfin, le plus effronté, le plus rieur de la bande, petit gars aux yeux vifs, aux pieds nus et crottés, lui répéta, selon la coutume des enfants :

– La maison de M. Benassis, monsieur ?... je vais vous y mener...

Et il marcha devant le cheval, autant pour conquérir une sorte d’importance, en accompagnant un étranger, que par une enfantine obligeance ou pour obéir à un impérieux besoin de mouvement.

L’officier suivit, dans toute sa longueur, la principale rue du bourg, rue caillouteuse, à sinuosités, bordée de maisons toutes situées au gré des propriétaires. Là un four s’avançait, au milieu de la voie publique. Ici, un pignon s’y présentait de profil et la barrait en partie. Puis, un ruisseau, venant de la montagne, la traversait par sa rigole. Il y avait plusieurs couvertures en bardeau noir ; plus encore en chaume ; quelques-unes en tuiles, et sept ou huit en ardoises, sans doute, celles du curé, du juge de paix et des bourgeois du lieu. Enfin, là était toute la négligence d’un village au-delà duquel il n’y avait plus de terre, qui semblait n’aboutir et ne tenir à rien. Ses habitants paraissaient former une même famille en dehors du mouvement social, et ne s’y rattacher que par le collecteur d’impôts ou par des ramifications imperceptibles.

Mais, quand M. Genestas eut fait quelques pas de plus, il aperçut une large rue assise en haut de la montagne, et qui dominait tout ce village. Il y avait sans doute un vieux et un nouveau bourg. En effet, par une échappée de vue, et dans un endroit où le commandant modéra le pas de son cheval, il put facilement examiner des maisons bien bâties, dont les toits neufs égayaient l’ancien village. Dans cette partie d’habitations, couronnée par une longue avenue de jeunes arbres, il entendit les chants particuliers aux ouvriers occupés. C’était le murmure de quelques ateliers, le grognement des limes, le bruit des marteaux, les cris confus d’une multitude d’industries, la fumée des cheminées ménagères et des forges du charron, du serrurier, du maréchal.

Enfin, à l’extrémité du village vers laquelle son guide le dirigeait, M. Genestas vit plusieurs fermes éparses, des champs bien cultivés, des plantations bien entendues, et comme un petit coin de la Brie perdu dans un vaste pli de terrain dont, à la première vue, il n’eût pas soupçonné l’existence, entre le bourg et les hautes montagnes qui terminaient le pays.

Bientôt l’enfant s’arrêta.

 

 

 

 

V.

 

 

LA PORTE DE SA MAISON.

 

 

– Voilà, monsieur, la porte de sa maison.

L’officier, pensant que toute peine méritait salaire, descendit de cheval, en passa la bride dans son bras, et tira de son gousset quelques sous qu’il offrit à l’enfant.

Celui-ci les prit d’un air étonné, ouvrit de grands yeux, dit à peine merci, et resta là, pour voir.

M. Genestas comprit qu’en cet endroit la civilisation était peu avancée, puisque la mendicité n’y avait pas encore pénétré.

Plus curieux qu’intéressé, son guide s’accota sur le mur à hauteur d’appui qui servait à clore la cour de la maison, et dans lequel était plantée une grille de bois noirci, de chaque côté des deux pilastres entre lesquels se trouvait la porte.

Cette porte, jadis peinte en gris, pleine dans sa partie inférieure, était terminée par des barreaux taillés en fer de lance, jaunes. Ces ornements, dont la couleur avait passé, formaient un croissant dans le haut de chaque vantail et se réunissaient à une grosse pomme de pin, figurée par l’extrémité des montants intérieurs, quand la porte était close.

Ce portail, rongé par les vers, tacheté par le velours des mousses, chargé de leurs excroissances, était crevassé, presque détruit par l’action alternative du soleil et de la pluie. Surmontés de quelques aloès et de pariétaires venues au hasard, les pilastres cachaient les tiges de deux acacias inermis plantés dans la cour et dont les touffes vertes s’élevaient en forme d’anciennes houppes à poudrer.

L’état dans lequel était ce portail trahissait chez le propriétaire une insouciance qui parut déplaire à l’officier, et il fronça les sourcils en homme contraint de renoncer à l’une de ses illusions. Nous sommes habitués à juger les autres d’après nous, et si nous les absolvons complaisamment de nos défauts, nous les condamnons sévèrement de ne pas avoir nos qualités. Le commandant voulait que M. Benassis fût un homme soigneux, méthodique ; et, certes, la porte de sa maison annonçait une complète indifférence en matière de propriété. Un soldat amoureux de l’économie domestique autant que l’était M. Genestas, devait donc conclure promptement du portail, à la vie et au caractère de l’inconnu ; ce à quoi, malgré sa circonspection, il ne manqua point.

La porte étant entrebâillée, autre insouciance, l’officier s’introduisit sans façon dans la cour, sur la foi de cette confiance toute rustique. Il attacha son cheval aux barreaux de la grille ; et, pendant qu’il y nouait la bride, un hennissement partit d’une écurie située dans la partie latérale de la cour. Involontairement le cheval et le cavalier tournèrent les yeux sur ce bâtiment qui joue un si grand rôle dans leur vie à demi fraternelle. Un vieux domestique en ouvrit la porte et montra sa tête coiffée du bonnet de laine rouge en usage dans le pays, et qui ressemble parfaitement au bonnet phrygien dont on affuble la Liberté. Comme il y avait place pour plusieurs chevaux, le bonhomme, après avoir demandé à M. Genestas s’il venait voir M. Benassis, lui offrit pour son cheval l’hospitalité de l’écurie, en regardant avec une expression de tendresse et d’admiration l’animal qui était fort beau. Le commandant suivit son cheval pour lui donner un coup d’œil, et voir comment il allait s’y trouver. L’écurie était propre, la litière abondante, et les deux chevaux de M. Benassis avaient l’air heureux et doux des campagnards, cet air qui fait reconnaître un cheval de curé entre tous les autres chevaux. Une servante était arrivée de l’intérieur de la maison sur le perron, et semblait attendre officiellement les interrogations de l’étranger, auquel le valet d’écurie avait déjà fait observer que M. Benassis était sorti.

– Notre maître est allé au moulin à blé, dit-il. Si vous voulez l’y rejoindre, vous n’avez qu’à suivre le sentier qui mène à la prairie, le moulin est au bout...

M. Genestas, aimant mieux marcher et voir le pays que d’attendre indéfiniment le retour de M. Benassis, s’engagea dans le chemin du moulin à blé.

Quand il eut dépassé la ligne inégale que traçait le bourg sur le flanc de la montagne, il aperçut la vallée, le moulin et l’un des plus délicieux paysages qu’il eût encore vus. Arrêtée par la base des montagnes, la rivière formait un petit lac, au-dessus duquel les pics s’élevaient d’étages en étages, laissant deviner leurs nombreuses vallées par les différentes teintes de la lumière, et par la pureté plus ou moins vive de leurs arêtes chargées toutes de sapins noirs. Le moulin, construit récemment à la chute du torrent dans le petit lac, avait tout le charme d’une maison isolée qui s’élève au milieu des eaux, entre les têtes de plusieurs arbres aquatiques. De l’autre côté de la rivière, au bas d’une montagne alors faiblement éclairée à son sommet par les rayons rouges du soleil couchant, M. Genestas aperçut une douzaine de chaumières abandonnées. Elles étaient sans fenêtres et sans portes ; les toitures dégradées avaient toutes d’assez fortes trouées, et les terres qui les environnaient formaient des champs parfaitement labourés et semés. Les anciens jardins étaient convertis en prairies, où les irrigations de la montagne avaient été disposées avec autant d’art que peuvent l’être celles des prés dans le Limousin. Le commandant s’arrêta machinalement pour contempler les débris de ce village. Pourquoi tous les hommes ne voient-ils pas sans une émotion profonde les ruines même les plus humbles ? Ne serait-ce pas tout simplement pour eux une image du malheur dont ils sentent si diversement le poids ? Si les cimetières font penser à la mort, un village abandonné fait songer aux peines de la vie ; mais la mort est un malheur prévu, tandis que les peines de la vie sont infinies ; or, l’infini n’est-il pas le secret des grandes mélancolies ?

L’officier, étant arrivé sur la chaussée pierreuse du moulin sans avoir pu s’expliquer l’abandon de ce village, demanda M. Benassis à un garçon meunier, assis sur des sacs de blé, à la porte de la maison.

– M. Benassis n’est plus ici. Il est là, dit le meunier, en montrant une des chaumières ruinées.

– Ce village a donc été brûlé ? dit le commandant.

– Non, monsieur.

– Pourquoi donc, alors, est-il... ? demanda Genestas.

– Ah ! pourquoi ! répondit le meunier en levant les épaules, M. Benassis vous le dira.

Et il rentra.

 

 

 

 

VI.

 

 

VOILÀ L’HOMME.

 

 

L’officier passa sur une espèce de pont fait avec de grosses pierres, entre lesquelles coulait le torrent, et arriva bientôt à la maison qui lui avait été désignée. Le chaume de cette habitation était encore entier, couvert de mousses, mais sans trous ; et les fermetures en bon état. En y entrant, M. Genestas vit du feu dans une cheminée toute noire, au coin de laquelle se trouvaient une vieille femme agenouillée devant un malade assis sur une chaise, puis un homme debout, le visage tourné vers le foyer.

L’intérieur de cette maison consistait en une seule chambre éclairée par un méchant châssis garni de toile. Le sol était en terre battue. La chaise, une table et un grabat en formaient tout le mobilier. Jamais le commandant n’avait rien vu d’aussi simple, ni d’aussi nu, même en Russie, où les cabanes des Moujiks ressemblent à des tanières. Là, rien n’attestait les choses de la vie, il n’y avait pas même le moindre ustensile nécessaire à la préparation des aliments les plus grossiers. C’était, en grand, la niche d’un chien, sans son écuelle ; et, si ce n’étaient le grabat, une souquenille pendue à un clou, et des sabots garnis de paille, les seuls vêtements que mit le malade quand il se portait bien, cette chaumière eût paru déserte comme les autres.

La femme agenouillée, paysanne fort vieille, était occupée à maintenir les pieds du malade dans un baquet plein d’une eau brune. En distinguant un pas que le bruit des éperons rendait insolite pour des oreilles accoutumées au marcher monotone des gens de campagne, l’homme qui était debout se retourna vers M. Genestas, en manifestant une sorte de surprise que partagea la vieille.

– Je n’ai pas besoin, dit le militaire en s’adressant à cet homme, de demander si vous êtes M. Benassis. Étranger, impatient de vous voir, vous m’excuserez, monsieur, d’être venu vous chercher sur votre champ de bataille, au lieu de vous avoir attendu chez vous. Que je ne vous dérange pas, faites vos affaires. Quand vous aurez fini, nous causerons de l’objet de ma visite.

Ayant dit, M. Genestas s’appuya contre la table en s’asseyant sur le bord, et garda le silence. Le feu répandait dans la chaumière une clarté plus vive que celle du soleil, dont les rayons, brisés par le haut des sommets, ne pouvaient jamais arriver dans cette partie de la vallée. À la lueur de ce feu fait avec quelques branches de sapin résineux qui entretenaient une flamme brillante, le militaire aperçut la figure de l’homme qu’un secret intérêt le contraignait à chercher, à examiner, à étudier, à parfaitement connaître.

Le docteur, car M. Benassis n’était pas, en effet, autre chose que le médecin du canton, resta les bras croisés, écouta M. Genestas froidement ; puis, après l’avoir salué, il se retourna vers son malade, sans se croire l’objet d’un examen aussi sérieux que le fut celui du militaire. M. Benassis était un homme de taille ordinaire ; mais large des épaules et large de poitrine. L’ample redingote verte, boutonnée jusqu’au cou, et qui l’enveloppait, empêcha l’officier de saisir les détails si caractéristiques de sa personne ou de son maintien ; mais l’ombre et l’immobilité dans laquelle restait le corps, servit à faire ressortir la figure, alors fortement éclairée par un reflet des flammes. Cet homme avait un visage exactement semblable au masque d’un satyre : c’était le même front légèrement cambré, mais plein de proéminences toutes plus ou moins significatives ; le nez retroussé, fendu au bout, les pommettes saillantes, la bouche sinueuse ; les lèvres épaisses et rouges ; le menton brusquement relevé ; les yeux presque noirs et animés par un regard vif auquel la couleur nacrée du blanc de l’œil donnait un grand éclat. Ses cheveux, jadis noirs, maintenant gris ; les rides profondes de son visage ; ses sourcils épais, déjà grisonnants ; son nez devenu bulbeux, rougi, veiné ; son teint jaune, marbré par des taches brunes, tout annonçait en lui l’âge de cinquante ans et les rudes travaux de sa profession. La tête étant couverte d’une casquette, l’officier ne put qu’en présumer la capacité ; mais quoique cachée par cette coiffure, elle lui parut encore énorme ; et c’était, en effet, une de ces têtes proverbialement nommées têtes carrées.

M. Benassis devint tout à coup un mystère pour l’officier. Habitué, par les rapports qu’il avait eus avec les hommes d’énergie dont s’entoura Napoléon, à distinguer les traits des personnes destinées aux grandes choses, M. Genestas se dit en lui-même, en voyant ce visage extraordinaire :

– Par quel hasard est-il resté médecin de campagne ?...

 

 

 

 

VII.

 

 

EST-CE LA VIE, EST-CE LA MORT ?

 

 

Lorsque M. Genestas eut bien regardé cet homme dont la physionomie était si facile à saisir dans ce qu’elle avait de commun avec les autres figures humaines, mais qui trahissait une vie en dehors des destinées vulgaires, il partagea nécessairement l’attention que le médecin donnait à son malade ; et la vue de ce malade changea complètement le cours de ses réflexions. Malgré les innombrables spectacles qui s’étaient offerts au vieux cavalier pendant sa vie militaire, il ressentit un mouvement de surprise, et même une vague sensation d’horreur en apercevant une face humaine où la pensée ne devait jamais avoir brillé, une face livide où la souffrance apparaissait naïve et silencieuse comme sur le visage d’un enfant qui ne sait pas encore parler et qui ne peut plus crier, enfin la face tout animale d’un vieux crétin mourant. Le crétin était la seule variation de l’espèce humaine que le chef d’escadron n’eût pas encore vue. Or, à l’aspect d’un front dont la peau formait deux gros plis ronds, et de ces yeux semblables à ceux d’un poisson cuit ; en apercevant une tête couverte de petits cheveux rabougris, auxquels la nourriture manquait, tête toute déprimée et dénuée d’organes sensitifs, il était difficile de ne pas éprouver un sentiment de dégoût involontaire. La forme extérieure de cette créature, en désaccord avec toutes les natures humaines, annonçait qu’elle n’avait jamais eu ni raison ni instinct, qu’elle n’avait jamais entendu ni parlé aucune espèce de langage. Aussi, en la voyant arriver au terme d’une carrière qui n’était point la vie, paraissait-il impossible de lui accorder un regret. Cependant la vieille femme contemplait ce pauvre être avec une touchante inquiétude, et passait ses mains sur la partie des jambes qui n’était pas baignée par l’eau brûlante, avec autant d’affection que si c’eût été son mari. M. Benassis lui-même, après avoir étudié cette face muette et ces yeux morts, vint prendre doucement la main du crétin et lui tâta le pouls.

– Le bain n’agit pas !... dit-il en hochant la tête, recouchons-le.

Et alors, lui-même, il prit cette masse de chair et la transporta sur le grabat d’où il venait sans doute de la tirer. Puis, il l’y étendit soigneusement, en allongeant les jambes déjà presque froides, en plaçant les mains et la tête avec les attentions que pourrait avoir une mère pour son enfant.

– Tout est dit, ajouta M. Benassis, il va mourir.

Il resta debout au bord du lit, et la vieille femme, les mains sur ses deux hanches, regarda le mourant en laissant échapper quelques larmes.

M. Genestas lui-même demeura silencieux, surpris de cette scène, et ne s’expliquant pas comment cette mort lui causait déjà tant d’impression. Mais il partageait instinctivement déjà la pitié sans bornes qu’inspirent ces malheureuses créatures dans ces vallées privées de lumière où la nature les a fait venir ; sentiment qui, chez les familles auxquelles les crétins appartiennent, a dégénéré en superstition religieuse. Le dévouement désintéressé dont les crétins sont l’objet dérive de la plus belle des vertus chrétiennes, la charité ; de sa croyance la plus éminemment conservatrice de l’ordre social, l’idée des récompenses futures, la seule qui fasse accepter les peines de la vie. Alors, l’espoir de mériter les félicités éternelles aide superstitieusement les parents de ces pauvres êtres et ceux qui les entourent à exercer en grand, à toute heure, les soins de la maternité dans ce qu’elle a de sublime, sa protection incessamment donnée à une créature inerte qui, d’abord, ne la comprend pas, et qui, plus tard, l’oublie souvent. Admirable religion ! Elle a placé les secours d’une bienfaisance aveugle près de l’aveugle infortune ! Là où se trouvent des crétins, la population croit que la présence d’un être de cette espèce porte bonheur à sa famille. Cette croyance sert à leur rendre douce une vie qui, dans le sein des villes, serait condamnée aux rigueurs et à la discipline d’un hospice. Dans la vallée supérieure de l’Isère, où ils abondent, ils vivent en plein air, avec les troupeaux qu’ils sont dressés à garder. Au moins sont-ils libres et respectés, comme doit l’être le malheur.

Depuis un moment, la cloche du village tintait des coups éloignés par intervalles égaux, pour annoncer aux fidèles la mort de l’un d’eux. Cette pensée religieuse, voyageant dans l’espace, arrivait affaiblie à la chaumière, et y répandait une double mélancolie. Des pas nombreux retentirent dans le chemin et annoncèrent une foule, mais une foule silencieuse. Puis les chants de l’église détonnèrent tout à coup en réveillant les idées confuses qui saisissent les âmes les plus incrédules, forcées de céder aux harmonies de la voix humaine. L’Église venait au secours de cette créature qui ne la connaissait pas. En effet, le curé parut, précédé de la croix tenue par un enfant de chœur, suivi d’un autre portant le bénitier, et d’une cinquantaine de femmes, de vieillards, d’enfants, tous venus pour joindre leurs prières à celles de l’Église.

Le médecin et le militaire se regardèrent en silence et se retirèrent dans un coin, pour laisser de la place à la foule qui s’agenouilla au-dedans et au-dehors de la chaumière. Pendant la sublime cérémonie du viatique, célébrée pour cet être qui n’avait jamais péché, mais à qui le monde chrétien disait adieu, la plupart de ces visages grossiers furent sincèrement attendris. Quelques larmes coulèrent sur de rudes joues, brunies, fendues par le soleil et par les travaux en plein air. Ce sentiment de parenté volontaire était tout simple. Il n’y avait personne dans la commune qui n’eût plaint ce pauvre être, et ne lui eût donné son pain quotidien. N’avait-il pas rencontré un père en chaque enfant, une mère chez la plus petite fille rieuse.

– Il est mort !... dit le curé.

Ce mot excita la consternation la plus vraie, les cierges furent allumés, et plusieurs personnes voulurent passer la nuit auprès de ce corps.

M. Benassis et le militaire sortirent alors ; mais, à la porte, quelques paysans arrêtèrent le médecin pour lui dire :

– Ah ! monsieur, si vous ne l’avez pas sauvé, c’est que Dieu voulait le rappeler à lui...

– J’ai fait de mon mieux, mes enfants, répondit le docteur.

– Vous ne sauriez croire, monsieur, dit le médecin à M. Genestas, quand ils furent à quelques pas du village abandonné dont le dernier habitant venait de mourir, tout ce que la parole de ces paysans renferme de consolations vraies pour moi. Il y a dix ans, j’ai failli être lapidé dans ce village, aujourd’hui désert, mais qui alors était habité par une trentaine de familles.

M. Genestas ayant mis une interrogation visible dans l’air de sa physionomie et dans son geste, le médecin lui raconta, en prenant le chemin de sa maison, l’histoire que ce début semblait promettre.

 

 

 

 

VIII.

 

 

LES GRANDES AFFAIRES D’UN PETIT COIN.

 

 

– Monsieur, quand je vins m’établir ici, je trouvai dans cette partie du canton....

M. Benassis se retourna pour montrer à l’officier les maisons en ruines.

– Je trouvai, dit-il en continuant à marcher, une douzaine de crétins. La situation de ce hameau, dans un fond, sans air, près d’un torrent dont l’eau provient de neiges fondues ; le défaut de soleil qui n’éclaire que le sommet de la montagne, tout favorisait la propagation de cette affreuse maladie. Or, comme les lois ne défendent pas l’accouplement de ces malheureux, protégés ici par une superstition dont j’ignorais la puissance, que j’ai d’abord condamnée, puis admirée, rien n’empêchait que le crétinisme ne s’étendit depuis cet endroit jusqu’à la fin de la vallée. C’était donc rendre un grand service au pays que d’arrêter cette contagion physique et intellectuelle ; mais quoique de la plus grave urgence, ce bienfait pouvait coûter la vie à celui qui entreprendrait de l’opérer. Ici, tout aussi bien que dans une plus vaste sphère, pour accomplir le bien il fallait froisser, non pas des intérêts, mais, ce qui est plus dangereux, des idées et des idées religieuses, changées en superstitions, la forme la plus indestructible des idées humaines. Je ne m’effrayai de rien. D’abord, je me fis nommer maire du canton ; puis, après avoir obtenu l’approbation verbale du préfet, je fis nuitamment transporter à prix d’argent quelques-unes de ces malheureuses créatures du côté d’Aiguebelle en Savoie, où il s’en trouve beaucoup et où elles devaient être bien reçues et très bien traitées. Mais, monsieur, aussitôt que cet acte d’humanité fut connu, je devins en horreur à toute la population. Le curé prêcha contre moi. Malgré mes efforts pour faire comprendre aux meilleures têtes du bourg de quelle importance était l’expulsion de ces crétins ; malgré les soins gratuits que je rendais aux malades du canton, l’on me tira un coup de fusil au coin d’un bois, et je faillis être assassiné.

J’allai voir l’évêque de Grenoble, et fis changer le curé. Monseigneur fut assez bon pour me permettre de choisir un prêtre qui pût s’associer à mes œuvres, et j’eus le bonheur de rencontrer un de ces êtres qui semblent tombés du ciel. Je poursuivis mon entreprise ; et quelque temps après avoir travaillé les esprits, je déportai nuitamment six autres crétins. À cette seconde tentative, j’eus pour défenseurs quelques gens que j’avais obligés, et les membres du conseil de la commune, dont j’intéressai l’avarice en leur prouvant combien l’entretien de ces pauvres êtres était coûteux, et combien il serait profitable pour le bourg de convertir les terres possédées sans titre par eux en biens communaux dont manquait la commune.

J’avais pour moi les riches ; mais les pauvres, les vieilles femmes, les enfants et quelques entêtés me demeurèrent hostiles. Par malheur, mon dernier enlèvement se fit incomplètement. Le vieux crétin que vous venez de voir, n’étant pas rentré chez lui, n’avait pu être pris, et se retrouva le lendemain seul de son espèce, dans le village où habitaient néanmoins quelques familles dont les individus étaient presque imbéciles, mais encore exempts de crétinisme. Alors je voulus achever mon ouvrage, et vins de jour, en costume, pour arracher ce malheureux de sa maison. Mais mon intention fut connue aussitôt que je sortis de chez moi ; les amis du crétin prévinrent mon arrivée, et je trouvai devant sa chaumière un rassemblement de femmes, d’enfants, de vieillards qui me salua par des torrents d’injures accompagnés d’une grêle de pierres. Dans ce tumulte au milieu duquel j’allais sans doute périr, victime de l’enivrement réel qui saisit une foule exaltée par les cris et les agitations des sentiments exprimés en commun, je fus sauvé par le crétin qui, sortant de sa cabane, fit entendre son gloussement de dindon et apparut comme le chef suprême de ces fanatiques. À son apparition, les cris cessèrent, et j’eus l’idée de proposer une transaction que je pus expliquer à la faveur du silence si heureusement survenu. Sentant que mes approbateurs ne me soutiendraient pas dans cette circonstance, que leur secours serait purement passif, et que ces gens superstitieux veilleraient avec la plus grande activité à la conservation de leur dernière idole, il me parut impossible de la leur ôter. Je promis donc de laisser le crétin en paix dans sa maison, à la condition que personne n’en approcherait, que les familles de ce village passeraient l’eau, et viendraient loger au bourg dans des maisons neuves, que je me chargeais de faire construire, en y joignant des terres dont, plus tard, la commune me rembourserait le prix.

– Eh bien ! mon cher monsieur, il me fallut six mois pour vaincre les résistances que je rencontrai dans l’exécution de ce marché, tout avantageux qu’il était aux familles de ce village. L’affection des gens de la campagne pour leurs masures est un fait inexplicable. Quelque insalubre que puisse être sa chaumière, un paysan y est attaché beaucoup plus qu’un banquier ne l’est à son hôtel. Pourquoi ? je ne sais. Peut-être la force des sentiments est-elle en raison de leur rareté. Peut-être l’homme qui vit peu par la pensée, vit-il beaucoup par les choses ; et, moins il en possède, plus sans doute il les aime. Alors il en serait du paysan comme du prisonnier, qui, n’éparpillant point son âme et la concentrant sur une seule idée, arrive à une grande énergie de sentiments. Pardonnez ces réflexions à un homme qui ne peut échanger que très rarement ses pensées, mais ne croyez pas, monsieur, que je me sois beaucoup occupé d’idées creuses. Néanmoins, en sachant bien que tout ici devait être pratique et action, je ne pouvais pas ignorer que moins ces pauvres gens avaient d’idées, plus il était difficile de leur faire entendre leurs véritables intérêts ; et, alors, je me suis résigné à toutes les minuties de mon entreprise. Chacun d’eux me disait la même chose, une de ces choses pleines de bon sens qui ne souffrent pas de réponse : – Ah ! monsieur, vos maisons ne sont point encore bâties. – Eh bien, leur disais-je, promettez-moi de venir les habiter aussitôt qu’elles seront achevées. Heureusement, monsieur, je fis décider que notre bourg était propriétaire de toute la montagne au pied de laquelle se trouve le village maintenant abandonné. La valeur des bois situés sur les hauteurs put suffire à payer le prix des terres et même celui des maisons promises, qui enfin se construisirent ; et, quand un seul de mes ménages récalcitrants y fut logé, les autres ne tardèrent pas à le suivre. Le bien-être qui résultait de ce changement était trop sensible pour ne pas être apprécié par ceux qui tenaient le plus superstitieusement à leur village sans âme. La conclusion de cette affaire, et la conquête des biens communaux dont le Conseil-d’État nous confirma la possession, me firent acquérir une grande importance dans le cari-ton.

– Mais, monsieur, que de soins !... dit le médecin en s’arrêtant et en levant une main qu’il laissa retomber par un mouvement plein d’éloquence. Moi seul connais la distance qu’il y a d’ici à la préfecture d’où rien ne sort, et de la préfecture au Conseil-d’État où rien n’entre ! Mais, reprit-il, paix aux puissances de la terre, elles ont cédé à mes importunités, c’est beaucoup. En effet, que de bien a produit une signature insouciamment donnée ! Oui, monsieur, deux ans après avoir tenté d’aussi grandes petites choses et les avoir mises à fin, tous les pauvres ménages de ma commune possédaient au moins deux vaches qu’ils envoyaient pâturer dans la montagne, où, sans attendre l’autorisation du Conseil-d’État, j’avais fait pratiquer des irrigations transversales semblables à celles de la Suisse, de l’Auvergne et du Limousin. À leur grande surprise, les gens du bourg virent poindre d’excellentes prairies, et obtinrent une plus grande quantité de lait, grâce à la meilleure qualité des pâturages. Les résultats de cette conquête furent immenses. Chacun imita mes irrigations, et les prairies, les bestiaux, toutes les productions se multiplièrent. Dès lors je pus, sans crainte, entreprendre d’améliorer ce coin de terre encore inculte, et d’en civiliser les habitants jusqu’alors dépourvus d’intelligence. Bref, monsieur ; car, nous autres solitaires, sommes très causeurs, et quand l’on nous fait une question, l’on ne sait jamais où s’arrêtera la réponse ; lorsque j’arrivai dans cette vallée, la population était de sept cents âmes ; maintenant on en compte trois mille. L’affaire du dernier crétin m’a obtenu l’estime de tout le monde ; et du jour où je sus montrer à mes administrés de la mansuétude et de la fermeté tout à la fois, je devins l’oracle du canton, précisément parce que je fis tout pour mériter la confiance sans la solliciter, et sans paraître la désirer. Seulement, je tâchai d’inspirer à tous le plus grand respect pour ma personne, par la religion avec laquelle je sus remplir mes engagements, même les plus frivoles. Après avoir promis de prendre soin du pauvre être que vous venez de voir mourir, je veillai sur lui, mieux que ses précédents protecteurs ne l’avaient fait ; et tant qu’il a vécu, il a été nourri, pansé comme l’est un cheval de prix. Plus tard, les habitants ont fini par comprendre le service que je leur avais rendu malgré eux ; cependant vous venez de voir qu’ils conservent encore un reste de leur ancienne superstition. Je suis loin de les en blâmer. Leur culte envers le crétin ne m’a-t-il pas souvent servi de texte pour engager ceux qui avaient de l’intelligence à s’entraider ?

 

 

 

 

IX.

 

 

UNE CUISINIÈRE HEUREUSE.

 

 

– Mais nous voici arrivés, reprit après une pause M. Benassis, en apercevant le toit de sa maison, et sans attendre de celui qui l’écoutait la moindre phrase d’éloge ou de remercîment.

En racontant cet épisode de sa vie administrative, il semblait avoir cédé à ce naïf besoin d’expansion auquel obéissent tous les gens déshabitués du monde.

– Monsieur, lui dit le commandant, j’ai pris la liberté de mettre mon cheval dans votre écurie, et vous aurez sans doute la bonté de m’excuser quand je vous aurai appris le but de mon voyage.

– Ah ! quel est-il ? lui demanda M. Benassis, en ayant l’air de quitter une préoccupation et de se souvenir que son compagnon était un étranger.

Il l’avait accueilli comme un homme de connaissance, par suite de son caractère franc et communicatif.

– Monsieur, répondit le militaire, j’ai entendu parler d’une guérison presque miraculeuse que vous avez faite en prenant chez vous un malade, monsieur Gravier, de Grenoble. Je viens dans l’espoir d’obtenir de vous les mêmes soins sans avoir les mêmes titres à votre bienveillance ; et cependant peut-être la mérité-je. Je suis un vieux militaire auquel d’anciennes blessures ne laissent pas de repos. Il vous faudra bien au moins huit jours pour examiner l’état dans lequel je suis, car mes douleurs ne se réveillent que de temps à autre et...

– Eh bien ! monsieur, dit M. Benassis en l’interrompant, la chambre de M. Gravier est toute prête, venez.....

Et il poussa la porte de sa maison, où ils entrèrent, avec une vivacité qui parut à M. Genestas produite par le bonheur d’avoir un pensionnaire.

– Jacquotte !... cria le médecin, monsieur va dîner ici.

– Mais, monsieur, reprit le militaire, fidèle à la défiance que lui avaient inspirée les choses matérielles de la vie, ne serait-il pas convenable de nous arranger pour le prix ?...

– Le prix de quoi ? dit le médecin.

– D’une pension. Vous ne pouvez pas me nourrir, moi et mon cheval, sans...

– Si vous êtes riche, répondit M. Benassis, vous me paierez bien ; sinon, je ne veux rien.

– Rien, dit M. Genestas, cela est trop cher. Mais riche ou pauvre, dix francs par jour, sans compter le prix de vos soins, vous seront-ils agréables ?...

– Rien ne m’est plus désagréable que de recevoir un prix quelconque pour le plaisir que j’ai d’exercer l’hospitalité, reprit le médecin en fronçant les sourcils. Quant à mes soins, vous ne les aurez que si vous me plaisez. Les riches ne sauraient payer mon temps, il appartient aux gens de cette vallée. Je ne suis pas médecin par ambition de gloire ou de fortune : je ne demande à mes malades ni argent ni reconnaissance. Ce que vous me donnerez ira chez le pharmacien de Grenoble, pour acheter les médicaments indispensables aux pauvres du canton.

Ces paroles furent jetées brusquement, mais sans amertume ; et qui les eût entendues, se serait, comme M. Genestas, intérieurement dit : – Voilà une bonne pâte d’homme.

– Monsieur, répondit le militaire avec sa ténacité accoutumée, je vous donnerai donc dix francs par jour, et vous en ferez ce que vous voudrez. – Cela posé, nous nous entendrons mieux, ajouta-t-il en prenant la main du médecin et la lui serrant avec une cordialité pénétrante. Malgré mes dix francs, vous verrez bien que je ne suis pas un Arabe.

Après ce combat, dans lequel il n’y avait pas, chez M. Benassis, le moindre désir de paraître généreux ni philanthrope, le prétendu malade entra dans la maison de son médecin, où tout se trouva conforme au délabrement de la porte et aux vêtements du possesseur. Les moindres choses y attestaient l’insouciance la plus profonde de ce qui n’était pas directement utile.

M. Benassis fit passer M. Genestas par la cuisine, parce que c’était le chemin le plus court pour aller à la salle à manger. Si cette cuisine, enfumée comme celle d’une auberge, était garnie d’ustensiles en nombre suffisant, il fallait sans doute attribuer ce luxe à Jacquotte, ancienne servante de curé, qui disait nous et régnait en souveraine sur le ménage du médecin. S’il y avait en travers du manteau de la cheminée une bassinoire bien claire, c’est que probablement Jacquotte aimait à se coucher chaudement en hiver ; et, par ricochet, elle bassinait les draps de son maître, qui ne songeait à rien, disait-elle.

M. Benassis l’avait prise précisément à cause de ce qui eût été, pour un autre, un intolérable défaut. Elle voulait tout dominer au logis, et le médecin avait désiré rencontrer une femme qui dominât tout chez lui. Jacquotte achetait, vendait, accommodait, changeait, plaçait et déplaçait, arrangeait et dérangeait tout selon son bon plaisir ; jamais son maître ne lui avait fait une seule observation. Aussi, Jacquotte administrait-elle sans contrôle la cour, l’écurie, le valet, la cuisine, la maison, le jardin et le maître. De sa propre autorité, se changeait le linge, se faisait la lessive, s’emmagasinaient les provisions ; elle décidait de l’entrée au logis et de la mort des cochons ; elle grondait le jardinier ; elle arrêtait le menu du déjeuner et du dîner ; elle allait de la cave au grenier, du grenier dans la cave, balayant tout à sa fantaisie, sans rien trouver qui lui résistât. M. Benassis n’avait voulu que deux choses : dîner à six heures, et ne dépenser qu’une certaine somme par mois.

Une femme à laquelle tout obéit, chante toujours. Aussi Jacquotte riait-elle, rossignolait-elle par les escaliers, toujours fredonnant quand elle ne chantait point, et chantant quand elle ne fredonnait pas. Elle tenait la maison proprement, parce qu’elle était naturellement propre. Si son goût eût été différent, M. Benassis eût été bien malheureux, disait-elle, car le pauvre cher homme était si peu regardant qu’on pouvait lui faire manger des choux pour des perdrix, et que, sans elle, il garderait bien souvent sa chemise pendant huit jours sans s’en apercevoir. Mais Jacquotte était une infatigable plieuse de linge, et, par caractère, frotteuse de meubles, amoureuse d’une propreté tout ecclésiastique, la plus minutieuse, la plus reluisante, la plus douce des propretés. Ennemie de la poussière, elle époussetait, lavait, blanchissait sans cesse. Il ne faut pas demander si l’état dans lequel était la porte de la maison lui causait de la peine. Mais, quoiqu’elle eût, depuis dix ans, tiré de son maître, tous les premiers du mois, la promesse de faire mettre cette porte à neuf, de réchampir les murs de la maison et de tout arranger gentiment, monsieur n’avait pas encore tenu sa promesse.

Aussi, quand elle venait à déplorer la profonde insouciance de M. Benassis, manquait-elle rarement à prononcer cette phrase sacramentale par laquelle se terminaient tous les éloges de son maître :

– On ne peut pas dire qu’il est bête, puisqu’il fait quasiment des miracles dans l’endroit ; mais il est, quelquefois bête tout de même ; mais bête, qu’il faut tout lui mettre dans la main comme à un enfant...

Jacquotte aimait la maison comme une chose à elle ; et, certes, après y avoir demeuré pendant vingt-deux ans, peut-être avait-elle le droit de se faire illusion. En venant dans le pays, M. Benassis, ayant trouvé cette propriété en vente, par suite de la mort du curé, avait acheté maison, meubles, vaisselle, vin, poules, le vieux cartel à figures, le cheval et la servante.

Jacquotte était le modèle du genre cuisinière. Son corsage épais et invariablement enveloppé d’une indienne brune semée de pois rouges, était ficelé, serré de manière à faire croire que l’étoffe dût craquer au moindre mouvement. Elle portait un bonnet rond plissé, sous lequel sa figure un peu blafarde et à double menton paraissait encore plus blanche qu’elle ne l’était. Petite, agile, la main leste et potelée, Jacquotte parlait haut et continuellement ; mais quand elle se taisait un instant et prenait le coin de son tablier pour le relever triangulairement, c’était l’annonce infaillible de quelque longue remontrance qu’elle allait faire au maître ou au valet. De toutes les cuisinières du royaume, Jacquotte était certes la plus heureuse ; et, pour rendre son bonheur aussi complet qu’un bonheur peut l’être ici-bas, sa vanité se trouvait sans cesse satisfaite ; car le bourg l’acceptait comme une autorité mixte placée entre le maire et le garde-champêtre.

En entrant dans la cuisine, M. Benassis n’y trouva personne.

– Où diable sont-ils donc allés ? dit le médecin. – Pardonnez-moi, reprit-il en se tournant vers M. Genestas, de vous introduire ici ; l’entrée d’honneur est par le jardin ; mais je suis si peu habitué à recevoir du monde, que... Jacquotte !

À ce nom proféré presque impérieusement, une voix de femme répondit dans l’intérieur de la maison ; puis, un moment après, Jacquotte prit l’offensive en appelant à son tour M. Benassis, qui vint promptement dans la salle à manger.

– Vous voilà bien, monsieur, dit-elle. Vous n’en faites jamais d’autres. Vous invitez toujours le monde à dîner sans m’en prévenir, et vous croyez que tout est fait quand vous avez crié : Jacquotte ! Allez-vous pas le recevoir dans la cuisine ? Ne fallait-il pas ouvrir le salon, y allumer du feu ? Nicolle y est et va tout arranger. Maintenant promenez votre monsieur pendant un moment dans le jardin. Ça l’amusera, cet homme, s’il aime les jolies choses. Montrez-lui la charmille de défunt monsieur ; j’aurai le temps de tout apprêter, le dîner, le couvert et le salon.

– Oui, mais, Jacquotte, reprit M. Benassis, ce monsieur va rester ici ; n’oublie donc pas de donner un coup d’œil à la chambre de M. Gravier, de voir aux draps, et à tout...

– N’allez-vous pas vous mêler des draps, à présent ! répliqua Jacquotte. S’il couche ici, ce monsieur, je sais bien ce qu’il faudra lui faire. Vous n’êtes seulement pas entré dans la chambre de M. Gravier depuis dix mois ; il n’y a rien à y voir, elle est propre comme mon œil. Il va donc demeurer ici, ce monsieur ? ajouta-t-elle d’un ton radouci.

– Oui.

– Pour longtemps...

– Ma foi, je ne sais pas. Mais qu’est-ce que cela te fait ?

– Ah ! qu’est-ce que cela me fait, monsieur ; ah bien, qu’est-ce que cela me fait ! En voilà d’une autre ! et les provisions et tout, et...

Mais sans achever le flux de paroles dont en toute autre occasion elle eût assailli M. Benassis pour lui reprocher son manque de confiance, elle le suivit dans la cuisine. Ayant deviné qu’il s’agissait d’un pensionnaire, et impatiente de le voir, elle fit une révérence obséquieuse à M. Genestas en l’examinant de la tête aux pieds. Cet examen ne fut pas avantageux au militaire dont la physionomie avait alors une expression triste et songeuse qui lui donnait un air rude. Le colloque de la servante et du maître lui révélait en M. Benassis une apparente nullité qui semblait lui faire perdre, quoiqu’à regret, la haute opinion qu’il en avait prise dans la chaumière de l’idiot, et en admirant sa persistance à sauver ce petit pays des malheurs du crétinisme.

– Si vous n’êtes pas fatigué, monsieur, dit le médecin à son prétendu malade, nous ferons un tour de jardin avant de dîner ?

– Volontiers, répondit le commandant.

Ils traversèrent la salle à manger, et entrèrent dans le jardin par une espèce d’antichambre qui se trouvait au bas de l’escalier et qui séparait la salle à manger du salon.

Cette pièce était fermée par une grande porte-fenêtre donnant sur le perron de pierre qui ornait la façade du côté du jardin. Divisé en quatre grands carrés bien égaux, par des allées bordées de buis qui dessinaient une croix, ce jardin était terminé par une épaisse charmille dont, sans doute, le précédent propriétaire avait fait son bonheur. Le militaire s’assit sur un banc de bois vermoulu, sans voir ni les treilles, ni les espaliers, ni les légumes dont Jacquotte prenait grand soin, par suite des traditions du gourmand ecclésiastique auquel était dû ce jardin précieux, mais qui paraissait assez indifférent à M. Benassis.

Quittant alors une conversation banale dans laquelle ils s’étaient engagés, le commandant dit au médecin :

– Comment avez-vous fait, monsieur, pour quintupler en dix ans la population de cette vallée ? Ne m’avez-vous pas dit que vous y aviez trouvé sept cents âmes, et qu’il y en avait aujourd’hui plus de trois mille ?

– Vous êtes la première personne qui m’ait adressé cette question, dit le médecin. Si j’ai eu pour but de faire rapporter à ce petit coin de terre tout ce qu’il pouvait produire, j’avoue que l’entraînement de ma vie occupée ne m’a pas laissé le loisir de songer à la manière dont j’avais fait en grand, comme le frère quêteur, une espèce de soupe au caillou. Monsieur Gravier lui-même, qui m’a été si utile et auquel j’ai été si heureux de pouvoir rendre service, n’a pas pensé à la théorie en courant avec moi à travers nos montagnes pour y voir les résultats de la pratique.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel M. Benassis se mit à réfléchir, sans prendre garde au regard perçant que lui lançait son hôte.

 

 

 

 

X.

 

 

TRAITÉ DE CIVILISATION PRATIQUE.

 

 

– Comment cela s’est fait, mon cher monsieur ! dit le médecin ; mais tout naturellement, et en vertu d’une loi sociale d’attraction entre les nécessités que nous créons et le moyen de les satisfaire. Tout est là. Les peuples sans besoins sont pauvres. Quand je vins m’établir dans ce bourg, j’y trouvai cent trente familles de paysans, et dans la vallée environ deux cents feux. Les seules autorités du pays étaient un maire qui ne savait pas écrire, et qui avait pour adjoint un métayer demeurant hors de la commune ; puis, un juge de paix, pauvre diable qui vivait de ses appointements et faisait faire les actes de l’état civil par son greffier, autre malheureux, à peine en état de comprendre son métier ; enfin, l’ancien curé étant mort à l’âge de soixante-dix ans, son vicaire, homme sans instruction, venait de lui succéder. Ces gens-là formaient toute la somme d’intelligence qui se trouvait dans le pays. Le reste des habitants, au milieu de cette belle nature, croupissait dans la fange et vivait en partie de laitage. Les fromages, que la plupart d’entre eux portaient sur de petits paniers à Grenoble ou aux environs, étaient les seuls produits dont ils tirassent quelque argent. Les plus riches ou les moins paresseux semaient du sarrasin pour la consommation du bourg, quelquefois de l’orge ou de l’avoine, mais point de blé. Enfin le seul industriel du pays était le maire, qui possédait une scierie à planches, et achetait à bas prix les coupes de bois pour les débiter. Faute de chemins, il transportait ses arbres, un à un, dans la belle saison, en les traînant, comme il pouvait, au moyen d’une chaîne attachée au licou de ses chevaux et terminée par un crapon de fer enfoncé dans le bois. En effet, soit à cheval, soit à pied, il fallait, pour aller à Grenoble, passer par un large sentier situé en haut de la montagne. La vallée était impraticable. La jolie route par laquelle vous êtes sans doute venu ne formait en tout temps qu’un bourbier, d’ici au premier village que vous avez vu en arrivant dans ce canton.

Ce pays inaccessible était complètement en dehors du mouvement social. Napoléon seul y avait jeté son nom. Il y était une religion, grâce à deux ou trois vieux soldats du pays revenus dans leurs foyers, et qui, pendant les veillées, racontaient à ces gens simples les aventures presque fabuleuses de la vie nationale de cet homme et de ses armées. Leur retour est d’ailleurs un phénomène inexplicable. Avant mon arrivée, les jeunes gens partis à l’armée y restaient tous, et ce fait accuse assez la misère du pays pour me dispenser de la peindre.

Voilà, monsieur, dans quel état j’ai pris ce canton, d’où dépendent, au-delà des montagnes, des communes bien cultivées, plus heureuses et presque riches. Je ne vous parle pas des chaumières du bourg ; c’étaient alors de véritables écuries où bêtes et gens se trouvaient entassés pêle-mêle. Je passai par ici, en revenant de la Grande-Chartreuse ; et, n’y trouvant pas d’auberge, je fus forcé de coucher chez le vicaire qui habitait provisoirement cette maison alors en vente. De question en question, j’obtins une connaissance superficielle de la déplorable situation de ce pays dont j’avais admiré la belle température, la riche végétation, la bonté du sol et les productions naturelles. En ce moment, monsieur, je cherchais à me faire une vie autre que celle dont j’étais las, et il me vint alors au cœur une de ces pensées que Dieu nous envoie pour nous faire accepter nos malheurs. Je résolus d’élever ce pays comme un précepteur élève un enfant. Il ne faut pas me savoir beaucoup de gré de ma bienfaisance ; j’y étais trop intéressé par le besoin de distraction que j’éprouvais, et je cherchais d’ailleurs à user ma vie dans quelque entreprise ardue. Aussi les changements qu’on pouvait faire dans ce pays si beau par la nature, mais que l’homme rendit si pauvre, le bien qu’on pouvait y produire et qui devait occuper toute une vie d’homme, me tentèrent-ils par la difficulté même de les opérer. J’achetai la maison du curé, mais surtout beaucoup de terres vaines et vagues qu’on me vendit à bon marché. Puis, je me fis nommer maire, et me dévouai à n’être qu’un chirurgien de campagne, triste état, le dernier de tous ceux qu’un homme pense à prendre dans son pays. Je voulus devenir l’ami des pauvres, sans en attendre la moindre récompense. Je ne me suis laissé aller à aucune illusion, ni sur le caractère des gens de la campagne, ni sur les obstacles que l’on rencontre en essayant d’améliorer les hommes ou les choses. Je n’ai point fait des idylles sur mes paysans, et les ai pris pour ce qu’ils sont, de pauvres gens, ni entièrement bons, ni entièrement méchants, auxquels un travail constant ne permet point de se livrer aux sentiments, mais qui parfois peuvent sentir vivement. Enfin, j’ai surtout compris que je ne pouvais agir sur eux que par des calculs d’intérêt et de bien-être immédiat ; car tous les paysans sont fils de saint Thomas, l’apôtre incrédule, et veulent toujours des faits à l’appui des paroles.

Vous allez peut-être rire de mon début, monsieur, reprit le médecin après une pause, mais j’ai commencé cette œuvre difficile par faire faire des paniers. Ces pauvres gens achetaient à Grenoble, chez le vannier, leurs clayons à fromages et tout ce qui leur était nécessaire pour leur misérable commerce. Je donnai l’idée à un jeune homme intelligent de prendre à ferme, le long du torrent, une grande portion de terrain que les alluvions enrichissent annuellement et où l’osier devait très bien venir. Puis, supputant ce que le canton consommait de vanneries, j’allai à Grenoble pour y dénicher quelque jeune ouvrier qui n’eût aucune ressource pécuniaire et fût un habile travailleur. Quand je l’eus trouvé, je le décidai facilement à s’établir ici, en lui promettant de lui avancer le prix de l’osier nécessaire à ses fabrications, jusqu’à ce que mon planteur d’oseraies pût lui en fournir. Je lui persuadai que, dans son intérêt, il devait vendre ses paniers au-dessous du prix auquel étaient ceux de Grenoble, même en les faisant mieux ; et il me comprit, heureusement. L’oseraie et la vannerie étaient une spéculation qui ne pouvait produire tout son effet qu’au bout de quatre années ; car, comme vous le savez sans doute, l’osier n’est bon à couper qu’à trois ans. Mais pendant sa première campagne, mon vannier vécut, et gagna de quoi faire ses provisions. Puis, ayant épousé une femme de Saint-Laurent-du-Pont, qui avait quelque argent, il se fit bâtir une maison saine, bien aérée, dont il choisit l’emplacement et qu’il distribua d’après mes conseils.

Quel triomphe, monsieur, que d’avoir créé dans ce bourg une industrie, d’y avoir amené un protecteur et quelques travailleurs !.... Vous traiterez cela d’enfantillage ; mais pendant les premiers jours de l’établissement de mon vannier, je ne passais point devant sa boutique sans que les battements de mon cœur ne s’accélérassent. Puis, lorsque dans cette maison neuve, à volets peints en vert, et à la porte de laquelle il y avait un banc, une vigne et des bottes d’osier, je vis une femme propre, bien vêtue, allaitant un gros enfant rose et blanc, au milieu d’ouvriers tous gais, chantant, façonnant avec activité leurs vanneries, et commandés par un homme qui, naguère, était pauvre et hâve, mais qui, alors, respirait le bonheur ; je vous l’avoue, monsieur, je ne pouvais pas résister au plaisir de me faire vannier pendant un moment, en entrant dans la boutique pour m’informer de leurs affaires, et je me laissais aller à un contentement que je ne saurais peindre ; j’étais joyeux de la joie de ces gens et de la mienne. La maison de cet homme, le premier qui crût fermement en moi, devenait toute mon espérance. N’était-ce pas l’avenir de ce pauvre pays ? pays, monsieur, que déjà je portais en mon cœur, comme la femme du vannier portait dans le sein son nourrisson.

Mais, il fallait mener bien des choses de front, et heurter aussi bien des idées. Ayant mécontenté le maire ignorant en lui prenant sa place et son pouvoir, je n’eus rien plus à cœur que d’en faire mon adjoint et le complice de ma bienfaisance. Ce fut cette tête, la plus dure de toutes, dans laquelle je voulus jeter d’abord quelques lumières. Je pris mon homme et par l’amour-propre et par son intérêt. Pendant six mois nous dînâmes ensemble, et je m’arrangeai de manière à lui faire croire qu’il était pour moitié dans mes plans d’amélioration. Il y a bien des gens qui verraient, dans cette amitié nécessaire, les plus cruels ennuis de ma tâche ; mais cet homme n’était-il pas un instrument, et le plus précieux de tous ? or, malheur à qui méprise sa cognée ou la jette même avec insouciance ! Il nous faillait évidemment une route. Je prouvai, par des calculs fort clairs, à mon adjoint, que si nous obtenions du conseil municipal l’autorisation de construire un bon chemin d’ici à la route de Grenoble, il serait le premier à en profiter. En effet, si, au lieu de traîner à grand-peine ses arbres à travers de mauvais sentiers, il pouvait, au moyen d’une bonne route cantonale, les transporter facilement, ne devait-il pas faire un gros commerce de bois de toute nature, et gagner non plus six cents malheureux francs par an, mais de belles sommes qui lui donneraient un jour une certaine fortune ? Monsieur, je finis par convaincre cet homme et par m’en faire un prosélyte. Alors, pendant tout un hiver mon ancien maire alla trinquer au cabaret avec tous ses amis, et sut prouver à nos administrés qu’un bon chemin, par où passeraient des charrettes et qui permettrait à chacun de commercer facilement avec Grenoble, serait une source de fortune pour le pays. Lorsque le conseil municipal eut voté le chemin, j’obtins du préfet quelque argent sur les fonds de charité du département, afin de payer les charrois que la commune n’était pas en état de faire, faute de chevaux et de charrettes. Enfin, pour terminer plus promptement ce grand ouvrage et en faire apprécier immédiatement les résultats aux ignorants qui murmuraient contre moi, en disant que je voulais rétablir les corvées, j’ai, pendant tous les dimanches de la première année de mon administration, constamment entraîné, de gré ou de force, la population du bourg, les femmes, les enfants et même les vieillards, en haut de la montagne, où j’avais tracé moi-même sur un excellent fonds le grand chemin qui mène de notre village à la route de Grenoble. Les matériaux étaient abondants et bordaient fort heureusement l’emplacement du chemin.

Ce fut une bien longue entreprise et pour laquelle il fallut déployer beaucoup de patience. Tantôt les uns, ignorant les lois, se refusaient à la prestation en nature ; tantôt les autres, qui manquaient de pain, ne pouvaient réellement pas perdre une journée ; alors, tantôt il fallait donner du blé à ceux-ci, puis tantôt aller calmer ceux-là par des paroles amicales. Cependant lorsque nous eûmes achevé les deux tiers de ce chemin qui a deux lieues de pays environ, tous les habitants en avaient si bien reconnu les avantages, que le dernier tiers s’acheva avec une ardeur dont je fus surpris. Voulant enrichir la commune, je plantai une double rangée de peupliers le long de chaque fossé latéral ; et aujourd’hui, ces arbres, qui sont presque une fortune, donnent à notre chemin l’aspect d’une route royale. Il est, par la nature de sa situation, toujours sec, et si bien confectionné d’ailleurs, qu’il ne coûte pas deux cents francs d’entretien par an. Je vous le montrerai. Vous n’avez pas dû venir par cette route, mais par notre joli chemin du bas, que les habitants ont voulu faire eux-mêmes, il y a trois ans, afin d’ouvrir des communications aux établissements qui se formaient alors dans la vallée. Ainsi, monsieur, il y a trois ans, le bon sens public de ce bourg, naguère sans intelligence, avait acquis toutes les idées que cinq ans auparavant un voyageur aurait peut-être désespéré de pouvoir lui faire adopter.

Mais poursuivons. L’établissement de mon vannier était un exemple donné fructueusement à cette pauvre population ; le chemin devait être le plus grand moteur de la prospérité future du bourg. Le vannier était le principe, et la route, un des moyens ; mais il fallait amener toutes les industries premières qui devaient féconder ces deux germes de bien-être. Aussi, tout en aidant le planteur d’oseraies, le faiseur de paniers, tout en construisant ma route, insensiblement je continuais mon œuvre. D’abord, j’eus deux chevaux ; le marchand de bois en avait trois, mais il ne pouvait les faire ferrer qu’à Grenoble quand il y allait ; je fis venir un maréchal-ferrant qui connaissait un peu l’art vétérinaire, en lui promettant beaucoup d’ouvrages, et certes un jour il ne devait pas en manquer. En embauchant ce maréchal, je rencontrai un vieux soldat, possédant cent francs de retraite, naturellement assez embarrassé de son sort, lequel savait lire et même écrire ; je lui donnai la place de garde-champêtre, en y joignant celle de secrétaire de la mairie, et, par un heureux hasard, je lui ai trouvé une femme. Or, monsieur, il fallut des maisons à ces deux nouveaux ménages, à celui de mon vannier, et aux vingt-deux familles qui abandonnaient le village des crétins. Alors vinrent s’établir ici douze autres ménages dont tous les chefs étaient travailleurs, producteurs et consommateurs. Parmi eux se trouvait un maçon, un charpentier, un couvreur, un menuisier, le serrurier, le vitrier, etc., auxquels je promis de l’ouvrage pour longtemps, et je ne les trompais point. Ne devaient-ils pas se construire leurs maisons après avoir fait celles des autres ? N’amenaient-ils pas des ouvriers avec eux ? En effet, pendant la seconde administration, il y eut ici soixante-dix maisons en train de se bâtir. Puis, monsieur, une production en faisait naître une autre. En peuplant le bourg, j’y créais des nécessités nouvelles, inconnues jusqu’alors à ces pauvres gens. Le besoin amenait l’industrie ; l’industrie, le commerce ; le commerce, un bien-être ; et le bien-être, des idées utiles. À ces différents ouvriers, il fallait du pain tout cuit ; nous eûmes bientôt un boulanger. Mais le sarrasin ne pouvait plus être la nourriture de cette population tirée de sa dégradante inertie et devenue essentiellement active. Je l’avais trouvée mangeant du blé noir, je voulais la faire passer d’abord au régime du seigle ou du méteil, puis voir un jour aux plus pauvres gens un morceau de pain blanc à la main. Pour moi, les progrès intellectuels étaient tout entiers dans le progrès sanitaire de la nourriture. Un boucher dans un village annonce autant l’intelligence d’un pays que sa richesse. Qui travaille, mange ; et qui mange, pense. Aussi, prévoyant le jour où la production du froment serait nécessaire, j’avais examiné soigneusement la qualité des terres, et m’étais assuré, quand je vins ici, de pouvoir faire faire un pas rapide à ce bourg vers une grande prospérité agricole, et en doubler la population, dès qu’elle se serait mise au travail. Le moment était venu. M. Gravier de Grenoble possédait dans la commune beaucoup de terres dont il ne tirait aucun revenu, mais qui, toutes, pouvaient être converties en excellentes terres à blé. Il est, comme vous le savez, chef de division à la Préfecture ; et, autant par attachement pour son pays que vaincu par mes importunités, il s’était prêté fort complaisamment à toutes mes exigences. Alors j’allai le trouver et je réussis à lui faire comprendre qu’il avait, à son insu, travaillé pour lui-même. En effet, après plusieurs jours de sollicitations, de conférences, de devis débattus ; après avoir engagé ma fortune pour le garantir de tous les risques d’une entreprise dont sa femme, cervelle étroite, essayait de l’épouvanter, il consentit à bâtir ici quatre fermes de deux cent cinquante arpents chacune, et promit d’avancer les sommes nécessaires aux défrichements, à l’achat des semences, des instruments aratoires, des bestiaux, et à la confection des chemins d’exploitation. De mon côté je bâtissais deux fermes, autant pour mettre en culture mes terres vaines et vagues, que pour enseigner par l’exemple les méthodes les plus utiles de l’agriculture moderne. En six semaines, monsieur, le bourg s’accrut de trois cents habitants. Six fermes à construire, six ménages de fermiers, des défrichements énormes à opérer, des labours à faire, des charrons, des terrassiers, tout venait à la fois. Le chemin de Grenoble était couvert de charrettes, d’allants et de venants ; chacun travaillait ; ce fut un mouvement général dans le pays, et la circulation de l’argent fit naître chez tout le monde le désir d’en gagner. C’était beaucoup ; l’apathie avait cessé, le bourg s’était réveillé.

Pour vous finir en deux mots l’histoire de M. Gravier qui, certes, a été le bienfaiteur de ce canton ; car, malgré sa défiance, assez naturelle à un homme de bureau, de ville et de province, il a, sur la foi de mes promesses, avancé quarante mille francs, au moins, sans savoir, lui, s’il les recouvrerait ; mais chacune de ses fermes est louée aujourd’hui mille écus ; mais ses fermiers ont si bien fait leurs affaires que chacun d’eux possède au moins deux cents arpents de terre, cinq cents moutons, vingt vaches, dix bœufs, cinq chevaux, et emploient plus de vingt personnes. Je reprends.

Dans le cours de la quatrième année, toutes les fermes furent achevées, et il y eut une récolte en blé qui fut miraculeuse pour les gens du pays, et abondante comme elle devait l’être dans un terrain vierge. La culture du blé a nécessité le moulin que vous venez de voir, et que j’ai fait bâtir : il me rapporte cinq cents francs par an. Aussi les paysans disent-ils dans leur langage, que j’ai la chance, et croient-ils en moi, comme en leurs reliques. Ces constructions nouvelles, les fermes, le moulin, les plantations, les chemins, ont donné à travailler à tous les gens de métier que j’avais attirés ici. Alors, les soixante mille francs jetés dans le pays par M. Gravier et par moi, nous ont été amplement rendus en revenus que créaient les consommateurs, quoique déjà nos constructions représentassent bien notre capital. Aussi faisais-je toujours de nouveaux efforts pour animer cette naissante industrie. Par mon avis, un jardinier-pépiniériste vint s’établir dans le bourg, et je prêchais à tout le monde de cultiver les arbres fruitiers, afin de pouvoir, un jour, conquérir à Grenoble le monopole de la vente des fruits.

– Vous y portez des fromages, disais-je aux pauvres gens ; pourquoi ne pas y conduire des volailles, des œufs, des légumes, du gibier, du foin, de la paille, etc. ?

Or, chacun de mes conseils étant la source d’une fortune, ce fut à qui les suivrait, et il s’est créé une multitude de petits établissements, dont les progrès lents d’abord ont été rapides par la suite. Aujourd’hui tous les lundis, il part du bourg, pour Grenoble, plus de cent charrettes pleines de nos divers produits, et il se récolte maintenant plus de sarrasin pour donner à manger aux volailles qu’il ne s’en semait autrefois pour nourrir les gens du bourg. Le commerce de bois est devenu si considérable qu’il s’est subdivisé. Dès la quatrième année de notre ère industrielle, nous avons eu marchands de bois de chauffage, de bois carrés, de planche, d’écorces, des charbonniers, et il s’est établi quatre nouvelles scieries de bois. L’ancien maire a acquis des idées de commerce, il a appris à lire, à écrire, a été à Grenoble pour comparer le prix des bois, dans les diverses localités ; et il a vu de telles différences à l’avantage de son exploitation, qu’il a été de place en place se faire des pratiques, et fournit maintenant les deux tiers du département. Nos transports ont si subitement augmenté, que nous avons occupé trois charrettes, deux bourreliers, et chacun d’eux n’avait pas moins de sept garçons. Enfin, il a fallu tant de fer, qu’un taillandier est venu s’établir dans le bourg et s’en est très bien trouvé.

En effet, l’esprit inventif que crée le désir du gain a naturellement poussé tous mes industriels à réagir du bourg sur le canton, et du canton sur le département, pour augmenter leurs profits en augmentant leur vente ; et, alors, souvent il me suffisait de dire un seul mot pour leur indiquer des débouchés nouveaux ; leur bon sens faisait le reste.

Trois années avaient suffi pour changer la face de ce bourg, si désert quand j’y vins, que je n’y avais pas entendu le moindre cri. Mais au commencement de la quatrième année, tout y était vivant, animé. Partout retentissaient des chants joyeux, le bruit de chaque atelier, les sifflements de tous les ouvrages, les cris sourds ou aigus de leurs outils ; enfin, c’étaient les allées et venues d’une population assez considérable, agglomérée dans un bourg nouveau, propre, assaini, planté d’arbres. Chacun était gai, tous avaient en quelque sorte la conscience de leur bien-être, et sur les figures régnait le contentement particulier à l’être dont la vie est utilement occupée. Ces trois années forment à mes yeux le premier âge de la vie prospère de notre bourg. Pendant ce temps, j’avais tout défriché, tout semé, tout mis en germe dans les têtes et dans les terres ; le mouvement progressif de la population et des industries ne pouvait plus s’arrêter désormais, et le second âge devait être la conséquence du premier.

En effet, monsieur, bientôt ce petit monde voulut se mieux habiller ; il nous vint un mercier ; et avec lui le cordonnier, le tailleur, le chapelier. Ce commencement de luxe nous amena le boucher, l’épicier, puis une sage-femme qui me devenait bien nécessaire, car je perdais un temps considérable à faire des accouchements. Les défrichis donnèrent d’excellentes récoltes, et la qualité supérieure de nos produits agricoles fut maintenue par la grande quantité d’engrais et de fumiers dus à l’accroissement de la population. Alors, monsieur, je pus suivre mon entreprise dans toutes ses conséquences. Après avoir assaini les maisons, et graduellement amené les habitants à se mieux nourrir, à se mieux vêtir, je voulus que les animaux se ressentissent aussi de ce commencement de pensée et de civilisation. Des soins donnés aux bestiaux dépend la beauté des races et des individus, partant celle des produits. Je prêchais donc l’assainissement des étables. Par la comparaison du profit que donne une bête bien logée, bien pansée, avec le maigre rapport d’un bétail mal soigné, je fis insensiblement changer le régime de tous les bestiaux de la commune. Pas une bête ne souffrit, et les vaches, les bœufs furent pansés comme ils le sont en Suisse et en Auvergne. Les bergeries, les écuries, les vacheries, les laiteries, les granges, tout fut rebâti sur le modèle de celles que j’avais fait construire à mes fermes, et dans celles de M. Gravier, où ces différents locaux sont vastes et bien aérés, par conséquent salubres. Nos fermiers étaient mes apôtres, et convertissaient promptement les incrédules en leur démontrant par des résultats physiques la bonté de mes préceptes. Quant aux gens qui manquaient d’argent, je leur en prêtais, en favorisant surtout les pauvres industrieux : ils servaient d’exemple. D’après mes conseils, les bêtes défectueuses, malingres ou médiocres furent promptement vendues et remplacées par de beaux sujets. Ainsi, nos produits devaient, en un temps donné, l’emporter sur ceux des autres communes dans les marchés ; ainsi, nous eûmes de magnifiques troupeaux, et partant de bons cuirs. Ce progrès était d’une haute importance, mais d’ailleurs rien n’est futile en économie rurale ; voici comment. Nos écorces se vendaient à vil prix, et nos cuirs n’avaient pas une grande valeur ; or, nos écorces étant excellentes, nos cuirs se bonifiant, la rivière nous permettant de construire des moulins à tan, il nous est venu des tanneurs dont le commerce s’est rapidement accru. Le vin, jadis inconnu dans le bourg, où l’on ne buvait que des piquettes, y est devenu naturellement un besoin, et des cabarets se sont établis. Puis le plus ancien des cabarets s’est agrandi, s’est changé en auberge et fournit des mulets aux voyageurs, qui commencent à prendre notre chemin pour aller à la Grande-Chartreuse. Enfin, depuis deux ans, nous avons un mouvement commercial assez important pour faire vivre deux aubergistes. Au commencement du second âge de notre prospérité, le juge de paix mourut ; et, fort heureusement pour nous, il fut remplacé par un ancien notaire de Grenoble qu’une fausse spéculation avait ruiné, mais auquel il restait encore assez d’argent pour être riche au village. M. Gravier sut le déterminer à venir ici, où il a fait bâtir une jolie maison, et a encouragé mes efforts en y joignant les siens. Il a construit une ferme, défriché des bruyères, et possède trois chalets dans la montagne. Sa famille est nombreuse. Il a su renvoyer l’ancien greffier, l’ancien huissier, et les a remplacés par des hommes beaucoup plus instruits et surtout plus industrieux que ne l’étaient leurs prédécesseurs. Ce furent deux nouveaux ménages qui nous secondèrent, en créant des établissements industriels, une distillerie de pommes de terre, et un lavoir de laines que les chefs de ces deux familles conduisent tout en exerçant leurs professions. Enfin, quand j’eus constitué des revenus à la commune, je fis bâtir une mairie dans laquelle est une école et le logement d’un instituteur primaire. J’ai choisi, pour remplir cette importante fonction, un pauvre prêtre assermenté rejeté par tout le département, et qui a trouvé parmi nous un asile pour ses vieux jours. La maîtresse d’école est une excellente femme ruinée qui ne savait où donner de la tête et à laquelle nous avons fait une petite fortune ; car elle vient d’élever un pensionnat de jeunes personnes où les fermiers des environs envoient leurs filles. Mais, monsieur, je dois vous dire que si j’ai eu le droit de vous raconter d’abord en mon nom l’histoire de ce petit coin de terre, il y a eu un moment où M. Janvier, le nouveau curé, bon et excellent homme dont la vie est tout apostolique, vrai Fénelon réduit aux proportions de la cure, a été pour moitié dans cette œuvre. Il a su donner aux mœurs du bourg un esprit doux et fraternel, qui semble faire de la population une seule famille. Puis M. Dufau, le juge de paix, quoique venu plus tard, mérite également toute la reconnaissance des habitants.

Enfin, monsieur, pour vous résumer notre situation actuelle par des chiffres qui seront plus significatifs que ne le sont mes discours, la commune possède aujourd’hui deux cents arpents de bois et cent soixante arpents de prairies. Avec ses centimes additionnels, elle peut maintenant donner cent écus de traitement supplémentaire au curé, trois cents francs au garde-champêtre, autant au maître et à la maîtresse d’école ; elle a cinq cents francs pour ses chemins, et cinq cents francs pour les réparations de la mairie et du presbytère, celles de l’église et pour quelques autres frais. Dans quinze ans d’ici, elle aura pour cent mille francs de bois à abattre et pourra payer ses contributions, sans qu’il en coûte un denier aux habitants. Alors, ce sera certes l’une des plus riches communes de France.

– Mais, monsieur, je vous ennuie peut-être ? dit M. Benassis à M. Genestas en surprenant son auditeur dans une attitude si pensive qu’elle pouvait être prise pour celle d’un homme inattentif.

– Oh non ! dit le commandant.

– Monsieur, reprit le médecin, le commerce, l’industrie, l’agriculture, notre consommation n’étaient que locales, et, quand tout serait arrivé à une certaine production, la prospérité devait s’arrêter. Je demandai bien un bureau de poste qui nous était dû ; un débit de tabac, de poudre, de cartes ; je forçai bien par les agréments de séjour et de notre nouvelle société, le percepteur des contributions à quitter la commune dont il avait jusqu’alors préféré l’habitation à celle du chef-lieu de canton ; j’appelai bien en temps et lieu chaque production quand j’avais éveillé le besoin ; je fis bien venir des ménages et des gens industrieux ; je leur donnai bien à tous le sentiment de la propriété : ainsi, à mesure qu’ils avaient de l’argent, les terres se défrichaient, les étables, les granges se bâtissaient ; la petite culture, les petits propriétaires envahissaient et mettaient graduellement en valeur la montagne ; les malheureux que j’avais trouvés ici, portant à pied quelques fromages à Grenoble, y allaient bien en charrettes menant des fruits, des œufs, des poulets, des dindons ; tous avaient insensiblement grandi ; le plus malheureux était celui qui n’avait que son jardin, ses légumes, ses fruits, ses primeurs à cultiver ; enfin, signe de prospérité, personne ne cuisait plus son pain, afin de ne point perdre de temps, et les enfants gardaient les troupeaux. Mais, monsieur, il fallait faire durer ce foyer industriel en y jetant sans cesse des aliments nouveaux. Et, certes, le bourg n’avait pas une grande et renaissante industrie, qui pût entretenir toujours agissante cette production commerciale, et nécessiter de grandes transactions, un entrepôt, un marché.

En effet, monsieur, il ne suffit pas à un pays de ne rien perdre sur la masse d’argent qu’il possède et qui forme son capital ; car, vous n’en augmenterez pas le bien-être en faisant passer avec plus ou moins d’habileté, par le jeu de la production et de la consommation, cette somme dans le plus grand nombre possible de mains. Là n’est pas le problème. Quand un pays rapporte tout ce qu’il peut produire et que ses produits sont en équilibre avec sa consommation, il faut, pour créer de nouvelles fortunes et accroître la richesse publique, faire constamment à l’extérieur des échanges qui puissent amener un résultat annuel et toujours actif dans la balance commerciale du pays. Cette pensée a toujours conduit les contrées qui ne s’appuyaient pas sur une grande base territoriale, ainsi que Tyr, Carthage, Venise, la Hollande et l’Angleterre, à s’emparer du commerce de transport. Il fallait donc, dans notre petite sphère, concevoir une pensée analogue afin d’y créer le troisième âge commercial. Enfin, monsieur, au bout de sept années de cette prospérité qui, pour un passant, n’est rien, car notre bourg, chef-lieu de canton, ressemble à tous les autres bourgs, il n’est étonnant que pour moi. Les habitants eux-mêmes, s’étant agglomérés insensiblement, n’ont pas pu juger de l’ensemble, en participant au mouvement. An bout de sept ans donc, je fis la rencontre de deux hommes qui seront les bienfaiteurs de ce bourg. Grâce à eux, il deviendra peut-être une ville. Ce sont deux étrangers. L’un est un Tyrolien d’une adresse incroyable, et qui fait les souliers pour les gens de campagne, les bottes pour les élégants de Grenoble, comme il n’est donné à aucun ouvrier de Paris de les faire. C’était un pauvre musicien ambulant, un de ces Allemands industrieux qui font et l’œuvre et l’outil, la musique et l’instrument. Il s’arrêta dans le bourg en venant de l’Italie qu’il avait traversée en chantant et en travaillant. Il demanda si quelqu’un n’avait pas besoin de souliers, et, par hasard, on l’envoya chez moi. Je lui commandai deux paires de bottes dont il fabriqua lui-même les formes. Surpris de son adresse, je le questionnai, je le trouvai précis dans ses réponses. Enfin ses manières, sa figure, tout me confirma dans la bonne opinion que j’avais prise de lui. Je lui proposai de se fixer dans le bourg, en lui promettant de favoriser son industrie de tous mes moyens, et je mis en effet à sa disposition une assez forte somme d’argent. Il accepta. J’avais mes idées. Nos cuirs s’étaient améliorés, nous pouvions donc, dans un temps donné, les consommer nous-mêmes et fabriquer nécessairement des chaussures à un prix très modéré. C’était recommencer sur une plus grande échelle l’affaire des paniers. Le hasard m’offrait un homme éminemment habile et industrieux, dont il fallait s’emparer à tout prix pour donner au bourg un commerce productif et stable, car la chaussure est une de ces consommations qui ne s’arrêtent jamais, une fabrication dont le moindre avantage est promptement apprécié par le consommateur. J’ai eu le bonheur de ne pas me tromper, monsieur. Aujourd’hui nous avons cinq tanneries qui emploient tous les cuirs du département, qui vont en chercher quelquefois jusqu’en Provence, et chacune possède son moulin à tan. Eh bien, monsieur, ces tanneurs ne suffisent pas à fournir le cuir nécessaire au Tyrolien, qui n’a pas moins de vingt ouvriers. L’autre homme dont l’aventure n’est pas moins curieuse, mais qui, pour vous, serait peut-être fastidieuse à entendre, est un chapelier. Il a trouvé le moyen de fabriquer les chapeaux à grands bords, en usage dans le pays, à meilleur marché que partout ailleurs, et il en exporte dans tous les départements voisins, même en Suisse et en Savoie. Ces deux industries, sources intarissables de prospérité, si le canton peut maintenir la qualité des produits et leur bon marché, m’ont fait concevoir le projet de fonder ici trois foires par an. Le préfet, étonné des progrès industriels de ce canton, m’a secondé pour obtenir l’ordonnance royale qui les a instituées, et l’année dernière les trois foires ont eu lieu. Déjà nos trois marchés sont connus jusque dans la Savoie, sous le nom de la foire aux souliers et aux chapeaux.

Enfin, monsieur, le principal clerc d’un notaire de Grenoble, jeune homme pauvre, mais instruit, grand travailleur et auquel mademoiselle Gravier est promise, a été à Paris pour faire créer une étude dans notre bourg. Sa demande lui ayant été accordée, et sa charge ne lui coûtant rien, il a pu se faire bâtir une maison, sur la place du nouveau bourg, en face de celle du juge de paix, et avec le temps ce sera une assez jolie place. Nous avons maintenant un marché par semaine, où il se fait des affaires assez considérables en bestiaux et en blé. L’année prochaine, il nous viendra un pharmacien, peut-être, puis un horloger, puis un marchand de meubles, puis un libraire, enfin toutes les superfluités nécessaires à la vie heureuse, et nous finirons par prendre tournure de petite ville, par avoir des maisons bourgeoises. L’instruction a tellement gagné, que je n’ai pas rencontré dans le conseil municipal la plus légère opposition, quand j’ai proposé de réparer, d’orner l’église, de bâtir un presbytère, de faire un beau champ de foire planté d’arbres, puis de déterminer un alignement pour obtenir plus tard des rues saines, aérées et bien percées. Voilà, monsieur, comment nous sommes arrivés à avoir dix-neuf cents feux au lieu de cent trente-sept ; cinq mille bêtes à cornes, au lieu de huit cents têtes, deux mille personnes dans le bourg, et trois mille en comptant les habitants de la vallée, au lieu de sept cents âmes. Il existe dans la commune douze maisons riches, cent familles aisées, deux cents qui prospèrent, et le reste travaille. Tout le monde sait lire et écrire, enfin nous avons dix-sept abonnements à différents journaux. Il y a bien encore des malheureux dans notre canton, certes toujours beaucoup trop, mais personne n’y mendie, parce qu’il y a de l’ouvrage pour tout le monde. Je lasse maintenant deux chevaux par jour, à courir pour soigner les malades ; je puis me promener sans danger à toute heure dans un rayon de cinq lieues, et qui voudrait me tirer un coup de fusil ne resterait pas pendant dix minutes en vie. L’affection tacite des habitants est tout ce que j’ai personnellement gagné à ces changements, outre le plaisir de m’entendre dire par tout le monde d’un air joyeux, quand je passe : – Bonjour, monsieur Benassis !

– Si, dans toutes les localités, chacun faisait ce que vous avez fait ici, monsieur, la France serait grande, et pourrait se moquer de l’Europe, s’écria M. Genestas exalté.

– Mais, il y a une demi-heure que je vous tiens là, dit M. Benassis, il est presque nuit, allons nous mettre à table.

Et ils rentrèrent.

 

 

 

 

XI.

 

 

CONCLUSION DU TRAITÉ.

 

 

Du côté du jardin, la maison du médecin présentait une façade de cinq fenêtres à chaque étage. Elle était composée d’un rez-de-chaussée surmonté d’un premier, et couverte d’un toit en tuiles, à mansardes saillantes. Les volets peints en vert tranchaient sur le ton grisâtre de la muraille, où, pour ornement, une vigne régnait entre les deux étages, d’un bout à l’autre, en forme de frise ; puis, en bas, le long du mur, quelques rosiers du Bengale végétaient tristement, à demi noyés par l’eau du toit qui n’avait pas de gouttières.

En entrant par le grand palier qui formait antichambre, il y avait, à droite, un salon à quatre fenêtres donnant les unes sur la cour, les autres sur le jardin. Ce salon, sans doute l’objet de bien des économies et de bien des espérances pour le pauvre curé qui l’avait arrangé presque luxueusement, était planchéié, boisé par en bas et garni de tapisseries de l’avant-dernier siècle. Les grands et larges fauteuils couverts en lampas à grandes fleurs, les vieilles girandoles dorées qui ornaient la cheminée, et les rideaux à gros glands, annonçaient l’espèce d’opulence du défunt. M. Benassis avait complété cet ameublement, qui ne manquait pas de caractère, par deux consoles de bois doré à guirlandes sculptées, placées en face l’une de l’autre dans l’entre-deux des fenêtres, et par un cartel d’ébène incrusté de cuivre qui décorait la cheminée. Du reste, il était facile de voir que le médecin n’habitait jamais cette pièce. Elle sentait l’odeur humide des salles toujours fermées, et l’on y respirait encore le défunt curé. La senteur particulière de son tabac semblait même sortir du coin de la cheminée dans lequel il avait l’habitude de s’asseoir. Les deux grandes bergères étaient symétriquement posées de chaque côté du foyer propre, où il n’y avait pas eu de feu depuis le séjour de M. Gravier, mais où brillaient alors les flammes claires que produit le sapin.

– Il fait encore froid le soir, dit M. Benassis, le feu se voit avec plaisir.

M. Genestas, devenu pensif, commençait à s’expliquer l’insouciance du médecin dans les choses ordinaires de la vie.

– Monsieur, lui dit-il, vous avez une âme vraiment citoyenne, et je m’étonne qu’ayant accompli tant de choses, vous n’ayez pas tenté d’éclairer le gouvernement...

M. Benassis se mit à rire, mais doucement, d’un air triste même.

– Faire quelque mémoire sur les moyens de civiliser la France, n’est-ce pas ? Avant vous, M. Gravier me l’avait dit. Mais, monsieur, l’on n’éclaire pas un gouvernement ; et de tous les gouvernements, le moins susceptible d’être éclairé, n’est-il pas celui qui veut répandre des lumières ? Sans doute, ce que nous avons fait pour ce canton, tous les maires devraient le faire pour le leur, le magistrat municipal, pour sa ville ; le sous-préfet, pour l’arrondissement ; le préfet, pour le département ; le ministre, pour la France, chacun dans la sphère d’intérêt où il agit. Là où j’ai persuadé de construire un chemin de deux lieues, l’un achèverait une route, l’autre un canal ; là où j’ai encouragé la fabrication des chapeaux de paysan, le ministre soustrairait la France au joug industriel de l’étranger en encourageant quelque manufacture d’horlogerie, en aidant à perfectionner nos fers, nos aciers, nos limes ou nos creusets. En fait de commerce, encouragement ne signifie pas protection. La vraie politique d’un pays doit tendre à l’affranchir de tout tribut envers l’étranger, sans le secours honteux des douanes et des prohibitions. L’industrie ne peut être sauvée que par elle-même ; la concurrence est sa vie ; protégée, elle s’endort et meurt sous le monopole, comme sous le tarif. Le pays dont tous les autres deviendront tributaires sera certes celui qui proclamera la liberté commerciale, parce qu’il se sentira la puissance manufacturière de tenir ses produits à des prix inférieurs à ceux de ses concurrents. Mais, mon cher monsieur, cette étude n’était pas le but de ma vie, et la tâche que je me suis tardivement donnée n’y a été qu’accidentelle. Puis de telles choses sont trop simples pour qu’on en fasse une science ; elles n’ont rien d’éclatant, de théorique, elles ont le malheur de n’être que tout bonnement utiles. Enfin, l’on ne va pas vite en besogne. Il faut trouver, tous les matins, en soi, la même dose de courage, et du courage le plus rare, parce qu’il est, en apparence, le plus aisé, le courage du professeur répétant sans cesse les mêmes choses et consumant son âme à redire ces choses ; courage peu récompensé, car si nous saluons avec respect l’homme qui, comme vous, a versé son sang sur un champ de bataille, nous nous moquons de celui qui use lentement le feu de sa vie à dire les mêmes paroles à des enfants du même âge. Oui, monsieur, le bien, obscurément fait, ne tente personne. Nous manquons essentiellement de la vertu civique avec laquelle les hommes des anciens jours rendaient service à la patrie au dernier rang. La maladie de notre temps est la supériorité : il y a plus de saints que de niches. Voici pourquoi : avec la monarchie s’en est allé l’honneur ; avec la religion de nos pères, la vertu chrétienne ; avec nos infructueux essais de gouvernement, le patriotisme ; du moins, ces principes-là n’existent plus que partiellement au lieu d’animer les masses ; car les idées ne périssent jamais. Maintenant nous n’avons plus pour étayer l’ordre social d’autre soutien que l’égoïsme. Les individus croient en eux ; l’avenir, c’est l’homme social ; nous ne voyons plus rien au-delà. Le grand homme qui nous sauvera du naufrage vers lequel nous courons, se servira sans doute de ce ressort pour nous refaire nation ; mais en attendant cette régénération, nous sommes dans le siècle des intérêts matériels et du positif. Ce dernier mot est celui de tout le monde. Nous sommes tous chiffrés, non d’après ce que nous valons, mais d’après ce que nous pesons. Aussi l’homme d’énergie obtient-il à peine un regard s’il est en veste. Ce sentiment a passé dans le gouvernement. Le ministre envoie une médaille d’argent au marin qui sauve au péril de ses jours une douzaine d’hommes, et donne la croix que vous portez au député qui lui vend sa voix. Malheur au pays ainsi constitué ! Les nations ainsi que les individus ne doivent leur énergie qu’à de grands sentiments, et les sentiments d’un peuple sont ses croyances. Or, nous n’avons plus de croyances. Donc, monsieur, si chacun croit en lui seulement, et ne pense qu’à lui, comment voulez-vous rencontrer beaucoup de courage civil, quand la condition de cette vertu consiste dans le renoncement à soi-même ? Car le courage civil et le courage militaire, monsieur, procèdent du même principe. Vous donnez votre vie d’un seul coup, et la nôtre s’en va goutte à goutte ; de chaque côté, mêmes combats, sous d’autres formes. En effet, il ne suffit pas d’être homme de bien pour civiliser le plus humble coin de terre, il faut encore être instruit. Puis, l’instruction, la probité, le patriotisme ne sont rien sans la volonté ferme avec laquelle un homme doit se détacher de tout intérêt personnel pour se vouer à une pensée sociale. Il y a certes, en France, plus d’un honnête homme, plus d’un homme instruit, plus d’un patriote par commune ; mais je suis certain qu’il n’existe pas, dans chaque canton, un homme qui, à ces précieuses qualités, joigne le vouloir continu, la pertinacité du maréchal battant son fer. L’homme qui édifie et l’homme qui détruit sont deux phénomènes de volonté, c’est le génie du bien et le génie du mal ; or, le mal a une voix éclatante qui réveille, je ne sais pourquoi, les âmes vulgaires, et les remplit d’admiration pour leurs tyrans, tandis que le bien est longtemps muet. Donc, une œuvre de paix faite sans arrière-pensée individuelle, ne sera jamais qu’une exception, jusqu’à ce que l’éducation ait changé les mœurs du pays. Puis, quand elles seront changées, quand nous serons tous de grands citoyens, ne deviendrons-nous pas le peuple le plus ennuyeux, le plus ennuyé, le moins artiste, le plus malheureux de notre bonheur qu’il y aura sur terre ? Ce sont de grandes questions, qu’il ne m’appartient pas de décider, car je ne suis pas à la tête du pays. Mais, à part ces considérations, il y a d’autres difficultés qui s’opposent à ce que l’art d’administrer ait des principes exacts. En fait de civilisation, monsieur, il n’y a rien d’absolu. Les idées qui conviennent à une terre sont mortelles dans une autre, et il en est des intelligences comme des terrains. Si nous avons tant de mauvais administrateurs, c’est que l’administration est, comme le goût, un sentiment très élevé, très pur, et non une science. Personne ne peut apprécier ni les actes, ni les pensées d’un administrateur : ses véritables juges sont loin de lui ; les résultats, plus éloignés encore. Alors chacun peut se dire, sans péril, administrateur. Puis, en France, l’espèce de séduction qu’exerce l’esprit nous inspire une grande estime pour les gens à idées, et les idées ne valent rien là où il ne faut qu’une volonté. Enfin, l’administration ne consiste pas à imposer des idées ou des méthodes plus ou moins justes aux masses, mais à imprimer aux idées mauvaises ou bonnes de ces masses une direction utile qui les fasse concorder au bien général. Quand les préjugés et les routines d’une contrée aboutissent à une bonne voie, les habitants abandonnent d’eux-mêmes leurs erreurs. Toute erreur, en économie rurale, politique ou domestique, constitue des pertes que l’intérêt rectifie à la longue. Ici, j’ai rencontré fort heureusement table rase. Si, par mes conseils, la terre s’y est bien cultivée, c’est qu’il n’y avait aucun errement en agriculture ; puis, les terres y étaient bonnes. Alors il m’a été facile d’introduire la culture en cinq assolements, les prairies artificielles, et la pomme de terre, parce que mon système agronomique ne heurtait aucun préjugé. L’on ne s’y servait pas déjà de mauvais coutres comme en certaines parties de la France ; et la houe suffisait au peu de labours qui s’y faisaient ; enfin, le charron étant intéressé à vanter mes charrues à roues, parce qu’il voulait débiter son charronnage, j’avais en lui un compère ; mais là, comme ailleurs, j’ai toujours tâché de faire converger les intérêts les uns vers les autres ; puis, je suis allé des productions qui les intéressaient directement à celles qui augmentaient leur bien-être. Je n’ai rien amené du dehors au dedans ; mais j’ai secondé les exportations qui devaient les enrichir, et dont ils comprenaient directement le bénéfice. Ces gens-là étaient mes apôtres par leurs œuvres et sans s’en douter. Enfin, nous ne sommes ici qu’à cinq lieues de Grenoble ; près d’une grande ville, se trouvent bien des débouchés pour les productions ; or toutes les communes ne sont pas à la porte des grandes villes. En toute affaire de ce genre, il faut consulter l’esprit du pays, sa situation, ses ressources ; étudier le terrain, les hommes et les choses, et ne pas vouloir planter des vignes en Normandie. Ainsi donc, rien n’est plus variable que l’administration, et il y a peu de principes généraux. De l’autre côté de la montagne au pied de laquelle se trouve le village abandonné, il est impossible de labourer avec des charrues à roues, les terres n’ont pas assez de fond. Eh bien, si le maire de cette commune voulait imiter notre allure, il ruinerait ses administrés. Je lui ai conseillé de faire des vignobles, et l’année dernière ce petit pays a eu des récoltes excellentes et nous donne son vin pour notre blé.

Enfin, j’avais quelque crédit sur les gens que je prêchais, parce que nous étions sans cesse en rapport et que je les guérissais de leurs maladies, si faciles à guérir. Il ne s’agit jamais en effet que de leur rendre des forces, par une nourriture substantielle. Soit économie, soit misère, ils se nourrissent si mal, que leurs maladies ne viennent que de leur indigence, et généralement ils se portent assez bien. Quand je me décidai religieusement à cette vie d’obscure résignation, j’ai longtemps hésité à me faire curé, médecin de campagne ou juge de paix.

Ce n’est pas sans raison, mon cher monsieur, que l’on assemble proverbialement les trois robes noires : le prêtre, l’homme de loi et le médecin. L’un panse les plaies de l’âme, l’autre celles de la bourse, le dernier celles du corps. Ils représentent la société dans ses trois principaux termes d’existence : la conscience, le domaine, la santé. Jadis le premier, puis le second furent tout l’État. Ceux qui nous ont précédés sur la terre pensaient, avec raison peut-être, que le prêtre, disposant des idées, devait être tout le gouvernement, et alors il fut roi, pontife et juge ; mais alors, tout était croyance et conscience. Aujourd’hui, tout est changé ; prenons notre époque telle qu’elle est. Hé bien, je crois personnellement que le progrès de la civilisation et le bien-être des masses dépendent de ces trois hommes ; car ils sont les trois pouvoirs qui font immédiatement sentir au peuple l’action des faits, des intérêts et des principes, les trois grands résultats produits chez une nation par les évènements, les propriétés et les idées. Le temps marche et amène des changements ; les propriétés augmentent ou diminuent ; il faut tout régulariser suivant ces diverses mutations ; de là, des principes d’ordre. Or, pour civiliser, pour créer des productions, il faut faire comprendre aux masses en quoi l’intérêt particulier s’accorde avec les intérêts nationaux qui se résolvent par les faits, les intérêts et les principes.

Ainsi ces trois états m’ont semblé devoir être aujourd’hui les plus grands leviers de la civilisation, parce que, selon moi, ils peuvent seuls offrir constamment à un homme de bien des moyens efficaces pour améliorer le sort des classes pauvres, avec lesquelles ils ont des rapports perpétuels. Mais le paysan écoute plus volontiers l’homme qui lui prescrit une ordonnance pour lui sauver le corps, que le prêtre qui discourt sur le salut de l’âme : l’un peut lui parler de la terre qu’il cultive ; l’autre est obligé de l’entretenir du ciel dont il se soucie aujourd’hui malheureusement fort peu ; car le dogme de la vie à venir est non seulement une consolation, mais encore un moyen de gouvernement. N’est-elle pas la seule puissance qui sanctionne les lois sociales ? Nous avons récemment justifié Dieu. En l’absence de la religion, le gouvernement fut forcé d’inventer LA TERREUR pour rendre ses lois exécutoires ; mais c’était une terreur humaine, elle a passé.

Hé bien, monsieur, quand un paysan est malade, cloué sur son grabat ou convalescent, il est forcé d’écouter des raisonnements suivis, et les comprend bien, pourvu qu’ils lui soient clairement présentés. Cette pensée m’a fait médecin. Je calculais avec mes paysans, pour eux ; puis je ne leur donnais que des conseils d’un effet certain, qui les contraignaient à reconnaître la justesse de mes vues. Avec le peuple, il faut toujours être infaillible. Cette infaillibilité a fait Napoléon ; elle en eût fait un dieu, si l’univers ne l’avait entendu tomber à Waterloo. Si Mahomet a créé une religion, après avoir conquis le tiers du globe, c’est qu’il a su dérober au monde le spectacle de sa mort. Au maire de village et au roi conquérant, mêmes principes. La nation et la commune sont un même troupeau ; car partout la masse est la même.

Enfin, je me suis montré rigoureux avec ceux que j’obligeais de ma bourse. Sans cela, ils se seraient moqués de moi, car les paysans, aussi bien que les gens du monde, finissent par mésestimer l’homme qui se laisse attraper. Être dupe, c’est faire acte de faiblesse. Je n’ai jamais demandé un denier à personne pour mes soins, excepté à ceux qui sont visiblement riches ; mais je n’ai point laissé ignorer le prix de mes peines. Je ne leur fais point grâce des médicaments, à moins d’indigence chez le malade. Ils ne me paient pas, mais ils connaissent leurs dettes. Parfois, ils apaisent leur conscience en m’apportant de l’avoine pour mes chevaux ; du blé, quand il n’est pas cher. Mais le meunier ne me donnerait-il que des anguilles pour prix de mes soins, que je lui dirais qu’il est trop généreux pour si peu de chose. Eh bien, à la première occasion, il me donnera peut-être en hiver un sac de farine pour les pauvres. Tenez, monsieur, ces gens-là ont du cœur quand on ne le leur flétrit pas. Aujourd’hui, je pense plus de bien et moins de mal d’eux que par le passé.

– Vous vous êtes donné bien du mal !... dit M. Genestas.

– Moi, point ! reprit M. Benassis. Il ne m’en coûtait pas plus de dire quelque chose d’utile que de dire des balivernes. En passant, en causant, en riant, je leur parlais d’eux-mêmes. D’abord, ils ne m’écoutaient pas. J’eus beaucoup de répugnances à combattre en eux, parce que j’étais un bourgeois, et que, pour eux, un bourgeois est un ennemi ; mais cette lutte m’amusait. Entre faire le bien et faire le mal, il n’y a pas d’autre différence que la paix de la conscience ou son trouble, la peine est la même. Si les coquins voulaient bien faire, ils seraient millionnaires, au lieu d’être pendus, voilà tout.

– Monsieur, cria Jacquotte en entrant, le dîner se refroidit.

– Monsieur, dit Genestas en arrêtant le médecin par le bras, je n’ai qu’une observation à vous faire sur ce que je viens d’entendre. Je ne connais aucune relation des guerres de Mahomet, en sorte que je ne puis pas juger de ses talents militaires. Mais si vous aviez vu l’Empereur manœuvrer pendant la campagne de France, vous l’auriez pris facilement pour un dieu, et s’il a été vaincu à Waterloo, c’est qu’il était plus qu’un homme : il pesait trop sur la terre et la terre a bondi sous lui... Voilà... Du reste, je suis parfaitement de votre avis en toute autre chose ; et, tonnerre de Dieu ! la femme qui vous a pondu n’a pas perdu son temps...

– Allons ! s’écria M. Benassis en souriant, allons nous mettre à table.

La salle à manger était entièrement boisée et peinte en gris ; il n’y avait qu’une douzaine de chaises en paille, un buffet, des armoires, un poêle, et la fameuse pendule du feu curé, puis des rideaux blancs aux fenêtres ; rien n’était plus simple. La table, garnie de linge blanc, n’avait rien qui sentît le luxe. La vaisselle était en terre de pipe. Quant à la soupe servie, c’était la soupe comme le voulait le feu curé, le bouillon le plus substantiel que jamais cuisinière ait fait mijoter et réduire.

À peine M. Benassis et son hôte avaient-ils mangé leur potage, qu’un homme entra brusquement dans la cuisine ; et de là, fit, malgré Jacquotte, une soudaine irruption dans la salle à manger.

– Hé bien, qu’y a-t-il ? demanda le médecin.

– Il y a, monsieur, que notre bourgeoise, madame Vigneau, est devenue toute blanche, blanche que ça nous effraie tous.

– Allons !... s’écria gaiement M. Benassis, il faut quitter la table.

Et il se leva.

M. Genestas, malgré les instances de son hôte, jura militairement, en jetant sa serviette, qu’il ne resterait pas à table sans lui ; puis il revint en effet se chauffer au salon, en pensant aux misères qui se rencontraient inévitablement dans tous les états auxquels l’homme est ici-bas assujetti.

 

 

 

 

XII.

 

 

OÙ COMMENCENT LES VICES.

 

 

Une heure après, M. Benassis fut de retour, et les deux dîneurs se remirent à table.

– Taboureau est venu tout à l’heure pour vous parler, dit Jacquotte à son maître, en apportant les plats qu’elle avait entretenus chauds.

– Qui donc est malade chez lui ? demanda-t-il.

– Personne, monsieur. Il veut vous consulter pour lui, à ce qu’il dit, et il va revenir.

– C’est bien.

– Ce Taboureau, reprit M. Benassis en s’adressant à M. Genestas, est, pour moi, tout un traité de philosophie. Examinez-le bien attentivement quand il sera là. Certes, il vous amusera. C’était un journalier, brave homme, économe, mangeant peu, travaillant beaucoup. Aussitôt qu’il a eu quelques écus à lui, son intelligence s’est développée, et il a suivi le mouvement que j’imprimais à ce pauvre canton, en cherchant à en profiter pour s’enrichir. Or, en huit ans il a fait une grande fortune, grande pour ce canton-ci. Peut-être possède-t-il bien maintenant une trentaine de mille francs. Mais je vous donnerais bien à deviner en mille par quel moyen il a pu acquérir cette somme, vous ne le trouveriez jamais. Il est usurier, si profondément usurier, et usurier par une combinaison si bien fondée sur l’intérêt de tous les habitants du canton, que je perdrais mon temps, si j’entreprenais de les désabuser sur les avantages qu’ils croient retirer de leur commerce avec Taboureau.

Quand ce diable d’homme a vu que chacun allait se mettre à cultiver les terres, il a commencé par courir aux environs pour acheter des grains afin de pouvoir procurer des semences aux fermiers et aux pauvres gens. En effet, d’abord, comme toujours et comme partout, beaucoup de paysans n’avaient pas à eux assez d’argent pour payer les semences ; alors, aux uns, mon Taboureau prêtait un sac d’orge pour lequel ils devaient lui rendre un sac de seigle après la moisson ; aux autres, un setier de blé pour un sac de farine. Aujourd’hui mon homme a étendu ce singulier genre de commerce dans toute la vallée jusqu’à Grenoble. Si rien ne l’arrête en chemin, il peut devenir millionnaire. Eh bien ! mon cher monsieur, le journalier Taboureau était un brave garçon, obligeant, commode, donnant un coup de main à tout le monde. Mais monsieur Taboureau est devenu, au prorata de ses gains, processif, chicaneur, dédaigneux ; plus il s’est enrichi, plus il s’est vicié. Aussitôt que le paysan passe de sa vie purement laborieuse à la vie aisée, à la possession territoriale, il devient insupportable. Il existe une classe à demi vertueuse, à demi vicieuse, à demi savante, ignorante à demi, qui sera toujours le désespoir des gouvernements. Vous allez voir tout l’esprit de cette classe dans mon Taboureau, homme profond d’ailleurs pour ses intérêts.

Des pas pesants se firent entendre et annoncèrent l’arrivée du prêteur de grains.

– Entrez, Taboureau ! cria M. Benassis.

Prévenu par le médecin, le commandant examina le paysan. C’était un homme à demi voûté, maigre, au front bombé, ridé, mais à figure creuse et comme percée par de petits yeux gris tachetés de noir. Il avait une bouche serrée. Son menton effilé rejoignait presque un nez ironiquement crochu. Puis ses pommettes étaient saillantes, et ses cheveux déjà gris. Du reste, il était assez proprement vêtu d’une veste bleue, dont les poches carrées rebondissaient sur ses hanches, et qui, par-devant, laissaient voir un gilet blanc à fleurs.

Il resta debout, appuyé sur un bâton à gros bout. Malgré Jacquotte, un petit chien épagneul le suivit et se coucha près de lui.

– Hé bien, qu’y a-t-il ? lui demanda M. Benassis.

Taboureau regarda d’un air méfiant le personnage inconnu qui se trouvait à table avec le médecin, et dit :

– Ce n’est point un cas de maladie, M. le maire, mais vous savez aussi bien panser les douleurs de la bourse que celles du corps, et je viens vous consulter pour une petite difficulté que j’ai eue avec un homme de Saint-Laurent.

– Pourquoi ne vas-tu pas voir M. le juge de paix ou son greffier ?

– Eh ! c’est que monsieur est bien plus habile qu’ils ne le sont, et que je serais plus sûr de mon affaire si je pouvais avoir l’approbation de monsieur...

– Mon cher Taboureau, je donne volontiers gratis aux pauvres mes consultations médicales ; mais je ne puis pas examiner pour rien les procès d’un homme aussi riche que tu l’es. La science, vois-tu, coûte cher à amasser.

Taboureau tortilla son chapeau.

– Si tu veux mon avis, comme il t’épargnera des gros sous que tu serais forcé de compter aux gens de justice, à Grenoble, tu enverras une poche de seigle à la femme Martin, celle qui élève les enfants de l’hospice....

– Dame, monsieur, je le ferai de bon cœur, si cela est nécessaire. – Puis-je dire mon affaire, sans ennuyer monsieur ?

Et il montra Genestas.

– Va ton train !...

– Pour lors, monsieur, un homme de Saint-Laurent, y a de ça deux mois, est donc venu me trouver. – Taboureau, qu’il me dit, pourriez-vous me vendre cent trente-sept setiers d’orge ? – Pourquoi pas ? que je lui dis, c’est mon métier. Est-ce tout de suite ? – Non, qu’il me dit. C’est pour le commencement du printemps, pour le mars. Bien. Voilà que nous disputons le prix, et, le vin bu, nous convenons qu’il me le paiera sur le prix des orges au dernier marché de Grenoble, et que je les lui livrerai en mars, sauf les déchets du magasin, bien entendu. Mais, mon cher monsieur, voilà les orges qui montent, montent ; voilà mes orges qui s’emportent comme une soupe au lait !... Moi, pressé d’argent, je vends mes orges, c’était bien naturel, pas vrai, monsieur ?....

– Non, dit M. Benassis, tes orges ne t’appartenaient plus, tu n’en étais que le dépositaire. Et si les orges avaient baissé, ne l’aurais-tu pas contraint de les prendre au prix convenu ?...

– Mais, monsieur, il ne m’aurait peut-être point payé, cet homme. À la guerre comme à la guerre, et il faut que le marchand profite du gain quand il vient. Après tout, une marchandise n’est à vous que quand vous l’avez payée. Pas vrai, monsieur l’officier ? car monsieur a servi, ça se voit...

– Taboureau, dit gravement M. Benassis, il t’arrivera malheur, parce que Dieu est juste et punit tôt ou tard les mauvaises actions. Est-ce qu’un homme aussi capable, aussi instruit que tu l’es, un homme qui fait bien ses affaires, devrait donner dans ce canton des exemples d’improbité ? Comment veux-tu que les malheureux restent honnêtes gens et ne te volent pas, si tu as de semblables procès ? Tes ouvriers te déroberont une partie du temps qu’ils te doivent, et tout se démoralisera. Tu as tort. Ton orge était censée livrée. Si elle avait été emportée par l’homme de Saint-Laurent, tu ne l’aurais pas reprise chez lui, donc tu as disposé d’une chose qui ne t’appartenait plus. Ton orge s’était déjà convertie en argent réalisable suivant vos conventions. Mais continue.

M. Genestas jeta sur le médecin un coup d’œil d’intelligence pour lui faire remarquer l’immobilité de Taboureau. Pas une fibre du visage de l’usurier n’avait remué pendant cette semonce ; son front n’avait pas rougi, et ses petits yeux restaient calmes.

– Eh bien ! monsieur, je suis assigné à fournir l’orge au prix de cet hiver, et moi je crois que je ne le dois point...

– Écoute, Taboureau : livre bien vite ton orge, ou ne compte plus sur l’estime de personne ; autrement tu passerais pour un homme sans foi ni loi, sans parole et sans honneur.

– Allez, n’ayez point peur, dites-moi que je suis un fripon, un gueux, un voleur. En affaire, ça se dit sans offenser personne ; parce que, en affaire, voyez-vous, chacun pour soi.

– Eh bien, si tu te dis ces choses-là, pourquoi te mets-tu volontairement dans le cas de les mériter ?

– Mais, monsieur, si la loi est pour moi...

– Mais la loi ne sera point pour toi.

– Êtes-vous bien sûr de cela, monsieur ? là, sûr, sûr ? parce que, voyez-vous, c’est une affaire de conséquence...

– Certes, j’en suis sûr ; et si je n’étais pas à table, je te ferais lire le code. Mais, si le procès a lieu, tu le perdras ; et, de plus, tu ne mettras jamais le pied chez moi, parce que je ne veux point recevoir ici des gens que je n’estime pas. Entends-tu, tu perdras ton procès.

– Ah ! nenni, monsieur, je ne le perdrai point ! dit Taboureau, parce que, voyez-vous, monsieur le maire, c’est l’homme de Saint-Laurent qui me doit de l’orge, c’est moi qui la lui ai achetée, et c’est lui qui me refuse de la livrer : or, je voulions être bien certain que je gagnerions avant d’aller chez l’huissier et de faire des frais.

M. Genestas et le médecin se regardèrent en dissimulant leur surprise.

– Eh bien, Taboureau, ton homme est de mauvaise foi, et il ne faut point faire de marchés avec de telles gens.

– Eh, monsieur, ces gens-là entendent les affaires.

– Adieu, Taboureau...

– Votre serviteur, monsieur le maire et la compagnie.

– Eh bien ! dit M. Benassis, quand l’usurier fut parti, croyez-vous qu’à Paris cet homme-là ne serait pas bientôt millionnaire ?

Le dîner fini, le médecin et son pensionnaire rentrèrent au salon, où ils parlèrent, pendant le reste de la soirée, sur la guerre et la politique, en attendant l’heure du coucher : conversation pendant laquelle Genestas manifesta la plus violente antipathie contre les Anglais.

– Monsieur, dit le médecin, puis-je savoir qui j’ai l’honneur d’avoir pour hôte ?

– Je me nomme Pierre Bluteau, répondit M. Genestas, et suis capitaine au régiment de cavalerie en garnison à Grenoble.

– Bien, monsieur. Voulez-vous suivre le régime de M. Gravier ? Dès le matin, après le déjeuner, il se plaisait à m’accompagner dans mes courses aux environs. Il n’est pas bien certain que vous preniez plaisir aux choses dont je m’occupe, tant elles sont vulgaires, car après tout vous n’êtes ni propriétaire, ni maire de village, et vous ne verrez dans la commune rien que vous n’ayez vu ailleurs : toutes les chaumières se ressemblent. Mais enfin vous prendrez l’air et vous aurez un but de promenade.

– Rien ne me cause plus de plaisir que cette proposition, et je n’osais pas vous la faire de peur de vous être importun.

 

 

 

 

XIII.

 

 

LES DEUX CHAMBRES.

 

 

Le commandant Genestas, auquel ce nom sera conservé malgré sa pseudonymie calculée, fut conduit par son hôte à une chambre située au premier étage au-dessus du salon.

– Bon, dit Benassis, Jacquotte vous a fait du feu. Si quelque chose vous manque, il y a un cordon de sonnette à votre chevet.

– Je ne crois pas qu’il puisse me manquer la moindre chose, s’écria Genestas. Voici même un tire-bottes. Il n’y a qu’un vieux troupier qui connaisse toute la valeur de ce meuble-là ; car, à la guerre, il se rencontre plus d’un moment où l’on brûlerait une maison pour en avoir un. Après plusieurs marches, et surtout après une affaire, il y a des cas où le pied gonflé dans un cuir mouillé ne cède à aucun des tire-bottes que le soldat sait se faire. Aussi ai-je couché plus d’une fois avec mes bottes ! Quand on est seul, le malheur est encore supportable.

Le commandant cligna des yeux pour donner à ces derniers mots une sorte de profondeur matoise ; puis, il se mit à regarder, non sans surprise, une chambre où tout était commode, propre et presque riche.

– Quel luxe ! dit-il. Vous devez être logé à merveille.

– Venez voir, dit le médecin, je suis votre voisin. Nous ne sommes séparés que par l’escalier.

M. Genestas fut assez étonné d’apercevoir en entrant chez le médecin une chambre nue, dont les murs avaient pour tout ornement un vieux papier jaunâtre à rosaces brunes, et décoloré par places. Le lit était en fer grossièrement verni, surmonté d’une flèche de bois d’où tombaient deux rideaux de calicot gris ; un vrai lit d’hôpital, devant lequel se trouvait un méchant petit tapis étroit qui montrait la corde. Au chevet, il y avait une de ces tables de nuit en noyer à quatre pieds, et dont le devant se roule et se déroule en faisant un bruit de castagnettes. Cet ameublement était complété par trois chaises, deux fauteuils de paille et une commode en noyer, sur laquelle il y avait une cuvette et un pot à l’eau fort antique, dont le couvercle tenait au vase par un enchâssement de plomb. Le foyer de la cheminée était froid, et sur la pierre peinte du chambranle, il y avait un vieux miroir, et toutes les choses nécessaires pour se faire la barbe. Le carreau, proprement balayé, se trouvait en plusieurs endroits usé, cassé, creusé. Les deux fenêtres avaient des rideaux de calicot gris, bordés de franges vertes. Puis une table ronde, sur laquelle étaient quelques papiers, une écritoire et des plumes, achevait ce tableau simple, auquel l’extrême propreté maintenue par Jacquotte, imprimait une sorte de correction qui n’était pas sans charme, et qui contribuait à donner l’idée d’une vie toute monacale, indifférente aux choses, mais pleine de sentiments.

Une porte ouverte laissa voir au commandant un cabinet où le médecin se tenait sans doute fort rarement ; et cette pièce était dans un état à peu près semblable à celui de la chambre. Quelques livres poudreux y étaient épars sur des planches poudreuses, et des rayons chargés de bouteilles étiquetées, faisaient deviner que la pharmacie y occupait plus de place que la science.

– Vous allez me demander pourquoi cette différence entre votre chambre et la mienne, dit M. Benassis. D’abord, je vous dirai que j’ai toujours eu honte pour ceux qui logent leurs hôtes sous des toits, qui leur donnent des miroirs dans lesquels on peut se croire, en s’y regardant, ou plus petit ou plus grand que nature, ou malade ou frappé d’apoplexie. Ne doit-on pas s’efforcer de faire trouver à ses amis leur appartement passager le plus agréable possible ? L’hospitalité me semble tout à la fois une vertu, un bonheur, et un luxe. Or, sous tel aspect que vous la considériez, sans excepter le cas où elle est une spéculation, ne faut-il pas déployer, pour son hôte ou pour son ami, toutes les chatteries, toutes les câlineries de la vie ? Chez vous donc, les bons meublés, le bon tapis, les draperies, la pendule, les flambeaux et la veilleuse ; à vous, la bougie ; à vous, les soins de Jacquotte qui vous donnera des pantoufles neuves, du lait chaud et sa bassinoire. J’espère que vous n’aurez jamais été mieux assis que dans le moelleux fauteuil dont le défunt curé a fait la découverte, je ne sais pas où ; mais il est vrai qu’en toute chose, pour trouver des modèles en fait de ce qui est bon, commode ou beau, il faut avoir recours à l’Église ; enfin, j’espère que tout vous plaira, que vous trouverez de bons rasoirs, du savon excellent, et tous les petits accessoires qui rendent le chez-soi chose si douce.

Mais, mon cher monsieur Bluteau, quand même mon opinion sur l’hospitalité n’expliquerait pas déjà la différence qui existe entre nos chambres, demain, si vous êtes témoin des allées et venues qui ont lieu chez moi, vous comprendrez peut-être à merveille la nudité de ma chambre et le désordre de mon cabinet. D’abord, ma vie n’est pas une vie casanière, je suis toujours dehors. Puis, quand je suis au logis, à tout moment les paysans viennent me parler : je leur appartiens, corps, âme et chambre. Comment voulez-vous que je me donne les soucis de l’étiquette, et ceux causés par les dégâts inévitables que me feraient involontairement ces bonnes gens ? Le luxe ne va qu’aux hôtels, aux châteaux, aux boudoirs, et aux chambres d’amis. Enfin, je ne viens guère ici que pour dormir. Que m’importe donc ! Puis, vous ne savez pas combien tout, ici-bas, m’est indifférent.

Ils se dirent un bonsoir amical en se serrant cordialement les mains, et se couchèrent. Le commandant ne s’endormit pas sans faire plus d’une réflexion sur cet homme qui, d’heure en heure, grandissait dans son esprit.

 

 

 

 

XIV.

 

 

LA MORT DANS LA VALLÉE, LA MORT DANS LA MONTAGNE.

 

 

L’amitié que tout cavalier porte à sa monture attira, dès le matin, Genestas à l’écurie, et il y fut satisfait de la manière dont son cheval avait été pansé par Nicolle.

– Déjà levé, capitaine Bluteau ! s’écria M. Benassis, qui vint à la rencontre de son hôte. Vous êtes vraiment militaire, vous entendez la diane même au village.

– Cela va-t-il bien ? lui répondit Genestas en lui tendant la main par un mouvement généreux et cordial.

– Je ne vais jamais précisément bien, répondit Benassis d’un ton à demi sérieux, et mélancolique à demi.

– Monsieur a-t-il bien dormi ? dit Jacquotte à Genestas.

– Oui, la belle, vous aviez fait le lit comme pour une mariée.

Jacquotte suivit en souriant son maître et le militaire ; puis, après les avoir vus attablés :

– Il est bon enfant tout de même, monsieur l’officier ! pensa-t-elle.

– Nous commencerons, dit M. Benassis à son hôte en sortant de la salle à manger, par aller visiter deux morts. Quoique les médecins veuillent rarement se trouver face à face avec leurs prétendues victimes, je vous conduirai dans deux maisons où vous pourrez faire une observation assez curieuse sur la nature humaine. Vous y verrez deux tableaux qui vous prouveront combien les montagnards diffèrent des habitants de la plaine, dans l’expression de leurs sentiments. La partie de notre canton située sur les pics a des coutumes empreintes d’une couleur antique, et qui rappellent vaguement les scènes de la Bible ; mais il y a sur la chaîne de nos montagnes une ligne réellement tracée par la nature, et à partir de laquelle tout change d’aspect : en haut, la force ; en bas, l’adresse ; en haut, des sentiments larges ; en bas, une perpétuelle entente des intérêts et de la vie matérielle. À l’exception du Val d’Anjou, dont la côte septentrionale est peuplée d’imbéciles, et la méridionale de gens intelligents, deux populations dissemblables en tout point : stature, démarche, physionomie, mœurs, occupations, et séparées seulement par un ruisseau ; je n’ai jamais vu cette différence plus sensible qu’elle ne l’est ici. Ce fait obligerait les administrateurs d’un pays à de grandes études locales, relativement à l’application des lois et à la civilisation des masses. Mais les chevaux sont prêts, allons.

Et ils partirent.

Ils arrivèrent en peu de temps à une habitation située dans la partie du bourg qui regardait les montagnes de la Grande-Chartreuse. À la porte de cette maison, dont la tenue était assez propre, ils aperçurent un cercueil couvert de drap noir, posé sur deux chaises, au milieu de quatre cierges ; puis, sur une escabelle, un plateau de cuivre où trempait un rameau de buis dans de l’eau bénite. Chaque passant entrait dans la cour, venait s’agenouiller devant le corps, disait un pater, et jetait quelques gouttes d’eau bénite sur la bière. Au-dessus du drap noir s’élevaient les touffes vertes d’un jasmin planté le long de la porte ; et, en haut de l’imposte, courait le sarment tortueux d’une vigne déjà feuillue. Une jeune fille achevait de balayer le devant de la maison, pour obéir à ce vague besoin de parure que commandent les cérémonies, et même la plus triste de toutes. Le fils aîné du mort, jeune paysan de vingt-deux ans, était debout, immobile, appuyé sur le montant de la porte. Il avait dans les yeux des pleurs qui roulaient sans tomber ou que peut-être il allait par moments essuyer à l’écart.

À l’instant où M. Benassis et M. Genestas entraient dans la cour, après avoir attaché leurs chevaux à l’un des peupliers plantés le long d’un petit mur, à hauteur d’appui, par-dessus lequel ils avaient examiné cette scène, la veuve sortait de son étable, accompagnée d’une femme qui portait un pot plein de lait.

– Ayez du courage, ma pauvre Pelletier, disait celle-ci.

– Ah ! ma chère femme, quand on a été vingt-cinq ans avec un homme, c’est bien dur de le quitter...

Et ses yeux se mouillèrent de larmes.

– Payez-vous les deux sous ? ajouta-t-elle après une pause, en tendant la main à sa voisine.

– Ah ! tiens, j’oubliais ! fit l’autre femme en lui donnant sa pièce. Allons, consolez-vous, ma voisine. Ah ! voilà M. Benassis.

– Hé bien, ma pauvre mère, allez-vous mieux ? demanda le médecin.

– Dame, mon cher monsieur, en pleurant, faut bien aller tout de même. Je me dis que mon homme ne souffrira plus... Il a tant souffert !

– Mais entrez donc, messieurs ! Jacques ! donne donc des chaises à ces messieurs ! Allons, remue-toi donc ! Pardi, va, tu ne ranimeras pas ton pauvre père, quand tu resterais là pendant cent ans ! Et maintenant, il te faut travailler pour deux.

– Non, non, bonne femme, laissez votre fils tranquille, nous ne nous assiérons pas. Vous avez là un garçon bien capable de remplacer son père et qui aura soin de vous.

– Va donc t’habiller, Jacques ! cria la veuve. Ils vont venir le quérir...

– Allons, adieu, la mère.... dit M. Benassis.

– Messieurs, je suis votre servante.

– Vous le voyez, reprit le médecin, ici la mort est prise comme un accident prévu, qui n’arrête pas le cours de la vie des familles, et le deuil n’y sera même point porté ; car, dans les villages, personne n’en veut faire la dépense, par misère ou par économie. Dans les campagnes, le deuil n’existe donc pas. Or, monsieur, le deuil n’est ni un usage, ni une loi, c’est bien mieux : c’est une institution qui tient à toutes les lois dont l’observation dépend d’un même principe, la morale. Hé bien, malgré nos efforts, ni moi ni M. Janvier n’avons pu réussir à faire comprendre à nos paysans de quelle importance sont les démonstrations publiques, pour le maintien de l’ordre social. Ces braves gens, émancipés d’hier, ne sont pas aptes encore à saisir les rapports nouveaux qui doivent les attacher à ces pensées générales ; ils n’en sont maintenant qu’aux idées qui engendrent l’ordre et le bien-être physique ; mais ils arriveront plus tard aux principes qui servent à conserver les droits publics. Il ne suffit pas, en effet, d’être honnête homme, il faut le paraître ; car la société ne vit pas seulement par des idées morales ; pour subsister, elle a besoin d’actions en harmonie avec ces idées. Dans la plupart des communes rurales, sur une centaine de familles que la mort a privées de leur chef, quelques individus seulement, doués d’une sensibilité vive, garderont de cette mort un long souvenir ; mais tous les autres l’auront complètement oubliée dans l’année. Or, cet oubli n’est-il pas une grande plaie ? Une religion est le cœur d’un peuple, car elle en exprime les sentiments et les agrandit en leur donnant une fin. Mais, sans un Dieu visiblement honoré, la religion n’existe pas, et partant les lois humaines n’ont aucune vigueur. Si la conscience appartient à Dieu seul, le corps tombe sous la loi sociale. Or, n’est-ce pas un commencement d’athéisme que d’effacer ainsi les signes d’une douleur toute chrétienne, de ne pas indiquer fortement aux enfants qui ne réfléchissent pas encore, et à tous les gens qui ont besoin d’exemples, la nécessité d’obéir aux lois, par une résignation patiente aux ordres de la providence qui frappe et console, qui donne et ôte les biens de ce monde ? J’avoue qu’après avoir passé par des jours d’incrédulité moqueuse, j’ai compris ici toute la valeur des cérémonies religieuses, celle des solennités de famille, l’importance même des usages et des fêtes du foyer domestique. En effet, la base des sociétés humaines sera toujours la famille ; là, commence l’action du pouvoir et de la loi ; là, du moins, doit s’apprendre l’obéissance. Vus dans toutes leurs conséquences, l’esprit de famille et le pouvoir paternel sont deux principes encore trop peu développés dans notre système législatif. La famille, la commune, le département, le pays, tout est là. Les lois devraient donc être basées sur ces quatre grandes divisions. Ainsi, à mon avis, le mariage des époux, la naissance des enfants, la mort des pères, ne sauraient être environnés de trop d’appareil. Ce qui a fait la force du catholicisme, et l’a si profondément enraciné dans les mœurs, est précisément l’éclat avec lequel il apparaît dans les circonstances graves de la vie, pour les environner de pompes si naïvement touchantes, si grandes, lorsque le prêtre se met à la hauteur de sa mission, et sait accorder son office avec la sublimité de la morale chrétienne. Autrefois je considérais la religion catholique comme un amas de préjugés et de superstitions habilement exploités, dont une civilisation intelligente devait faire justice ; mais ici, j’en ai reconnu la nécessité politique et l’utilité morale ; ici, j’en ai compris la puissance, par la valeur même du mot qui l’exprime ; religion veut dire lien, et certes, le culte, ou autrement dit, la religion exprimée, constitue la seule force qui puisse donner une forme durable aux sociétés. Enfin, ici, j’ai respiré le parfum qu’elle jette dans les plaies de la vie ; et, sans la discuter, j’ai senti qu’elle concorde admirablement aux mœurs passionnées des nations méridionales.

– Prenez le chemin qui monte, dit le médecin en s’interrompant, il faut que nous gagnions le plateau. De là, nous dominerons les deux vallées et vous jouirez d’un beau spectacle. Élevés à deux mille pieds environ au-dessus de la Méditerranée, nous verrons la Savoie et le Dauphiné, les montagnes du Lyonnais et le Rhône ; mais nous serons alors sur une autre commune, une commune toute montagnarde, où vous trouverez, dans une ferme de M. Gravier, le spectacle dont je vous ai parlé, cette pompe naturelle qui réalise mes idées sur les grands évènements de la vie des familles. Dans cette commune, monsieur, le deuil se porte religieusement. Les pauvres quêtent pour pouvoir s’acheter leurs vêtements noirs ; et, dans cette circonstance, personne ne leur refuse de secours. Il se passe peu de jours sans qu’une veuve parle de sa perte, et toujours en pleurant ; dix ans après son malheur, comme le lendemain, ses sentiments sont également profonds. Là, les mœurs sont toutes patriarcales : l’autorité du père y est illimitée ; sa parole est souveraine ; il mange seul au haut bout de la table, et sa femme, ses enfants le servent ; il existe des termes de respect et une étiquette pour lui parler ; tous se tiennent debout et découverts devant lui. Élevés ainsi, les hommes ont l’instinct de leur grandeur ; et ces usages constituent, à mon sens, une noble éducation. Aussi, dans cette commune sont-ils généralement justes, économes et laborieux. Les pères de famille ont coutume de partager également leurs biens entre leurs enfants quand l’âge leur a interdit le travail, et les enfants les nourrissent. Dans le siècle dernier, un vieillard de quatre-vingt-dix ans ayant fait ses partages entre ses quatre enfants, allait vivre trois mois de l’année chez chacun d’eux. Quand il quitta l’aîné pour aller chez le cadet, un de ses amis lui demanda : – Hé bien ! es-tu content ? – Ma foi oui ! lui dit le vieillard, ils m’ont traité comme leur enfant !... Ce mot, monsieur, a paru si remarquable à un officier nommé Vauvenargues, célèbre moraliste, alors en garnison à Grenoble, qu’il en parla dans les salons de Paris, où cette belle parole fut recueillie par un écrivain nommé Chamfort. Hé bien, il se dit souvent ici des mots encore plus saillants que ne l’est celui-ci ; mais il leur manque des historiens dignes de les entendre.

– J’ai vu des frères Moraves, des Lollards en Bohême et en Hongrie, dit Genestas. Ce sont des chrétiens qui ressemblent assez à vos montagnards... Ces braves gens souffrent les maux de la guerre avec une patience d’anges !...

– Monsieur, répondit le médecin, les mœurs simples doivent être à peu près semblables dans tous les pays, car le vrai n’a qu’une forme. La vie de la campagne tue, à la vérité, beaucoup d’idées, mais elle affaiblit bien des vices et développe beaucoup de vertus. En effet, moins il y a d’hommes agglomérés sur un point, moins il s’y rencontre de crimes, de délits, de mauvais sentiments. L’air pur entre pour beaucoup dans l’innocence des mœurs.

Les deux cavaliers, qui montaient au pas un chemin pierreux, arrivèrent alors en haut du plateau dont M. Benassis avait parlé. Ce territoire tournait autour d’un pic très élevé, mais complètement nu, qui le dominait et où il n’y avait aucun principe de végétation ; la cime en était grise, fendue de toutes parts, abrupte, inabordable. Le fertile terroir, contenu par des rochers, se trouvait au-dessous de ce pic, et le bordait inégalement dans une largeur d’une centaine d’arpents environ. Au midi, l’œil pouvait embrasser, par une immense coupure de la Maurienne française, le Dauphiné, les rochers de la Savoie, et les lointaines montagnes du Lyonnais. Au moment où M. Genestas contemplait ce point de vue, alors largement éclairé par le soleil du printemps, des cris lamentables se firent entendre.

– Venez, lui dit M. Benassis, le Chant est commencé. Le Chant est le nom qu’on donne à cette partie des cérémonies funèbres.

Le militaire aperçut alors, sur le revers occidental du pic, les bâtiments d’une ferme considérable qui formait un carré parfait. Le portail ceintré, tout en granit, avait un caractère de grandeur auquel ajoutaient encore la vétusté de cette construction, l’antiquité des arbres qui l’accompagnaient, et les plantes qui croissaient sur toutes ses arêtes. Le corps de logis était au fond de la cour, de chaque côté de laquelle se trouvaient les granges, les bergeries, les écuries, les étables, les remises, et au milieu la grande mare, où se mettaient les fumiers. Cette cour, ordinairement d’aspect si animé dans toutes les fermes riches et populeuses, était en ce moment silencieuse et morne. La porte de la basse-cour étant close, les animaux restaient dans leur enceinte où leurs cris s’entendaient à peine. Les étables, les écuries, tout était soigneusement fermé. Le chemin qui menait spécialement à l’habitation avait été nettoyé. Cet ordre parfait là où régnait habituellement le désordre ; cette absence de mouvement et le silence dans un endroit toujours si bruyant ; le calme de la montagne, l’ombre projetée par la cime du pic, tout contribuait à frapper l’âme. Quelque habitué que fût Genestas aux impressions terribles, il ne put s’empêcher de tressaillir en voyant une douzaine d’hommes, de femmes, en pleurs, rangés en dehors de la porte de la grande salle, et qui crièrent : – Le maître est mort ! avec une effrayante unanimité d’intonation, et à deux reprises différentes, pendant le temps qu’il mit à venir du portail au logement du fermier.

Ce cri fini, des gémissements partirent de l’intérieur, et la voix d’une femme se fit entendre par les croisées.

– Je n’ose pas, dit Genestas à M. Benassis, aller me mêler à cette douleur.

– Je viens toujours, répond le médecin, visiter les familles affligées par la mort, soit pour voir s’il n’est pas arrivé quelque accident causé par la douleur, soit pour vérifier le décès ; ainsi vous pouvez m’accompagner sans scrupule. D’ailleurs, la scène est si imposante et nous allons trouver tant de monde que vous ne serez même pas remarqué.

En suivant le médecin, Genestas vit en effet la première pièce pleine de parents ; et, traversant tous deux cette assemblée, ils se placèrent près de la porte d’une chambre à coucher attenant à cette grande salle qui servait de cuisine et de lieu de réunion à toute la famille ; il faudrait même dire à la colonie, car la longueur de la table indiquait le séjour habituel d’une quarantaine de personnes.

L’arrivée de M. Benassis interrompit les discours d’une femme de grande taille, vêtue simplement, dont les cheveux étaient épars, et qui tenait la main du mort par un geste éloquent. Celui-ci, vêtu de ses meilleurs habillements, était étendu roide sur son lit, dont les rideaux avaient été tirés. Sa figure calme qui respirait le ciel, et surtout ses cheveux blancs produisaient un effet presque théâtral. De chaque côté du lit, se tenaient les enfants et les plus proches parents des époux ; chaque ligne gardant son côté : les parents de la femme, à gauche ; ceux du défunt à droite. Hommes et femmes étaient agenouillés et priaient, la plupart pleuraient. Des cierges environnaient le lit. Le curé de la paroisse et son clergé avaient leur place au milieu de la chambre, et gardaient la bière ouverte. C’était un tragique spectacle que de voir le chef de cette famille en présence d’un cercueil prêt à l’engloutir pour toujours.

– Hé bien ! mon cher seigneur, dit la veuve en montrant le médecin, il était donc écrit là-haut que tu me précéderais dans la fosse, puisque la science du meilleur des hommes n’a pu te sauver... Et la voilà froide, cette main qui me serrait avec tant d’amitié ! J’ai perdu pour toujours ma chère compagnie, et notre maison a perdu son précieux chef, car tu étais vraiment notre guide. Hélas ! tous ceux qui te pleurent avec moi ont bien connu la lumière de ton cœur et toute la valeur de ta personne ; mais moi seule savais combien tu étais doux et patient !... Ah ! mon époux, mon homme, faut donc te dire adieu, à toi notre soutien, à toi mon bon maître. Et, nous, tous tes enfants, car tu chérissais chacun de nous également, nous avons perdu notre père !...

Elle se jeta sur le corps, l’étreignit, le couvrit de larmes et de baisers.

Pendant cette pause les serviteurs crièrent : – Le maître est mort.

– Oui, reprit la veuve, il est mort, ce cher homme bien aimé de tous, qui nous donnait notre pain, qui plantait, semait, récoltait pour nous et veillait à notre bonheur, en nous conduisant dans la vie avec un commandement plein de douceur ; car je puis dire maintenant, à sa louange, qu’il ne m’a jamais donné le plus léger chagrin. Il était bon, fort et patient ; et quand nous le torturions pour lui rendre sa précieuse santé : – « Laissez-moi, mes enfants, tout est inutile ! » nous disait ce cher agneau, de la voix dont il nous disait gaiement : – « Tout va bien, mes amis ! » quelques jours auparavant. Oui, grand Dieu ! quelques jours ont suffi pour nous ôter la joie de cette maison, et froidir notre vie en fermant les yeux au meilleur des hommes, au plus probe, au plus vénéré ; à un homme qui n’avait pas son pareil à la charrue, qui courait sans peur, nuit et jour, par nos montagnes et qui toujours souriait à sa femme et à ses enfants au retour. Ah ! il était bien notre amour à tous ; et, quand il s’absentait, le foyer devenait triste, nous ne mangions pas de bon appétit. Hé ! maintenant, qu’est-ce que ce sera donc, lorsque notre ange gardien sera mis sous terre, et que nous ne le verrons plus jamais !... Jamais, mes amis ; jamais, mes bons parents ; jamais, mes enfants ! Oui, mes enfants ont perdu leur bon père ; nos parents ont perdu leur bon parent ; mes amis ont perdu un bon ami ; et moi, j’ai perdu tout, comme la maison a perdu son maître.

Elle prit la main du mort, s’agenouilla pour y mieux coller son visage et la baisa.

Les serviteurs crièrent trois fois : – Le maître est mort !

En ce moment le fils aîné vint près de sa mère, et lui dit : – Na mère, voilà ceux de Saint-Laurent qui viennent, il leur faudra du vin.

– Mon fils, répondit-elle à voix basse en quittant le ton solennel et lamentable dans lequel elle exprimait ses sentiments, prenez les clefs, vous êtes le maître céans. Voyez à ce qu’ils puissent trouver ici l’accueil que leur faisait votre père, et que, pour eux, rien n’y paraisse changé.

– Que je te voie donc encore une fois à mon aise, mon digne homme, reprit-elle. Mais hélas ! tu ne me sens plus, je ne puis plus te réchauffer ! Ah ! tout ce que je voudrais, ce serait de te consoler encore, en te faisant savoir que, tant que je vivrai, tu demeureras dans le cœur que tu as réjoui ; que je serai heureuse par le souvenir de mon bonheur, et que ta chère pensée subsistera dans cette chambre. Oui, elle sera toujours pleine de toi, tant que Dieu m’y laissera. Entends-moi, mon cher homme ! je jure de maintenir ta couche telle que la voici. Je n’y suis jamais entrée sans toi ; donc, qu’elle reste vide et froide. En te perdant j’aurai réellement perdu tout ce qui fait la femme : maître, époux, père, ami, compagnon, homme, tout !

– Le maître est mort !... crièrent les serviteurs.

Pendant le cri qui fut général, la veuve prit les ciseaux pendants à sa ceinture, et coupa ses cheveux qu’elle mit dans la main de son mari.

Il se fit un grand silence.

– Cet acte signifie qu’elle ne se remariera pas, dit Benassis. II y a sans doute dans l’assemblée des parents qui attendaient sa résolution.

– Prends, mon cher seigneur, dit-elle avec une effusion de voix et de cœur qui émut tout le monde, garde dans ta tombe la foi que je t’ai jurée. Nous serons, par ainsi, toujours unis, et je resterai parmi tes enfants, par amour pour cette lignée qui te rajeunissait l’âme. Puisses-tu m’entendre, mon homme, mon seul trésor, et apprendre que tu me feras encore vivre, toi mort, pour obéir à tes volontés sacrées, et honorer ta mémoire !...

Benassis pressa la main de M. Genestas pour l’inviter à le suivre, et ils sortirent. La première salle était pleine de gens venus d’une autre commune également située dans les montagnes ; tous demeuraient silencieux et recueillis, comme si la douleur et le deuil qui planaient sur cette maison les eussent déjà saisis. Lorsque M. Benassis et le commandant passèrent le seuil, ils entendirent ces mots, dits par un des survenants au fils du défunt :

– Quand donc est-il mort ?...

– Ah ! s’écria l’aîné, qui était un homme de vingt-cinq ans, je ne l’ai pas vu mourir ! Et il m’avait appelé, et je ne me trouvais pas là !...

Les sanglots l’interrompirent, mais il continua :

– La veille, il m’avait dit : « – Garçon, tu iras au bourg payer nos impositions. Les cérémonies de mon enterrement empêcheraient d’y songer, et nous serions en retard ; ce qui n’est jamais arrivé. » Il paraissait mieux : moi, j’y suis allé. Et, pendant mon absence, il est mort, sans que j’aie reçu ses derniers embrassements. À sa dernière heure, il ne m’a pas vu près de lui, comme j’y étais toujours !...

– Le maître est mort ! criait-on.

– Oui, il est mort, et je n’ai reçu ni ses derniers regards ni son dernier soupir. Et comment penser aux impositions ? Ne valait-il pas mieux perdre tout notre argent, que de quitter le logis ? Notre fortune pouvait-elle payer son dernier adieu ! Non ! Mon Dieu, si ton père est malade, ne le quitte pas, Jean, tu te donnerais des remords pour toute ta vie...

– Non ami, lui dit M. Genestas, j’ai vu mourir des milliers d’hommes sur les champs de bataille, et la mort n’attendait pas que leurs enfants vinssent leur dire adieu. Ainsi consolez-vous ! vous n’êtes pas le seul.

– Un père, mon cher monsieur, un père ! dit-il en fondant en larmes.

– Cette oraison funèbre, dit M. Benassis en dirigeant M. Genestas vers les communs de la ferme, va durer jusqu’au moment où le corps sera mis dans le cercueil ; et, pendant, tout le temps, le discours de cette femme éplorée croîtra en violences et en images. Mais pour parler ainsi, devant cette imposante assemblée, il faut qu’une femme en ait acquis le droit par une vie sans tache ; et si elle avait la moindre faute à se reprocher, elle n’oserait pas dire un seul mot. Autrement, ce serait se condamner elle-même ; être à la fois l’accusateur et le juge. Cette coutume, qui sert à juger le mort et le vivant, n’est-elle pas sublime ? Le deuil ne sera pris que huit jours après, en assemblée générale. Pendant cette semaine, la famille restera près des enfants et de la veuve pour les aider à arranger leurs affaires et pour les consoler. Cette assemblée exerce une grande influence sur les esprits ; elle impose aux passions mauvaises, et les contient par ce respect humain qui saisit les hommes quand ils sont en présence les uns des autres. Enfin, le jour de la prise du deuil, il se fait un repas solennel où tous les parents se disent adieu. Tout cela est grave, et celui qui manquerait aux devoirs qu’impose la mort d’un chef de famille, n’aurait personne à son chant.

En ce moment le médecin était près de l’étable, il ouvrit la porte et y fit entrer le commandant pour la lui montrer.

– Voyez-vous, capitaine, toutes nos étables ont été rebâties sur ce modèle. N’est-ce pas superbe ?

Genestas ne put s’empêcher d’admirer ce vaste local, où les vaches, les bœufs étaient rangés sur deux lignes, la queue tournée vers les murs latéraux, et la tête vers le milieu de l’étable, où ils entraient par une ruelle assez large pratiquée entre eux et la muraille. Leur crèche étant à jour, leurs mufles chauds, leurs yeux brillants se voyaient parfaitement, et le maître pouvait facilement passer son bétail en revue. Le fourrage placé dans la charpente, où l’on avait ménagé une espèce de plancher, tombait d’en-haut, sans effort, ni perte, dans les râteliers. Entre les deux lignes des crèches, se trouvait un grand espace pavé, très propre, et aéré par des courants d’air.

– Pendant l’hiver, dit Benassis en se promenant avec Genestas dans le milieu de l’étable, la veillée et les travaux se font en commun, ici. On dresse des tables et tout le monde a chaud. Les bergeries sont également bâties dans ce système. Vous ne sauriez croire combien les bêtes s’accoutument facilement à l’ordre. Je les ai souvent admirées quand elles rentrent : chacune d’elles connaît son rang, et laisse entrer celle qui doit passer avant elle. Vous voyez qu’il y a assez de place entre la bête et le mur pour qu’on puisse la traire, la panser ; puis, le sol est en pente de manière à procurer aux eaux un facile écoulement.

– Cette étable fait juger de tout ! dit Genestas ; et, sans vouloir vous flatter, voilà de beaux résultats.

– Ils n’ont pas été obtenus sans peine ! répondit Benassis. Mais aussi voyez nos bestiaux....

– Certes, ils sont magnifiques, et vous aviez raison de les vanter ! dit Genestas.

– Maintenant, reprit le médecin quand il fut à cheval et qu’il eut passé le portail, nous allons traverser nos nouveaux défrichis et les terres à blé, un petit coin que j’ai nommé la Beauce.

Pendant environ une heure, les deux cavaliers marchèrent à travers des champs sur la belle culture desquels le militaire complimenta le médecin ; puis, ils regagnèrent le territoire du Bourg, en suivant la montagne, tantôt parlant, tantôt silencieux, selon que le pas des chevaux leur permettait de parler ou les obligeait à se taire.

 

 

 

 

XV.

 

 

LE GRAND LIVRE DES PAUVRES.

 

 

– Je vous ai promis hier, dit M. Benassis à Genestas en arrivant dans une petite gorge par laquelle les deux cavaliers débouchèrent dans la grande vallée, de vous montrer un des deux soldats qui sont revenus de l’armée, après la chute de Napoléon. Si je ne me trompe, nous allons le trouver à quelques pas d’ici, creusant une espèce de réservoir naturel où s’amassent les eaux de la montagne, et que les atterrissements ont comblé. Mais pour vous rendre cet homme intéressant, il faut vous en raconter la vie :

Son nom est Gondrin, il a été pris par la grande réquisition de 1792, à l’âge de dix-huit ans, et incorporé dans l’artillerie. Simple soldat, il a fait les campagnes d’Italie sous Napoléon, l’a suivi en Égypte, est revenu d’Orient à la paix d’Amiens ; puis, enrégimenté sous l’Empire dans les pontonniers de la garde, il a constamment servi en Allemagne ; et, en dernier lieu, le pauvre ouvrier a été en Russie.

– Nous sommes un peu frères, dit Genestas. J’ai fait les mêmes campagnes. Il a fallu des corps de métal pour résister aux fantaisies de tant de climats différents. Le bon Dieu a, par ma foi, donné quelque brevet d’invention pour vivre, à ceux qui sont encore sur leurs quilles après avoir traversé l’Italie, l’Égypte, l’Allemagne, le Portugal et la Russie.

– Aussi, allez-vous voir un bon tronçon d’homme ! reprit Benassis. Vous connaissez la déroute ? Inutile de vous en parler. Mon homme est un des pontonniers de la Berezina. Il a contribué à construire le pont sur lequel a passé l’armée ; et, pour en assujettir les premiers chevalets, il s’est mis dans l’eau jusqu’à mi-corps. Le général Éblé, sous les ordres duquel étaient les pontonniers, n’a pu en trouver que quarante-deux assez poilus, comme dit Gondrin, pour entreprendre cet ouvrage-là. Encore le général s’est-il mis à l’eau lui-même, en les encourageant, les consolant, et leur promettant à chacun mille francs de pension, et la croix de légionnaire. Le premier homme qui est entré dans la Bérézina a eu la jambe emportée par un gros glaçon, et l’homme a suivi sa jambe. Enfin, pour vous faire comprendre les difficultés de l’entreprise par les résultats : le général Éblé est mort ; de ses quarante-deux pontonniers, il ne reste aujourd’hui que Gondrin ; vingt-huit d’entre eux ont péri au passage de la Bérézina ; douze autres ont fini misérablement dans les hôpitaux de la Pologne. Gondrin n’est revenu de Wilna qu’en 1814, après la rentrée des Bourbons. Le général Éblé, dont il ne parle jamais sans avoir les larmes aux yeux, étant mort, le pauvre pontonnier, devenu sourd, infirme, ne sachant ni lire ni écrire, n’a donc plus trouvé ni soutien ni défenseur. Il est arrivé à Paris en mendiant son pain. Il a fait des démarches dans les bureaux du ministère de la guerre pour obtenir, non les mille francs de pension promis, non sa croix de légionnaire ; mais la retraite à laquelle il avait droit après vingt-deux ans de service, et je ne sais combien de campagnes. Bref, il n’a obtenu ni solde arriérée, ni frais de route, ni pension. Après un an de sollicitations inutiles, pendant lequel il a tendu la main à tous ceux qu’il avait sauvés, le pontonnier est revenu ici désolé, mais résigné. Ce héros inconnu creuse des fossés, à quinze sous la toise, parce que ses jambes sont faites à rester dans les marécages ; et qu’il a, comme il le dit, l’entreprise des ouvrages dont ne se soucie aucun ouvrier. En curant les mares, en faisant les tranchées dans les prés inondés, il peut gagner environ trois francs par jour. Sa surdité lui donne l’air triste, il est peu causeur de son naturel, mais il est plein d’âme. Nous sommes bons amis. Il dîne seul avec moi les jours de la bataille de Rivoli, de la fête de l’empereur, de la bataille d’Austerlitz et du désastre de Waterloo. Je lui présente au dessert un napoléon d’or pour lui payer son vin de chaque trimestre. Le sentiment de respect que j’ai pour cet homme est d’ailleurs partagé par toute la commune. S’il travaille, c’est par fierté. Dans toutes les maisons où il entre, chacun le salue, et l’invite à dîner. Je n’ai pu lui faire accepter ma pièce de vingt francs que comme étant le portrait de l’empereur. L’injustice commise envers lui l’a profondément affligé ; mais il regrette encore plus la croix, qu’il ne désire sa pension. Une seule chose le console. Quand le général Éblé présenta les pontonniers valides à l’Empereur, après la construction des ponts, Napoléon a embrassé notre pauvre Gondrin, qui, sans cette accolade, serait peut-être déjà mort. Il ne vit que par ce souvenir, et dans l’espérance du retour de Napoléon, car rien ne peut le convaincre de sa mort ; et, persuadé que sa captivité est due aux Anglais, je crois qu’il tuerait sur le plus léger prétexte le meilleur alderman voyageant pour son plaisir.

– Allons ! allons ! s’écria Genestas en se réveillant de la profonde attention avec laquelle il écoutait le médecin. Allons vivement, je veux voir cet homme-là...

Et les deux cavaliers mirent leurs chevaux au grand trot.

– L’autre soldat, reprit M. Benassis, est encore un de ces hommes de fer qui a roulé dans les armées, en vivant comme ont vécu tous les soldats français, de balles, de coups, de victoires, qui a beaucoup souffert et n’a jamais porté que des épaulettes de laine. Son caractère est jovial. Il aime avec fanatisme Napoléon qui lui a donné la croix sur le champ de bataille, à Valoutina. Vrai Dauphinois, il a toujours eu soin de se mettre en règle ; aussi a-t-il sa pension de retraite, et son traitement de légionnaire. C’est un soldat d’infanterie nommé Goguelat qui a passé dans la garde en 1813. Il est, en quelque sorte, la femme de ménage de Gondrin ; ils demeurent ensemble, chez la veuve d’un colporteur, à laquelle ils remettent leur argent. La bonne femme les loge, les nourrit, les habille, les soigne, comme s’ils étaient ses enfants. Goguelat est ici piéton de la poste ; et, en cette qualité, il est le diseur de nouvelles du canton ; l’habitude de raconter les évènements en a fait l’orateur des veillées, le conteur en titre. Aussi Gondrin le regarde-t-il comme un bel esprit, comme un malin. Quand Goguelat parle de Napoléon, le pontonnier semble deviner ses paroles au seul mouvement des lèvres. S’ils vont ce soir à la veillée qui a lieu dans une de mes granges, et que nous puissions les voir sans en être vus, je vous donnerai le spectacle de cette scène...

– Mais, dit M. Benassis en examinant l’endroit où il était, nous voici près de la fosse, et je n’aperçois pas mon ami le pontonnier.

M. Benassis et Genestas regardèrent attentivement autour d’eux, et ne virent que la pelle, la pioche, la brouette, la veste militaire de Gondrin, des tas de boue noire, et nul vestige de l’homme dans les différents chemins pierreux par lesquels venaient les eaux, trous capricieux, presque tous ombragés par de petits arbustes.

– Il ne peut pas être bien loin. Ohé ! Gondrin !... cria M. Benassis.

Alors, Genestas aperçut la fumée d’une pipe, entre les feuillages d’un éboulis, et la montra du doigt au médecin, qui répéta son cri. Bientôt le vieux pontonnier avança la tête, reconnut le maire, et descendit par un petit sentier.

– Hé bien, mon vieux ! lui cria Benassis en faisant une espèce de cornet acoustique avec la paume de sa main, voici un camarade, un Égyptien qui t’a voulu voir...

Gondrin leva promptement la tête vers M. Genestas, et lui jeta ce coup d’œil profond et investigateur dont les vieux soldats ont pris l’habitude à force de mesurer promptement leurs dangers. Puis, voyant le ruban rouge du commandant, il porta silencieusement le revers de sa main à son front.

– Si le petit tondu vivait encore, lui cria l’officier, tu aurais la croix, et une belle retraite, car tu as sauvé la vie à tout ce qui porte des épaulettes, qu’elles soient d’argent, d’or ou de laine, et qui s’est trouvé de l’autre côté de Borizow le 29 novembre. Mais, mon ami, lui dit le commandant en mettant pied à terre, et lui prenant la main avec une soudaine effusion de cœur, je ne suis pas ministre de la guerre !...

En entendant ces paroles, le vieux pontonnier se dressa sur ses jambes, après avoir soigneusement secoué les cendres de sa pipe et l’avoir serrée ; puis, il dit, en penchant la tête :

– Je n’ai fait que mon devoir, mon officier ; mais les autres n’ont pas fait le leur à mon égard ! Ils m’ont demandé mes papiers ! – Mes papiers, leur ai-je dit, mais c’est le vingt-neuvième bulletin.

– Il faut réclamer de nouveau, mon camarade. Avec des protections, il est impossible aujourd’hui que tu n’obtiennes pas justice.

– Justice !... cria le vieux pontonnier d’un ton qui fit tressaillir le médecin et le commandant.

Il y eut un moment de silence, pendant lequel les deux cavaliers regardèrent ce débris des soldats de bronze que Napoléon avait triés parmi les générations. Gondrin était, certes, un bel échantillon de cette masse indestructible qui se brisa sans rompre. Ce vieil homme avait à peine cinq pieds ; son buste et ses épaules étaient prodigieusement larges ; sa figure sillonnée de rides, creusée, mais musculeuse, tannée, conservait encore quelques vestiges de martialité. Tout en lui avait un caractère de rudesse : son front semblait un quartier de pierre, et ses cheveux rares et gris retombaient faibles comme si déjà la vie manquait à sa tête fatiguée. Ses bras couverts de poils aussi bien que sa poitrine dont une partie se voyait par l’ouverture de sa chemise grossière, annonçaient une force extraordinaire. Aussi, était-il campé sur ses jambes presque torses comme sur une base inébranlable.

– Justice ! répéta-t-il. Il n’y en aura jamais pour nous autres ! Nous n’avons point de porteurs de contraintes pour demander notre dû ! Et comme il faut se remplir le bocal, dit-il en se frappant l’estomac, nous n’avons pas le temps de l’attendre. Or, vu que les paroles des gens qui passent leur vie à se chauffer dans les bureaux n’ont pas la vertu des légumes, je suis revenu prendre ma solde sur le fonds commun.

Et il frappa la boue avec sa pelle.

– Mon vieux camarade, cela ne peut pas aller comme ça ! dit Genestas. Je te dois la vie, et je serais ingrat si je ne te donnais pas un coup de main ! Moi, je me souviens d’avoir passé sur le pont de la Bérézina, et je connais de bons lapins qui en ont également mémoire ! ils me seconderont pour te faire récompenser par la patrie comme tu le mérites.

– Ils vous appelleront bonapartiste !... Ne vous mêlez pas de cela, mon officier. D’ailleurs, j’ai filé sur les derrières, et j’ai fait ici mon trou comme un boulet mort. Seulement, je ne m’attendais pas, après avoir voyagé sur les chameaux du désert, et avoir bu un verre de vin au coin du feu de Moscou, à mourir sous les arbres que mon père a plantés.

Et il se remit à l’ouvrage en regardant M. Benassis.

– Ce pauvre vieux ! dit Genestas. À sa place, je ferais comme lui. Nous n’avons plus notre père.

Et il s’éloigna.

– Monsieur, dit-il à Benassis, la résignation de cet homme me cause une tristesse noire. Il ne sait pas combien il m’intéresse, et va croire que je suis un de ces gueux dorés, insensibles aux misères du soldat.

Il revint brusquement ; puis, il saisit le pontonnier par la main, et lui cria dans l’oreille : – Par la croix que je porte, et qui signifiait autrefois honneur, je jure de faire tout ce qui sera humainement possible d’entreprendre pour t’obtenir une pension, quand je devrais avaler dix refus de ministre, solliciter le roi, le dauphin, et toute la boutique.

En entendant ces paroles, le vieil ouvrier tressaillit, il regarda Genestas, et lui dit :

– Vous avez donc été soldat ?

Le commandant inclina la tête. Alors le pontonnier s’essuya la main, prit celle de Genestas, la lui serra par un mouvement plein d’âme, et lui dit :

– Mon général, quand je me suis mis à l’eau, là-bas, j’avais fait à l’armée l’aumône de ma vie ; donc, il y a eu du gain, puisque je suis encore sur mes ergots. Tenez, voulez-vous voir le fond du cœur ?... Hé bien, depuis que l’autre a été dégommé, je n’ai plus goût à rien. Enfin, ils m’ont assigné ici, ajouta-t-il gaiement en montrant la terre, vingt mille francs à prendre, dont je me paie en détail.

– Allons, mon camarade, dit Genestas ému par cette résignation, tu auras du moins là, la seule chose que tu ne puisses pas m’empêcher de te donner...

Et le commandant se frappa le cœur. Il regarda le pontonnier pendant un moment, remonta sur son cheval, et continua de marcher à côté de M. Benassis.

– Ce sont de semblables cruautés administratives qui entretiennent la guerre des pauvres contre les riches, dit le médecin. Les gens auxquels le pouvoir est momentanément confié n’ont jamais pensé sérieusement aux développements nécessaires d’une injustice commise envers un homme du peuple ; c’est un levain qui fermente. Un pauvre obligé de gagner son pain quotidien ne lutte pas longtemps, il est vrai ; mais il parle, il se plaint, trouve des échos dans tous les cœurs souffrants ; et une seule iniquité se multiplie par le nombre de ceux qui se sentent frappés en elle. Mais ceci n’est rien encore. Il en résulte un plus grand mal. Ces traitements entretiennent chez le peuple une sourde inimitié contre toutes les supériorités sociales : le bourgeois reste son ennemi ; il le met hors la loi, il le trompe, il le vole ; et, pour le pauvre, le vol devient une vengeance. Comment pouvons-nous exiger résignation aux peines, respect aux propriétés, de la part des malheureux sans pain, si, quand il s’agit de leur rendre justice, un administrateur les maltraite et filoute leurs droits acquis ? Je frémis en pensant qu’un garçon de bureau, dont le service consistait à épousseter des papiers, a eu les mille francs de pension promis à Gondrin. Puis, certaines gens, qui n’ont jamais mesuré l’excès des souffrances, accusent d’excès les vengeances populaires. Mais le jour où un gouvernement a causé plus de malheurs individuels que de prospérités, son renversement ne tient plus qu’à un hasard ; et, en le renversant, le peuple solde ses comptes à sa manière. Un homme d’État devrait toujours se peindre les pauvres aux pieds de la Justice, elle n’a été inventée que pour eux. En arrivant sur le territoire du bourg, M. Benassis avisant un homme dans le chemin, dit au commandant qui depuis quelque temps était tout pensif :

– Vous avez vu la misère résignée d’un vétéran de l’armée, maintenant vous allez voir celle d’un vieux agriculteur. Voilà un homme qui, pendant toute sa vie, a pioché, labouré, semé, recueilli pour les autres.

Genestas aperçut alors un pauvre vieillard qui allait de compagnie avec une vieille femme. L’homme paraissait souffrir de quelque sciatique, et marchait péniblement, les pieds dans de mauvais sabots. Il portait un bissac sur son épaule ; et, dans la poche de devant, ballottaient quelques instruments, dont les manches noircis par ses sueurs et par un long usage produisaient un léger bruit ; son pain était dans l’autre poche. Ses jambes semblaient déjetées ; son dos, voûté par les habitudes de travail, le forçait à marcher tout ployé ; et, pour conserver son équilibre, il s’appuyait sur un long bâton. C’était une sorte de ruine humaine à laquelle ne manquaient aucun des caractères qui rendent les ruines si touchantes. Ses cheveux, blancs comme la neige, flottaient sous son mauvais chapeau, rougi par les intempéries des saisons et recousu avec du fil blanc. Ses vêtements de grosse toile, rapetassés en cent endroits, offraient des contrastes de couleurs. Sa femme, un peu plus droite qu’il ne l’était, mais également vêtue de haillons, coiffée d’un bonnet grossier, portait un vase de grès rond et aplati, qui était tenu par une courroie passée dans les anses. Tous deux levèrent la tête en entendant le pas des chevaux ; puis, en reconnaissant M. Benassis ils s’arrêtèrent. Ces deux vieillards, l’un perclus à force de travail, l’autre, sa compagne fidèle, montrant tous deux des figures dont les traits étaient effacés par les rides, la peau noircie par le soleil, endurcie par les intempéries de l’air, faisaient peine à voir. L’histoire de leur vie était écrite sur leurs physionomies. Leur attitude disait tout : ils avaient travaillé sans cesse, et sans cesse souffert ensemble, ayant beaucoup de maux et peu de joies à partager ; mais ils paraissaient s’être accoutumés à leur infortune, comme le prisonnier à sa geôle. En eux, tout était simplesse, et leurs visages ne manquaient pas d’une sorte de gaie franchise. En les examinant bien, cette vie monotone et simple, le lot de tant de pauvres êtres, semblait presque enviable ; il y avait bien en eux trace de douleur, mais absence de chagrin.

– Hé bien ! mon brave père Moreau, vous voulez donc absolument toujours travailler !...

– Oui, monsieur Benassis, je vous défricherai encore une bruyère ou deux avant de crever.... répondit gaiement le vieillard dont les petits yeux noirs s’animèrent.

– Est-ce du vin que porte là votre femme ? Car, au moins, faut-il boire du vin, si vous ne voulez pas vous reposer.

– Me reposer, cela m’ennuie ! Quand je suis au soleil, occupé à défricher, ça me ranime. Quant au vin, oui, monsieur, ceci est du vin, et je sais bien que c’est vous qui nous l’avez fait avoir pour presque rien, chez M. le maire de Courteil. Ah ! vous avez beau être malicieux, on vous reconnaît tout de même.

– Allons, adieu, la mère ; vous allez sans doute à la pièce de Champferlu, aujourd’hui ?

– Oui, monsieur, elle a été commencée hier soir.

– Bon courage, dit Benassis ; vous devez quelquefois être bien contents en voyant cette montagne que vous avez presque toute défrichée à vous seuls.

– Dame oui, monsieur, répondit la vieille. Nous avons bien gagné le droit de manger du pain.

– Vous voyez, dit Benassis à Genestas, le travail, la terre à cultiver, voilà le grand livre des pauvres. Ce bon homme là se croirait déshonoré s’il allait à l’hôpital ou s’il mendiait, et veut mourir la pioche en main, en plein champ, sous le soleil. Ma foi, il a un fier courage ! À force de travailler, le travail est devenu sa vie, mais aussi ne craint-il pas la mort : il est profondément philosophe sans s’en douter. Ce vieux père Moreau m’a donné l’idée de fonder dans ce canton un hospice pour les laboureurs, pour les ouvriers, enfin pour les gens de la campagne qui, après avoir travaillé pendant toute leur vie, arrivent à une vieillesse pauvre. Monsieur, la fortune que j’ai faite ici a été tout à fait fortuite ; je n’y comptais pas et n’en voulais même point. En effet, lorsqu’un homme tombe du haut de ses espérances il lui faut peu de chose : il n’y a que la vie des oisifs qui coûte cher. Napoléon, apprenant les discussions qui s’élevèrent, lors de sa chute, au sujet de sa pension, disait qu’il ne lui fallait qu’un cheval et un écu par jour. En venant ici, j’avais renoncé à l’argent, et cependant mes deux fermes et mon moulin me rapportent neuf mille francs. J’ai donc par mon testament donné ma maison pour faire un hospice, où les malheureux vieillards sans asile, et qui seront moins fiers que ne l’est Moreau, puissent passer leurs vieux jours. Puis, une certaine partie des neuf mille francs sera destinée à donner des secours à domicile, dans les hivers trop rudes, et distribuée aux individus réellement nécessiteux, sous la surveillance du conseil municipal auquel s’adjoindra M. le curé comme président. De cette manière, la fortune que le hasard m’a fait trouver dans ce canton, demeurera dans le canton. Les règlements de cette institution sont tous tracés dans mon testament ; il serait fastidieux de vous les rapporter ; il suffit de vous dire que j’y ai tout prévu. Il y a même un fonds de réserve qui permet à la commune de payer une ou deux bourses à des enfants du canton qui donneraient de l’espérance pour les arts ou les sciences. Ainsi, même après ma mort, mon œuvre de civilisation se continuera. Voyez-vous, capitaine Bluteau, lorsqu’on a commencé une tâche, il y a quelque chose en nous qui nous pousse à ne pas la laisser imparfaite. Ce besoin d’ordre et de perfection est un des signes les plus évidents d’une destinée à venir. Maintenant allons un peu vite, il faut que je fasse ma ronde, et j’ai cinq ou six malades à voir.

 

 

 

 

XVI.

 

 

À TRAVERS CHAMPS.

 

 

Après avoir trotté pendant quelque temps en silence, M. Benassis dit en riant à son compagnon :

– Ah çà, capitaine Bluteau, vous me faites babiller comme un geai, et vous ne me dites rien de votre vie qui, certes, est curieuse. Un vieux soldat comme vous a vu tant de choses, que vous devez avoir plus d’une aventure à raconter...

– Mais, répondit Genestas, ma vie est la vie de l’armée. Toutes les figures militaires se ressemblent. N’ayant jamais commandé, étant toujours resté dans les rangs à recevoir ou à donner des coups de sabre, j’ai fait comme les autres : je suis allé partout où a été l’armée ; je me suis trouvé en ligne à toutes les batailles où a donné la Garde Impériale ; ce sont des évènements bien connus. Avoir soin de ses chevaux, souffrir quelquefois la faim, la soif, se battre quand il faut : voilà toute la vie du soldat. C’est simple comme bonjour. Il y a même des batailles qui, pour nous autres, sont tout entières dans un cheval déferré dont nous avons été victimes. En somme, j’ai vu tant de pays que je me suis accoutumé à en voir ; et j’ai tant vu de morts que j’ai fini par estimer peu de chose ma propre vie.

– Mais cependant vous avez dû être plus particulièrement en péril pendant certains moments, et ces dangers spéciaux sont vos aventures à vous.

– Oui, dit le commandant.

– Hé bien ! racontez-moi ce qui vous a le plus ému. N’ayez pas peur, allez. Je ne croirai pas que vous manquiez de modestie quand même vous me diriez quelque trait d’héroïsme. Lorsqu’on est bien sûr d’être compris par l’homme auquel on se confie, n’éprouve-t-on pas une sorte de plaisir à dire : J’ai fait cela....

– Hé bien ! je vais vous raconter une particularité qui me cause quelquefois des remords. Pendant les quinze années que nous nous sommes battus, il ne m’est pas arrivé une seule fois de tuer un homme autrement que dans le cas de légitime défense. Ainsi, nous sommes en ligne, nous chargeons ; si nous ne renversons pas ceux qui sont devant nous, ils ne nous demandent pas permission pour nous saigner ; donc il faut tuer, pour ne pas être démoli : la conscience est tranquille. Or, mon cher monsieur, il m’est arrivé de casser les reins à un camarade, dans une circonstance où il le fallait bien certainement ; mais, par réflexion, la chose me fait souvent de la peine, et la grimace de cet homme me revient quelquefois. Vous allez en juger. C’était pendant la retraite de Moscou. Nous avions plus l’air d’être un troupeau de bœufs harassés que d’être la grande-armée : il n’y avait plus ni discipline, ni drapeau ; chacun était son maître ; et, l’empereur, on peut le dire, a su là, où finissait le pouvoir. La veille du jour où nous arrivâmes à Studzianka, petit village au-dessus de la Bérézina, nous avions trouvé, dans je ne sais quel endroit, des granges, des cabanes à démolir, des pommes de terre enterrées, et quelques betteraves. Or, comme il y avait longtemps que nous n’avions rencontré des maisons et des vivres, l’armée a fait bombance. Les premiers venus, comme vous pensez, ont tout mangé. Je suis arrivé un des derniers ; mais, heureusement pour moi, je n’avais faim que de sommeil. J’avise une grange, j’y entre, j’y vois une vingtaine de généraux, des officiers supérieurs, tous hommes, sans les flatter, de grand mérite. C’étaient Junot, Narbonne, l’aide-de-camp de l’empereur, enfin, les grosses têtes de l’armée. Il y avait aussi de simples soldats qui n’auraient pas donné leur lit de paille à un maréchal de France. Les uns dormaient debout, appuyés contre le mur, faute de place ; les autres étaient étendus à terre ; et tous si bien pressés les uns contre les autres pour tâcher de se tenir chaud, que je cherchais vainement un coin pour m’y mettre. Me voilà marchant très bien sur ce plancher d’hommes : les uns grognaient, les autres ne disaient rien ; mais personne ne se dérangeait. On ne se serait pas dérangé pour éviter un boulet de canon ; et, dans le fait, on n’était pas tenu de se faire des politesses. Enfin, j’aperçois au fond de la grange une espèce de toit intérieur, sur lequel personne n’avait eu l’idée ou la force peut-être de grimper. J’y monte, je m’y arrange, et quand je suis étalé tout de mon long, je regarde ces hommes étendus comme des veaux. C’était un triste spectacle qui me fit presque rire. Les uns rongeaient des carottes glacées en exprimant une sorte de plaisir animal ; des généraux, enveloppés de mauvais châles, ronflaient comme des tonnerres. Une branche de sapin allumée éclairait la grange ; elle y aurait mis le feu, que personne ne se serait levé pour l’éteindre. Je me couche sur le dos ; et naturellement, avant de m’endormir, je lève les yeux en l’air. Alors je vois la maîtresse poutre, sur laquelle reposait le toit et où s’appuyaient les solives, faire un léger mouvement d’orient en occident : ma farceuse de poutre dansait très joliment. – « Messieurs, leur dis-je, il y a en dehors un camarade qui veut se chauffer à nos dépens. » La poutre allait bientôt tomber. – « Messieurs, nous allons périr ! Voyez la poutre ! » criai-je encore assez fort pour réveiller mes camarades de lit. Monsieur, tous ont bien regardé la poutre ; mais ceux qui dormaient se sont remis aussitôt à dormir ; et ceux qui mangeaient ne m’ont même pas répondu. Voyant cela, j’ai quitté ma place, au risque de la voir prendre ; car il s’agissait de sauver cette république. Je sors, je fais le tour de la grange, et trouve un grand diable de Wurtembergeois qui tirait la poutre avec un certain enthousiasme.

– Aho ! aho ! lui dis-je en lui faisant comprendre qu’il fallait cesser son travail.

Geh, mir aus dem gesicht, oder ich schlag dich todt ! cria-t-il.

– Ah bien oui ! Qué mire aous dem guesit !... lui répondis-je, il ne s’agit pas cela.

Aussitôt je prends le fusil qu’il avait laissé par terre pour tirer la poutre, et je lui casse les reins. Puis je rentre et je dors. Voilà l’affaire.

– Mais c’était un cas de légitime défense appliquée contre un homme au profit de plusieurs ; donc, vous n’avez rien à vous reprocher, dit M. Benassis.

– Les autres, reprit Genestas, ont cru que j’avais eu quelque lubie ; mais lubie ou non, il y a aujourd’hui beaucoup de ces gens-là qui vivent à leur aise dans de beaux hôtels, sans se sentir le cœur oppressé par la reconnaissance.

– N’auriez-vous donc fait le bien que pour en percevoir cet exorbitant intérêt appelé reconnaissance ? dit en riant M. Benassis. Ce serait faire l’usure.

– Ah ! je sais bien, répondit Genestas, que le mérite d’une bonne action s’envole au moindre profit qu’on en retire ; et, la raconter, c’est en faire une rente d’amour-propre qui vaut bien la reconnaissance. Cependant, si l’honnête homme se taisait toujours, l’obligé ne parlerait guère du bienfait. Or, dans votre système, le peuple a besoin d’exemples ; et par ce silence général, où donc en trouverait-il ? Mais encore autre chose ! Si notre pauvre pontonnier qui a sauvé l’armée française et ne s’est jamais trouvé en position d’en jaser avec fruit, n’avait pas conservé l’exercice de ses bras, sa conscience lui donnerait-elle du pain ? Répondez à cela, philosophe !

– Peut-être n’y a-t-il rien d’absolu en morale, répondit M. Benassis. Mais cette idée est dangereuse, parce qu’elle laisse l’égoïsme interpréter les cas de conscience au profit de l’intérêt personnel. Écoutez, capitaine. L’homme qui obéit strictement aux principes de la morale n’est-il pas plus grand que celui qui s’en écarte, même par nécessité ? Notre pontonnier, tout à fait perclus et mourant de faim, ne serait-il pas sublime au même chef qu’Homère ? La vie humaine est sans doute une dernière épreuve pour la vertu comme pour le génie que réclame un monde meilleur. La vertu, le génie me semblent les deux plus belles formes de ce complet et constant dévouement que Jésus-Christ est venu apprendre aux hommes : le génie reste pauvre en éclairant le monde ; et la vertu garde le silence en se sacrifiant pour le bien général.

– Vous avez raison, monsieur, dit Genestas, mais la terre est habitée par des hommes, et non par des anges. Nous ne sommes pas parfaits.

– Cela est vrai, reprit Benassis ; et, pour mon compte, j’ai rudement abusé de la faculté de commettre des fautes ! Mais ne devons-nous pas tendre à la perfection ? La vertu est le beau idéal de l’âme, il faut sans cesse vouloir en approcher.

– D’accord !... dit le militaire. On vous le passe, l’homme vertueux est une belle chose. Mais convenez aussi que la vertu est une divinité qui peut se permettre un petit bout de conversation, en tout bien tout honneur.

– Ah ! monsieur, dit le médecin en souriant avec une sorte de mélancolie amère, vous avez toute l’indulgence de ceux qui vivent en paix avec eux-mêmes, tandis que je suis sévère comme un homme qui a bien des taches à effacer dans sa vie.

Les deux cavaliers étaient arrivés à une chaumière située sur le bord du torrent. Le médecin y entra. Genestas demeura sur le seuil de la porte, regardant tour à tour le spectacle offert par ce frais paysage, et l’intérieur de la chaumière où se trouvait un homme couché. Après avoir examiné son malade, M. Benassis s’écria tout à coup :

– Je n’ai pas besoin de venir ici, ma bonne femme, si vous ne faites pas ce que j’ordonne. Vous avez donné du pain à votre mari. Vous voulez donc le tuer ? Sac à papier ! si vous lui faites prendre maintenant autre chose que de l’eau de chiendent, je ne remets pas les pieds ici, et vous irez chercher un médecin où vous voudrez....

– Mais, mon cher M. Benassis, le pauvre vieux criait la faim ; et quand un homme n’a rien mis dans son estomac depuis quinze jours

– Ah çà, voulez-vous donc m’écouter ! Si vous laissez manger une seule bouchée de pain à votre homme avant que je lui permette de se nourrir, vous le tuerez, entendez-vous ?

– On le privera de tout, mon cher monsieur. Va-t-il mieux ? dit-elle en suivant le médecin.

– Mais non ! Vous avez empiré son état en lui donnant à manger. Je ne puis donc pas vous persuader, mauvaise tête que vous êtes, de ne pas nourrir les gens qui doivent faire diète ?

– Les paysans sont incorrigibles ! dit Benassis en se tournant vers l’officier. Quand un malade n’a rien pris depuis quelques jours, ils le croient mort, et le bourrent de soupe ou de vin !... Voilà une malheureuse femme qui a failli tuer son mari.

– Tuer mon homme pour une pauvre petite trempette au vin !

– Certainement ! ma bonne femme, je suis étonné de le trouver encore en vie, après la trempette que vous lui avez apprêtée. N’oubliez pas de faire bien exactement ce que je vous ai dit.

– Oh ! mon cher monsieur, j’aimerais mieux mourir moi-même que d’y manquer.

– Allons, je verrai bien cela. Demain soir, je reviendrai le saigner....

– Suivons le torrent, dit M. Benassis à Genestas, car d’ici à la maison où je dois me rendre, il n’y a point de chemin pour les chevaux. Le petit garçon de cet homme nous gardera nos bêtes.

– Admirez un peu notre jolie vallée ! dit le médecin à l’officier. N’est-ce pas un jardin anglais ?

– Nous allons maintenant, reprit-il, chez un ouvrier inconsolable de la mort d’un de ses enfants, son aîné, qui, pendant la dernière moisson, a voulu travailler comme un homme ; et le pauvre enfant, ayant excédé ses forces, est mort de langueur à la fin de l’automne. Voici la première fois que je rencontre le sentiment paternel aussi développé. Ordinairement, les paysans ne regrettent dans leurs enfants que la perte d’une chose utile, d’un ouvrier qui fait partie de leur fortune : les regrets sont en raison de l’âge de l’enfant ; car, à un certain âge, un enfant est un capital. Mais ce pauvre homme aimait son fils véritablement. – Rien ne me console de cette perte ! m’a-t-il dit un jour que je le vis dans un pré, debout, immobile, oubliant son ouvrage, appuyé sur sa faux, tenant à la main sa pierre à repasser, qu’il avait prise pour s’en servir, et dont il ne se servait pas. Puis, il ne m’a plus reparlé de son chagrin, mais il est devenu taciturne et souffrant. Aujourd’hui, l’une de ses petites filles est malade...

Tout en causant, M. Benassis et son hôte étaient arrivés à une maisonnette située sur la chaussée d’un moulin à tan. Là, sous un saule, ils virent un homme âgé d’environ quarante ans, qui restait debout en mangeant du pain frotté d’ail.

– Hé bien ! Gasnier, la petite va-t-elle mieux ?

– Je ne sais pas, monsieur, dit-il d’un air sombre, vous allez la voir, ma femme est auprès d’elle. Mais, malgré vos soins, j’ai bien peur que la mort ne soit entrée chez moi pour tout m’emporter...

– La mort ne s’arrête chez personne, Gasnier. Ne perdez pas courage...

Et M. Benassis entra dans la maison suivi du père ; puis, une demi-heure après, il sortit accompagné de la mère, à laquelle il dit :

– Soyez sans inquiétude, faites ce que je vous ai recommandé de faire, et elle est sauvée.

– Si tout cela vous ennuyait, dit le médecin au militaire en remontant à cheval, je pourrais vous mettre dans le chemin du bourg, et vous y retourneriez...

– Non, par ma foi ! je ne m’ennuie pas.

– Mais, c’est que partout vous verrez des chaumières qui se ressemblent toutes. Rien n’est, en apparence, plus monotone que la campagne.

– Marchons, marchons, dit le militaire.

Et pendant trois heures ils coururent ainsi dans le pays, traversèrent le canton dans toute sa largeur ; puis, vers le soir, ils revinrent dans la partie qui avoisinait le bourg.

– Il faut bien que j’aille maintenant là-bas, dit le médecin à Genestas, en lui montrant un endroit où s’élevaient des ormes. Ces arbres ont peut-être deux cents ans, ajouta-t-il. Là demeure cette femme pour laquelle un homme est venu me chercher hier au moment du dîner, en me disant qu’elle était devenue toute blanche.

– Était-ce dangereux ?

– Non, dit Benassis, effet de grossesse. Cette femme est à son dernier mois ; et souvent, dans cette période, quelques femmes éprouvent des spasmes... Mais il faut toujours, par précaution, que j’aille voir s’il n’est rien survenu d’alarmant, car j’accoucherai moi-même cette femme. D’ailleurs, je vous montrerai là l’une de nos industries nouvelles, une belle briqueterie. Le chemin est beau, voulez-vous galoper ?

– Votre bête me suivra-t-elle ? dit Genestas en criant à son cheval : Haut, Neptune !

En un clin d’oeil, l’officier fut emporté à cent pas, et disparut dans un tourbillon de poussière ; mais, quelle que fût la vitesse de son cheval, il entendait toujours le médecin à ses côtés. Puis, M. Benassis, ayant dit un mot à sa monture, devança le commandant, qui ne le rejoignit qu’à la briqueterie, au moment où il attachait tranquillement son cheval au pivot d’un échalier.

– Que le diable vous emporte ! dit Genestas en regardant la monture, qui ne suait ni ne soufflait. Quelle bête avez-vous donc là ?

– Ha ! répondit en riant le médecin, vous l’avez prise pour une rosse. L’histoire de ce bel animal serait trop longue à vous raconter ; qu’il vous suffise de savoir que Roustan est un vrai barbe venu de l’Atlas. Un cheval barbe vaut bien un cheval arabe. Le mien gravit les montagnes au grand galop sans mouiller son poil, et trotte d’un pied sûr le long des précipices. C’est un cadeau, mais un cadeau bien gagné, d’ailleurs ! Il est le prix de la vie d’une des plus riches héritières de l’Europe, que j’ai trouvée mourante sur la route de Savoie ; et, si je vous disais comment je l’ai guérie, vous me prendriez pour un charlatan.

– Eh, eh ! j’entends les grelots des chevaux et le bruit d’une charrette dans le sentier. Voyons ! dit le médecin en s’interrompant. Si, par hasard, c’était Vigneau lui-même, regardez-moi bien cet homme....

Bientôt, l’officier aperçut quatre énormes chevaux semblables à ceux que possèdent tous les cultivateurs aisés de la Brie ; ils étaient bien harnachés ; les bouffettes de laine des harnais, les grelots, les cuirs avaient une sorte de propreté cossue. Pais, dans la vaste charrette peinte en bleu se trouvait un gros garçon joufflu bruni par le soleil, qui sifflait, en tenant son fouet comme un fusil au port d’armes.

– Non, c’est son charretier, dit M. Benassis. Mais admirez un peu comme le bien-être industriel du maître se reflète en tout, même dans l’équipage de ce voiturier. N’est-ce pas l’indice d’une intelligence commerciale assez rare au fond des campagnes ?

– Oui, oui, tout cela est très bien ficelé, reprit le militaire.

– Eh bien, Vigneau possède deux équipages semblables à celui-là. En outre, il a le petit bidet d’allure, sur lequel il va faire ses affaires ; car son commerce s’étend maintenant fort loin, et il y a quatre ans, cet homme ne possédait rien ; je me trompe, il avait des dettes. Mais entrons.

– Mon garçon, dit M. Benassis au charretier, madame Vigneau doit être chez elle.

– Monsieur, elle est dans le jardin ; je viens de l’y voir par-dessus la haie, et je vais la prévenir de votre arrivée.

Genestas suivit Benassis, qui lui fit parcourir un vaste terrain fermé par des haies. Dans un coin se trouvaient amoncelées les terres blanches et l’argile nécessaires à la fabrication des tuiles et des carreaux à planchéier. D’un autre côté, s’élevaient en tas les fagots de bruyères, et le bois pour chauffer le four. Plus loin, sur une aire enceinte par des claies, plusieurs ouvriers concassaient des pierres blanches, ou manipulaient les terres à brique. En face de l’entrée, sous les grands ormes, était la fabrique de tuiles rondes et carrées, grande salle de verdure terminée par les longs toits de la sécherie, près de laquelle se voyait le four et sa gueule profonde, ses longues pelles, son chemin creux et noir. Parallèlement à ces constructions, il y avait un bâtiment d’un aspect assez misérable, qui servait d’habitation à la famille de Vigneau, et où se trouvaient les remises, les écuries, les étables, la grange, etc. Des volailles et des cochons vaguaient dans le grand terrain. La propreté avec laquelle toutes ces choses étaient tenues, et leur bon état de réparation, attestaient la prodigieuse vigilance du maître.

– Le prédécesseur de Vigneau, dit M. Benassis, était un malheureux, un fainéant qui n’aimait qu’à boire. Jadis ouvrier, il savait chauffer son four et payer ses façons, voilà tout. Il n’avait du reste ni activité, ni esprit commercial. Si l’on ne venait pas lui chercher ses marchandises, elles restaient là, se détérioraient et se perdaient. Aussi mourait-il de faim. Sa femme, qu’il avait rendue presque imbécile par ses mauvais traitements, croupissait dans la misère. Cette paresse, cette incurable stupidité me faisaient tellement souffrir, et l’aspect de cet établissement m’était si désagréable, que j’évitais de passer par ici. Heureusement, ils étaient vieux l’un et l’autre. Un beau jour, l’homme eut une attaque de paralysie, et je le fis placer à l’hospice de Grenoble. Le propriétaire de la tuilerie consentit à la reprendre, sans discussion, dans l’état où elle se trouvait, et je cherchai de nouveaux locataires qui pussent participer aux améliorations que je voulais introduire dans toutes les industries du canton. Le mari d’une femme de chambre de madame Gravier, pauvre ouvrier gagnant fort peu d’argent chez un potier où il travaillait, et qui ne pouvait soutenir sa famille, écouta mes avis. Il eut assez de courage pour prendre notre tuilerie à bail, sans avoir un denier vaillant. Il vint s’y installer, apprit à sa femme, à la vieille mère de sa femme et à la sienne, à façonner des tuiles : il en fit ses ouvriers. Je ne sais pas, foi d’honnête homme, comment ils s’arrangèrent. Probablement, Vigneau emprunta du bois pour chauffer son four ; alla sans doute chercher ses matériaux la nuit par hottées, et les manipula pendant le jour ; bref, il déploya secrètement une énergie sans bornes ; et les deux vieilles mères en haillons travaillèrent comme des nègres. Vigneau put ainsi faire quelques fournées, passa sa première année en mangeant du pain chèrement payé par ses sueurs, par celles de sa femme et de ses deux mères ; mais il se soutint. Puis, son courage, sa patience, ses qualités le rendirent intéressant à beaucoup de personnes ; il se fit connaître. Infatigable, il allait le matin à Grenoble à pied, y vendait ses tuiles et ses briques ; puis il revenait chez lui vers le milieu de la journée, retournait à la ville pendant la nuit ; enfin, il paraissait se multiplier. Vers la fin de la première année, il prit deux petits gars du pays pour l’aider. Voyant cela, je lui prêtai quelque argent. Eh bien, monsieur, d’année en année, le sort de cette famille s’améliora. Dès la seconde année, les deux vieilles mères ne firent plus de briques, ne broyèrent plus de pierres. Elles cultivèrent les petits jardins, firent la soupe, raccommodèrent les habits, filèrent le soir, allèrent au bois. La jeune femme, qui sait lire et écrire, tenait les comptes et faisait les factures. Puis Vigneau eut un petit cheval, pour courir dans les environs y chercher des pratiques ; puis, il étudia l’art du briquetier, trouva le moyen de fabriquer de beaux carreaux blancs à carreler les chambres, et les vendit au-dessous du cours. La troisième année, il eut une charrette et deux chevaux. Quand il se monta son premier équipage, sa femme devint presque élégante. Enfin tout s’accorda dans son ménage avec ses gains, et il y maintenait toujours l’ordre, l’économie, la propreté ; principes de sa petite fortune. Un beau jour, il put avoir six ouvriers, et les paya bien ; il eut un charretier, et mit tout ici sur le meilleur pied. Bref, petit à petit, s’ingéniant, étendant ses travaux, son commerce et ses profits, le bien-être est venu. L’année dernière il a acheté la tuilerie ; l’année prochaine, il en rebâtira la maison. Maintenant, toutes ces bonnes gens sont bien portants et bien vêtus. La femme maigre et pâle qui d’abord partageait les soucis et les inquiétudes du maître, est redevenue grasse, fraîche et jolie. Le travail a produit l’argent ; et l’argent, en donnant la tranquillité, a rendu la santé, l’abondance et la joie. Les deux vieilles mères sont maintenant très heureuses, et vaquent aux menus détails de la maison et du commerce. Vraiment, ce ménage est pour moi la vivante histoire de ma commune, comme celle de ma commune est celle des jeunes États commerçants. Cette tuilerie, que je voyais jadis morne, vide, malpropre, improductive, est maintenant en plein rapport, bien habitée, animée, riche et approvisionnée.

– Voici, dit le médecin en montrant du doigt le terrain, pour une bonne somme de bois, et tous les matériaux nécessaires aux travaux de la saison, car vous savez que l’on ne fabrique la tuile que pendant un certain temps de l’année, entre juin et septembre. Enfin cette activité ne fait-elle pas plaisir ? Mon tuilier a participé à toutes les constructions du bourg, il est toujours éveillé, toujours par voies et par chemins. Aussi les gens du canton l’ont-ils nommé le dévorant.

À peine M. Benassis avait-il achevé ces paroles, qu’une jeune femme, bien vêtue, ayant un joli bonnet, des bas bien blancs, un tablier de soie, une robe rose, mise qui rappelait un peu son ancien état de femme de chambre, ouvrit la porte à claire-voie qui menait aux jardins, et vint, aussi vite que pouvait le lui permettre son état, vers Benassis ; mais les deux cavaliers allèrent au-devant d’elle. C’était, en effet, une jolie femme assez grasse, au teint basané, mais dont la peau devait être blanche. Quoique son front gardât quelques rides, vestiges de son ancienne misère, elle avait une physionomie heureuse et avenante.

– M. Benassis, dit-elle d’un accent câlin, en le voyant s’arrêter, ne me ferez-vous pas l’honneur de vous reposer un moment chez moi ?

– Si bien, répondit-il. Passez, capitaine.

– Ces messieurs doivent avoir bien chaud ! Voulez-vous un peu de lait, ou un verre de vin ? M. Benassis, goûtez donc au vin que mon mari a eu la complaisance de se procurer pour mes couches ; vous me direz s’il est bon.

– Vous avez un brave homme pour mari.

– Oui, monsieur, dit-elle avec calme en se retournant. J’ai été bien richement partagée !

– Nous ne prendrons rien, madame Vigneau ; je venais voir seulement s’il ne vous était rien arrivé.

– Rien, dit-elle. Vous voyez, j’étais au jardin, occupée à biner, pour faire quelque chose.

En ce moment, les deux mères arrivèrent pour voir M. Benassis, et le charretier resta immobile au milieu de la cour, dans une direction qui lui permettait de regarder le médecin.

– Voyons, donnez-moi votre main, dit-il à madame Vigneau.

Puis, il tâta le pouls de la jeune femme avec une attention scrupuleuse, se recueillant, et demeurant silencieux.

Pendant ce temps, les trois femmes examinaient le commandant avec cette curiosité naïve que les gens de la campagne n’ont aucune honte à laisser voir.

– Au mieux ! s’écria gaiement le médecin.

– Accouchera-t-elle bientôt ? demandèrent les deux mères.

– Mais, cette semaine sans doute, répondit-il.

– M. Vigneau est en route ? demanda M. Benassis après une pause.

– Oui, monsieur, mon cher homme se hâte de faire ses affaires pour pouvoir rester au logis pendant mes couches.

– Allons, mes enfants, prospérez ! Continuez à faire fortune et à faire le monde.

Et il se leva suivi de Genestas, qui avait admiré la propreté qui régnait dans l’intérieur de cette maison presque ruinée. Voyant l’étonnement de l’officier, M. Benassis lui dit :

– Il n’y a que madame Vigneau pour savoir approprier ainsi un ménage. Je voudrais que plusieurs gens du bourg vinssent prendre des leçons ici.

La femme du tuilier détourna la tête en rougissant, mais les deux mères laissèrent voir sur leurs physionomies tout le plaisir que leur faisaient les éloges du médecin, et toutes trois l’accompagnèrent jusqu’à l’endroit où étaient les chevaux.

– Eh bien, dit M. Benassis en s’adressant aux deux vieilles, vous voilà bien heureuses ! Ne vouliez-vous pas être grand-mères ?

– Ah ! ne m’en parlez pas, dit la jeune femme, ils me font enrager : mes deux mères veulent un garçon ; mon mari désire une petite fille, et je crois qu’il me sera bien difficile de les contenter tous.

– Mais vous, que voulez-vous ? dit en riant Benassis.

– Ah ! moi, monsieur, je veux un enfant.

– Voyez, dit le médecin à l’officier en prenant son cheval par la bride, elle est déjà mère.

– Adieu, monsieur Benassis, dit la jeune femme, mon mari sera bien désolé de ne pas avoir été ici, quand il saura que vous y êtes venu.

– Il n’a pas oublié d’envoyer mon millier de tuiles à la Grange-aux-Belles ?

– Vous savez bien qu’il laisserait tontes les commandes du canton pour vous servir, le cher homme. Allez, son plus grand regret est de prendre votre argent ; mais je lui dis qu’il porte bonheur ; et c’est vrai !

– Au revoir, dit Benassis.

Les trois femmes, le charretier et les deux ouvriers sortis des ateliers pour voir le médecin, restèrent groupés autour de l’échalier qui servait de porte à la tuilerie, afin de jouir de sa présence jusqu’au dernier moment, ainsi que chacun le fait pour les personnes chères. Les inspirations du cœur ne doivent-elles pas être partout uniformes ? aussi les douces coutumes de l’amitié sont-elles naturellement suivies en tout pays.

 

 

 

 

XVII.

 

 

LA FOSSEUSE.

 

 

Après avoir examiné la situation du soleil, M. Benassis dit à son compagnon :

– Nous avons encore deux heures de jour, et si vous n’êtes pas trop affamé, nous irons voir une charmante créature à laquelle je donne presque toujours le temps qui me reste entre l’heure de mon dîner et celle où mes visites sont terminées. Aussi, dans le canton, la nomme-t-on ma bonne amie. Néanmoins, ne croyez pas que ce surnom, en usage ici pour désigner une future épouse, puisse couvrir ou autoriser la moindre médisance. Quoique mes soins pour elle la rendent l’objet d’une jalousie assez concevable, l’opinion que chacun a prise de mon caractère interdit tout méchant propos. Si personne ne s’explique la fantaisie à laquelle je parais céder en faisant à la Fosseuse une rente pour qu’elle puisse vivre sans être obligée de travailler, tout le monde croit à sa vertu ; car tout le monde sait que si mon affection dépassait une fois les bornes d’une amicale protection, je n’hésiterais pas un instant à l’épouser.

– Mais, ajouta le médecin en s’efforçant de sourire, il n’y a de femme pour moi, ni dans ce canton, ni ailleurs. Un homme très expansif, mon cher monsieur, éprouve un invincible besoin de s’attacher particulièrement à une chose ou à un être, entre tous les êtres et les choses dont il est entouré, surtout quand, pour lui, la vie est déserte. Aussi, croyez-moi, monsieur, jugez toujours favorablement un homme qui aime son chien ou son cheval. Eh bien, parmi le troupeau souffrant que le hasard m’a confié, cette pauvre petite malade est pour moi, ce qu’est dans mon pays de soleil, dans le Languedoc, la brebis chérie à laquelle les bergères mettent des rubans fanés, à qui elles parlent, qu’elles laissent pâturer le long des blés, et dont jamais le chien ne hâte la marche indolente.

En disant ces paroles, M. Benassis restait debout, tenant les crins de son cheval, prêt à le monter, mais ne le montant pas, comme si le sentiment dont il était agité ne pouvait pas s’accorder avec de brusques mouvements.

– Allons, s’écria-t-il, venez la voir ! Vous mener chez elle, n’est-ce pas vous dire que je la traite comme une sœur ?

Quand les deux cavaliers furent à cheval, M. Genestas dit au médecin :

– Y a-t-il de l’indiscrétion à vous demander quelques renseignements sur votre Fosseuse ? Parmi toutes les existences que vous m’avez fait connaître, celle-là ne doit pas être la moins curieuse.

– Monsieur, répondit M. Benassis en arrêtant son cheval, il est à craindre que vous ne partagiez pas tout l’intérêt que m’inspire la Fosseuse. Sa destinée ressemble à la mienne : notre vocation a été trompée. Le sentiment que je lui porte, et les émotions que j’éprouve en la voyant, viennent de la parité de nos situations. Une fois entré dans la carrière des armes, vous avez suivi votre penchant ou vous avez pris goût à ce métier, sans quoi vous ne seriez pas resté jusqu’à votre âge sous le pesant harnais de la discipline militaire. Vous ne devez donc comprendre ni les malheurs d’une âme dont les désirs renaissent toujours, et sont toujours trahis, ni les chagrins constants d’une créature forcée de vivre ailleurs que dans sa sphère. Ce sont des souffrances qui restent un secret entre ces créatures affligées et le Dieu qui leur envoie leurs afflictions ; car elles seules connaissent la force des impressions que leur causent les évènements de la vie. Cependant, vous-même, témoin blasé de tant d’infortunes produites par le cours d’une longue guerre, n’avez-vous pas surpris dans votre cœur quelque tristesse en rencontrant un arbre dont les feuilles étaient jaunes au milieu du printemps, un arbre languissant et mourant, faute d’avoir été planté dans le terrain où se trouvaient les sucs nécessaires à son entier développement ! Dès l’âge de vingt ans, la passive mélancolie d’une plante rabougrie me faisait mal à voir ; et, aujourd’hui, je détourne la tête à cet aspect. Ma douleur d’enfant était le vague pressentiment de mes douleurs d’homme, une sorte de sympathie entre mon présent et un avenir dont alors j’apercevais instinctivement l’image dans cette vie végétale courbée avant le temps vers le terme où vont les arbres et les hommes.

– Vous le voyez, monsieur, reprit le médecin après une légère pause, parler de la Fosseuse, c’est parler de moi. La Fosseuse est une plante dépaysée ; mais une plante humaine, incessamment dévorée par des pensées tristes ou joyeuses qui se multiplient les unes par les autres. Cette pauvre fille est toujours souffrante : chez elle, l’âme tue le corps. Eh bien, monsieur, pouvais-je voir avec froideur une faible créature en proie au malheur le plus grand et le moins apprécié qu’il y ait dans notre monde égoïste ; quand, moi, homme et fort, je suis tenté de me refuser tous les soirs à porter le fardeau d’un semblable malheur ? Et peut-être m’y refuserais-je même sans une pensée religieuse qui émousse mes chagrins, et répand dans mon cœur de douces illusions. Nous ne serions pas tous les enfants d’un même Dieu, que la Fosseuse serait encore ma sœur en souffrance.

M. Benassis pressa les flancs de son cheval, et entraîna le commandant Genestas, comme s’il eût craint de continuer sur ce ton la conversation commencée.

– Monsieur, reprit-il lorsque les chevaux trottèrent de compagnie, la nature a, pour ainsi dire, créé cette pauvre fille pour la douleur, comme elle crée d’autres femmes pour le plaisir. En voyant de telles prédestinations, il est impossible de ne pas croire à une autre vie. Tout agit sur la Fosseuse. Si le temps est gris et sombre, elle est triste et pleure avec le ciel : cette expression lui appartient. Mais elle chante avec les oiseaux, se calme et se rassérène avec les cieux ; enfin, elle devient belle dans un beau jour. Un parfum délicat est pour elle un plaisir presque inépuisable. Je l’ai vue jouir pendant toute une journée de l’odeur exhalée par des résédas, après une de ces matinées pluvieuses qui développent l’âme des fleurs, qui donnent au jour et au soleil je ne sais quoi de frais et de brillant. Elle s’était épanouie avec la nature, avec toutes les plantes. Si l’atmosphère est lourde, électrisante, elle a des vapeurs que rien ne peut calmer ; alors elle se couche, et se plaint de mille maux différents, sans savoir ce qu’elle a. Ses os, me dit-elle, s’amollissent, sa chair se fond en eau. Pendant ces heures inanimées elle ne sent la vie que par la souffrance. Son cœur est en dehors d’elle : c’est encore là un de ses mots. Quelquefois, je l’ai surprise pleurant à l’aspect de certains tableaux qui se dessinent dans nos montagnes au coucher du soleil, quand de nombreux et magnifiques nuages se rassemblent au-dessus de nos cimes d’or. – Pourquoi pleurez-vous, la Fosseuse ? lui disais-je. – Je ne sais pas, monsieur, me répondait-elle. Je suis là comme une hébétée à regarder là-haut, et je ne sais plus où je suis, à force de voir. – Mais que voyez-vous donc ? –Monsieur, je ne saurais vous le dire. Puis alors, vous auriez beau la questionner pendant toute une soirée, vous n’en obtiendriez pas une seule parole ; mais elle vous lancerait des regards pleins de pensées, ou elle resterait les yeux humides, à demi silencieuse, recueillie. Son recueillement est si profond, qu’il se communique ; du moins, elle agit alors sur moi, comme un nuage trop chargé d’électricité. Un jour, je l’ai pressée de questions ; et voulant à toute force la faire causer, je lui ai dit quelques mots un peu trop vifs. Eh bien, monsieur, elle s’est mise à fondre en larmes. En d’autres moments, elle est gaie, avenante, rieuse, agissante, spirituelle ; elle cause avec plaisir, exprime des idées neuves, originales. Du reste, elle est incapable de se livrer à aucune espèce de travail suivi. Jadis, quand elle allait aux champs, elle demeurait pendant des heures entières occupée à regarder une fleur, à voir couler l’eau, ou à examiner les pittoresques merveilles qui se trouvent sous les ruisseaux clairs et tranquilles, ces jolies mosaïques composées de cailloux, de terre, de sable, de plantes aquatiques, de mousse, de sédiments bruns dont les couleurs sont si douces, dont les tons offrent de si curieux contrastes. Lorsque je suis venu dans ce pays, la pauvre fille mourait de faim. Humiliée d’accepter le pain d’autrui, elle n’avait recours à la charité publique qu’au moment où elle y était contrainte par une extrême souffrance. Souvent sa honte lui donnait de l’énergie. Alors, pendant quelques jours elle travaillait à la terre, puis elle abandonnait son ouvrage commencé, après s’y être épuisée, et faisait une maladie. À peine rétablie, elle entrait dans quelque ferme aux environs, en demandant à y prendre soin des bestiaux ; mais, après s’y être acquittée de ses fonctions avec intelligence, elle en sortait sans dire pourquoi. Son labeur journalier était sans doute un joug trop pesant pour elle, qui est tout indépendance et tout caprice. Alors elle se mettait à chercher des truffes ou des champignons, et allait les vendre à Grenoble. En ville, des babioles la tentaient. Elle oubliait sa misère en se trouvant riche de quelques menues pièces de monnaie, et achetait des rubans, des colifichets, sans penser à son pain du lendemain. Puis si quelque fille du bourg désirait la croix de cuivre, le cœur à la Jeannette ou le cordon de velours qu’elle portait, elle les lui donnait, heureuse du plaisir qu’elle faisait ; car elle vit par le cœur. Aussi la Fosseuse était-elle tour à tour aimée, plainte, méprisée ; et la pauvre fille souffrait de tout : de sa paresse, de sa bonté, de sa coquetterie. En effet, elle est coquette, friande, curieuse ; enfin, elle est femme ; elle se laisse aller à ses impressions et à ses goûts avec une naïveté d’enfant. Racontez-lui quelque belle action, elle tressaille, elle rougit, son sein palpite, elle pleure de joie. Si vous lui dites une histoire de voleurs, elle pâlira d’effroi. C’est la nature la plus vraie, le cœur le plus franc et la probité la plus délicate qui se puissent rencontrer. Malgré sa misère elle vous gardera cent pièces d’or enterrées dans un coin, et ira mendier son pain.

La voix de M. Benassis s’altéra quand il dit ces paroles.

– J’ai voulu l’éprouver, monsieur, reprit-il, et je m’en suis repenti. N’est-ce pas de l’espionnage ? de la défiance, tout au moins ?

Ici le médecin s’arrêta comme s’il faisait une réflexion secrète, puis il reprit :

– Je voudrais la marier ; je donnerais volontiers une de mes fermes à quelque brave garçon qui la rendrait heureuse, et elle le serait. Oui, la pauvre fille aimerait ses enfants à en perdre la tête, et tous les sentiments qui surabondent chez elle s’épancheraient dans celui qui les comprend tous, dans la maternité. Mais elle n’a encore rencontré personne qui lui plût. Elle est cependant d’une sensibilité dangereuse pour elle : elle le sait, et m’a fait l’aveu de sa prédisposition nerveuse, quand elle a vu que je m’en apercevais. Elle est du petit nombre de femmes sur lesquelles le moindre contact produit un frémissement dangereux. Aussi faut-il lui savoir gré de sa sagesse, de sa fierté de femme. Elle est fauve comme une hirondelle. Ah ! quelle riche nature, monsieur ! Elle était faite pour être opulente, aimée, heureuse ; elle eût été bienfaisante et constante. À vingt-deux ans, elle s’affaisse déjà sous le poids de son âme, et dépérit victime de ses fibres trop vibrantes, de son organisation trop forte ou trop délicate. Une vive passion trahie la rendrait folle, ma pauvre Fosseuse ! Après avoir étudié son tempérament, après avoir reconnu la réalité de ses longues attaques de nerfs et de ses aspirations électriques ; après l’avoir trouvée en harmonie flagrante avec les vicissitudes de l’atmosphère, avec les variations de la lune, fait que j’ai soigneusement vérifié, j’en ai pris soin, monsieur, comme d’une créature en dehors des autres, et dont la maladive existence ne pourrait être comprise que de moi. C’est, comme je vous l’ai dit, la brebis aux rubans. Mais vous allez la voir. Voici sa maisonnette.

En ce moment, ils étaient arrivés au tiers environ de la montagne par des rampes bordées de buissons qu’ils gravissaient au pas. En atteignant le tournant d’une de ces rampes, Genestas aperçut la maison de la Fosseuse.

Cette habitation était située sur la croupe de l’une des principales bosses de la montagne. Là, une jolie pelouse en pente, d’environ trois arpents, toute plantée d’arbres et d’où jaillissaient plusieurs cascades, était entourée d’un petit mur assez haut pour servir de clôture, mais pas assez pour dérober la vue du pays. La maison, bâtie en briques, et couverte d’un toit plat qui débordait de quelques pieds, faisait dans le paysage un effet charmant à voir. Elle était composée d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage dont la porte et les fenêtres avaient des contrevents peints en vert. Exposée au midi, elle n’avait ni assez de largeur ni assez de profondeur pour avoir d’autres ouvertures que celle de la façade, dont l’élégance toute rustique consistait dans une excessive propreté. La saillie des auvents était, suivant la mode allemande, doublée de planches peintes en blanc. Quelques acacias en fleurs, et d’autres arbres odoriférants, des épines roses, des plantes grimpantes, un gros noyer que l’on avait respecté, puis quelques saules pleureurs plantés dans les ruisseaux, s’élevaient autour de cette maison, derrière laquelle se trouvait un gros massif de hêtres et de sapins, large fond noir sur lequel cette jolie bâtisse se détachait vivement.

En ce moment du jour, l’air était embaumé par les différentes senteurs de la montagne et du jardin de la Fosseuse ; le ciel, pur tranquille, était nuageux à l’horizon ; dans le lointain, les cimes commençaient à prendre les teintes de rose vif que leur donne souvent le coucher du soleil. À cette hauteur, la vallée se voyait tout entière depuis Grenoble, jusqu’à l’enceinte circulaire des rochers, au bas desquels était le petit lac que Genestas avait traversé la veille. Au-dessus de la maison, et à une assez grande distance, apparaissait la ligne de peupliers qui indiquait le grand chemin du bourg à Grenoble. Enfin, le bourg, obliquement traversé par les lueurs du soleil, étincelait comme un diamant, en réfléchissant par toutes ses vitres de rouges lumières qui semblaient ruisseler.

À cet aspect, Genestas arrêta son cheval, montra les fabriques de la vallée, le nouveau bourg, la maison de la Fosseuse, et dit en soupirant :

– Après la prise d’Ulm et le retour de Napoléon aux Tuileries en 1815, voilà ce qui m’a donné le plus d’émotions douces ; et, je vous dois ce plaisir, monsieur ; car vous m’avez appris à connaître les beautés particulières qu’un homme peut trouver à l’aspect d’un pays.

– Oui, dit le médecin en souriant, il vaut mieux bâtir des villes que de les prendre.

– Oh ! monsieur, la prise d’Ulm, la reddition de Mantoue ! Mais vous ne savez donc pas ce que c’est ? N’est-ce pas notre gloire à tous ? Vous êtes un bon homme, mais Napoléon aussi. Sans l’Angleterre, vous vous seriez entendus tous deux : et il ne serait peut-être pas tombé, notre empereur. Je peux bien avouer que je l’aime, cet homme ! Maintenant, il est mort ; et, dit l’officier en regardant autour de lui, il n’y a pas d’espions ici ! Quel souverain ! Il devinait tout le monde ! Il vous aurait placé dans son conseil d’État, parce qu’il était administrateur, et grand administrateur ; jusqu’à savoir ce qu’il y avait de cartouches dans les gibernes après une affaire. Pauvre homme ! Pendant que vous me parliez de votre Fosseuse, je pensais qu’il était mort à Sainte-Hélène, lui ! Hein, ce n’était ni le climat, ni l’habitation d’un homme habitué à vivre les pieds dans les étriers et le derrière sur un trône. On dit qu’il y jardinait. Fichtre ! il n’était pas fait pour planter des choux ! Maintenant, il faut servir les Bourbons, et loyalement, monsieur ; car, après tout, la France est la France, comme vous le disiez hier.

En prononçant ces derniers mots, Genestas descendit de cheval, et imita machinalement M. Benassis, qui attachait le sien par la bride, à un arbre.

– Est-ce qu’elle n’y serait pas ? dit le médecin en ne voyant point la Fosseuse sur le seuil de la porte.

Ils entrèrent, et ne trouvèrent personne dans la salle du rez-de-chaussée.

– Elle aura entendu le pas de deux chevaux, dit M. Benassis en souriant, et sera montée pour mettre un bonnet, une ceinture, quelque chiffon.

M. Benassis laissa Genestas seul, et monta pour aller chercher la Fosseuse.

Le commandant se mit alors à examiner cette salle. Le mur était tendu d’un papier à fond gris parsemé de roses, et le plancher couvert d’une natte de paille en guise de tapis. Les chaises, le fauteuil et la table étaient en bois encore revêtu de son écorce. Des espèces de jardinières faites avec des cerceaux et de l’osier, toutes garnies de fleurs et de mousse, ornaient cette chambre. Il y avait aux fenêtres des rideaux de percale blancs à franges rouges ; sur la cheminée, une glace, un vase en porcelaine unie entre deux lampes ; près du fauteuil, un tabouret de sapin ; puis, sur la table, de la toile taillée, quelques goussets appareillés, des chemises commencées, enfin tout l’attirail d’une lingère : son panier, ses ciseaux, du fil et des aiguilles. Tout cela était propre et frais comme une coquille marine sans cassure, jetée par la mer en un coin de grève.

De l’autre côté du corridor, au bout duquel était un escalier très simple, Genestas aperçut une cuisine. Le premier étage comme le rez-de-chaussée ne devait être composé que de deux pièces.

– N’ayez donc pas peur !... disait M. Benassis à la Fosseuse. Allons, venez !

En entendant ces paroles, Genestas rentra promptement dans la salle. Bientôt une jeune fille mince et bien faite, vêtue d’une robe à guimpe de percaline rose à mille raies, se montra rouge de pudeur et de timidité. Sa figure n’était remarquable que par un certain aplatissement dans les traits, qui la faisait ressembler à ces figures cosaques et russes que les désastres de 1814 ont rendues si malheureusement populaires en France. La Fosseuse avait en effet, comme les gens du nord, le nez relevé du bout et très rentré. Sa bouche était grande ; son menton, petit ; ses mains et ses bras, très rouges ; ses pieds, larges et forts comme ceux des paysannes. Quoiqu’elle éprouvât l’action du hâle, du soleil et du grand air, son teint était pâle comme l’est une herbe flétrie ; mais cette couleur rendait sa physionomie intéressante dès le premier aspect ; puis, elle avait dans ses yeux bleus une expression si douce, dans ses mouvements tant de grâce, dans sa voix tant d’âme, que, malgré le désaccord apparent de ses traits avec les qualités que M. Benassis avait vantées au commandant, celui-ci reconnut en cette jeune fille la créature capricieuse et maladive, en proie aux souffrances d’une nature contrariée dans ses développements.

Après avoir vivement attisé son feu de mottes et de branches sèches, la Fosseuse s’assit dans son fauteuil en reprenant une chemise commencée, et resta sous les yeux de l’officier, honteuse à demi, n’osant lever les yeux, calme en apparence ; mais les mouvements précipités de son corsage, dont la beauté frappa Genestas, décelèrent sa peur.

– Hé bien, ma pauvre enfant, êtes-vous bien avancée ? lui dit M. Benassis, en maniant les morceaux de toile destinés à faire des chemises.

La Fosseuse regarda le médecin d’un air timide et suppliant :

– Ne me grondez pas, monsieur, répondit-elle ; je n’y ai rien fait aujourd’hui, quoiqu’elles me soient commandées par vous, et pour des gens qui en ont grand besoin. Mais le temps a été si beau ! Je me suis promenée. Je vous ai ramassé des champignons et des truffes blanches, que j’ai portées à Jacquotte. Elle a été bien contente, car vous avez du monde à dîner. J’ai été tout heureuse d’avoir deviné cela. Quelque chose me disait d’aller en chercher.

Et elle se remit à tirer l’aiguille.

– Vous avez là, mademoiselle, une bien jolie maison ? lui dit Genestas.

– Elle n’est point à moi, monsieur, répondit-elle en regardant l’étranger avec des yeux qui semblaient rougir. Elle appartient à M. Benassis.

Et elle reporta doucement ses regards sur le médecin.

– Vous savez bien, mon enfant, dit-il en lui prenant la main, qu’on ne vous en chassera jamais.

La Fosseuse se leva par un mouvement brusque, et sortit.

– Hé bien, dit le médecin à l’officier, comment la trouvez-vous ?

– Mais, répondit Genestas, elle m’a singulièrement ému. Comme vous lui avez gentiment arrangé son nid !

– Bah ! du papier à quinze ou vingt sous, mais bien choisi, voilà tout. Les meubles ne sont pas grand-chose, ils ont été fabriqués par mon vannier, qui a voulu me témoigner sa reconnaissance. La Fosseuse a fait elle-même les rideaux avec quelques aunes de calicot. Cette habitation, ce mobilier si simple vous semblent jolis parce que vous les trouvez sur le penchant d’une montagne, dans un pays perdu, où vous ne vous attendiez pas à rencontrer quelque chose de propre. Mais, après tout, le secret de cette élégance est dans une sorte d’harmonie entre cette maison et la nature, qui a réuni là des ruisseaux, quelques arbres bien plantés, et jeté sur cette pelouse ses plus belles herbes, ses fraisiers parfumés, ses violettes.

– Hé bien, qu’avez-vous ?..... dit M. Benassis à la Fosseuse qui revint.

– Rien, rien, répondit-elle, j’ai cru qu’une de mes poules n’était pas rentrée.

Elle mentait, mais le médecin fut seul à s’en apercevoir et lui dit à l’oreille :

– Vous avez pleuré !...

– Pourquoi me dites-vous de ces choses-là devant quelqu’un ! lui répondit-elle.

– Mademoiselle, lui dit Genestas, vous avez grand tort de rester ici toute seule. Dans une cage aussi jolie que l’est celle-ci, il vous faudrait des enfants et un mari...

– Cela est vrai, dit-elle. Mais que voulez-vous, monsieur ? je suis pauvre, et je suis difficile. Je ne me sens point d’humeur à aller porter la soupe aux champs, ou à mener une charrette ; à sentir la misère de ceux que j’aimerais, sans pouvoir la faire cesser ; à porter des enfants sur mes bras toute la journée et à rapetasser les baillons d’un homme. Monsieur le curé me dit que ces pensées sont peu chrétiennes : je le sais bien ; mais qu’y faire ? Il y a des jours où j’aime mieux ne manger qu’un morceau de pain que de m’accommoder quelque chose... Pourquoi voulez-vous que j’assomme un homme de mes défauts ? Il se tuerait peut-être pour satisfaire mes fantaisies ; et ce ne serait pas juste. Bah ! l’on m’a jeté quelque mauvais sort ; je dois le supporter toute seule.

– D’ailleurs, elle est née fainéante, ma pauvre Fosseuse, dit M. Benassis ; et il faut la prendre comme elle est.

– Mais ce qu’elle vous dit là signifie qu’elle n’a encore aimé personne !.... ajouta-t-il en riant.

Puis il se leva, et sortit pendant un moment sur la pelouse.

– Vous devez bien aimer M. Benassis ? lui demanda Genestas.

– Oh oui, monsieur. Et il y a comme moi bien des gens dans le canton qui se sentent l’envie de se mettre en pièces pour lui. Mais lui qui guérit les autres, il a quelque chose que rien ne peut guérir. Vous êtes son ami ? Vous savez peut-être ce qu’il a ? Qui donc a pu faire du chagrin à un homme comme lui ? C’est la vraie image du bon Dieu sur terre.... Il y a même ici des gens qui croient que leurs blés poussent mieux quand il a passé le matin le long de leur champ...

– Et vous, que croyez-vous ?

– Moi, monsieur... Quand je l’ai vu...

Elle parut hésiter ; puis elle ajouta :

.... Je suis heureuse pour toute la journée.

Elle baissa la tête, et tira son aiguille avec une prestesse singulière.

M. Benassis rentra.

– Hé bien, le capitaine vous a-t-il conté quelque chose sur Napoléon ?...

– Monsieur a vu l’empereur !... s’écria la Fosseuse, en regardant la figure de l’officier avec une curiosité passionnée.

– Parbleu ! dit Genestas, plus de mille fois.

– Ah ! que je voudrais savoir quelque chose de militaire !

– Demain nous viendrons peut-être prendre une tasse de café au lait chez vous... Et l’on te contera quelque chose de militaire, mon enfant, dit M. Benassis en la prenant par le col et la baisant au front.

– C’est ma fille ! voyez-vous, ajouta le médecin en se tournant vers le commandant. Lorsque je ne l’ai pas baisée au front, il me manque quelque chose dans la journée...

La Fosseuse serra la main de M. Benassis en lui disant à voix basse : – Oh ! vous êtes bien bon !...

Puis ils se dirent adieu ; mais elle les suivit pour les voir monter à cheval. Quand Genestas fut en selle :

– Qu’est-ce donc que ce monsieur-là ?.... dit-elle tout bas à Benassis.

– Ha ! ha ! répondit le médecin en mettant le pied à l’étrier, peut-être un mari pour toi !...

Elle resta debout occupée à les voir descendre la rampe ; et lorsqu’ils passèrent au bout du jardin, ils l’aperçurent déjà perchée sur un monceau de pierres pour les revoir encore et leur faire un dernier signe de tête.

– Monsieur, cette fille a quelque chose d’extraordinaire, dit Genestas au médecin, quand ils furent loin de la maison.

– N’est-ce pas ? répondit le médecin. Je me suis vingt fois dit qu’elle ferait une charmante femme ! Mais je ne saurais l’aimer autrement que comme on aime sa sœur ou sa fille. Mon cœur est mort.

– A-t-elle des parents ? demanda Genestas. Que faisaient son père et sa mère ?

– Oh ! c’est toute une histoire, reprit Benassis. Elle n’a plus ni père, ni mère, ni parents. Il n’y pas jusqu’à son nom qui ne m’ait intéressé. La Fosseuse est née dans le bourg. Son père, journalier de Saint-Laurent-du-Pont, se nommait le Fosseur, abréviation sans doute de fossoyeur ; car, depuis un temps immémorial, la charge d’enterrer les morts était restée dans sa famille. Il y a dans ce nom toutes les mélancolies du cimetière. En vertu d’une coutume romaine, encore en usage ici comme dans quelques autres pays de la France, et qui consiste à donner aux femmes le nom de leurs maris en y ajoutant une terminaison féminine, cette fille a été appelée la Fosseuse, du nom de son père. Ce journalier avait épousé par amour la femme de chambre de je ne sais quelle comtesse, dont la terre se trouve à quelques lieues du bourg. Ici, comme dans toutes les campagnes, la passion entre pour peu de chose dans les mariages. En général, les paysans veulent une femme pour avoir des enfants, pour avoir une ménagère qui leur fasse de bonne soupe et leur apporte à manger aux champs, qui leur file des chemises et raccommode leurs habits. Depuis longtemps pareille aventure n’était arrivée dans ce pays, où souvent un jeune homme quitte sa promise pour une jeune fille plus riche qu’elle de trois ou quatre arpents de terre. Le sort du Fosseur et de sa femme n’a pas été assez heureux pour déshabituer nos Dauphinois de leurs calculs intéressés. La Fosseuse, qui était une belle personne, est morte en accouchant de sa fille. Le mari prit tant de chagrin de cette perte qu’il en est mort dans l’année, ne laissant rien au monde à son enfant qu’une vie chancelante et naturellement fort précaire. La petite fut charitablement recueillie par une voisine qui l’éleva jusqu’à l’âge de neuf ans. La nourriture de la Fosseuse devenant une charge trop lourde pour cette bonne femme, elle envoya sa pupille mendier son pain dans la saison où il passe des voyageurs sur les routes. Un jour, l’orpheline ayant été demander du pain au château de la comtesse, y fut gardée en mémoire de sa mère. Élevée alors pour servir un jour de femme de chambre à la fille de la maison, qui se maria cinq ans après, la pauvre petite a été, pendant ce temps, la victime de tous les caprices des gens riches, lesquels, pour la plupart, n’ont rien de constant ni de suivi dans leur générosité ! Bienfaisants par accès ou par boutades, tantôt protecteurs, tantôt amis, tantôt maîtres, ils faussent encore la situation déjà fausse des enfants malheureux auxquels ils s’intéressent, et dont ils jouent le cœur, la vie ou l’avenir avec insouciance, les regardant comme peu de chose. La Fosseuse devint d’abord presque la compagne de la jeune héritière. Alors on lui apprit à lire, à écrire ; puis sa future maîtresse s’amusait quelquefois à lui donner des leçons de musique. Tour à tour demoiselle de compagnie et femme de chambre, on en fit un être incomplet. Elle prit là le goût du luxe, de la parure, et contracta des manières en désaccord avec sa situation réelle. Depuis, le malheur a bien rudement réformé son âme, mais il n’a pu en effacer le vague sentiment d’une destinée supérieure. Enfin, un jour bien funeste pour cette pauvre fille, la jeune comtesse, alors mariée, surprit la Fosseuse, qui n’était plus que sa femme de chambre, parée d’une de ses robes de bal, et dansant devant une glace. L’orpheline, alors âgée de seize ans, fut renvoyée sans pitié. Son indolence la fit retomber dans la misère, errer sur les routes, mendier, travailler, comme je vous l’ai dit. Souvent, elle pensait à se jeter à l’eau ; quelquefois aussi à se donner au premier venu. La plupart du temps, elle se couchait au soleil le long d’un mur, sombre, passive, la tête dans l’herbe ; alors, les voyageurs lui jetaient quelques sous, précisément parce qu’elle ne leur demandait rien. Elle est restée pendant un an à l’hôpital d’Annecy après une moisson laborieuse, à laquelle elle n’avait travaillé que dans l’espoir de mourir. Il faut lui entendre raconter à elle-même ses sentiments et ses idées durant cette période de sa vie ; elle est souvent bien curieuse dans ses naïves confidences. Enfin, elle est revenue au bourg vers l’époque où je résolus de m’y fixer. Je voulais connaître le moral de mes administrés, j’étudiai donc son caractère, qui me frappa ; puis, après avoir observé ses imperfections organiques, je résolus de prendre soin d’elle. Peut-être, avec le temps, finira-t-elle par s’accoutumer au travail de la couture ; mais, en tout cas, j’ai assuré son sort.

– Elle est bien seule là ! dit M. Genestas.

– Bah ! une de mes bergères vient coucher chez elle ! répondit le médecin. Mais vous n’avez pas aperçu les bâtiments de ma ferme qui sont au-dessus de sa maison, ils sont cachés par les sapins. Oh ! elle est en sûreté. D’ailleurs il n’y a point de mauvais sujets dans notre vallée : si, par hasard, il s’en rencontre, je les envoie à l’armée, où ils font d’excellents soldats.

– Pauvre fille ! dit Genestas.

– Ah, les gens du canton ne la plaignent point, reprit M. Benassis. Ils la trouvent au contraire bien heureuse ; mais il y a cette différence entre elle et les autres femmes, qu’à celles-ci Dieu a donné la force ; et à elle, la faiblesse. Ils ne voient pas cela.

 

 

 

 

XVIII.

 

 

UN EFFET DE SOLEIL COUCHANT.

 

 

En ce moment, les deux cavaliers débouchèrent par un sentier sur la route de Grenoble, Là. M. Benassis, ayant prévu l’effet que ce nouveau coup d’œil devait produire sur Genestas, s’arrêta d’un air satisfait, pour le regarder et jouir de sa surprise.

Deux pans de verdure hauts de soixante pieds, qui meublaient majestueusement et à perte de vue un large chemin bombé comme une allée de jardin, formaient un monument naturel qu’un homme pouvait certes s’enorgueillir d’avoir créé. Les arbres, n’ayant pas été taillés, composaient tous cette immense palme verte, qui fait, du peuplier d’Italie, un des plus magnifiques végétaux. Un côté du chemin se trouvait dans l’ombre, et sa vaste muraille de feuilles était tout à fait noire ; tandis que l’autre, fortement éclairé par les rayons du soleil couchant qui donnaient aux jeunes pousses des teintes d’or, offrait un contraste perpétuel et changeant dont les prestiges se jouaient au gré de la lumière et de la brise sur ces deux verdoyants rideaux.

– Vous devez être bien heureux ici, s’écria M. Genestas. Tout y est plaisir pour vous.

– Il n’y a que la nature, monsieur, dit le médecin, dont l’amour ne trompe pas les espérances humaines. Ici, point de déceptions ! Voilà des peupliers de dix ans ! En avez-vous jamais vu d’aussi bien venus ?

– Dieu est grand ! dit le militaire en s’arrêtant au milieu de ce chemin dont il était impossible d’apercevoir ni la fin ni le commencement.

– Vous me faites du bien ! s’écria Benassis. J’ai du plaisir à vous entendre répéter ce que je dis souvent au milieu de cette avenue. Il y a certes ici quelque chose de religieux ! Nous y sommes comme deux points, et le sentiment de notre petitesse nous rappelle toujours à Dieu.

Ils allèrent alors au pas et en silence, écoutant le bruit de leurs chevaux, dont ils entendirent dans cette galerie de verdure les pas résonner comme s’ils eussent été sous les voûtes d’une cathédrale.

– Que d’émotions dont les gens de la ville ne se doutent pas ! dit le médecin. Sentez-vous les parfums exhalés par la propolis des peupliers, et par les sueurs du mélèze ? Quelles délices !

– Écoutez ! s’écria M. Genestas, arrêtons-nous.

Alors ils entendirent dans le lointain les chants d’une voix.

– Est-ce une femme, un homme ? est-ce un oiseau ? demanda le commandant à voix basse. Est-ce la voix de ce grand paysage ?

– Il y a de tout cela, répondit le médecin en descendant de son cheval, et en l’attachant à une branche de peuplier.

Puis il fit signe à l’officier de l’imiter et de le suivre. Ils allèrent à pas lents, le long d’un sentier bordé de deux haies d’épines blanches en fleurs, qui répandaient de pénétrantes odeurs dans l’humide atmosphère du soir. Les rayons du soleil entraient dans le sentier, avec une sorte d’impétuosité que l’ombre projetée par le long rideau de peupliers rendait encore plus sensible, et ces vigoureux jets de lumière enveloppaient de leurs teintes rouges une maison située au bout de ce chemin sablonneux. Il semblait qu’il y eût une poussière d’or jetée sur son toit de chaume, ordinairement brun comme une coque de châtaigne, et dont les crêtes délabrées étaient verdies par des herbes et par des mousses. Cette chaumière se voyait à peine dans ce brouillard de lumière ; mais les vieux murs, la porte, tout y avait un éclat fugitif, tout en était fortuitement beau, comme l’est par moments une figure humaine sous l’empire de quelque passion qui l’échauffe et la colore. Il y a dans la vie en plein air de ces suavités champêtres et passagères qui nous arrachent le souhait de l’apôtre, disant à Jésus-Christ sur la montagne : Dressons une tente et restons ici.

Ce paysage semblait avoir en ce moment une voix pure et douce, autant qu’il était pur et doux, mais une voix triste autant que la lueur prête à finir à l’occident, vague image de la mort, avertissement donné dans le ciel par le soleil, comme sur terre par les fleurs, par les jolis insectes éphémères.

À cette heure, les tons du soleil sont empreints de mélancolie, et ce chant était mélancolique ; chant populaire d’ailleurs, chant d’amour et de regret, quoique jadis il ait servi d’abord la haine nationale de la France contre l’Angleterre. Mais Beaumarchais lui a récemment rendu sa vraie poésie, en le traduisant sur la scène française, et le mettant dans la bouche d’un page qui ouvre son cœur à sa marraine.

En ce moment, cet air était modulé sur un ton plaintif, mais sans paroles, par une voix qui vibrait dans l’âme et donnait envie de pleurer.

– C’est le chant du cygne ! dit M. Benassis. Dans l’espace d’un siècle, cette voix ne retentit pas deux fois aux oreilles des hommes. Hâtons-nous, il faut l’empêcher de chanter ! Cet enfant se tue ! il y aurait de la cruauté à l’écouter encore.

– Tais-toi donc, Jacques ! Allons, tais-toi ! cria M. Benassis.

La musique cessa. Genestas demeura debout, immobile et stupéfait. Un nuage couvrait le soleil. Le paysage et la voix s’étaient tus ensemble. L’ombre, le froid, le silence remplaçaient les douces splendeurs de la lumière, les chaudes émanations de l’atmosphère et les chants de l’enfant.

– Pourquoi, disait M. Benassis, me désobéis-tu ? Je ne te donnerai plus ni gâteaux de riz, ni bouillons d’escargots, ni dattes fraîches, ni pain blanc. Tu veux donc mourir et désoler ta pauvre mère ?

Genestas s’avança dans une petite cour assez proprement tenue, et vit un garçon de quinze ans, faible comme une femme, et coloré comme s’il eût mis du rouge ; blond, mais ayant peu de cheveux. Il se leva lentement du banc où il s’était placé sous un gros jasmin, sous des lilas en fleurs, qui poussant à l’aventure l’enveloppaient de leurs feuillages.

– Tu sais bien, dit M. Benassis, que je t’ai dit de te coucher avec le soleil, de ne pas t’exposer au froid du soir, et de ne pas parler. Comment t’avises-tu de chanter ?

– Dame, monsieur Benassis, il faisait bien chaud là, et c’est si bon d’avoir chaud !... J’ai toujours froid. En me sentant bien, sans y penser, je me suis mis à dire pour m’amuser : Malbrouck s’en vat en guerre, et je me suis écouté moi-même, parce que ma voix ressemblait presque à celle du flûtiau de votre berger...

– Allons, mon pauvre Jacques, que cela ne t’arrive plus, entends-tu ? Donne-moi la main.

Le médecin lui tâta le pouls.

L’enfant avait des yeux bleus habituellement empreints de douceur, mais qu’alors une expression fiévreuse rendait brillants.

– Eh bien, j’en étais sûr, tu es en sueur ! dit M. Benassis. Ta mère n’est donc pas là ?...

– Non, monsieur...

– Eh bien, rentre, et couche-toi...

Le jeune malade, suivi de M. Benassis et de l’officier, rentra dans la chaumière.

– Allumez donc une chandelle, capitaine Bluteau ! dit le médecin, qui aidait Jacques à ôter ses grossiers haillons.

Quand Genestas eut éclairé la chaumière, il fut frappé de l’extrême maigreur de cet enfant, qui n’avait que la peau et les os. Lorsque le petit paysan fut couché dans le grand lit à colonnes et à pentes, M. Benassis lui frappa sur la poitrine en écoutant le bruit qu’y produisaient ses doigts. Puis, après avoir étudié des sons de sinistre présage, il ramena la couverture sur Jacques, se mit à quatre pas, se croisa les bras et l’examina.

– Comment te trouves-tu, mon petit ?

– Bien, monsieur...

M. Benassis approcha du lit une table carrée à pieds tournés ; puis, cherchant un verre et une fiole sur le manteau de la cheminée, il composa une boisson en mêlant à de l’eau pure quelques gouttes d’une liqueur brune contenue dans la fiole, et soigneusement mesurées à la lueur de la chandelle que lui tenait Genestas.

– Ta mère est bien longtemps à revenir.

– Monsieur, elle vient, dit l’enfant ; je l’entends dans le sentier.

Le médecin et l’officier attendirent en regardant autour d’eux. Aux pieds du grand lit était un matelas de mousse, sans draps ni couverture, sur lequel couchait la mère. Elle y dormait tout habillée sans doute. Genestas montra du doigt ce lit à M. Benassis, qui inclina doucement la tête comme pour exprimer que lui aussi avait admiré déjà ce dévouement maternel. Un bruit de sabots ayant retenti dans la cour, le médecin sortit.

Il faudra veiller Jacques pendant cette nuit, mère Colas. S’il vous disait qu’il étouffe, vous lui ferez boire ce que j’ai mis dans un verre sur la table. Ayez soin de ne lui en laisser prendre chaque fois que deux ou trois gorgées. Le verre doit vous suffire pour toute la nuit. Surtout ne touchez pas à la fiole ; et, commencez par changer votre enfant, il est en sueur.

– Je n’ai point pu laver ses chemises aujourd’hui, mon cher monsieur. Il m’a fallu porter mon chanvre à Grenoble pour avoir de l’argent.

– Hé bien, je vous enverrai des chemises.

– Il est donc plus mal, mon pauvre gars ?... dit la femme.

– Il ne faut rien attendre de bon, mère Colas, il a fait l’imprudence de chanter ; mais ne le grondez pas, ne le rudoyez point. Ayez du courage. Si Jacques se plaignait trop, envoyez-moi chercher par une voisine. Adieu.

Le médecin appela son compagnon et revint par le sentier.

– Ce petit paysan est poitrinaire ?... lui dit Genestas.

– Mon Dieu oui, répondit Benassis ; et, à moins d’un miracle, rien ne peut le sauver... Nos professeurs à l’École de médecine de Paris nous ont souvent parlé du phénomène dont vous venez d’être témoin. Certaines maladies de ce genre produisent, dans les organes de la voix humaine, des changements qui donnent momentanément aux malades la faculté d’émettre des chants dont aucun virtuose ne saurait approcher.

– Je vous ai fait passer une triste journée, monsieur, dit le médecin quand il fut à cheval. Partout la souffrance, et partout la mort ; mais aussi, partout la résignation. Les gens de la campagne meurent tous philosophiquement : ils souffrent, se taisent et se couchent à la manière des animaux. Mais ne parlons plus de mort, et pressons le pas de nos chevaux. Il faut arriver avant la nuit dans le bourg, pour que vous puissiez en voir le nouveau quartier.

– Mais voilà le feu quelque part, dit Genestas en montrant un endroit de la montagne d’où s’élevait une gerbe de flammes.

– Ce feu n’est pas dangereux ! Notre chaufournier fait sans doute une fournée de chaux. C’est une industrie nouvellement venue, qui utilise nos bruyères.

Un coup de fusil partit soudain, Benassis ayant laissé échapper une exclamation involontaire, dit avec un mouvement d’impatience :

– Si c’est Butifer, nous verrons un peu qui sera le plus fort de nous deux.

– On a tiré là, lui dit Genestas en désignant un bois de hêtres situé au-dessus d’eux dans la montagne. Oui, là-haut, croyez-en l’oreille d’un vieux soldat.

– Allons-y promptement ! cria Benassis, qui, se dirigeant en ligne droite sur le petit bois, fit voler son cheval à travers les fossés et les champs, comme s’il s’agissait d’une course au clocher, tant il désirait surprendre le tireur en flagrant délit.

– L’homme que vous cherchez se sauve ! lui cria Genestas qui le suivait à peine.

M. Benassis, faisant retourner vivement son cheval, revint sur ses pas, et, bientôt, l’homme qu’il cherchait se montra sur une roche escarpée, à cent pieds au-dessus des deux cavaliers.

– Butifer, cria M. Benassis, en lui voyant un long fusil, descends !

Butifer, reconnaissant le médecin, répondit par un signe respectueux et amical, qui annonçait une parfaite obéissance.

– Je conçois, dit Genestas, qu’un homme poussé par la peur, ou par quelque sentiment violent, ait pu monter sur cette pointe de roc ; mais comment va-t-il faire pour en descendre ?

– Je ne suis pas inquiet ! répondit Benassis. Les chèvres doivent être jalouses de ce gaillard-là ? Vous allez voir !

 

 

 

 

XIX.

 

 

LE CHEMIN DU BAGNE.

 

 

Habitué, par les évènements de la guerre, à juger de la valeur intrinsèque des hommes, le commandant admira la singulière prestesse, l’élégance, la sécurité des mouvements de Butifer pendant qu’il descendait le long des aspérités de la roche au sommet de laquelle il était audacieusement parvenu ; le corps svelte et vigoureux du chasseur s’équilibrait avec grâce dans toutes les positions que l’escarpement du chemin l’obligeait à prendre, et il mettait le pied sur une pointe de roc plus tranquillement que s’il l’eût posé sur un parquet : il semblait être sûr de pouvoir s’y tenir, au besoin. Il maniait son long fusil comme s’il n’avait eu qu’une canne à la main. C’était un homme jeune, de taille moyenne, mais sec, maigre et nerveux. Genestas fut frappé de la beauté virile du braconnier quand il le vit près de lui. Butifer appartenait visiblement à cette classe de contrebandiers, et il était facile de croire qu’il devait souvent prêter son secours à ses camarades de la frontière pour passer en fraude leurs marchandises prohibées. Il avait une mâle figure brûlée par le soleil. Ses yeux, d’un jaune clair, étincelaient comme ceux d’un aigle, avec le bec duquel son nez mince, légèrement courbé par le bout, avait beaucoup de ressemblance. Les pommettes de ses joues étaient couvertes de duvet. Sa barbe, ses moustaches, ses favoris roux qu’il laissait pousser, et qui frisaient naturellement, accompagnaient sa figure, dont ils rehaussaient encore la mâle et terrible expression.

En lui tout était force : les muscles de ses mains continuellement exercées, avaient une consistance, une grosseur curieuses ; sa poitrine était large et son front plein d’une sauvage intelligence ; sa bouche rouge, entr’ouverte à demi, laissait apercevoir des dents d’une blancheur étincelante. Il avait l’air intrépide et résolu, mais calme, d’un homme habitué à risquer sa vie, et qui a si souvent éprouvé sa puissance corporelle ou intellectuelle, qu’il ne doute plus de rien, parce qu’il a connu des périls de tout genre. Il était vêtu d’une blouse déchirée par les épines, et portait à ses pieds des semelles de cuir attachées par des peaux d’anguilles. Un pantalon de toile bleue, rapiécé, déchiqueté, laissait apercevoir ses jambes rouges, fines, sèches et musculeuses comme celles d’un cerf.

– Vous voyez l’homme qui m’a tiré jadis un coup de fusil, dit à voix basse M. Benassis au commandant. Si maintenant je témoignais le désir d’être délivré de quelqu’un, il le tuerait sans hésiter...

– Butifer, reprit-il en s’adressant au braconnier, je t’ai cru vraiment homme d’honneur, et j’ai engagé ma parole, parce que j’avais la tienne. Ma promesse au procureur du roi de Grenoble était fondée sur ton serment de ne plus chasser, de devenir un homme rangé, soigneux, travailleur... C’est toi qui viens de tirer ce coup de fusil, et tu te trouves sur les terres du comte de Labranchoir... Hein ! si son garde t’avait entendu, malheureux ? Heureusement pour toi, je ne dresserai pas de procès-verbal, quoique je sois maire : ce serait une récidive ! tu n’as pas de port-d’armes ! Je t’ai laissé ton fusil par condescendance pour ton attachement à cette arme-là...

– Elle est belle, dit le commandant en reconnaissant une canardière de Saint-Étienne.

Le contrebandier leva la tête vers Genestas comme pour le remercier de cette approbation.

– Butifer, dit en continuant M. Benassis, ta conscience doit te faire des reproches ! Si tu recommences ton ancien métier, tu te trouveras encore une fois dans un parc enclos de murs, à la nuit, et alors aucune protection ne pourrait te sauver des galères. Tu serais marqué, flétri. Tu m’apporteras ce soir même ton fusil, je te le garderai.

Butifer pressa le canon par un mouvement convulsif, puis il dit :

– Vous avez raison, monsieur le maire ; j’ai tort ; j’ai rompu mon ban, je suis un chien. Mon fusil doit aller chez vous ; mais vous aurez mon héritage en me le prenant. Le dernier coup que tirera l’enfant de ma mère sera dans ma cervelle ! Que voulez-vous ! j’ai fait ce que vous avez voulu ; je me suis tenu tranquille pendant l’hiver ; mais au printemps, la sève a parti. Je ne sais point labourer, je n’ai pas le cœur de passer ma vie à engraisser des volailles ; je ne puis pas me courber pour biner des légumes, ni siffler en conduisant une charrette, ni rester à frotter le dos d’un cheval dans une écurie : il faut donc crever de faim !

– Je ne vis bien que là-haut !... dit-il après une pause, en montrant les montagnes. Depuis huit jours, j’y suis ; j’avais vu un chamois et... le chamois est là...

Il montra le haut de la roche.

– Il est à votre service ! Mon bon monsieur Benassis, laissez-moi mon fusil. Écoutez, foi de Butifer, je quitterai la commune et j’irai dans les Alpes, où les chasseurs de chamois ne me diront rien ; bien au contraire, ils me recevront avec plaisir, et j’y crèverai au fond de quelque glacier. Tenez, à parler franchement, j’aime mieux passer un an ou deux à vivre ainsi dans les hauts, sans rencontrer ni gouvernement, ni douanier, ni garde-champêtre, ni procureur du roi, que de croupir cent ans dans votre marécage ! Il n’y a que vous que je regretterai ! Les autres me scient le dos ! Quand vous avez raison, vous, au moins, vous n’exterminez pas les gens.

– Et Louise ? lui dit M. Benassis.

Butifer resta pensif.

– Hé, mon garçon, dit Genestas, apprends à lire, à écrire, viens à mon régiment, monte sur un cheval, fais-toi carabinier ! Si une fois le boute-selle sonne pour une guerre un peu propre, tu verras que le bon Dieu t’a fait pour vivre au milieu des canons, des balles, des batailles, et tu deviendras général.

– Oui, si Napoléon était revenu !... répondit Butifer.

– Tu connais nos conventions ?... lui dit M. Benassis. À la seconde contravention, tu m’as promis de te faire soldat : je te donne six mois pour apprendre à lire et à écrire ; puis, je te trouverai quelque fils de famille à remplacer.

Butifer regarda les montagnes.

– Oh ! tu n’iras pas dans les Alpes ! s’écria M. Benassis. Un homme comme toi, un homme d’honneur, plein de grandes qualités, doit servir son pays, commander une brigade, et non mourir à la queue d’un chamois. La vie que tu mènes te conduirait droit au bagne. Tes travaux excessifs t’obligent à de longs repos, et tu contracterais, à la longue, les habitudes d’une vie oisive qui détruirait toutes les idées d’ordre, qui t’accoutumerait à abuser de la force, à te faire justice toi-même ; et je veux, malgré toi, te mettre dans le bon chemin.

– Vous voulez donc que je crève de langueur, de chagrin ? J’étouffe quand je suis dans une ville. Je ne peux pas durer plus d’une journée à Grenoble quand j’y mène Louise.

– Nous avons tous des penchants qu’il faut savoir combattre, ou rendre utiles à nos semblables. Mais il est tard ; je suis pressé. Tu viendras me voir demain, en m’apportant ton fusil. Nous causerons de tout cela, mon enfant. Adieu. Vends ton chamois à Grenoble.

Les deux cavaliers s’en allèrent.

– Voilà ce que j’appelle un homme ! dit Genestas.

– Un homme en mauvais chemin, répondit Benassis ! Mais que faire ? Vous l’avez entendu. N’est-il pas déplorable de voir se perdre d’aussi belles qualités ? Que l’ennemi envahisse la France, Butifer, à la tête de cent jeunes gens, arrêterait dans la Maurienne une division pendant un mois ; mais, pendant la paix, il ne peut déployer son énergie que dans des situations où les lois sont bravées. Il lui faut une force quelconque à vaincre ; quand il ne risque pas sa vie, il lutte avec la société, il aide les contrebandiers. Ce gaillard-là passe lui seul le Rhône sur une petite barque pour porter des souliers en Savoie ; il se sauve sur un pic inaccessible, et peut y rester deux jours avec sa charge, vivant avec des croûtes de pain. Enfin, il aime le danger comme un autre aime le sommeil, et, à force de goûter le plaisir que donnent des sensations extrêmes, il s’est mis en dehors de la vie ordinaire. Moi, je ne veux pas qu’en suivant la pente insensible d’une voie mauvaise, un tel homme devienne un brigand, et meure sur un échafaud.

– Mais voyez, capitaine, comment se présente notre bourg !

M. Genestas aperçut de loin une grande place circulaire plantée d’arbres, au milieu de laquelle était une fontaine, entourée de quelques peupliers. L’enceinte en était marquée par des talus sur lesquels s’élevaient trois rangées d’arbres différents ; d’abord, des acacias ; puis, des peupliers ; et, sur le haut du couronnement, de petits ormes.

– Voilà notre champ de foire !..... dit M. Benassis. Puis la grand-rue commence par les deux belles maisons dont je vous ai parlé : celle du juge de paix et celle du notaire.

Ils entrèrent alors dans une large rue assez soigneusement pavée en gros cailloux, et de chaque côté de laquelle il y avait une centaine de maisons neuves, presque toutes séparées par des jardins. L’église, dont le portail formait une jolie perspective, se trouvait au bout de cette rue, à moitié de laquelle il y en avait deux autres nouvellement tracées, et où s’élevaient déjà plusieurs maisons. La mairie, située sur la place de l’église, faisait face au presbytère.

À mesure que M. Benassis passait, aussitôt les femmes, les enfants et les hommes, dont la journée était finie, arrivaient sur leurs portes. Les uns lui ôtaient leurs bonnets ; les autres lui disaient bonjour ; les petits enfants criaient en venant autour de son cheval, comme si la bonté de la monture leur fût connue autant que celle du maître. C’était une allégresse sourde qui, semblable à tous les sentiments profonds, avait sa pudeur particulière et son attraction communicative.

En voyant la manière dont était reçu le médecin, M. Genestas le trouva bien modeste en se souvenant de la manière dont il lui avait parlé la veille de l’affection que lui portaient les habitants du canton. C’était, certes, la plus douce des royautés, celle dont les titres sont écrits dans le cœur des sujets, royauté vraie d’ailleurs. Quelque lointains que puissent être les rayonnements de la gloire ou du pouvoir dont jouit un homme, son âme a bientôt fait justice des sentiments que lui procure son action extérieure, et il s’aperçoit promptement de son néant réel, en ne trouvant rien de changé, rien de nouveau, rien de plus grand dans l’exercice de ses facultés physiques. Les rois, eussent-ils la terre à eux, sont condamnés, comme les autres hommes, à vivre dans un petit cercle dont ils subissent les lois, et leur bonheur dépend des impressions personnelles qu’ils y éprouvent. Or, M. Benassis ne rencontrait partout autour de lui qu’obéissance et amitié dans le canton.

 

 

 

 

XX.

 

 

PROPOS DE BRAVES GENS.

 

 

– Arrivez donc, monsieur ! dit Jacquotte. Il y a joliment longtemps que ces messieurs vous attendent. C’est toujours comme ça ! Vous me faites manquer mon dîner quand il faut qu’il soit bon. Maintenant, tout est pourri de cuire.

– Eh bien, nous voilà ! répondit en souriant M. Benassis.

Les deux cavaliers descendirent de cheval, se dirigèrent vers le salon, où se trouvaient les personnes invitées par le médecin.

– Messieurs, dit Benassis en prenant Genestas par la main, j’ai l’honneur de vous présenter M. Bluteau, capitaine au régiment de cavalerie en garnison à Grenoble, un vieux soldat qui m’a promis de rester quelque temps ici.

Puis, s’adressant à Genestas, il lui montra un grand homme sec, à cheveux gris et vêtu de noir.

– Monsieur, lui dit-il, est M. Dufau, le juge de paix dont je vous ai déjà parlé, et qui a si fortement contribué à la prospérité de la commune.

– Monsieur, reprit-il en le mettant en présence d’un jeune homme maigre, pâle, de moyenne taille, également vêtu de noir et qui portait des lunettes, monsieur est M. Tonnelet, le gendre de M. Gravier, et le premier notaire qu’aura eu notre bourg.

Puis, se tournant vers un gros homme, demi-paysan, demi-bourgeois, à figure grossière, bourgeonnée, mais pleine de bonhomie :

– Monsieur, dit-il en continuant, est mon digne adjoint, M. Cambon, le marchand de bois, à qui je dois la bienveillante confiance que m’accordent les habitants. Il est un des créateurs du chemin que vous avez admiré.

– Je n’ai pas besoin, ajouta M. Benassis en montrant le curé, de vous dire ce qu’est monsieur. En voyant notre bon pasteur, M. Janvier, personne ne peut se défendre de l’aimer.

La figure du prêtre fixa l’attention du militaire par l’expression d’une beauté toute morale dont les séductions étaient irrésistibles. En effet, au premier aspect, le visage de M. Janvier pouvait paraître disgracieux, tant les lignes en étaient sévères et heurtées. Sa petite taille, sa maigreur, son attitude, annonçaient une grande faiblesse physique ; mais sa physionomie, toujours placide, attestait la profonde paix intérieure du chrétien, et la force qu’engendre la chasteté de l’âme. Ses yeux, où semblait se refléter le ciel, trahissaient l’inépuisable foyer de charité qui consumait son cœur. Ses gestes rares et naturels étaient ceux d’un homme modeste, et ses mouvements avaient la pudique simplicité de ceux des jeunes filles. Sa vue inspirait le respect, et le désir vague d’entrer dans son intimité.

– Ah ! monsieur le maire !... s’écria-t-il à deux reprises, comme pour échapper à l’éloge que faisait de lui M. Benassis.

Le son de sa voix remua les entrailles du commandant, qui fut jeté dans une rêverie presque religieuse par les deux mots insignifiants de ce prêtre inconnu.

– Messieurs, dit Jacquotte en entrant jusqu’au milieu du salon, et y restant le poing sur la hanche, votre soupe est sur la table.

Alors, sur l’invitation de M. Benassis, qui les interpella chacun à leur tour pour éviter les politesses de préséance, les cinq convives du médecin passèrent dans la salle à manger, et s’y attablèrent, après avoir entendu le Benedicite que le curé prononça sans emphase et à demi-voix.

La table était couverte d’une nappe de cette toile damassée inventée sous Henri IV par les frères Graindorge, habiles manufacturiers qui ont donné leur nom à ces épais tissus si connus des ménagères. Ce linge étincelait de blancheur, et sentait le thym dont Jacquotte parfumait ses lessives. La vaisselle était en faïence blanche bordée de bleu, parfaitement conservée. Les carafes avaient cette antique forme octogone, dont la province seule conserve quelque souvenir. Les manches des couteaux, tous en corne travaillée, représentaient des figures bizarres. En examinant ces objets d’un luxe ancien, et néanmoins presque neufs, chacun les trouvait en harmonie avec la bonhomie et la franchise du maître de la maison. L’attention de Genestas s’arrêta pendant un moment sur le couvercle de la soupière que couronnaient des légumes en relief très bien coloriés, à la manière de Bernard de Palissy, célèbre artiste du seizième siècle.

Il y avait de l’originalité dans cette réunion. Les têtes vigoureuses de M. Benassis et de Genestas contrastaient admirablement avec la tête apostolique de M. Janvier ; de même que les visages flétris du juge de paix et de l’adjoint faisaient ressortir la jeune figure du notaire. La société semblait être représentée par ces physionomies diverses sur lesquelles se peignaient également le contentement de soi, du présent, et la foi dans l’avenir ; seulement M. Tonnelet et M. Janvier, peu avancés dans la vie, aimaient à scruter les évènements futurs qu’ils sentaient leur appartenir ; tandis que les autres convives devaient ramener de préférence la conversation sur le passé ; mais tous envisageaient gravement les choses humaines. Leurs opinions réfléchissaient une double teinte mélancolique : l’une avait la pâleur des crépuscules du soir, c’était le souvenir presque effacé de joies qui ne devaient plus renaître ; l’autre, comme l’aurore, donnait l’espoir nuancé d’un beau jour.

– Vous devez avoir eu beaucoup de fatigue aujourd’hui, monsieur le curé, dit M. Cambon.

– Oui, monsieur, répondit M. Janvier. L’enterrement du pauvre crétin et celui du père Pelletier se sont faits à des heures différentes.

– Nous allons maintenant pouvoir démolir les masures du vieux village, dit M. Benassis à son adjoint. Ce défrichis de maisons nous vaudra bien, au moins, un arpent de prairies ; et la commune gagnera de plus les cent cinquante francs que nous coûtait l’entretien de Chautard-le-crétin.

– Nous devrions allouer pendant trois ans ces cent cinquante francs, à la construction d’un ponceau sur le chemin d’en bas, à l’endroit du grand ruisseau, dit M. Cambon. Les gens du bourg et de la vallée ont pris l’habitude de traverser la pièce de Jean-François Pastoureau, et finiront par la gâter de manière à nuire beaucoup à ce pauvre bonhomme.

– Certes, dit le juge de paix, cet argent ne saurait avoir un meilleur emploi. À mon avis, l’abus des sentiers est une des grandes plaies de la campagne. Le dixième des procès portés devant les tribunaux de paix a pour cause d’injustes servitudes. L’on attente ainsi presque impunément au droit de propriété dans une foule de communes. Le respect des propriétés et le respect de la loi sont deux sentiments souvent méconnus en France, et qu’il est bien nécessaire d’y développer. Il semble déshonorant à beaucoup de gens de prêter assistance aux lois, et le : Va te faire pendre ailleurs ! phrase proverbiale qui semble dictée par un sentiment de générosité louable, n’est au fond qu’une formule hypocrite qui sert à gazer notre égoïsme ; au fond nous manquons de patriotisme. Le véritable patriote est le citoyen assez pénétré de l’importance des lois pour les faire exécuter, même à ses risques et périls. Laisser aller en paix un malfaiteur, n’est-ce pas se rendre coupable de ses crimes futurs ?

– Tout se tient, dit M. Benassis. Si les maires entretenaient bien leurs chemins, il n’y aurait pas tant de sentiers. Puis, si les conseillers municipaux étaient plus instruits, ils soutiendraient le propriétaire et le maire, quand ils s’opposent à l’établissement d’une injuste servitude ; tous feraient comprendre aux gens ignorants que le château, le champ, la chaumière, l’arbre, sont également sacrés ; et que le DROIT ne s’augmente ni ne s’affaiblit par les différentes valeurs des propriétés. Mais de telles améliorations ne sauraient s’obtenir promptement : elles tiennent principalement au moral des populations, que nous ne pouvons pas complètement réformer sans l’efficace intervention des curés. Ceci ne s’adresse point à vous, monsieur Janvier...

– Je ne le prends pas non plus pour moi, répondit en riant le curé. J’entre peut-être un peu trop avant dans vos vues administratives, en négligeant de prêcher à mes ouailles les dogmes de la religion catholique. J’ai toujours tâché, dans mes instructions pastorales relatives au vol, d’inculquer aux habitants de la paroisse les mêmes idées que vous venez d’émettre sur le Droit. En effet, Dieu ne pèse pas le vol d’après la valeur de l’objet volé ; il juge le voleur. Tel a été le sens des paroles que j’ai tenté d’approprier à l’intelligence de mes paroissiens.

– Vous avez réussi, monsieur le curé, dit M. Cambon. Je puis juger des changements que vous avez produits dans les esprits, en comparant l’état actuel de la commune à son état passé. Il y a, certes, peu de cantons où les ouvriers soient aussi scrupuleux que le sont les nôtres sur le temps voulu du travail. Les bestiaux sont bien gardés, et ne causent de dommages que par hasard. Les bois sont respectés. Enfin vous avez très bien fait entendre à nos paysans que le loisir des riches est la récompense d’une vie économe et laborieuse.

– Alors, dit Genestas, vous devez être assez content de vos fantassins, monsieur le curé ?

– Monsieur le capitaine, répondit le prêtre, il ne faut s’attendre à trouver des anges nulle part, ici bas. Partout où il y a misère, il y a souffrance ; et la souffrance, la misère sont des forces vives qui ont leurs abus comme le pouvoir a les siens. Quand des paysans ont fait deux lieues pour aller à leur ouvrage, et reviennent bien fatigués le soir, ils voient des chasseurs passer à travers les champs et les prairies pour regagner plus tôt la table. Or, qui doit être privilégié dans l’abus du sentier dont ces messieurs se plaignaient tout à l’heure : celui qui souffre, ou celui qui s’amuse ? Aujourd’hui, les riches et les pauvres nous donnent autant de mal les uns que les autres. La foi, de même que le pouvoir, doit toujours descendre des hauteurs ou célestes ou sociales ; et certes, il y a, de nos jours, relativement à l’état général de la société, moins de foi dans les classes élevées qu’il n’y en a parmi le peuple, à qui Dieu promet un jour le ciel en récompense de ses maux patiemment supportés. Tout en me soumettant à la discipline ecclésiastique et à la pensée de mes supérieurs, je crois que, pendant longtemps, nous devrions être moins exigeants sur les questions du culte, et tâcher de ranimer le sentiment religieux au cœur des régions moyennes, là où l’on discute le christianisme au lieu d’en pratiquer les maximes. Le philosophisme du riche a été d’un bien fatal exemple pour le pauvre, et a causé de trop longs interrègnes dans le royaume de Dieu. Ce que nous obtenons aujourd’hui des paysans dépend entièrement de notre caractère personnel. N’est-ce pas un malheur que la foi d’une commune tienne à un homme ? Lorsque le christianisme aura fécondé de nouveau l’ordre social, en imprégnant toutes les classes de ses doctrines conservatrices, espérons que son culte ne sera plus mis en question. Le culte d’une religion est sa forme, et les sociétés ne subsistent que par la forme. À vous des drapeaux, à nous la croix.

– Monsieur le curé, je voudrais bien savoir, dit Genestas en interrompant M. Janvier, pourquoi vous empêchez ces pauvres gens de s’amuser en leur interdisant la danse ?

– Monsieur le capitaine, répondit le curé, nous ne haïssons pas la danse en elle-même ; nous la proscrivons comme la cause de l’immoralité qui trouble la paix, et corrompt les mœurs de la campagne. Purifier l’esprit de la famille, maintenir la sainteté de ses liens, n’est-ce pas couper le mal social dans sa racine ?

– Je sais, dit M. Tonnelet, que, dans ce canton comme ailleurs, il y a des désordres ; mais ils deviennent rares. Si quelques paysans ne se font pas scrupule de prendre, en labourant, un sillon de terre au voisin, ou d’aller couper des osiers chez autrui quand il leur en faut, ce sont des peccadilles en les comparant aux péchés des gens de ville ; et, vraiment, je trouve les paysans de cette vallée aussi religieux que possible...

– Oh ! religieux, dit en souriant le curé. Il n’y a pas encore fanatisme.

– Mais, monsieur le curé, reprit Cambon, si les gens du bourg allaient tous les matins à la messe ; s’ils se confessaient à vous chaque semaine, il serait difficile que les champs fussent cultivés, et trois prêtres ne pourraient suffire à la besogne.

– Monsieur, reprit le curé, travailler c’est prier. La pratique emporte la connaissance des principes religieux qui font vivre les sociétés.

– Et que faites-vous donc du patriotisme ? dit Genestas.

– Le patriotisme, répondit gravement le curé, n’inspire que des sentiments passagers, la religion les rend durables. Le patriotisme est un mépris momentané de l’intérêt personnel, et le christianisme est un système complet d’opposition aux tendances dépravées de l’homme.

– Cependant, monsieur, pendant les guerres de la révolution, le patriotisme...

– Oui, pendant la révolution nous avons fait des merveilles, dit M. Benassis en interrompant Genestas ; mais vingt ans après, en 1814, notre patriotisme était déjà mort ; tandis que la France et l’Europe se sont jetées sur l’Asie douze fois en cent ans, poussées par une pensée religieuse.

– Peut-être, dit le juge de paix, est-il facile d’atermoyer les intérêts matériels qui causent les combats de peuple à peuple, tandis que les guerres entreprises pour soutenir des dogmes sont interminables, l’objet n’en étant pas précis.

– Hé bien, monsieur, vous ne servez donc pas le poisson ? dit Jacquotte, qui, aidée par Nicolle, avait enlevé les assiettes.

Fidèle à ses habitudes, la cuisinière apportait chaque plat l’un après l’autre, coutume qui a l’inconvénient d’obliger les gourmands à manger considérablement, et de faire délaisser les meilleures choses par les gens sobres dont la faim s’est apaisée sur les premiers mets.

– Oh ! monsieur, dit le prêtre au juge de paix, comment pouvez-vous avancer que les guerres de religion n’avaient pas de but précis ! Autrefois la religion était si bien liée aux sociétés, que les intérêts matériels ne pouvaient se séparer des questions religieuses : aussi chaque soldat savait-il très bien pourquoi il se battait.....

– Si l’on s’est tant battu pour la religion, dit Genestas, il faut donc que Dieu en ait bien imparfaitement bâti l’édifice : une institution divine ne doit-elle pas frapper les hommes par son caractère de vérité ?

Tous les convives regardèrent le curé.

– Messieurs, dit M. Janvier, la religion se sent, et ne se définit pas. Nous ne sommes juges ni des moyens, ni de la fin du Tout-Puissant.

– Alors, il faut obéir à Dieu, selon vous, ou le diable m’emporte !

– Mais, monsieur, les hommes ont beaucoup perdu à sortir des voies tracées par le christianisme. L’Église, dont peu de personnes s’avisent de lire l’histoire, et que l’on juge d’après certaines opinions erronées, répandues à dessein dans le peuple, a offert le modèle parfait du gouvernement que les hommes cherchent à établir aujourd’hui. Le principe de l’élection en a fait longtemps une grande puissance politique. Il n’y avait pas autrefois une seule institution religieuse qui ne fût basée sur la liberté, sur l’égalité. Toutes les voix coopéraient à l’œuvre. Mais le supérieur élu, l’obéissance la plus aveugle lui était due. Alors l’abbé, l’évêque, le pape, le général d’ordre, le principal, étaient choisis consciencieusement d’après les besoins du clergé, dont ils exprimaient la pensée. Aussi, dans le temps où l’intelligence humaine s’était réfugiée dans l’Église pour s’opposer à la force matérielle qui régnait alors, n’existait-il pas une œuvre de pouvoir que le prêtre n’ait inspirée ; pas une œuvre d’art à laquelle il n’ait mis la main. N’a-t-il pas été le père de la classe moyenne ? L’Église a défendu les peuples contre leurs ennemis, parce que l’Église procédait directement du peuple. Mais elle a eu des possessions territoriales, et c’est ce qui l’a perdue. Si le prêtre a des propriétés privilégiées, il semble oppresseur. Si l’État le paie, il devient un fonctionnaire : il doit son temps, son cœur et sa vie, les citoyens lui font un devoir de ses vertus ; alors la bienfaisance, tarie dans le principe du libre arbitre, se dessèche dans son cœur. Mais que le prêtre soit pauvre, qu’il soit volontairement prêtre, sans autre appui que Dieu, sans autre fortune que le secours des fidèles, il redevient le missionnaire de l’Amérique, il s’institue apôtre, il est le prince du bien. Enfin, il ne règne que par le dénuement, et succombe par l’opulence.

M. Janvier avait subjugué l’attention, et tous les convives se taisaient en méditant des paroles aussi nouvelles dans la bouche d’un simple curé.

– Monsieur Janvier, au milieu des vérités que vous avez exprimées, il se rencontre une grave erreur, dit M. Benassis. Je n’aime pas, vous le savez, à discuter les intérêts généraux mis en question par les écrivains et par le pouvoir modernes. À mon avis, un homme qui conçoit un système politique doit, s’il se sent la force de l’appliquer, se taire, s’emparer du pouvoir et agir. Mais s’il reste dans l’heureuse obscurité du simple citoyen, n’est-ce pas folie que de vouloir convertir les masses par des discussions individuelles ? Néanmoins, je vais vous combattre, mon cher pasteur, parce qu’ici je m’adresse à des gens de bien, habitués à mettre leurs lumières en commun, pour chercher en toute chose le vrai. Mes pensées pourront vous paraître étranges ; mais elles sont le fruit des réflexions que m’ont inspirées les catastrophes de nos quarante dernières années.

Le suffrage universel que réclament aujourd’hui les personnes appartenant à l’opposition dite constitutionnelle, fut un principe excellent dans l’Église, parce que les individus y étaient tous instruits, disciplinés par le sentiment religieux, imbus du même système, sachant bien ce qu’ils voulaient et où ils allaient. Mais le triomphe des idées avec lesquelles le libéralisme moderne fait imprudemment la guerre au gouvernement prospère des Bourbons serait la perte de la France et des libéraux eux-mêmes. Les chefs du côté gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, à Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la bannière de l’opposition, les supériorités sociales contre lesquelles sa vanité regimbe, ce triomphe serait immédiatement suivi d’un combat soutenu par la bourgeoisie contre le peuple, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse ; mesquine, il est vrai, mais dont les fortunes et les privilèges lui seraient d’autant plus odieux qu’il les sentirait de plus près. Dans ce combat, la société, je ne dis pas la nation, périrait de nouveau ; parce que le triomphe, toujours momentané, de la masse souffrante implique les plus grands désordres. Il suit de là qu’un gouvernement n’est jamais plus fortement organisé, conséquemment plus parfait, que lorsqu’il est établi pour la défense d’un privilège plus restreint. Ce que je nomme en ce moment le PRIVILÈGE, n’est pas un de ces doits abusifs, concédés jadis à certaines personnes au détriment de tous ; non, il exprime plus particulièrement le cercle social dans lequel se renferment les évolutions du pouvoir. Le pouvoir est en quelque sorte le cœur d’un État ; or, dans toutes ces créations, la nature a resserré le principe vital, pour lui donner plus de ressort ; ainsi, du corps politique.

Je vais expliquer ma pensée par des exemples.

Admettons en France cent pairs, ils ne causeront que cent froissements ; mais abolissez la pairie, tous les gens riches deviennent des privilégiés : au lieu de cent, vous en aurez dix mille. En effet, pour le peuple, le droit de vivre sans travailler constitue un privilège : à ses yeux, qui consomme sans produire est un spoliateur ; il veut des travaux visibles, et ne tient aucun compte des productions intellectuelles qui l’enrichissent. Ainsi donc, en multipliant les froissements, vous établissez un combat sur tous les points du corps social. Or, quand l’attaque et la résistance sont générales, la ruine d’un pays est imminente.

L’histoire se charge d’appuyer mon principe.

La république romaine a dû la conquête du monde à la constitution des privilèges sénatoriaux. Le sénat maintenait fixe la pensée intime du pouvoir. Mais lorsque les chevaliers et les hommes nouveaux eurent étendu le privilège du patriciat, la chose publique a été perdue. Malgré Sylla, et après César, Tibère en a fait l’empire romain, système où le pouvoir s’étant concentré dans la main d’un seul homme, a donné quelques siècles de plus à cette grande domination. L’empereur n’était plus à Rome, quand la ville éternelle tomba sous les Barbares.

Lorsque notre sol fut conquis, les Francs, qui se le partagèrent, inventèrent le gouvernement féodal pour se garantir leurs possessions particulières. Les trente ou quarante chefs qui possédèrent le pays établirent leurs institutions dans le but de défendre les privilèges acquis par la conquête. Aussi, la féodalité dura-t-elle tant que le privilège fut restreint. Mais quand les hommes de cette nation, véritable traduction du mot gentilshommes, au lieu d’être cinq cents furent cinquante mille, il y eut révolution. Trop étendue, l’action du pouvoir n’avait plus ni ressort ni force.

Donc, le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pour objet d’augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l’effet inévitable de ce changement. Si cette perturbation arrive, elle aura pour moyen le droit de suffrage étendu sans mesure aux masses. Qui vote, discute. Or, les pouvoirs discutés n’existent pas, et il est impossible d’imaginer une société sans pouvoir. Mais qui dit pouvoir dit force : la force doit reposer sur des choses jugées.

Telles sont les raisons qui m’ont conduit à penser que le principe de l’élection est un des plus funestes à l’existence des gouvernements modernes. Certes, je crois avoir assez prouvé mon attachement à la classe pauvre et souffrante, je ne saurais être accusé de vouloir son malheur ; mais tout en l’admirant dans la voie laborieuse où elle chemine, sublime de patience et de résignation, je la déclare incapable de participer au gouvernement. Les prolétaires me semblent les mineurs d’une nation ; ils doivent toujours rester en tutelle. Ainsi, messieurs, le mot élection me semble prêt à causer autant de dommages qu’en ont fait les mots conscience et liberté, mal compris, mal définis, et jetés aux peuples comme des symboles de révolte et des ordres de destruction. La tutelle des masses me semble donc une chose juste et nécessaire au soutien des sociétés.

– Ce système rompt si bien en visière à nos idées d’aujourd’hui, dit Genestas en interrompant le médecin, que nous avons un peu le droit de vous demander d’expliquer les raisons qui vous ont suggéré vos opinions.

– Les voulez-vous ? capitaine : écoutez-moi bien.

– Qu’est-ce que dit donc notre maître ? cria Jacquotte en sortant de la salle à manger et rentrant dans sa cuisine. Ne voilà-t-il pas ce pauvre cher homme qui leur conseille d’écraser le peuple !... Et ils l’écoutent !

– Je n’aurais jamais cru cela de M. Benassis, répondit Nicolle.

– Si je réclame des lois de fer pour contenir la masse ignorante, reprit le médecin après une légère pause, je veux que le système social ait des réseaux faibles et complaisants, pour laisser surgir de la foule quiconque a le vouloir, et se sent les facultés de s’élever vers les classes supérieures. Tout pouvoir tend à sa conservation. Pour vivre, aujourd’hui comme autrefois, tout gouvernement doit s’assimiler les hommes forts, partout où ils sont, afin de s’en faire des défenseurs, et d’enlever aux masses les gens d’énergie qui les soulèvent. En offrant à l’ambition publique des chemins à la fois ardus et faciles, ardus aux velléités incomplètes, faciles aux volontés réelles, un État prévient les révolutions que cause la gêne du mouvement ascendant des supériorités véritables vers leur niveau.

Après quarante années de tourmentes, je crois qu’il est à peu près prouvé à un homme de sens que les supériorités sont une conséquence de l’ordre social. Elles sont de trois sortes, et incontestables : supériorité de pensée, supériorité politique, supériorité de fortune. N’est-ce pas l’art, le pouvoir et l’argent, ou autrement : le principe, le moyen et le résultat ? Or, comme, en supposant table rase, les unités sociales parfaitement égales, les naissances en même proportion, et donnant à chaque famille une même portion de terre, vous retrouveriez en peu de temps les irrégularités de fortune actuellement existantes, il résulte de cette vérité flagrante que les supériorités de fortune, de pensée et de pouvoir, sont un fait à subir, un fait que la masse considère toujours comme oppressif, en voyant des privilèges illégitimes dans les droits justement acquis.

Alors le contrat social, partant de cette base, sera toujours un pacte perpétuel entre ceux qui possèdent contre ceux qui ne possèdent pas. Si ce principe est juste, les lois doivent être faites par ceux auxquels elles profitent le plus, car ceux-là doivent avoir l’instinct de leur conservation, et prévoir leurs dangers : ils sont plus intéressés à la tranquillité de la masse que ne l’est la masse elle-même : il faut aux peuples du bonheur tout fait.

Or, en nous mettant à ce point de vue pour considérer la société, si nous l’embrassons dans son ensemble, vous allez bientôt reconnaître avec moi que le droit d’élection doit être restreint aux hommes qui possèdent, soit la fortune, soit le pouvoir, soit l’intelligence ; et vous reconnaîtrez également que leurs mandataires ne doivent avoir que des fonctions très rétrécies.

Le législateur, messieurs, doit être supérieur à son siècle, il doit constater la tendance des erreurs générales, et préciser les points vers lesquels inclinent les idées d’une nation. Il travaille donc encore plus pour l’avenir que pour le présent ; plus pour la génération qui grandit que pour celle qui s’écoule. Or, si vous appelez la masse à faire la loi, la masse peut-elle être supérieure à elle-même ? Non. Plus l’assemblée représentera fidèlement les opinions de la foule, et moins elle aura l’entente du gouvernement ; moins ses vues seront élevées ; moins précise, plus vacillante sera sa législation. La loi emporte un assujettissement à des règles. Or, toute règle est en opposition aux mœurs naturelles, aux intérêts de l’individu. La masse portera-t-elle des lois contre elle-même ? Non. Souvent la tendance des lois doit être en raison inverse de la tendance des mœurs. Mouler les lois sur les mœurs générales, ne serait-ce pas donner, en Espagne, des primes d’encouragement à l’intolérance religieuse et à la fainéantise ; en Angleterre, à l’esprit mercantile ; en Italie, à l’amour des arts destinés à exprimer la société, mais qui ne doivent pas être toute la société ; en Allemagne, aux classifications nobiliaires ; en France, à l’esprit de légèreté, à la vogue des idées, aux factions qui nous ont toujours dévorés. Qu’est-il arrivé depuis plus de quarante ans que les collèges électoraux mettent la main aux lois ? nous avons quarante mille lois ! un peuple qui a quarante mille lois, n’a pas de loi. Cinq cents intelligences médiocres, image d’une masse nécessairement médiocre, peuvent-elles avoir la force de s’élever à ces considérations ? Non. Les hommes sortis de cinq cents localités différentes ne comprendront jamais d’une même manière l’esprit de la loi, et la loi doit être une.

Mais, je vais plus loin.

Tôt ou tard une assemblée tombe sous le sceptre d’un homme, et au lieu d’avoir des dynasties de rois, vous avez les changeantes et coûteuses dynasties des premiers ministres. Au bout de toute délibération, se trouvent Mirabeau, Danton, Robespierre ou Napoléon, des proconsuls ou un empereur. En effet, il faut une quantité déterminée de force pour soulever un poids déterminé. Cette force peut être distribuée sur un plus ou moins grand nombre de leviers ; mais, en définitive, la force doit être proportionnée au poids ; et ici, le poids, c’est la masse ignorante et souffrante qui forme la première assise de toutes les sociétés. Or, le pouvoir étant de sa nature répressif, il lui faut une grande concentration pour opposer une résistance égale au mouvement de l’action populaire. C’est l’application du principe que je viens de développer en vous parlant de la restriction du privilège gouvernemental.

Or, si vous assemblez des gens à talent, ils se soumettent à cette loi naturelle et y soumettent le pays ; si vous assemblez des hommes médiocres, ils sont vaincus tôt ou tard par le génie supérieur. Le député de talent sent la raison d’État, le député médiocre transige avec la force. En somme, une assemblée cède à une idée, comme la Convention pendant la Terreur ; à une puissance, comme le Corps législatif sous Napoléon ; à un système ou à l’argent, comme aujourd’hui. L’incorruptible assemblée que rêvent quelques bons esprits est impossible ; ceux qui la veulent sont des dupes toutes faites, ou des tyrans futurs.

Une assemblée délibérante qui discute les dangers d’une nation quand il faut la faire agir, ne vous semble-t-elle donc pas ridicule ? Deux assemblées faisant des lois ne sont-elles pas le comble de la folie ? Que le peuple ait des mandataires chargés d’accorder ou de refuser les impôts, voilà qui est juste, et qui a existé de tout temps, sous le plus cruel tyran comme sous le prince le plus débonnaire : l’argent est insaisissable, et l’impôt a d’ailleurs des bornes naturelles au-delà desquelles une nation se soulève pour le refuser, ou se couche pour mourir. Que ce corps électif et changeant comme les besoins, comme les idées qu’il représente, s’oppose à concéder l’obéissance de tous à une loi mauvaise, tout est bien. Mais supposer que cinq cents hommes, venus de tous les coins d’un empire, feront une bonne loi, n’est-ce pas une mauvaise plaisanterie dont les peuples sont tôt ou tard victimes ? Ils changent de tyrans, voilà tout. Donc le pouvoir, la loi doivent être l’œuvre d’un seul, dont, par la force des choses, les actions sont soumises à l’approbation de tous.

Mais les modifications apportées à l’exercice du pouvoir soit d’un seul, soit de plusieurs, soit de la multitude, doivent toujours se trouver dans les institutions religieuses et civiles d’un peuple. La religion est le seul contrepoids vraiment efficace aux abus du pouvoir. Si le sentiment religieux périt chez une nation, elle devient séditieuse par principe, et le prince, tyran par nécessité. Les chambres qu’on interpose entre les souverains et les sujets ne sont que des palliatifs à ces deux tendances. Les assemblées, selon ce que je viens de dire, deviennent complices ou de l’insurrection ou de la tyrannie. Néanmoins le gouvernement d’un seul, vers lequel je penche, n’est pas bon d’une bonté absolue, parce que les résultats de la politique dépendront éternellement des mœurs et des croyances. Si une nation est vieillie, si le philosophisme et l’esprit de discussion l’ont corrompue jusqu’à la moelle des os, cette nation marche au despotisme malgré les formes de la liberté ; de même que les peuples sages savent presque toujours trouver la liberté sous les formes du despotisme.

De tout ceci résulte la nécessité d’une grande restriction des droits électoraux ; d’un pouvoir fort ; d’une religion puissante pour rendre le riche ami du pauvre, et le pauvre résigné ; d’une grande diffusion de lumières, pour faire accéder à la propriété le plus grand nombre possible de prolétaires : puis une urgence incroyable de réduire les assemblées à la question de l’impôt et à l’enregistrement des lois, en leur en enlevant la confection directe.

Il existe dans plusieurs têtes d’autres idées, je le sais. Aujourd’hui, comme autrefois, il se rencontre des esprits ardents à chercher le mieux, et qui voudraient ordonner les sociétés plus sagement qu’elles ne le sont ; mais les innovations qui tendent à opérer de véritables déménagements sociaux ont besoin d’une sanction universelle. Aux novateurs, la patience. Quand je mesure le temps qu’a nécessité l’établissement du christianisme, révolution toute morale, et qui devait être purement pacifique, je frémis en songeant aux malheurs d’une révolution dans les intérêts matériels, et conclus au maintien des institutions existantes. À chacun sa pensée, a dit le christianisme ; à chacun son champ, a dit la loi moderne. La nature a basé la vie humaine sur le sentiment de la conservation individuelle ; la vie sociale s’est fondée sur l’intérêt personnel. Tels sont pour moi les vrais principes politiques. La religion a saintement modifié la dureté de l’égoïsme social en faisant une vertu de l’oubli de soi-même. Ainsi Dieu tempère les souffrances que produit le frottement des intérêts, par le sentiment religieux ; comme il a modéré par des lois inconnues les frottements dans le mécanisme de ses mondes. Le christianisme dit au pauvre de souffrir le riche, et au riche de soulager les misères du pauvre. Pour moi, ce peu de mots contient toutes les lois divines et humaines.

– Moi qui ne suis pas un homme d’État, dit le notaire, je vois dans un souverain le liquidateur d’une société qui doit demeurer en état constant de liquidation. Il transmet à son successeur un actif égal à celui qu’il a reçu...

– Je ne suis pas un homme d’État, répliqua vivement Benassis en interrompant le notaire. Il ne faut que du bon sens pour améliorer le sort d’une commune, d’un canton ou d’un arrondissement ; le talent est déjà nécessaire à un préfet, mais ces quatre sphères administratives offrent des horizons bornés que les vues ordinaires peuvent facilement embrasser, et où les intérêts se rattachent par des liens visibles au grand mouvement de l’État. Dans la sphère supérieure tout s’agrandit, et il faut que le regard de l’homme d’État puisse y dominer le point de vue où il est placé. Là, où pour produire beaucoup de bien, il n’était besoin que de prévoir un résultat à dix ans d’échéance, il faut, dès qu’il s’agit d’une nation, en pressentir les destinées, les mesurer au cours d’un siècle. Alors, le génie des Colbert, des Sully, n’est rien, s’il ne s’appuie sur la volonté des Napoléon, des Cromwell. Un grand ministre, messieurs, est une grande pensée écrite sur toutes les années du siècle dont il a préparé la splendeur et la prospérité. La constance est la vertu qui lui est le plus nécessaire ; mais aussi, en toute chose humaine, la constance est la plus haute expression de la force.

– Messieurs, vous n’avez rien dit de l’armée, s’écria Genestas, et l’organisation militaire est le type de toute bonne société civile...

– Capitaine, répondit en riant le juge de paix, un vieil avocat a dit que les empires commençaient par l’épée, et finissaient par l’écritoire. Nous en sommes à l’écritoire.

– Maintenant, messieurs, que tout le monde a dit son mot, parlons d’autre chose. Allons, capitaine, un verre de vin de l’Ermitage.

– Deux plutôt qu’un ! dit Genestas en tendant son verre, et je veux les boire à votre santé comme à celle d’un homme qui fait honneur à l’espèce...

– Et que nous chérissons tous ! dit le curé d’une voix pleine de douceur.

– Monsieur Janvier, voulez-vous me faire commettre quelque péché d’orgueil ?

– Il a dit bien bas ce que le canton dit tout haut, répliqua M. Cambon.

– Messieurs, je vous propose de reconduire M. le curé vers le presbytère, en nous promenant au clair de lune.

– Allons !... dirent les convives, qui se mirent en devoir d’accompagner le curé.

 

 

 

 

XXI.

 

 

UNE VEILLÉE.

 

 

Allons à ma grange ! dit Benassis, en prenant Genestas par le bras, après avoir dit adieu au curé et à ses hôtes. Pardieu, capitaine Bluteau, vous y entendrez parler de Napoléon. J’ai quelques compères qui doivent faire jaser Goguelat, notre piéton, sur ce dieu du peuple. Nicolle, mon valet d’écurie, nous a dressé une échelle pour monter par une lucarne en haut du foin, à une place d’où nous verrons toute la scène. Malepeste, croyez-moi, venez ! une veillée a son prix. Ce n’est pas la première fois que je me serai mis dans le foin pour écouter un récit de soldat ou un conte de paysan. Mais il faut être caché ; car, s’ils voient quelqu’un d’étranger, ils font des façons, et ne sont plus eux-mêmes.

– Et moi, mon cher hôte, dit Genestas, n’ai-je pas souvent fait semblant de dormir pour entendre mes cavaliers au bivouac ? Tenez, je n’ai jamais ri aux spectacles de Paris d’aussi bon cœur qu’au récit de la déroute de Moscou, racontée en farce par un vieux maréchal-des-logis à des conscrits qui avaient peur de la guerre. Il disait que l’armée française faisait dans ses draps, qu’on buvait à la glace, que les morts s’arrêtaient en chemin, qu’on avait vu la Russie blanche, qu’on étrillait les chevaux avec ses dents, que ceux qui aimaient à patiner s’étaient bien régalés, que les amateurs de gelées de viande en avaient eu leur soûl, que toutes les femmes étaient froides, et que la seule chose qui avait été sensiblement désagréable, était de ne pas avoir eu d’eau chaude pour se faire la barbe. Enfin, il débitait des gaudrioles si comiques, qu’un vieux fourrier, qui avait eu le nez gelé, et qu’on appelait Nez-restant, en riait lui-même.

– Taisons-nous, dit M. Benassis. Nous voici arrivés, je passe le premier, suivez-moi.

Tous deux montèrent à l’échelle et se blottirent dans le foin, sans avoir été entendus par les gens de la veillée, au-dessus desquels ils se trouvèrent assis de manière à les bien voir.

Groupées par masses autour de trois ou quatre chandelles, quelques femmes cousaient, d’autres filaient ; plusieurs restaient oisives, le col tendu, la tête et les yeux tournés vers un vieux paysan, qui racontait une histoire. La plupart des hommes se tenaient debout ou couchés sur des bottes de foin. Ces groupes profondément silencieux étaient à peine éclairés par les reflets vacillants des chandelles entourées de globes de verre pleins d’eau, qui concentraient la lumière en rayons, dans la clarté desquels se tenaient les travailleuses. L’étendue de la grange, dont le haut restait sombre et noir, affaiblissait encore ces lueurs qui coloraient inégalement les têtes, jeunes et vieilles, en produisant de pittoresques effets de clair-obscur : ici, brillait le front pur et les yeux clairs d’une naïve jeune fille ; là, des bandes lumineuses enveloppaient bizarrement les rudes fronts de quelques hommes, et dessinaient fantasquement leurs vêtements déguenillés. Tous ces gens attentifs, divers dans leurs poses, offraient, sur leurs physionomies immobiles, l’unanime expression de la somme totale de leur intelligence, abandonnée sans réserve au conteur. C’était un tableau curieux où éclatait la prodigieuse influence exercée sur tous les esprits par la poésie ; car le paysan exige de son narrateur ou du merveilleux toujours simple, ou de l’impossible presque croyable.

– Encore que cette maison eût une méchante mine, disait le paysan au moment où les deux nouveaux auditeurs se furent placés pour l’entendre, la pauvre femme bossue était si fatiguée d’avoir porté son chanvre à ce marché lointain, qu’elle y entra, forcée aussi par la nuit qui était venue. Elle demanda seulement à y coucher ; car, pour toute nourriture, elle tira une croûte de son bissac et la mangea. Pour lors, l’hôtesse, qui est donc la femme des brigands, ne sachant rien de ce qu’ils avaient convenu de faire pendant la nuit, accueillit la bossue et la mit en haut, sans lumière. Ma bossue se jette sur un mauvais grabat, dit ses prières, pense à son chanvre, et va pour dormir. Mais avant qu’elle ne fût endormie, elle entend du bruit, voit entrer deux hommes portant une lanterne. Chacun d’eux tenait un couteau. La peur la prend, parce que, voyez-vous, dans ce temps-là les seigneurs aimaient les pâtés de chair humaine, et qu’on en faisait pour eux. Mais comme elle était vieille et son cuir parfaitement racorni, la bossue se rassura, en pensant qu’on la regarderait comme une mauvaise nourriture. Les deux hommes passent devant elle, vont à un lit qui était dans cette grande chambre, et où l’on avait mis le monsieur à la grosse valise, qui voyageait dans le pays où il passait pour nécromancien. Le plus grand lève la lanterne en prenant les pieds du monsieur ; le petit, celui qui avait fait l’ivrogne, lui empoigne la tête et lui coupe le cou, net, d’une seule fois, crooc !... Puis ils laissent là le corps et la tête, tout dans le sang, prennent la valise et descendent. Voilà la femme bien embarrassée, qui pense à s’en aller sans qu’on s’en doute, ne songeant pas encore que la Providence l’avait amenée là pour rendre gloire à Dieu, et faire punir le crime. Elle avait peur, et quand on a peur on ne s’inquiète de rien du tout. Mais l’hôtesse, qui avait demandé des nouvelles de la bossue aux deux brigands, les effraie, et ils remontent doucement dans le petit escalier de bois. La pauvre bossue se pelotonne de peur, et les entend qui se disputent à voix basse. Ils entrent. Ma femme, qui n’était pas bête, ferme et fait comme si elle dormait. Elle se met à dormir, comme un enfant, la main sur son cœur, et prend une respiration de chérubin. Celui qui avait la lanterne, l’ouvre, boute la lumière dans l’œil de la vieille endormie, et ma femme de ne pas sourciller, tant elle avait peur pour son cou.

– Tu vois bien qu’elle dort comme un sabot, que dit le grand.

– C’est si malin les vieilles ! répond le petit. Je vais la tuer, nous serons plus tranquilles. D’ailleurs, nous la salerons, et la donnerons à manger à nos cochons.

En entendant ce propos, ma vieille ne bouge pas.

– Oh bien, elle dort, dit le petit crâne en voyant que la bossue n’avait pas fait un seul mouvement.

Voilà comment la vieille se sauva. L’on peut dire qu’elle était courageuse. Certes, il y en a bien ici des jeunes qui n’auraient pas eu la respiration d’un chérubin, en entendant parler des cochons. Les deux brigands se mettent à enlever l’homme mort, le roulant dans ses draps et dans sa paillasse, puis le jettent dans la petite cour, où la vieille entendit les cochons accourir en grognant : hon, hon ! pour le manger et en boire le sang.

Ici le vieux paysan fit une pause.

– Pour lors, le lendemain, reprit-il, la femme s’en va, donnant deux sous pour son coucher. Elle prend son bissac, fait comme si de rien n’était, demande les nouvelles du pays, sort en paix, et veut courir. Point ! La peur lui coupe les jambes, bien à son heur. Voici pourquoi. Elle avait à peine fait un demi-quart de lieue, qu’elle voit venir un des brigands qui la suivait par finesse, afin de s’assurer qu’elle n’eût rien vu. Elle, devinant ça, s’assied sur une pierre.

– Qu’avez-vous, ma bonne femme ? lui dit le petit, car c’était le petit, le plus malicieux des deux, qui la guettait.

– Ah ! mon bon homme, qu’elle répond, mon bissac est si lourd, et je suis si fatiguée, que j’aurais bien besoin du bras d’un honnête homme pour gagner mon pauvre logis.

Pour lors, le brigand lui offre de l’accompagner. Elle accepte, l’homme lui prend le bras, pour savoir si elle tremble et si elle a peur. Rien, la femme marche tranquillement. Et donc, les voilà tous deux causant agriculture, et de la manière de faire venir le chanvre, tout bellement, jusqu’au faubourg de la ville où demeurait la bossue, et où le brigand la quitta, de peur de rencontrer quelqu’un de la justice. La femme arriva chez elle à l’heure de midi, et attendit son homme, en réfléchissant aux évènements de son voyage et de la nuit. Le chanverrier rentra vers le soir. Il avait faim ; faut lui faire à manger. Donc, tout en graissant sa poêle pour lui faire frire quelque chose, elle lui raconte comment elle a vendu son chanvre, en bavardant à la manière des femmes, mais elle ne dit rien des cochons, ni du monsieur tué, mangé, volé. Elle fait donc flamber sa poêle pour la nettoyer. Elle la retire, veut l’essuyer, mais la trouve pleine de sang.

– Qu’est-ce que tu as mis là-dedans ? dit-elle à son homme.

– Rien, qu’i’ répond.

Elle croit avoir une lubie de femme, et remet sa poile au feu...

Pouf ! une tête tombe par la cheminée.

– Vois-tu ? c’est précisément la tête du mort, dit la vieille. Comme il me regarde ! Que me veut-il donc ?

Que tu le venges ! lui dit une voix.

– Que tu es bête ! dit le chanverrier. Te voilà bien avec tes berlues qui n’ont pas le sens commun.

Alors il prend la tête, qui lui mord le doigt, et la jette dans sa cour.

– Fais mon omelette, qu’i’ dit, et ne t’inquiète pas de ça. C’est un chat...

– Un chat ! qu’elle dit, il était rond comme une boule...

Elle remet sa poêle au feu.

Pouf ! tombe une jambe.

Même histoire. L’homme, pas plus étonné pour le pied que pour la tête, empoigne la jambe et la jette à sa porte.

Finalement, l’autre jambe, les deux bras, le corps, tout le voyageur assassiné tombe un à un. Point d’omelette. Le vieux marchand de chanvre avait bien faim.

– Par mon salut éternel, dit-il, si mon omelette se fait, nous verrons à satisfaire cet homme-là.

– Tu conviens donc maintenant que c’est un homme ? dit la bossue. Pourquoi m’as-tu dit tout à l’heure que c’était pas une tête, grand asticoteur ?

La femme casse les œufs, fricasse l’omelette, et la sert sans plus grogner, parce qu’en voyant ce grabuge elle commençait à être inquiète. Son homme s’assied et se met à manger. La bossue, qui avait peur, dit qu’elle n’a pas faim.

– Toc ! toc ! fait un étranger en frappant à la porte.

– Qui est là ?

– L’homme mort d’hier.

– Entrez, répond le chanverrier.

Voilà le voyageur qui entre, se met sur l’escabelle, et dit :

– Souvenez-vous de Dieu, qui donne la paix pour l’éternité aux personnes qui confessent son nom ! Femme, tu m’as vu faire mourir, et tu gardes le silence. J’ai été mangé par les cochons ! Les cochons n’entrent pas dans le paradis. Donc, moi qui suis chrétien, j’irai dans l’enfer, faute par une femme de parler. Ça ne s’est jamais vu. Il faut me délivrer.

Et autres propos.

La femme, qu’avait toujours de plus en plus peur, nettoie sa poêle, met ses habits des dimanches, va dire à la justice le crime, qui fut découvert, les voleurs joliment roués sur la place du marché. Cette bonne œuvre faite, la femme et son homme ont toujours eu le plus beau chanvre que vous ayez jamais vu. Puis, ce qui leur fut plus agréable, ils eurent ce qu’ils désiraient depuis longtemps, à savoir : un enfant mâle, qui devint, par suite de temps, baron du roi. Voilà l’histoire véritable de LA BOSSUE COURAGEUSE.

– Je n’aime point ces histoires-là, ça me fait peur, dit la Fosseuse. J’aime mieux les aventures de Napoléon.

– Ça c’est vrai, dit le garde-champêtre. Voyons, monsieur Goguelat, racontez-nous l’Empereur.

– La veillée est trop avancée, dit le piéton, et je n’aime point à raccourcir les victoires.

– C’est égal, dites tout de même ! Nous les connaissons pour vous les avoir vu dire bien des fois ; mais ça fait toujours plaisir à entendre.

– Racontez-nous l’Empereur !... s’écrièrent plusieurs personnes ensemble.

– Vous le voulez, répondit Goguelat. Eh bien, vous verrez que ça ne signifie rien quand c’est dit au pas de charge. J’aime mieux vous raconter toute une bataille. Voulez-vous Champ-Aubert, où il n’y avait plus de cartouches, et où l’on s’est astiqué tout de même à la baïonnette ?

– Non ! l’Empereur ! l’Empereur !

Alors, le fantassin se leva de dessus sa botte de foin, promena sur l’assemblée ce regard noir, tout chargé de misère, d’évènements et de souffrances qui distingue les soldats. Il prit sa veste par les deux basques de devant, les releva comme s’il s’agissait de charger le sac où jadis étaient ses hardes, ses souliers, toute sa fortune ; puis, s’appuyant le corps sur la jambe gauche, il avança la droite, et céda de bonne grâce aux vœux de l’assemblée. Après avoir repoussé ses cheveux gris d’un seul côté de son front pour le découvrir, il porta la tête vers le ciel afin de se mettre à la hauteur de l’homme qu’il allait peindre.

– Voyez-vous, mes amis, Napoléon est né en Corse, qu’est une île française, chauffée par le soleil d’Italie, où tout bout comme dans une fournaise, et où l’on se tue les uns les autres, de père en fils, à propos de rien : c’est une idée qu’ils ont. Pour vous commencer l’extraordinaire de la chose, sa mère, qui était la plus belle femme de son temps, et une finaude, eut la réflexion de le vouer à Dieu, pour le faire échapper à tous les dangers de son enfance et de sa vie, parce qu’elle avait rêvé que le monde était en feu le jour de son accouchement. C’était une prophétie ! Donc elle demande que Dieu le protège, à condition que Napoléon rétablira sa sainte religion, qu’était alors par terre. Voilà qu’est convenu, et ça s’est vu.

– Maintenant, suivez-moi bien ; et dites-moi si ce que vous allez entendre est naturel.

– Il est sûr et certain qu’un homme qui avait eu l’imagination de faire un pacte secret, pouvait seul être susceptible de passer à travers les lignes, les balles, les décharges de mitraille qui nous emportaient comme des mouches, et qui avaient du respect pour sa tête. J’ai eu la preuve de cela, moi particulièrement, à Eylau. Je le vois encore : il monte sur une hauteur, prend sa lorgnette, regarde la bataille, et dit : – « Ça va bien !... » Un de mes intrigants à panache qui l’embêtaient considérablement et le suivaient partout, même pendant qu’il mangeait, à ce qu’on nous a dit, veut faire le malin, et prend la place de l’Empereur quand il s’en va. Oh ! raflé ! plus de panache ! Vous entendez bien que Napoléon s’était engagé à garder son secret pour lui seul. Voilà pourquoi tous ceux qui l’accompagnaient, même ses amis particuliers, tombaient comme des noix : Duroc, Bessières, Lannes, tous hommes forts comme des barres d’acier, et qu’il choisissait à son usage. Enfin, à preuve qu’il était l’enfant de Dieu, fait pour être le père du soldat, c’est qu’on ne l’a jamais vu ni lieutenant, ni capitaine ! Ah ! bien oui ! En chef, tout de suite. Il n’avait pas l’air d’avoir plus de vingt-trois ans, qu’il était vieux général, depuis la prise de Toulon, où il a commencé par faire voir aux autres qu’ils n’entendaient rien à manœuvrer les canons. Pour lors, il nous tombe, tout maigrelet, général en chef à l’armée d’Italie, qui manquait de pain, de munitions, de souliers, d’habits, une pauvre année nue comme un ver.

– « Mes amis, qu’i’ dit, nous voilà ensemble. Or, mettez-vous dans le fanal que, d’ici à quinze jours, vous serez vainqueurs, habillés à neuf, que vous aurez tous des capotes, de bonnes guêtres, de fameux souliers ; mais, mes enfants, faut marcher, pour les aller prendre à Milan, où il y en a. »

– Et l’on a marché. Le Français était écrasé, plat comme une punaise ; il se redresse. Nous étions trente mille va-nu-pieds contre quatre-vingt mille fendants d’Allemands, tous beaux hommes, bien garnis. Alors Napoléon, qui n’était encore que Bonaparte, nous souffle je ne sais quoi dans le ventre. Et on marche la nuit, et on marche le jour, on les tape à Montenotte, on court les rosser à Rivoli, Lodi, Arcole, Millesimo, et on ne te les lâche pas. Le soldat prend goût à être vainqueur. Alors Napoléon vous enveloppe ces généraux allemands qui ne savaient où se fourrer pour être à leur aise ; il les pelote très bien ; leur chippe quelquefois des dix mille hommes d’un seul coup en vous les entourant de quinze cents Français qu’il faisait foisonner à sa manière ; enfin, leur prend leurs canons, les vivres, argent, munitions, tout ce qu’ils avaient de bon à prendre, vous les jette à l’eau, les bat sur les montagnes, les mord dans l’air, les dévore sur terre, partout. Voilà les troupes qui se remplument ; parce que, voyez-vous, l’Empereur, qu’était aussi un homme d’esprit, se fait bien venir de l’habitant, auquel il dit qu’il est arrivé pour le délivrer. Pour lors, le pékin nous loge et nous chérit, les femmes aussi, qu’étaient des femmes très judicieuses. Fin finale, en ventôse 96, qu’était dans ce temps-là le mois de mars d’aujourd’hui, nous étions acculés dans un coin du pays des marmottes ; mais après la campagne, nous voilà maîtres de l’Italie comme Napoléon l’avait prédit. Et au mois de mars suivant, en une seule année et deux campagnes, il nous met en vue de Vienne : tout était brossé. Les autres demandaient grâce à genoux ! La paix était conquise.

– Un homme aurait-il pu faire cela ? Non, Dieu l’aidait, c’est mir.

– Il se subdivisionnait comme les cinq pains de l’Évangile, commandait la bataille le jour, la préparait la nuit ; les sentinelles le voyaient toujours aller et venir, ne dormait, ni ne mangeait. Pour lors, reconnaissant ces prodiges, le soldat l’adopte pour son père. Et en avant ! Les autres, à Paris, voyant cela, se disent : « Voilà un pèlerin qui paraît prendre ses mots d’ordre dans le ciel, il est singulièrement capable de mettre la main sur la France ; faut le lâcher sur l’Asie ou sur l’Amérique, il s’en contentera peut-être ! » Ça était écrit pour lui comme pour Jésus-Christ. Et le fait est qu’on lui donne ordre de faire une faction en Égypte. Voilà sa ressemblance avec le fils de Dieu. Ce n’est pas tout. Il rassemble ses meilleurs lapins, ceux qu’il avait endiablés, et leur dit comme ça :

– « Mes amis, pour le quart d’heure, on nous donne l’Égypte à manger. Mais nous l’avalerons en un temps et deux mouvements comme nous avons fait de l’Italie. Les simples soldats seront des princes qui auront des terres à eux. En avant !... »

– « En avant, mes amis ! » disent les sergents. Et l’on arrive à Toulon, route d’Égypte. Pour lors, les Anglais avaient tous leurs vaisseaux en mer. Mais quand nous nous embarquons, Napoléon nous dit : « Ils ne nous verront pas, et il est bon que vous sachiez dès à présent que votre général possède une étoile dans le ciel qui nous guide et nous protège... » Qui fut dit fut fait. En passant sur la mer, nous prenons Malte comme une orange, pour le désaltérer de sa soif de victoire, car c’était un homme qui ne pouvait pas être sans rien faire. Nous voilà en Égypte. Bon. Là, autre consigne. Les Égyptiens, voyez-vous, sont des hommes qui, depuis que le monde est monde, ont coutume d’avoir des géants pour souverains, des armées nombreuses comme des fourmis ; parce que c’est un pays de génies et de crocodiles, où l’on a bâti des pyramides grosses comme nos montagnes, sous lesquelles ils ont eu l’imagination de mettre leurs rois pour les conserver frais, chose qui leur plaît généralement. Pour lors, en débarquant, le petit caporal nous dit :

– « Mes enfants, les pays que vous allez conquérir tiennent à un tas de dieux qu’il faut respecter, parce que le Français doit être l’ami de tout le, monde, et battre les peuples sans les vexer. Mettez‑vous dans la coloquinte de ne toucher à rien, d’abord ; parce que nous aurons tout, après ! Et marchez... »

– Voilà qui va bien. Mais tous ces gens-là, auxquels Napoléon était prédit, sous le nom de Kébir-Bonaberdis, un mot de leur patois qui veut dire : le sultan fait feu, en ont une peur comme du diable. Alors le Grand Turc, l’Asie, l’Afrique ont recours à la magie, et on nous envoie un démon nommé le Mody, soupçonné d’être descendu du ciel sur un cheval blanc qui était, comme son maître, incombustible au boulet, et qui tous deux vivaient de l’air du temps. Il y en a qui l’ont vu ; mais moi, je n’ai pas de raison pour vous en faire certains. C’étaient les puissances de l’Arabie, et les mamelucks qui voulaient faire croire à leurs troupiers que le Mody était capable de les empêcher de mourir à la bataille, sous prétexte qu’il était un ange envoyé pour combattre Napoléon et lui reprendre le sceau de Salomon, un de leurs talismans à eux, qu’ils prétendaient avoir été volé par notre général. Vous entendez bien qu’on leur a fait faire la grimace tout de même.

– Ah çà, dites-moi d’où ils avaient su le pacte de Napoléon ? Était-ce naturel ?

– Il passait pour certain dans leur esprit qu’il commandait aux génies, et se transportait en un clin d’œil d’un lieu à un autre, comme un oiseau : le fait est qu’il était partout. Enfin, qu’il venait leur enlever une reine, belle comme le jour, pour laquelle il avait offert tous ses trésors et des diamants gros comme des œufs de pigeon, marché que le mameluck dont elle était la particulière, quoiqu’il en eût d’autres, avait refusé positivement. Dans ces termes-là, les affaires ne pouvaient donc s’arranger qu’avec beaucoup de combats. Et c’est ce dont on ne s’est pas fait faute ; car il y en a eu des coups pour tout le monde ! Alors nous nous sommes mis en ligne à Alexandrie, à Gizeh et devant les Pyramides. Il a fallu marcher sous le soleil, dans le sable, où les gens sujets d’avoir la berlue voyaient des eaux dont on ne pouvait pas boire, et de l’ombre que ça faisait suer. Mais nous mangeons le mameluck à l’ordinaire, et tout plie à la voix de Napoléon, qui s’empare de la haute et basse Égypte, de l’Arabie, enfin jusqu’aux capitales de royaumes qui n’étaient plus, et où il y avait des milliers de statues, les cinq cents diables de la nature, et, chose particulière, une infinité de lézards. Pendant qu’il s’occupe de ses affaires dans l’intérieur, les Anglais lui brûlent sa flotte à la bataille d’Aboukir ; car ils ne savaient quoi s’inventer pour nous contrarier. Mais Napoléon, qui avait l’estime de l’Orient et de l’Occident, que le pape l’appelait son fils, et le cousin de Mahomet, son cher père, veut se venger de l’Angleterre et lui prendre les Indes, pour se remplacer de sa flotte. Il allait nous conduire en Asie, par la mer Rouge, dans des pays où il n’y a que des diamants, de l’or, pour faire la paie au soldat, et des palais pour étapes, lorsque le Mody s’arrange avec la peste, et nous l’envoie pour interrompre nos victoires. Halte ! Alors tout le monde défile à la parade d’où l’on ne revient pas. Le soldat mourant ne peut pas prendre Saint-Jean-d’Acre, où l’on est entré trois fois avec acharnement. Mais la peste était la plus forte, et il n’y avait pas à dire mon bel ami ! Tout le monde se trouvait très malade. Napoléon seul était frais comme une rose ; toute l’armée l’a vu !

– Autre preuve, mes amis, que rien chez lui n’était naturel.

– Les mamelucks, sachant que nous étions tous dans les ambulances, veulent nous barrer le chemin ; mais, avec Napoléon c’te farce-là ne pouvait pas prendre. Donc, il dit à ses damnés, à ceux qui avaient le cuir plus dur que les autres : – « Allez me nettoyer la route. » Or, Junot qu’était un sabreur au premier numéro, et son ami véritable, ne prend que mille hommes et vous a décousu tout de même l’armée d’un pacha qui avait la prétention de se mettre en travers. Pour lors, nous revenons au Caire, notre quartier-général. Autre histoire. Napoléon absent, la France s’était laissé manger le cœur par les gens de Paris qui gardaient la solde des troupes, leur masse de linge, leurs habits, leurs vivres, les laissaient crever de faim et voulaient qu’elles fissent la loi à l’univers, sans s’en inquiéter autrement. C’étaient des imbéciles qui s’amusaient à bavarder, au lieu de mettre la main à la pâte. Et donc nos armées étaient battues, les frontières de la France entamées : l’homme n’était plus là. Voyez-vous, je dis l’homme parce qu’on l’a appelé l’homme, mais c’était une bêtise, puisqu’il avait une étoile et toutes ses particularités : c’était nous autres qui étions les hommes !... Il apprend l’histoire de France après sa fameuse bataille d’Aboukir ; ou, sans perdre plus de trois cents hommes, et avec une seule division, il a vaincu la grande armée des Turcs, forte de vingt-cinq mille hommes, dont il a bousculé dans la mer plus d’une grande moitié. Ce fut son dernier coup de tonnerre en Égypte. Il se dit, voyant tout perdu là-bas : – « Je suis le sauveur de la France, je le sais, faut que j’y aille. » Mais comprenez bien que l’armée n’a pas su son départ, sans quoi on l’aurait gardé de force pour le faire empereur d’Orient. Aussi nous voilà tous tristes, quand nous sommes sans lui, parce qu’il était notre joie. Lui, laisse son commandement à Kléber, un grand mâtin qu’a descendu la garde, assassiné par un Égyptien qu’on a fait mourir en lui mettant une baïonnette dans le derrière, qui est la manière de guillotiner de ce pays-là ; mais ça fait tant souffrir qu’un soldat a eu pitié de ce criminel, il lui a tendu sa gourde ; et, aussitôt qu’il a eu bu de l’eau, il a tortillé de l’œil avec un plaisir infini. Mais ne nous amusons pas à cette bagatelle. Napoléon met le pied sur une coquille de noix, un petit navire de rien du tout qui s’appelait la Fortune ; et en un clin d’œil, à la barbe de l’Angleterre, qui le bloquait avec des vaisseaux de ligne, frégates, et tout ce qui faisait voile, il débarque en France, car il a toujours eu le don de passer les mers en une enjambée.

– Était-ce naturel ?

– Bah ! aussitôt qu’il est à Fréjus, autant dire qu’il a les pieds dans Paris. Là, tout le monde l’adore ; mais lui, convoque le gouvernement.

– « Qu’avez-vous fait de mes enfants les soldats ? qu’i’ dit aux avocats, vous êtes un tas de galapians qui vous fichez du monde, et faites vos choux gras de la France. Ça n’est pas juste, et je parle pour tout le monde qu’est pas content ! »

– Pour lors, ils veulent babiller et le tuer ; mais, minute ! Il les enferme dans leur caserne à paroles, les fait sauter par les fenêtres, et vous les enrégimente à sa suite, où ils deviennent muets comme des poissons, souples comme des blagues à tabac. De ce coup, passe consul ; et, comme ce n’était pas lui qui pouvait douter de l’Être Suprême, il remplit sa promesse envers le bon Dieu, qui lui tenait sérieusement parole ; lui rend ses églises, rétablit sa religion ; les cloches sonnent pour Dieu et pour lui. Voilà tout le monde bien content : primo, les prêtres qu’il empêche d’être tracassés ; secondo, le bourgeois qui fait son commerce sans avoir à craindre le rapiamus de la loi ; tertio, les nobles qu’il défend d’être fait mourir comme on en avait injustement contracté l’habitude. Mais il y avait des ennemis à balayer, et il ne s’endort pas sur la gamelle ; parce que, voyez-vous, son œil vous traversait le monde comme une simple tête d’homme. Pour lors, il paraît en Italie comme s’il passait la tête par la fenêtre, et son regard suffit : les Autrichiens sont avalés à Marengo comme des goujons par une baleine ! Haouf !..... Ici, la victoire française a chanté sa gamme assez haut pour que le monde entier l’entende, et ça a suffi. – « Nous n’en jouons plus », que disent les Allemands. – « Assez, comme ça ! » disent les autres. Total : l’Europe fait la cane, l’Angleterre met les pouces. Paix générale où les rois et les peuples font mine de s’embrasser. C’est là que l’Empereur a inventé la Légion d’Honneur, une bien belle chose, allez !

– « En France, qu’il a dit à Boulogne devant l’armée entière, tout le monde a du courage ! Donc, le civil qui fera des actions d’éclat dans sa patrie, sera sœur du soldat, le soldat sera son frère, et ils seront unis sons le drapeau de l’honneur. »

– Nous autres qui étions là-bas, nous revenons d’Égypte. Tout était changé ! Nous l’avions laissé général ; en un rien de temps, nous le retrouvons Empereur. Ma foi, la France s’était donnée à lui, comme une belle fille à un lancier. Or, quand ça fut fait, à la satisfaction générale, on peut le dire, il y eut une sainte cérémonie comme il ne s’en était jamais vu sous la calotte des cieux. Le pape et les cardinaux dans leurs habits d’or et rouges, passent les Alpes exprès pour le sacrer devant l’armée et le peuple qui battent des mains. Il y a une chose que je serais injuste de ne pas vous dire. En Égypte, dans le désert près de la Syrie, l’homme rouge lui apparut dans la montagne de Moïse, pour lui dire :

– « Ça va bien. » Puis, à Marengo, le soir de la victoire, pour la seconde fois, s’est dressé devant, lui sur ses pieds, l’homme rouge, qui lui dit : – « Tu verras le monde à tes genoux, et tu seras empereur des Français, roi d’Italie, maître de la Hollande, souverain de l’Espagne, du Portugal, des Provinces Illyriennes, protecteur de l’Allemagne, sauveur de la Pologne, premier aigle de la Légion d’Honneur, et tout. » Cet homme rouge, voyez-vous, c’était son destin, son idée à lui ; une manière de piéton qui lui servait, à ce que disent plusieurs, pour communiquer avec son étoile. Moi, je n’ai jamais cru cela ; mais l’homme rouge est un fait véritable, et Napoléon en a parlé lui-même, et a dit qu’il lui venait dans les moments durs à passer, et restait au palais des Tuileries, dans les combles. Donc, au couronnement, Napoléon l’a vu le soir pour la troisième fois, et ils convinrent de bien des choses. Puis l’Empereur va à Milan se faire couronner roi d’Italie. Là, commence véritablement le triomphe du soldat. Pour lors, tout ce qui savait lire passe officier. Puis, voilà des pensions, des dotations de duchés qui pleuvent, des trésors pour l’état-major qui ne coûtaient rien à la France ; et la Légion d’Honneur fournie de rentes pour les simples soldats, sur lesquels je touche encore ma pension. Enfin, voilà des armées tenues comme il ne s’en était jamais vu. Mais l’Empereur, qui savait qu’il devait être l’empereur de tout le monde, pense aux bourgeois, et leur fait bâtir, suivant leurs idées, des monuments de fée. Là où il n’y avait pas plus que sur ma main ; une supposition, vous reveniez d’Espagne, pour passer à Berlin ; hé bien, vous retrouviez des arches de triomphe avec de simples soldats mis dessus en belle sculpture, ni plus ni moins que des généraux. Napoléon, en deux ou trois ans, sans mettre d’impôts sur vous autres, remplit ses caves d’or, fait des ponts, des palais, des routes, des savants, des fêtes, des lois, des vaisseaux, des ports ; et dépense des millions de milliasses ; et tant, et tant, qu’on m’a dit qu’il en aurait pu paver la France de pièces de cent sous, si ça avait été sa fantaisie. Alors, quand il se trouve à son aise sur son trône, et si bien le maître de tout, que l’Europe attendait sa permission pour faire quelque chose ; comme il avait quatre frères et trois sœurs, il nous dit en manière de conversation, à l’ordre du jour :

– « Mes enfants, est-il juste que les parents de votre Empereur tendent la main ? Non. Je veux qu’ils soient flambants tout comme moi ! Pour lors, il est de toute nécessité de conquérir un royaume pour chacun d’eux, afin que le Français soit le maître de tout, que les soldats de la garde fassent trembler le monde, et que la France pète où elle veut, et qu’on lui dise, comme sur ma monnaie : Dieu vous protège...

– Convenu ! répond l’armée, on t’ira pécher des royaumes à la baïonnette. » Ah ! c’est qu’il n’y avait pas à reculer, voyez-vous ! Et s’il avait eu dans sa boule de conquérir la lune, il aurait fallu s’arranger pour ça, faire ses sacs et grimper ; heureusement qu’il n’en a pas eu la volonté. Les rois qu’étaient habitués aux douceurs de leur trône se font naturellement tirer l’oreille ; et alors en avant, nous autres ! Nous marchons, nous allons, et le tremblement recommence avec une solidité générale. En a-t-il fait user, dans ce temps-là, des hommes et des souliers ! Alors on se battait à coups de nous si cruellement, que d’autres que les Français s’en seraient fatigués. Mais vous n’ignorez pas que le Français est né philosophe, et, un peu plus tôt un peu plus tard, sait qu’il faut mourir. Aussi nous mourions tous sans rien dire, parce qu’on avait le plaisir de voir l’Empereur faire ça sur les géographies. –

Là, le fantassin décrivit lestement un rond avec son pied sur l’aire de la grange.

– Et il disait : – « Ça, ce sera un royaume ! » – Et c’était un vrai royaume. Quel bon temps ! Les colonels passaient généraux, les généraux maréchaux, les maréchaux rois. Et il y en a encore un, qui est debout pour le dire à l’Europe, quoique ce soit un gascon traître à la France, pour garder sa couronne qui n’a pas rougi de honte, parce que, voyez-vous, les couronnes sont en or ! Enfin, ceux qui savaient lire étaient princes tout de même. Moi qui vous parle, j’ai vu à Paris onze rois et un peuple de princes qui entouraient Napoléon comme les rayons du soleil ! Vous entendez bien que chaque soldat, ayant la croyance de chausser un trône, pourvu qu’il en eût le mérite, un caporal de la garde était comme une curiosité : on l’admirait passer, parce que chacun avait son contingent dans la victoire parfaitement connu dans le bulletin. Et y en avait-il de ces batailles ! Austerlitz, où l’armée a manœuvré comme à la parade ; Eylau, où l’on a noyé les Russes dans un lac comme si Napoléon avait soufflé dessus ; Wagram, où l’on s’est battu trois jours sans broncher. Enfin, il y en avait autant que de saints au calendrier. Aussi alors fut-il prouvé que Napoléon possédait dans son fourreau la véritable épée de Dieu. Alors, le soldat avait son estime, et il en faisait son enfant, s’inquiétait si vous aviez des souliers, du linge, des capotes, du pain, des cartouches, quoiqu’il tint sa majesté, puisque c’était son métier à lui de régner. Mais c’est égal ! Un sergent et même un soldat pouvait lui dire : – « Mon Empereur », comme vous me dites à moi, quelquefois, « mon bon ami ». Et il répondait aux raisons qu’on lui faisait, couchait dans la neige comme nous autres ; enfin, il avait presque l’air d’un homme naturel. Moi qui vous parle je l’ai vu, les pieds dans la mitraille, pas plus gêné que vous êtes là, et mobile, regardant avec sa lorgnette, toujours à son affaire ; alors, nous restions-là tranquilles comme Baptiste. Je ne sais pas comment il s’y prenait, mais quand il nous parlait, sa parole nous envoyait comme du feu dans l’estomac ; et, pour lui montrer qu’on était ses enfants, incapables de bouder, on allait au pas ordinaire devant des polissons de canons qui gueulaient et vomissaient des régiments de boulets. Enfin les mourants avaient la chose de se relever pour le saluer et lui crier : – Vive l’Empereur !......

– Était-ce naturel ? auriez-vous fait cela pour un simple homme ?

– Pour lors, tout son monde établi, l’impératrice Joséphine qu’était une bonne femme tout de même, ayant la chose tournée à ne pas lui donner d’enfants, il fut obligé de la quitter quoiqu’il l’aimât considérablement. Mais il lui fallait des petits, rapport au gouvernement. Apprenant cette difficulté, tous les souverains de l’Europe se sont battus à qui lui donnerait une femme. Et il a épousé, qu’on nous a dit, une Autrichienne, qu’était la fille des Césars, un homme ancien, dont on parle partout, et qu’a été à Rome le Napoléon d’autrefois, d’où s’est autorisé l’Empereur d’en prendre l’héritage pour son fils. Donc, après son mariage, qui a été une fête pour le monde entier, et où il a fait grâce au peuple de dix ans d’impositions, qu’on a payés tout de même, parce qu’on n’en a pas tenu compte, sa femme a eu un petit qu’était roi de Rome, une chose qui ne s’était pas encore vue sur terre, car jamais un enfant n’était né roi, son père vivant !... Ce jour-là, un ballon est parti de Paris pour le dire à Rome, et ce ballon a fait le chemin en un jour.

– Ah çà, y a-t-il maintenant quelqu’un de vous autres qui me soutiendra que tout ça était naturel ? Non, c’était écrit là-haut ! Et la gale à qui ne dira pas qu’il est envoyé par Dieu même pour faire triompher la France !

– Mais voilà l’empereur de Russie qu’était son ami, qui se fâche de ce qu’il n’a pas épousé une Russe et qui soutient les Anglais, nos ennemis auxquels on avait toujours empêché Napoléon d’aller dire deux mots dans leur boutique. Fallait donc en finir avec ces canards-là. Napoléon se fâche et nous dit :

– « Soldats ! vous avez été maîtres dans toutes les capitales de l’Europe, il reste Moscou, qui s’est alliée à l’Angleterre. Or, pour pouvoir conquérir Londres et les Indes qu’est à eux, je trouve définitif d’aller à Moscou. »

– Pour lors, assemble la plus grande des armées qui jamais ait traîné ses guêtres sur le globe, et si curieusement bien alignée, qu’en un jour, il a passé en revue un million d’hommes... – « Hourra ! » disent les Russes. Et voilà la Russie tout entière, des animaux de Cosaques qui s’envolent. C’était pays contre pays, un boulevari général, dont il fallait se garer. Et comme avait dit l’homme rouge à Napoléon : – C’est l’Asie contre l’Europe ! – « Suffit, qu’il dit, je vais me précautionner. » Et voilà fectivement tous les rois qui viennent lécher la main de Napoléon ! L’Autriche, la Prusse, la Bavière, la Saxe, la Pologne, l’Italie, tout est avec nous, nous flatte, et c’était beau ! Les aigles n’ont jamais autant roucoulé qu’à ces parades-là, qu’elles étaient au-dessus de tous les drapeaux de l’Europe. La Pologne ne se tenait pas de joie, parce que l’Empereur avait idée de la relever ; de là, que les Polonais et les Français ont toujours été frères. Enfin – « À nous la Russie ! » crie l’armée. Nous entrons bien fournis ; nous marchons, marchons : point de Russes. Enfin nous trouvons mes mâtins campés à la Moskova. C’est là que j’ai eu la croix et j’ai congé de dire que ce fut une sacrée bataille ! L’Empereur était inquiet, il avait vu l’homme rouge, qui lui dit : – « Mon enfant, tu vas plus vite que le pas, les hommes te manqueront, les amis te trahiront. » Pour lors, il proposa la paix. Mais avant de la signer : – « Frottons les Russes ! » qu’i’ nous dit. – « Tope ! » s’écria l’armée. – « En avant ! » disent les sergents. Mes souliers étaient usés, mes habits décousus, à force d’avoir trimé dans ces chemins-là qui ne sont pas commodes du tout ! Mais c’est égal ! – « Puisque c’est la fin du tremblement ! que je me dis, je veux m’en donner tout mon soûl ! » Nous étions devant le grand ravin ; c’étaient les premières places ! Le signal se donne, sept cents pièces d’artillerie commencent une conversation à vous faire sortir le sang par les oreilles. Là, faut rendre justice à ses ennemis ! les Russes se faisaient tuer comme des Français, sans reculer, et nous n’avancions pas. – « En avant, nous dit-on, voilà l’Empereur ! » C’était vrai, il passe au galop en nous faisant signe qu’il s’importait beaucoup de prendre la redoute. Il nous anime, nous courons, j’arrive le premier au ravin ! Ah ! mon Dieu ! les lieutenants tombaient, les colonels, les soldats ! C’est égal ! Ça faisait des souliers à ceux qui n’en avaient pas et des épaulettes pour les intrigants qui savaient lire. – « Victoire ! » c’est le cri de toute la ligne. Par exemple, ce qui ne s’était jamais vu, il y avait vingt-cinq mille Français par terre. Excusez du peu ! C’était un vrai champ de blé coupé ; au lieu d’épis, mettez des hommes ! Nous étions dégrisés, nous autres. L’homme arrive, on fait le cercle devant lui. Pour lors, il nous câline, car il était aimable quand il le voulait, à nous faire contenter de vache enragée, par une faim de loup ! Alors mon câlin distribue soi-même les croix, salue les morts ; puis nous dit : À Moscou ! » – « Va pour Moscou !... » dit l’armée. Nous prenons Moscou. Voilà-t-il pas que les Russes brûlent leur ville ? Ça a été un feu de paille de deux lieues, qui flambe pendant deux jours. Les édifices tombaient comme des ardoises ! Il y avait des pluies de fer et de plomb fondu qui étaient naturellement horribles ; et l’on peut vous le dire, à vous, ce fut l’éclair de nos malheurs. L’Empereur dit : – « Assez comme ça ! Tous mes soldats y resteraient ! » Nous nous amusons à nous rafraîchir un petit moment, et à se refaire le cadavre parce qu’on était réellement fatigué beaucoup. Nous emportons une croix d’or qu’était sur le Kremlin, et chaque soldat avait une petite fortune. Mais, en revenant, l’hiver s’avance d’un mois, chose que les savants, qui sont des bêtes, n’ont pas expliquée suffisamment, et le froid nous pince. Plus d’armée, entendez-vous ? plus de généraux, plus de sergents même. Pour lors, ce fut le règne de la misère et de la faim, règne où nous étions réellement tous égaux ! On ne pensait qu’à revoir la France, l’on ne se baissait pas pour ramasser son fusil ni son argent ; et chacun allait devant lui, arme à volonté, sans se soucier de la gloire. Enfin, le temps était si mauvais que l’Empereur ne voyait plus son étoile. Il y avait quelque chose entre le ciel et lui. Pauvre homme, il était malade de voir ses aigles à contrefil de la victoire. Et ça lui en a donné une sévère, allez ! Arrive la Bérézina. Ici, mes amis, l’on peut vous affirmer par ce qu’il y a de plus sacré, sur l’honneur, que, depuis qu’il y a des hommes, jamais, au grand jamais, ne s’était vue pareille fricassée d’armée, de voitures, d’artillerie, dans de pareille neige, sous un ciel si ingrat. Le canon des fusils vous brûlait la main, si vous y touchiez, tant il était froid. C’est là que l’armée a été sauvée par les pontonniers, qui se sont trouvés solides au poste ; et où s’est parfaitement comporté Grondin, le seul vivant des gens assez entêtés pour se mettre à l’eau afin de bâtir les ponts sur lesquels l’armée a passé.

– Et, dit-il en montrant Gondrin qui le regardait avec l’attention particulière aux sourds, c’est un troupier fini, un troupier d’honneur même, qui mérite vos plus grands égards.

– J’ai vu, reprit-il, l’Empereur debout près du pont, immobile, n’ayant point froid.

– Était-ce encore naturel ?

– Il regardait la perte de ses trésors, de ses amis, de ses vieux Égyptiens. Bah ! tout y passait, les femmes, les fourgons, l’artillerie, tout était consommé, mangé, ruiné. Les plus courageux gardaient les aigles ; parce que les aigles, voyez-vous, c’était la France, c’était tout vous autres, c’était l’honneur du civil et du militaire qui devait rester pur, et ne pas baisser la tête à cause du froid. On ne se réchauffait guère que près de l’Empereur, puisque quand il était en danger, nous accourions, gelés, nous qui ne nous arrêtions pas pour tendre la main à des amis. On dit aussi qu’il pleurait la nuit sur sa pauvre famille de soldats. Il n’y avait que lui et des Français pour se tirer de là ; et l’on s’en est tiré, mais avec des pertes, et de grandes pertes, que je dis ! Les alliés avaient mangé nos vivres ; tout commençait à le trahir comme lui avait dit l’homme rouge. Les bavards de Paris qui se taisaient depuis l’établissement de la Garde Impériale, le croyant mort, trament une conspiration où on met dedans le préfet de police pour renverser l’Empereur. Il apprend ces choses-là, ça vous le taquine, et il nous dit quand il est parti :

– « Adieu, mes enfants, gardez les postes, je vais revenir. »

– Bah ! ses généraux battent la breloque, car sans lui, ce n’était plus ça. Les maréchaux se disent des sottises, font des bêtises, et c’était naturel. Napoléon, qui était un bon homme, les avait nourris d’or ; ils devenaient gras à lard qu’ils ne voulaient plus marcher. De là sont venus les malheurs, parce qu’il y en a qui sont restés en garnison sans frotter le dos des ennemis derrière lesquels ils étaient, tandis qu’on nous poussait vers la France. Mais l’Empereur nous revient avec des conscrits, dont il changea le moral parfaitement et en fit des chiens finis à mordre quiconque. Malgré notre tenue sévère, voilà que tout est contre nous. Mais l’armée fait encore des prodiges de valeur. Pour lors se donnent des batailles de montagnes, peuples contre peuples, à Dresde, Lützen, Bautzen...

– Souvenez-vous de ça, vous autres, que c’est là que le Français a été le plus particulièrement héroïque.

– Nous triomphons toujours ; mais, sur les derrières, ne voilà-t-il pas les Anglais qui font révolter les peuples en leur disant des bêtises. Enfin on se fait jour à travers ces meutes de nations. Partout où l’Empereur paraît, nous débouchons ; parce que, sur terre comme sur mer, là où il disait : « Je veux passer ! » nous passions. Fin finale, nous sommes en France, et il y a plus d’un pauvre fantassin à qui, malgré la dureté du temps, l’air du pays a remis l’âme dans un état satisfaisant. Moi, je puis dire, en mon particulier, que ça m’a rafraîchi la vie. Mais à cette heure, il s’agit de défendre la France, la patrie, la belle France enfin, contre toute l’Europe, qui nous en voulait d’avoir tenté de faire la loi aux Russes, en les poussant dans leurs limites pour qu’ils ne nous mangeassent pas, comme c’est l’habitude du nord qui est friand du midi, chose que j’ai entendu dire à plusieurs généraux. Alors l’Empereur voit son propre beau-père, ses amis qu’il avait assis rois, et les canailles auxquelles il avait rendu leurs trônes, tous contre lui. Enfin, même des Français et des alliés, qui se tournaient, par ordre supérieur, contre nous dans nos rangs, comme à la bataille de Leipzig. N’est-ce pas des horreurs dont de simples soldats seraient peu capables ? Ça manquait à sa parole trois fois par jour, et ça se disait des princes ! Alors, l’invasion se fait. Partout où notre Empereur montre sa force de lion, l’ennemi recule ; et il a fait dans ce temps-là plus de prodiges en défendant la France, qu’il n’en avait fait pour conquérir l’Italie, l’Orient, l’Espagne, l’Europe et la Russie. Pour lors, il veut enterrer tous les étrangers, pour leur apprendre à respecter la France, et les laisse venir sous Paris, pour les avaler d’un coup, et s’élever au dernier degré du génie par une bataille plus grande que toutes les autres, une mère bataille, enfin. Mais les Parisiens ont peur pour leur peau et pour leurs boutiques de deux sous. Ils ouvrent leurs portes. Voilà les Ragusades qui commencent, l’impératrice qu’on embête, et le drapeau blanc qui se met aux fenêtres. Enfin les généraux, qu’il avait fait ses meilleurs amis, l’abandonnent pour les Bourbons, dont jamais ils n’avaient entendu parler. Alors il nous dit adieu à Fontainebleau.

– « Soldats !...

– Je l’entends encore, nous pleurions tous comme de vrais enfants. Les aigles, les drapeaux étaient inclinés comme pour un enterrement, car on peut vous le dire, c’étaient les funérailles de l’Empire, et ses armées pimpantes n’étaient plus que des squelettes de soldats. Donc il nous dit au perron de son château :

– « Soldats, nous sommes vaincus par la trahison, mais nous nous reverrons dans le ciel, la patrie des braves. Défendez mon enfant, que je vous confie : vive Napoléon II ! »

– Il avait idée de mourir, et, pour ne pas laisser voir Napoléon vaincu, prend du poison, de quoi tuer un régiment, parce que, comme Jésus-Christ avant sa passion, il se croyait abandonné de Dieu et de son talisman ; mais le poison ne lui fait rien du tout. Autre chose ! Il se reconnaît immortel. Sûr de son affaire, et d’être toujours empereur, il va dans une île pendant quelque temps étudier le tempérament de ceux-ci qui ne manquent pas à faire des bêtises sans fin. Alors il s’embarque sur la même coquille de noix d’Égypte, passe à la barbe de vaisseaux anglais, met le pied sur la France, la France le reconnaît, le coucou s’envole de clocher en clocher, toute la France crie : – « Vive l’Empereur ! » Et, par ici, l’enthousiasme pour cette merveille des siècles a été solide. Le Dauphiné s’est très bien conduit. Et j’ai été particulièrement satisfait de savoir qu’on y pleurait de joie en revoyant sa redingote grise. Le 1er mars, Napoléon débarque avec deux cents hommes pour conquérir le royaume de France et de Navarre, et il était le 20 mars à Paris, redevenu l’Empire français, ayant tout balayé, repris sa chère France, et ramassé ses troupiers en leur disant deux mots :

– « Me voilà ! »

– C’est le plus grand miracle qu’a fait Dieu ! Avant lui, jamais un homme avait-il pris d’Empire rien qu’en montrant son chapeau ? L’on croyait la France abattue ! Du tout. À la vue de l’aigle, une armée nationale se refait et nous marchons tous à Waterloo. Pour lors, là, la garde meurt d’un seul coup ; et Napoléon au désespoir, se jette trois fois au-devant des canons ennemis à la tête du reste, sans trouver la mort ! Nous avons vu ça ; nous autres ! Voilà la bataille perdue. Le soir, l’Empereur appelle ses vieux soldats, brûle dans un champ plein de notre sang, ses drapeaux et ses aigles ; ces pauvres aigles, toujours victorieuses, qui criaient dans les batailles : –« En avant ! » et qui avaient volé sur toute l’Europe, elles furent sauvées de l’infamie d’être à l’ennemi. Les trésors de l’Angleterre ne pourraient pas seulement lui donner la queue d’une aigle... Plus d’aigles... Le reste est connu. L’homme rouge passe aux Bourbons, la France est écrasée, le soldat n’est plus rien, on le prive de son dû, on le renvoie chez lui pour prendre à sa place des nobles qui ne pouvaient plus marcher, que ça faisait pitié. L’on s’empare de Napoléon par trahison, les Anglais le clouent dans une île déserte de la grande mer, sur un rocher élevé de dix mille pieds au-dessus du monde. Fin finale, il est obligé de rester là, jusqu’à ce que l’homme rouge lui rende son pouvoir, pour le bonheur de la France. Ceux-ci disent qu’il est mort ! Ah bien oui, mort ! On voit bien, qu’ils ne le connaissent pas. Ils répètent c’te bourde-là pour attraper le peuple et le faire tenir tranquille dans leur baraque de gouvernement. Écoutez : la vérité du tout est que ses amis l’ont laissé seul dans le désert, pour satisfaire une prophétie faite sur lui ; car j’ai oublié de vous apprendre que son nom de Napoléon veut dire le lion du désert.

– Et voilà ce qui est vrai comme l’Évangile. Toutes les autres choses que vous entendrez dire sur l’Empereur sont des bêtises qui n’ont pas forme humaine. Parce que, voyez-vous, ce n’est pas à l’enfant d’une femme que Dieu aurait donné le droit de tracer son nom en rouge comme il l’a écrit sur la terre qui s’en souviendra toujours ! Vive Napoléon, père du peuple et du soldat !...

– Vive le général Éblé ! cria le pontonnier.

– Comment avez-vous fait pour ne pas mourir dans le ravin de la Moskova ? dit une paysanne.

– Est-ce que je sais ! Nous y sommes entrés un régiment, nous n’y étions debout que cent fantassins parce qu’il n’y avait que des fantassins capables de le prendre. L’infanterie, voyez-vous, c’est tout, à l’armée !...

– Fichtre ! et la cavalerie, donc ! s’écria Genestas en se laissant couler du haut du foin et apparaissant avec une rapidité qui fit jeter un cri d’effroi aux plus courageux. Hé ! mon ancien, tu oublies les lanciers rouges de Poniatowski, les cuirassiers, les dragons, tout le tremblement ! Quand Napoléon, impatient de ne pas voir avancer sa bataille vers la conclusion de la victoire, disait à Murat : « Sire, coupez-moi ça en deux !... » Alors là-dessus nous partions d’abord au trot, puis au galop. Une, deux !... l’armée ennemie était fendue comme une pomme avec un couteau. Une charge de cavalerie, mon vieux, mais c’est une colonne de boulets de canon !...

– Et les pontonniers ? cria le sourd.

 – Ah çà, mes enfants, reprit Genestas, tout honteux de sa sortie, en se voyant au milieu d’un cercle silencieux et stupéfait, il n’y a pas d’agents provocateurs ici ! Tenez, voilà pour boire en l’honneur de le France et de lui...

– Vive l’Empereur ! crièrent d’une seule voix les gens de la veillée.

– Chut ! enfants ! dit l’officier en s’efforçant de cacher sa profonde douleur. Chut ! il est mort en disant : « Gloire, France et bataille ! » Mes enfants, il a dû mourir lui, mais sa mémoire !... jamais.

Goguelat fit un signe d’incrédulité ; puis il dit tout bas à ses voisins :

– L’officier est encore au service, et c’est leur consigne de dire au peuple que l’Empereur est mort. Faut pas lui en vouloir, parce que, voyez-vous, un soldat ne connaît que sa consigne !...

En sortant de la grange, Genestas entendit la Fosseuse qui disait :

– Cet officier-là, voyez-vous, est un ami de l’Empereur et de M. Benassis.

Alors tous les gens de la veillée se précipitèrent à la porte, pour voir encore le commandant ; et à la lueur de la lune, ils l’aperçurent prenant le bras du médecin.

– J’ai fait des bêtises, dit Genestas. Rentrons vite ! Ces aigles, ces canons, ces campagnes, je ne savais plus où j’étais.

– Eh bien, que dites-vous de mon Goguelat ? lui demanda Benassis.

– Monsieur, avec des récits comme celui-là, la France aura toujours, dans le ventre, les quatorze armées de la république, et pourra parfaitement soutenir la conversation à coups de canon avec l’Europe !...

En peu de temps, ils atteignirent le logis de M. Benassis ; et ils se trouvèrent bientôt tous deux, seuls, pensifs, de chaque côté de la cheminée du salon où le foyer mourant jetait encore quelques étincelles.

 

 

 

 

XXII.

 

 

DERNIERS RENSEIGNEMENTS.

 

 

Malgré les témoignages de confiance qu’il avait reçus du médecin, Genestas hésitait encore à lui faire une dernière question qui pouvait sembler indiscrète. Mais après lui avoir jeté quelques regards scrutateurs, il fut encouragé par un de ces sourires, pleins d’aménité qui animent les lèvres des hommes vraiment forts, et par lequel M. Benassis paraissait déjà répondre favorablement. Alors, il lui dit :

– Monsieur, votre vie diffère tant de celle des gens ordinaires, que vous ne serez pas étonné de m’entendre vous demander les causes de votre retraite. Si ma curiosité vous semble inconvenante, vous avouerez qu’elle est bien naturelle. Mais écoutez. J’ai eu des camarades que je n’ai jamais tutoyés, même après avoir fait plusieurs campagnes avec eux ; tandis qu’à certains autres je disais : « Va chercher notre argent chez le payeur », trois jours après nous être grisés ensemble, comme cela peut arriver quelquefois aux plus honnêtes gens dans les goguettes obligées. Hé bien ! vous êtes un de ces hommes dont je me fais l’ami sans attendre leur permission, et même sans bien savoir pourquoi.

– Capitaine Bluteau....

Depuis quelque temps, toutes les fois que le médecin prononçait le faux nom que son hôte avait pris, celui-ci ne pouvait réprimer une légère grimace. M. Benassis surprit en ce moment cette expression de répugnance, et regarda fixement le militaire pour tâcher d’en deviner la cause ; mais comme il lui eût été bien difficile de trouver la véritable, il attribua ce mouvement à quelque douleur corporelle, et dit en continuant :

– Capitaine, je hais parler de moi. Déjà je me suis fait plusieurs fois violence en causant avec vous hier et aujourd’hui ; mais il s’agissait en quelque sorte de la commune et de ses habitants aux intérêts desquels je suis mêlé. Maintenant, vous dire mon histoire, ce serait ne vous entretenir que de moi-même ; et véritablement, ma vie est peu intéressante.

– Fût-elle plus simple que ne l’est celle de votre Fosseuse, répondit Genestas, je vaudrais encore la connaître pour savoir quelles sont les vicissitudes qui ont pu jeter dans ce canton un homme de votre trempe.

– Capitaine, depuis douze ans, je me suis tu ; mais, maintenant que je suis sur le bord de ma fosse, attendant le coup qui doit m’y précipiter, j’aurai la bonne foi de vous avouer que ce silence commençait à me peser. Depuis douze ans, je souffre sans avoir reçu les consolations que l’amitié prodigue aux cœurs endoloris. Mes pauvres malades, mes paysans me donnent bien l’exemple d’une parfaite résignation ; mais je les comprends et ils s’en aperçoivent ; tandis que nul ici ne peut recueillir mes larmes secrètes, ni me donner cette poignée de main d’honnête homme, la plus belle des récompenses, qui ne manque à personne, pas même à Gondrin.

Par un mouvement subit, Genestas tendit la main à Benassis que ce geste émut fortement, et qui reprit d’une voix altérée :

– Peut-être la Fosseuse m’eût-elle angéliquement entendu ; mais elle m’aurait aimé sans doute, et c’eût été un malheur. Tenez, capitaine, il n’y avait qu’un vieux soldat indulgent comme vous l’êtes, ou un jeune homme plein d’illusions, qui pussent écouter ma confession : elle ne saurait être comprise que par un homme auquel la vie est bien connue, ou par un enfant à qui elle serait tout à fait étrangère. Faute de prêtre, les anciens capitaines, mourant sur le champ de bataille, se confessaient à la croix de leur épée ; ils en faisaient un noble et fidèle truchement entre eux et Dieu. Or, vous, vous, pur et fort comme l’acier, une des meilleures lames de Napoléon, peut-être m’entendrez-vous bien. Pour s’intéresser à mon récit, il faut entrer dans certaines délicatesses de sentiment et partager des croyances naturelles aux cœurs simples, mais qui pareraient ridicules à beaucoup de philosophes habitués à se servir, pour leurs intérêts privés, des maximes réservées au gouvernement des États. Je vais vous parler de bonne foi, comme un homme qui ne veut justifier ni le bien ni le mal de sa vie, mais qui vous en dira tout, parce qu’il est aujourd’hui loin du monde, indifférent au jugement des hommes, et plein d’espérance en Dieu.

M. Benassis s’arrêta, puis il se leva en disant :

– Avant d’entamer mon récit, je vais commander le thé. Depuis douze ans, Jacquotte n’a jamais manqué à venir me demander si j’en prenais, et nous interromprait certainement.

– En voulez-vous, capitaine ?

– Non, je vous remercie.

M. Benassis sortit et rentra promptement.

 

 

 

 

XXIII.

 

 

LA CONFESSION DU MÉDECIN DE CAMPAGNE.

 

 

– Je suis né, reprit le médecin, dans une petite ville du Languedoc, où mon père s’était fixé depuis longtemps, et où s’est écoulée ma première enfance. À l’âge de huit ans, je fus mis au collège de Sorrèze, et n’en sortis que pour aller achever mes études à Paris.

Mon père avait eu la plus folle, la plus prodigue jeunesse ; mais son patrimoine dissipé s’était rétabli par un heureux mariage, et par les lentes économies qui se font en province, où l’on tire vanité de la fortune et non de la dépense, où l’ambition naturelle à l’homme s’éteint et se tourne en avarice faute d’aliments généreux. Devenu riche, n’ayant qu’un fils, il voulut lui transmettre la froide expérience qu’il avait échangée contre ses illusions évanouies : dernières et nobles erreurs des vieillards qui tentent vainement de léguer leurs vertus et leurs prudents calculs à des enfants enchantés de la vie et pressés d’en jouir. Cette prévoyance lui dicta, pour mon éducation, un plan dont je fus victime. Il me cacha soigneusement l’étendue de ses biens ; et me condamna, dans mon intérêt, à subir, pendant mes plus belles années, les privations et les sollicitudes d’un jeune homme jaloux de conquérir son indépendance. Il voulait m’inspirer les vertus de la pauvreté : la patience, la soif de l’instruction et l’amour du travail. Il espérait, en me faisant connaître ainsi tout le prix de la fortune, m’apprendre à conserver mon héritage. Aussi, dès que je fus en état d’entendre ses conseils, me pressa-t-il d’adopter et de suivre une carrière. Mes goûts me portèrent à l’étude de la médecine.

De Sorrèze, où j’étais resté pendant dix ans sous la discipline à demi conventuelle des Oratoriens, et plongé dans la solitude d’un collège de province, je fus, sans aucune transition, transporté dans la capitale. Mon père m’y accompagna pour me recommander à l’un de ses amis. Les deux vieillards prirent, à mon insu, de minutieuses précautions contre l’effervescence de ma jeunesse, alors très innocente. Ma pension fut sévèrement calculée d’après les besoins réels de la vie, et je ne dus en toucher les quartiers que sur la présentation des quittances de mes inscriptions à l’École de Médecine. Cette défiance assez injurieuse fut déguisée sous des raisons d’ordre et de comptabilité. Mon père se montra d’ailleurs libéral pour tous les frais nécessités par mon éducation, et pour les plaisirs permis de la vie parisienne. Mais son vieil ami, à qui ce fut un bonheur que d’avoir un jeune homme à conduire dans le dédale où j’entrais, appartenait à cette nature d’hommes qui classent leurs sentiments aussi soigneusement qu’ils rangent leurs papiers. En consultant son agenda de l’année passée, il pouvait toujours savoir ce qu’il avait fait au mois, au jour et à l’heure où il se trouvait dans l’année courante. La vie était pour lui comme une entreprise dont il tenait commercialement les comptes. Homme de mérite d’ailleurs, mais fin, méticuleux, défiant, il ne manqua jamais de raisons spécieuses pour pallier les précautions qu’il prenait à mon égard. Il achetait mes livres ; il payait mes leçons. Si je voulais apprendre à monter à cheval, le bonhomme s’enquérait lui-même du meilleur manège, m’y conduisait, et prévenait mes désirs en mettant un cheval à ma disposition pour les jours de fête. Malgré ces ruses de vieillard, que je sus déjouer du moment où j’eus quelque intérêt à lutter avec lui, cet excellent homme fut un second père pour moi.

– Mon ami, me dit-il au moment où il devina que s’il n’allongeait pas ma laisse je la briserais, les jeunes gens font souvent des folies auxquelles les entraîne la fougue de leur âge, et il pourrait vous arriver d’avoir besoin d’argent. Alors, venez à moi. Jadis votre père m’a galamment obligé ; j’aurai toujours quelques écus à votre service. Mais ne me mentez jamais ; avouez-moi vos fautes, n’en ayez aucune honte ; j’ai été jeune, nous nous entendrons toujours comme deux bons camarades.

Mon père m’installa dans une pension bourgeoise du quartier latin, chez des gens respectables, où j’eus une chambre assez bien meublée. Cette première indépendance, la bonté de mon père, les sacrifices qu’il paraissait faire pour moi, me causèrent cependant peu de joie. Peut-être faut-il avoir joui de la liberté pour en sentir tout le prix. Or, les souvenirs de ma libre enfance étaient presque abolis sous le poids des ennuis du collège, dont mon esprit n’avait pas encore secoué les chaînes. Puis les recommandations de mon père me montraient encore de nouvelles tâches à remplir. Enfin Paris était pour moi comme une énigme ; on ne s’y amuse pas sans en avoir étudié les plaisirs. Je ne voyais donc rien de changé dans ma position, si ce n’est que mon nouveau lycée était plus vaste et se nommait l’École de Médecine.

Je me mis à étudier d’abord assez courageusement, et suivis les cours avec assiduité. Je me jetai dans le travail à corps perdu, sans prendre de divertissement ; les trésors de science dont la capitale abonde émerveillaient mon imagination. Mais bientôt des liaisons imprudentes, dont les dangers étaient voilés par cette amitié folle, inconsidérée, confiante outre mesure qui séduit tons les jeunes gens, me firent insensiblement tomber dans la dissipation de Paris. Les théâtres, et leurs acteurs pour lesquels je me passionnai, commencèrent l’œuvre de ma démoralisation.

Les spectacles d’une capitale sont bien funestes aux jeunes gens, qui n’en sortent jamais sans de vives émotions, contre lesquelles ils luttent infructueusement. Aussi la société, les lois me semblent-elles complices des désordres dont ils se rendent coupables. Notre législation a, pour ainsi dire, fermé les yeux sur les passions qui tourmentent le jeune homme entre vingt et vingt-cinq ans. À Paris tout l’assaille : ses appétits y sont incessamment sollicités ; la religion lui prêche le bien, les lois le lui commandent, les choses et les mœurs l’invitent au mal ; le plus honnête homme ou la femme la plus pieuse s’y moquent de sa continence ; et il semble qu’on ait pris à tâche de n’y encourager que les vices. Enfin je ne sais si les obstacles qui défendent l’abord des états dans lesquels un jeune homme peut honorablement faire fortune, ne sont pas plus nombreux que les pièges incessamment tendus à ses passions pour lui dérober son argent.

J’allai donc, pendant longtemps, tous les soirs à quelque théâtre, et contractai des habitudes de paresse. Je transigeais, en moi-même, avec mes devoirs ; souvent, je remettais au lendemain mes plus pressantes occupations, puis, au lieu de chercher à m’instruire, je ne fis plus que les travaux strictement nécessaires pour arriver aux grades par lesquels il faut passer avant d’être docteur. Aux cours publics, je n’écoutais pas. Enfin, je menai la vie incertaine d’un jeune homme de province qui, jeté dans Paris, garde encore quelques sentiments vrais, croit encore à certaines règles de morale, et se corrompt par les mauvais exemples, tout en voulant s’en défendre. Je me défendais mal. J’avais des complices en moi-même. Oui, monsieur, ma physionomie n’est pas trompeuse ; j’ai eu toutes les passions dont elle porte l’enseigne. Je conservai cependant au fond de mon cœur un sentiment de perfection morale qui me poursuivit au milieu de mes désordres, et qui devait ramener un jour à Dieu, par la lassitude et le remords, l’homme dont la jeunesse s’était désaltérée dans les eaux pures de la religion. Celui qui sent vivement les voluptés de la terre est tôt ou tard attiré par le goût des fruits du ciel.

J’eus d’abord les mille félicités et les mille désespérances qui se rencontrent plus ou moins actives dans toutes les jeunesses. Tantôt je prenais le sentiment de ma force pour une volonté ferme, et je m’abusais sur l’étendue de mes facultés ; tantôt, à l’aperçu du plus faible écueil contre lequel je me heurtais, je tombais beaucoup plus bas que je ne devais naturellement descendre. Je concevais les plus vastes plans, je rêvais la gloire, je me disposais au travail : une partie de plaisir emportait ces nobles velléités. Le vague souvenir de mes conceptions avortées me laissait de trompeuses lueurs qui m’habituaient à croire en moi, sans me donner l’énergie de produire. Cette paresse pleine de suffisance me menait à n’être qu’un sot. Le sot n’est-il pas celui qui ne justifie point la bonne opinion qu’il prend de lui-même ? J’avais une activité sans but, et voulais les fleurs de la vie, sans le travail qui les fait éclore. Ignorant les obstacles, je trouvais tout facile. J’attribuais à d’heureux hasards et les succès de science et les succès de fortune. Pour moi, le génie était du charlatanisme. Je me croyais savant parce que je pouvais le devenir ; et, sans songer ni à la patience qui engendre les grandes œuvres, ni au faire qui en révèle les difficultés, je m’escomptais toutes les gloires.

Mes plaisirs furent promptement épuisés. Le théâtre n’amuse pas toujours. Paris fut bientôt vide et désert pour un pauvre étudiant dont la société se composait d’un vieillard qui ne savait plus rien du monde, et de sa famille où ne se rencontraient que des gens ennuyeux. Aussi, comme tous les jeunes gens dégoûtés de la carrière qu’ils suivent, sans avoir aucune idée fixe, aucun système arrêté dans la pensée, j’ai vagué pendant des journées entières à travers les rues, sur les quais, dans les musées et les jardins publics. Quand elle est inoccupée, la vie pèse plus à cet âge qu’en aucun autre, parce qu’alors elle est pleine de sève perdue et de mouvements sans résultat. J’ignorais la puissance qu’une ferme volonté met dans les mains de l’homme jeune, quand il sait concevoir, et que, pour exécuter, il dispose de toutes les forces vitales, augmentées encore par les intrépides croyances de la jeunesse. Enfants, nous sommes naïfs, nous ignorons tous les dangers de la vie ; mais adolescents, nous en apercevons souvent et les difficultés et l’immense étendue. À cet aspect, le courage parfois s’affaisse. Nous sentant neufs au métier de la vie sociale, nous restons en proie à une sorte de niaiserie, à un sentiment de stupeur, comme si nous étions sans secours dans un pays étranger. En effet, à tout âge, les choses inconnues causent des terreurs involontaires : le jeune homme est comme le soldat qui marche contre des canons et recule devant des fantômes. Alors, il hésite entre les nobles traditions de son enfance et les tristes maximes du monde. Il ne sait ni donner ni accepter, ni se défendre ni attaquer ; il aime les femmes et les respecte comme s’il en avait peur. Ses qualités le desservent : il est tout générosité, tout pudeur ; il est pur des calculs intéressés de l’avarice ; s’il ment, c’est pour son plaisir et non pour sa fortune. Au milieu des voies douteuses, sa conscience, avec laquelle il n’a pas encore transigé, lui indique le bon chemin ; et il tarde à le suivre. Les hommes destinés à vivre par les inspirations du cœur au lieu d’écouter les combinaisons qui émanent de la tête, restent longtemps dans cette situation. Ce fut mon histoire. En effet, je devins le jouet de deux causes contraires. Je flottais entre les désirs du jeune homme et sa niaiserie sentimentale. Les émotions de Paris sont cruelles pour les âmes douées d’une vive sensibilité. Les avantages dont y jouissent les gens supérieurs ou les gens riches irritent les passions ; et, dans ce monde de grandeur et de petitesse, la jalousie sert plus souvent de poignard que d’aiguillon. Au milieu de la lutte constante des ambitions, des désirs, et des haines, il est impossible de ne pas être ou victime ou complice. Insensiblement le tableau continuel du vice heureux et de la vertu persiflée fait chanceler un jeune homme ; la vie parisienne lui enlève bientôt le velouté de la conscience ; alors commence et se consomme l’œuvre infernale de sa démoralisation.

Le premier des plaisirs, celui qui comprend d’abord tous les autres, est environné de tels périls, qu’il est impossible de ne pas réfléchir aux moindres actions qu’il provoque, et de ne pas en calculer toutes les conséquences. Ces calculs mènent à l’égoïsme. Si quelque pauvre étudiant, entraîné par l’impétuosité de ses passions, est disposé à s’oublier, ceux qui l’entourent lui montrent et lui inspirent de telles défiances, qu’il lui est bien difficile de ne pas les partager, et de ne pas se mettre en garde contre ses idées généreuses. Ce combat dessèche, rétrécit le cœur, pousse la vie au cerveau, et produit cette insensibilité des gens de Paris, ces mœurs où, sous la frivolité la plus gracieuse, sous l’exaltation la plus vive, se cachent la politique ou l’argent. Là, l’ivresse du bonheur n’empêche pas la femme la plus naïve de toujours garder sa raison. Cette atmosphère dut influer sur ma conduite et sur mes sentiments. Mes fautes eussent été peu de chose pour beaucoup de gens ; elles empoisonnèrent mes jours. Les Méridionaux ont au fond du cœur des principes religieux, et croient surtout aux vérités qui consacrent une autre vie. Les croyances donnent à leurs passions une grande profondeur ; à leurs remords, de la persistance.

À l’époque où j’étudiais la médecine, les militaires étaient partout les maîtres ; et, alors pour plaire aux femmes, il fallait être au moins colonel. Qu’était dans le monde un pauvre étudiant ? Rien. Or, vivement stimulé par la vigueur de mes passions, et ne leur trouvant pas d’issue ; arrêté par le manque d’argent ; regardant l’étude et la gloire comme une voie trop tardive pour procurer les plaisirs qui me tentaient ; flottant entre mes pudeurs secrètes et les mauvais exemples ; rencontrant toute facilité pour des désordres en bas lieu ; ne voyant que difficulté pour arriver à la bonne compagnie, je passai de tristes jours, en proie au vague des passions, au désœuvrement qui tue, à des découragements mêlés de soudaines exaltations. Enfin, cette crise se termina par un dénouement assez vulgaire chez les jeunes gens.

J’ai toujours eu la plus grande répugnance à troubler le bonheur d’un ménage. Outre cette répugnance, la franchise involontaire de mes sentiments m’empêche de les dissimuler, et il m’eût été physiquement impossible de vivre dans un état de mensonge flagrant. Les plaisirs pris en hâte ne me séduisent guère, j’aime à savourer le bonheur. Puis, je me trouvai sans force contre mon isolement, après tant d’efforts infructueusement tentés pour pénétrer dans le grand monde, où j’eusse pu rencontrer une femme qui se fût dévouée à m’expliquer les écueils de chaque route, à me donner de bonnes manières, à me conseiller sans révolter mon orgueil, à m’introduire partout où j’eusse trouvé des relations utiles à mon avenir. Dans le désespoir où j’étais, la plus dangereuse de toutes les bonnes fortunes m’eût séduit peut-être ; mais tout me manquait, même le péril ; et tout me rejetait dans ma solitude, où je restais face à face avec mes passions trompées.

J’arrive à une époque fatale. Je formai des liaisons d’abord secrètes avec une jeune fille à laquelle je m’attaquai, bon gré mal gré, jusqu’à ce qu’elle eût épousé mon sort. Elle était belle, appartenait à une honnête famille, mais elle avait peu de fortune. Bientôt elle quitta tout pour moi. La médiocrité de ma situation lui parut sans doute la meilleure des garanties. Dès cet instant, les orages qui me troublaient le cœur, mes désirs extravagants, mon ambition, tout s’apaisa dans le bonheur, le bonheur d’un jeune homme qui ne connaît encore ni les choses, ni les mœurs du monde, ni ses maximes d’ordre, ni la force des préjugés ; mais bonheur complet, comme l’est celui d’un enfant. Le premier amour n’est-il pas une seconde enfance jetée à travers nos jours de peine et de labeur ? Il y a des hommes qui apprennent la vie tout à coup, la jugent ce qu’elle est ; voient les erreurs du monde pour en profiter ; les préceptes sociaux pour les tourner à leur avantage, et qui savent calculer la portée de tout : ce sont des hommes froids, mais sages selon les lois humaines. Puis il y a de pauvres poètes, gens nerveux qui sentent vivement, et font des fautes : j’étais de ces derniers. Mon premier attachement ne fut pas d’abord une passion forte, vraie ; je suivis mon instinct et non mon cœur. Je sacrifiai une pauvre fille à moi-même, et ne manquai pas d’excellentes raisons pour me persuader que je ne faisais rien de mal. Quant à elle, c’était le dévouement même, un cœur d’or, un esprit juste, et une belle âme. Elle ne m’a jamais donné que d’excellents conseils. D’abord, elle réchauffa mon courage ; puis, elle me fit reprendre goût à mes études, en croyant à moi, me prédisant des succès, la gloire, la fortune : aujourd’hui, la science médicale touche à toutes les sciences, et la gloire est toujours une fortune à Paris. Cette bonne jeune fille s’oublia pour moi, partagea ma vie dans tous ses caprices, et son économie nous fit trouver du luxe dans ma médiocrité. J’eus plus d’argent pour mes fantaisies quand nous fûmes deux que lorsque j’étais seul. Ce fut, monsieur, mon plus beau temps. Je travaillais avec ardeur ; j’avais un but ; j’étais encouragé ; je rapportais mes pensées, mes actions à une personne qui savait se faire aimer ; et mieux encore, m’inspirer une profonde estime par la sagesse qu’elle déployait dans une situation où la sagesse semble impossible.

Mais tous mes jours se ressemblaient, monsieur. Cette monotonie du bonheur, l’état le plus délicieux qu’il y ait dans le monde, et dont on ne sent le prix qu’après avoir essuyé toutes les tempêtes du cœur ; ce doux état où la fatigue de vivre n’existe plus, où toutes les pensées s’échangent, où l’on est toujours compris ; eh bien ! pour un homme ardent, affamé de distinctions sociales, qui se lassait de suivre la gloire parce qu’elle marche d’un pied trop lent, ce bonheur fut bientôt à charge. Mes anciens rêves revinrent m’assaillir. Je voulais impétueusement les plaisirs de la richesse, et j’exprimais naïvement mes désirs lorsque, le soir, j’étais interrogé par une voix amie au moment où, mélancolique et pensif, je m’absorbais dans les voluptés d’une opulence imaginaire. Alors je faisais sans doute gémir la douce créature qui s’était vouée à mon bonheur : pour elle le plus violent des chagrins était de me voir désirer quelque chose qu’elle ne pouvait me donner à l’instant. Oh ! monsieur, que les dévouements de la femme sont beaux !

Il y avait une secrète amertume dans cette exclamation du médecin, car il fit une légère pause, et tomba dans une rêverie passagère que respecta Genestas.

 

 

 

 

XXIV.

 

 

LES CATASTROPHES DE SA VIE.

 

 

– Eh bien, monsieur, reprit Benassis, un évènement qui aurait dû consolider ce mariage commencé, le détruisit, et fut la cause première de mes malheurs. Mon père mourut en laissant une fortune considérable. Les affaires de sa succession m’appelèrent pendant quelques mois en Languedoc, et j’y allai seul. Je retrouvai donc ma liberté. Toute obligation, même la plus douce, pèse au jeune âge : il faut avoir expérimenté la vie pour reconnaître la nécessité d’un joug, et celle du travail. Je sentis, avec la vivacité d’un Languedocien, le plaisir d’aller et de venir sans avoir à rendre de compte de mes actions à personne, même volontairement. Je n’oubliai pas complètement les liens que j’avais contractés ; mais j’étais occupé d’intérêts qui m’en divertissaient. Insensiblement le souvenir s’en abolit. Je ne songeai pas sans un sentiment pénible à les reprendre à mon retour ; puis je me demandai pourquoi les reprendre. Cependant je recevais des lettres empreintes d’une tendresse vraie ; mais, à vingt-deux ans, un jeune homme imagine les femmes toutes également tendres ; il ne sait pas encore distinguer entre le cœur et la passion ; il confond tout dans les sensations du plaisir, qui semble d’abord tout comprendre. Plus tard seulement, en connaissant mieux les hommes et les choses, je sus apprécier tout ce qu’il y avait de noblesse vraie dans ces lettres où jamais rien de personnel ne se mêlait à l’expression des sentiments, où l’on se réjouissait pour moi de ma fortune, et où l’on s’en plaignait pour soi ; où l’on ne supposait pas que je pusse changer, parce qu’on se sentait incapable de changement. Mais déjà je me livrais à d’ambitieux calculs, déjà je pensais à me plonger dans les joies du riche, à être quelque chose par ma fortune, à faire une belle alliance, et je me contentais de dire :

– « Elle m’aime bien ! » avec la froideur d’un fat.

Déjà j’étais embarrassé de savoir comment je me dégagerais de cette liaison. Cet embarras, cette honte, mènent à la cruauté. Pour ne point rougir devant sa victime, l’homme qui a commencé par la blesser, la tue. Les réflexions que j’ai faites sur ces jours d’erreur m’ont dévoilé plusieurs abîmes du cœur. Oui, croyez-moi, monsieur, ceux qui ont sondé le plus avant les vices et les vertus de la nature humaine sont des gens qui l’ont étudiée en eux-mêmes avec bonne foi. Notre conscience est le point de départ : nous allons de nous aux hommes, jamais des hommes à nous.

Quand je revins à Paris, j’habitais un hôtel que d’avance j’avais fait louer, sans avoir prévenu ni de mon changement ni de mon retour la personne qui s’y intéressait le plus. Je désirais de jouer un rôle au milieu des jeunes gens à la mode. Après avoir goûté pendant quelques jours les premières délices de l’opulence, et quand je m’en crus assez enivré pour ne pas faiblir, j’allai visiter la pauvre créature que je voulais délaisser. Aidée par le tact naturel aux femmes, elle devina mes sentiments secrets. Elle eut tout l’héroïsme de sa situation et me cacha ses larmes. Elle dut me mépriser ; mais, toujours douce et bonne, elle ne me témoigna jamais de mépris. Cette indulgence me tourmenta cruellement. Assassins de salon ou de grande route, nous aimons que nos victimes se défendent, le combat semble alors justifier leur mort. Je renouvelai d’abord très affectueusement mes visites : si je n’étais pas tendre, je faisais des efforts pour paraître aimable ; puis, je devins sensiblement poli ; puis, un jour, par une sorte d’accord tacite, nous nous trouvâmes étrangers l’un à l’autre ; et je crus avoir agi très convenablement. Néanmoins je me livrai fort complaisamment au monde, pour étouffer le peu de remords qui me restaient encore ; car qui se mésestime ne saurait vivre seul.

Alors, je menai la vie des jeunes gens riches de Paris ; et, comme je possédais une certaine instruction, je parus avoir plus d’esprit que je n’en avais réellement. Je crus donc valoir mieux que les autres. Les gens intéressés à me prouver que j’étais un homme supérieur, me trouvèrent tout convaincu. Cette supériorité fut si facilement reconnue, que je ne me donnai pas la peine d’être quelque chose. De toutes les pratiques du monde, la louange est la plus habilement perfide ; et c’est surtout à Paris que les politiques en tout genre savent étouffer un talent dès sa naissance, sous les couronnes profusément jetées dans son berceau. Comme j’étais un homme assez ordinaire, je ne fis pas honneur à ma réputation. Je donnai dans mille frivolités. J’eus de ces passions éphémères qui sont la honte des salons de Paris, où chacun va cherchant un amour vrai, se blase à sa poursuite, tombe dans un libertinage de bon ton, et arrive à s’étonner d’une passion réelle autant que d’une belle action. J’imitais les autres. Je blessais souvent des âmes fraîches et nobles par les mêmes coups qui me meurtrissaient secrètement.

Malgré ces fausses apparences qui me faisaient mal juger, il y avait en moi une délicatesse à laquelle j’obéissais toujours. Je fus dupe dans bien des occasions, où j’eusse rougi de ne pas l’être, et je me déconsidérai par cette bonne foi dont je m’applaudissais intérieurement. En effet, le monde est plein de respect pour l’habileté sous quelque forme qu’elle se montre. En tout, pour lui, le résultat fait la loi. Le monde m’attribua donc des vices, des qualités, des succès et des revers que je n’avais pas ; l’on m’accablait de galanteries dont je n’étais point complice ; l’on me blâmait d’actions auxquelles j’étais étranger. Par fierté, je dédaignais de démentir les calomnies, et j’acceptais les choses favorables par amour-propre. Ma vie était extérieurement heureuse, misérable en réalité. L’abus des jouissances m’énervait ; et, sans mes malheurs, je serais arrivé graduellement à n’avoir ni cœur ni âme, à perdre mes bonnes qualités, à faire triompher les mauvaises, dans les habitudes de l’égoïsme. Je me ruinai. Voici comment. À Paris, quelle que soit la fortune d’un homme, il rencontre toujours une fortune supérieure dont il fait son point de mire, et qu’il veut surpasser. Victime de ce combat comme tant d’écervelés, je fus obligé de vendre, au bout de quatre ans, quelques propriétés, et d’hypothéquer les autres. Puis un coup terrible vint me frapper. J’étais resté près de huit mois sans avoir vu la personne que j’avais réellement abandonnée ; mais, au train dont j’allais, le malheur m’aurait sans doute ramené vers elle. Un soir, pendant une joyeuse partie, je reçus un billet tracé par une main faible, et qui contenait à peu près ces mots :

 

« Je n’ai plus que quelques moments à vivre, mon ami. Je voudrais vous voir pour connaître le sort de mon enfant, savoir s’il sera le vôtre ; et, aussi, pour adoucir les regrets que vous pourriez avoir un jour de ma mort. »

 

Cette lettre me glaça. Elle révélait les douleurs secrètes du passé, comme elle renfermait les mystères de l’avenir. Je sortis, à pied, sans attendre ma voiture, et traversai tout Paris, poussé par mes remords, en proie à la violence d’un premier sentiment ; et ce que je vis alors le rendit durable. La propreté sous laquelle se cachait la misère de cette femme peignait toute sa vie, qu’elle me raconta quand j’eus solennellement promis d’adopter notre enfant. Cette femme mourut, monsieur, malgré les soins que je lui prodiguai, malgré toutes les ressources de la science vainement invoquée. Ces soins, ce dévouement tardif ne servirent qu’à rendre ses derniers moments moins amers.

Elle avait constamment travaillé pour élever, pour nourrir son enfant. Le sentiment maternel l’avait soutenue contre le malheur, mais non contre le plus vif de ses chagrins, mon abandon. Cent fois elle avait voulu tenter une démarche près de moi, cent fois sa fierté de femme l’avait arrêtée. Elle se contentait de pleurer sans me maudire, en pensant que, de cet or répandu à flots pour mes caprices, pas une goutte détournée par un souvenir ne viendrait dans son pauvre petit ménage aider à la vie d’une mère et de son enfant. Cette grande infortune lui avait semblé la punition naturelle de sa faute. Elle s’était sincèrement réconciliée avec Dieu, et avait tiré de grandes consolations de la religion. Secondée par un bon prêtre de Saint-Sulpice, dont la voix indulgente lui avait rendu le calme, elle était venue essuyer ses larmes à l’ombre des autels. L’amertume dont j’avais rempli son cœur s’était insensiblement adoucie ; et, un jour, ayant entendu son fils dire : Mon père ! mots qu’elle ne lui avait pas appris, elle me pardonna mon crime. Mais dans les larmes et les douleurs, dans les travaux journaliers et nocturnes, sa santé s’était affaiblie. La religion était venue trop tard lui donner le courage de supporter ses maux. Elle était atteinte d’une maladie au cœur, causée par ses angoisses, par l’attente perpétuelle de mon retour, espoir toujours renaissant et toujours trompé. Enfin, se voyant plus mal, elle m’avait écrit de son lit de mort ce peu de mots exempts de reproches, et dictés par la religion, mais plus encore par sa croyance en ma bonté ; car elle me savait plus aveuglé que perverti. Elle alla jusqu’à s’accuser d’avoir porté trop loin sa fierté de femme.

– Si j’eusse écrit plus tôt, disait-elle, peut-être aurions-nous eu le temps de légitimer notre enfant par un mariage...

Elle ne souhaitait ces liens que pour son fils, et ne les eût pas réclamés si elle ne les avait sentis déjà dénoués par la mort. Mais il n’était plus temps, elle n’avait alors que peu d’heures à vivre.

Monsieur, près de ce lit, où j’appris à connaître ce cœur dévoué, je changeai de sentiments pour toujours. J’étais dans l’âge où les yeux ont encore des larmes ; et, pendant les huit derniers jours que dura cette vie précieuse, mes paroles, mes actions attestèrent le repentir d’un homme frappé dans le cœur. Je reconnaissais trop tard l’âme d’élite que les petitesses du monde, que la futilité, l’égoïsme des femmes à la mode m’avaient appris à désirer, à chercher. Las de voir tant de masques et d’écouter tant de mensonges, j’aspirais à l’amour profond et vrai que me faisaient rêver des passions factices ; et je l’admirais là, tué par moi, sans pouvoir le retenir près de moi, quand il était encore si bien à moi. Une expérience de quatre années m’avait révélé mon propre et véritable caractère. Mon tempérament, la nature de mon imagination, mes principes religieux, moins détruits qu’endormis, mon genre d’esprit, mon cœur méconnu, tout, depuis quelque temps, me portait à résoudre ma vie par les voluptés du cœur, et la passion par les délices de la famille, les plus vraies de toutes. À force de me débattre dans le vide d’une existence agitée, sans but, et de presser un plaisir toujours dénué des sentiments qui l’embellissent, tout ce qui appartenait à la vie intime excitait en moi de vives émotions. Ainsi, la révolution qui se fit dans mes mœurs fut durable, quoique rapide. Mon esprit méridional, adultéré par le séjour de Paris, m’eût porté certes à ne point m’apitoyer sur le sort d’une pauvre fille trompée, et j’eusse ri de ses douleurs si quelque plaisant me les avait racontées en joyeuse compagnie ; car, en France, l’horreur d’un crime disparaît sous la finesse d’un bon mot. Mais, en présence de cette céleste créature à laquelle je ne pouvais rien reprocher, toutes les subtilités se taisaient. Le cercueil était là. Mon enfant me souriait sans savoir que j’assassinais sa mère.

Cette femme mourut donc, monsieur. Elle mourut heureuse en s’apercevant que je l’aimais de nouveau, que mon amour n’était dû ni à la pitié, ni même au lien qui nous unissait forcément. Jamais je n’oublierai les dernières heures de cette agonie où le sentiment de l’amour et de la maternité satisfaite firent taire les douleurs corporelles. L’abondance, le luxe dont elle se vit alors entourée, la joie de son enfant qui devint plus beau dans les jolis vêtements du premier âge, furent les gages d’un heureux avenir pour ce petit être en qui elle revivait. Le vicaire de Saint-Sulpice, témoin de mon désespoir, le rendit plus profond en ne me donnant pas de consolations banales, en me faisant apercevoir la gravité de mes obligations. Mais je n’avais pas besoin d’aiguillon : ma conscience me parlait assez haut. Une femme s’était fiée à moi noblement, et je lui avais menti en lui disant que je l’aimais alors que je la trahissais. J’avais causé toutes les douleurs d’une pauvre fille qui avait accepté pour moi les humiliations du monde, et qui, pour moi, devait être sacrée. Elle mourait en me pardonnant, en oubliant tous ses maux, parce qu’elle s’endormait sur la parole d’un homme qui déjà lui avait manqué de parole. Après m’avoir donné sa foi de jeune fille, elle avait encore trouvé dans son cœur la foi de la mère à me livrer. Oh ! monsieur, cet enfant ! son enfant ! mon enfant ! Dieu seul sait bien ce qu’il fut pour moi. Cher petit être ! c’était un enfant divin, gracieux comme sa mère dans ses mouvements, dans sa parole, dans ses idées, mais pour moi n’était-il pas plus qu’un enfant ? Ce fut mon pardon, mon honneur ! Je le chérissais comme père, je voulais encore l’aimer comme l’eût aimé sa mère, et changer mes remords en bonheur, si je parvenais à lui faire croire qu’il n’avait pas cessé d’être sur le sein maternel. Je tenais à lui par tous les liens humains et par toutes les espérances religieuses ! Alors, monsieur, j’ai eu dans le cœur tout ce que Dieu a mis de tendresse chez les mères : sa voix me faisait tressaillir, je le regardais dormir, et souvent une larme, gage d’amour, tombait sur son front. Je l’avais habitué à venir faire sa prière sur mon lit dès qu’il s’éveillait. Combien de douces émotions m’a données la simple et pure prière du Pater noster dans la bouche fraîche et pure de cet enfant ! mais aussi combien d’émotions terribles ! Un matin après avoir dit : Notre Père qui êtes aux cieux...

– Pourquoi pas notre mère ?... me demanda-t-il.

Il me terrassa. Ah ! je l’adorais ! Et, cependant, j’avais semé dans sa vie plusieurs causes d’infortune. Quoique les lois aient reconnu les fautes de la jeunesse et les aient presque protégées en donnant à regret une existence légale aux enfants naturels, le monde a fortifié par d’insurmontables préjugés les répugnances de la loi.

De cette époque, monsieur, datent les réflexions sérieuses que j’ai faites sur la base des sociétés, sur leur mécanisme, sur les devoirs de l’homme, sur la moralité qui doit animer les citoyens. Le génie embrasse tout d’abord ces liens entre les sentiments de l’homme et les destinées de la société ; la religion inspire aux bons esprits les principes nécessaires au bonheur, mais le repentir seul les dicte aux imaginations fougueuses. Le repentir m’éclaira. Je ne vécus que pour un enfant ; et, par cet enfant, je fus conduit à méditer sur toutes les grandes questions sociales. Je résolus de l’armer personnellement par avance de tous les moyens de succès, afin de préparer sûrement son élévation. Ainsi, pour lui apprendre l’anglais, l’allemand, l’italien et l’espagnol, je mis successivement autour de lui des gens de ces divers pays, chargés de lui en faire contracter, dès son enfance, la véritable prononciation. Je reconnus avec joie en lui d’excellentes dispositions, dont je profitai pour l’instruire en jouant. Je ne voulus pas laisser pénétrer une seule idée fausse dans son esprit. J’essayai surtout de l’accoutumer de bonne heure aux travaux de l’intelligence, de lui donner ce coup d’œil rapide et sûr qui généralise, et cette patience qui descend dans le moindre détail des spécialités. Enfin je lui appris à se taire et à souffrir. Je ne permettais pas qu’un mot impur ou seulement impropre fût prononcé devant lui. Par mes soins, les hommes et les choses dont il était entouré contribuèrent à lui ennoblir, à lui élever l’âme, à lui donner l’amour du vrai, l’horreur du mensonge, à le rendre simple et naturel en paroles, en actions, en manières. Son imagination lui faisait admirablement bien saisir les leçons extérieures, comme l’aptitude de son intelligence lui rendait ses autres études faciles. Quelle jolie plante à cultiver ! Que de joie ont les mères ! J’ai compris alors comment la pauvre fille, sa mère, avait pu vivre et supporter son malheur.

Voilà, monsieur, le plus grand évènement de ma vie, et maintenant j’arrive à la catastrophe qui m’a précipité dans ce canton. Maintenant je vais donc vous dire l’histoire la plus vulgaire, la plus simple du monde, mais pour moi la plus terrible.

Après quelques années passées à faire un homme de l’enfant que j’idolâtrais, ma solitude m’effraya. Mon fils grandissait, il allait m’abandonner. L’amour était, dans mon âme, un principe d’existence. J’éprouvais un besoin d’affection qui, toujours trompé, renaissait plus fort et croissait avec l’âge. En moi se trouvaient alors toutes les conditions d’un attachement vrai. J’avais été éprouvé. Je comprenais et les félicités de la constance et le bonheur de changer un sacrifice en plaisir. La personne aimée devait toujours être la première dans mes actions et dans mes pensées. Je me complaisais à ressentir imaginairement un amour arrivé à ce degré de certitude où les émotions pénètrent si bien deux êtres, que le bonheur a passé dans la vie, dans les regards, dans les paroles, et ne cause plus aucun choc. Alors cet amour est dans la vie comme le sentiment religieux est dans l’âme : il l’anime, la soutient et l’éclaire.

Je comprenais l’amour conjugal autrement que ne le comprennent la plupart des hommes, et je trouvais que sa beauté, que sa magnificence gît précisément en ces choses qui le font périr dans une foule de ménages. Je sentais vivement la grandeur morale d’une vie à deux assez intimement partagée pour que les actions les plus vulgaires n’y soient plus un obstacle à la perpétuité des sentiments. Mais où rencontrer des cœurs à battements assez parfaitement isochrones, passez-moi cette expression scientifique, pour arriver à cette union céleste ? S’il en existe, la nature ou le hasard les jettent à de si grandes distances qu’ils ne peuvent se rejoindre ; ils se connaissent trop tard, ou sont trop tôt séparés par la mort. Cette fatalité doit avoir un sens, mais je ne l’ai jamais cherché. Je souffre trop de ma blessure pour l’étudier. Peut-être le bonheur parfait est-il un monstre qui ne perpétuerait pas notre espèce.

Mon ardeur pour un mariage de ce genre était excitée par d’autres causes. Je n’avais point d’amis. Pour moi le monde était désert. Il y avait sans doute en moi quelque chose qui s’opposait au doux phénomène de l’union des âmes. Quelques personnes m’ont recherché, mais rien ne les ramenait près de moi, quelques efforts que je fisse vers elles. Pour beaucoup d’hommes, j’ai fait taire ce que le monde appelle la supériorité : je marchais de leur pas, j’épousais leurs idées, je riais de leur rire, j’excusais les défauts de leur caractère ; si j’eusse obtenu de la gloire, je la leur aurais vendue pour un peu d’affection. Mais, monsieur, tout est piège et douleur à Paris pour les âmes qui veulent y chercher des sentiments vrais. Là où, dans le monde, se posaient mes pieds, le terrain se brûlait autour de moi. Pour les uns, ma complaisance était faiblesse. Si je leur montrais les griffes de l’homme qui se sentait de force à manier un jour le pouvoir, j’étais méchant. Pour les autres, ce rire délicieux qui cesse à vingt ans, et auquel nous avons honte plus tard de nous livrer, était un sujet de moquerie : je les amusais. Le monde, qui s’ennuie, exige de la gravité dans les plus futiles discours ! Horrible époque ! où l’on se courbe devant un homme poli, médiocre et froid, que l’on hait, mais auquel on obéit.

J’ai découvert plus tard les raisons de ces inconséquences apparentes. La médiocrité, monsieur, suffit à toutes les heures de la vie : c’est le vêtement journalier de la société. Tout ce qui sort de l’ombre douce projetée par les gens médiocres est quelque chose de trop éclatant. Le génie, l’originalité sont des bijoux que l’on serre et que l’on garde pour s’en parer à certains jours.

Enfin, monsieur, solitaire au milieu de Paris, ne pouvant rien trouver dans le monde, qui ne me rendait rien quand je lui livrais tout ; n’ayant pas assez de mon enfant pour satisfaire mon cœur parce que j’étais homme ; un jour, que je sentais ma vie se refroidir, et que je pliais sous le fardeau de mes misères secrètes, je rencontrai la femme qui devait me faire connaître l’amour dans sa violence, les respects de l’amour, enfin l’amour que tout justifie, l’amour avec ses fécondes espérances de bonheur durable.

 

 

 

 

XXV.

 

 

ÉVELINA.

 

 

– J’avais renoué connaissance avec le vieil ami de mon père, qui jadis prenait soin de mes intérêts. Je rencontrai chez lui la jeune personne pour laquelle je ressentis un amour qui devait durer autant que ma vie. Plus l’homme vieillit, monsieur, plus il reconnaît la prodigieuse influence des idées sur les évènements. Des préjugés fort respectables, engendrés par de nobles idées religieuses, furent la cause de mon malheur. La jeune fille que je vis alors appartenait à une famille extrêmement pieuse, dont les opinions catholiques étaient dues à l’esprit d’une secte improprement appelée Janséniste, et qui causa jadis des troubles en France.

Jansénius, évêque d’Ypres, fit un livre où l’on crut trouver des propositions en désaccord avec les doctrines du Saint-Siège. Plus tard les propositions textuelles ne semblèrent plus offrir d’hérésie, et quelques auteurs allèrent même jusqu’à nier l’existence matérielle des maximes. Ces débats insignifiants firent naître dans l’Église gallicane deux partis, celui des jansénistes et celui des jésuites. Des deux côtés se rencontrèrent de grands hommes. Ce fut une lutte entre deux corps puissants. Les jansénistes accusèrent les jésuites de professer une morale trop relâchée, et affectèrent une excessive pureté de mœurs et de principes. Les jansénistes furent donc en France des espèces de puritains catholiques, si toutefois ces deux mots peuvent s’allier. Pendant la révolution française, il se forma, par suite du schisme peu important qu’y produisit le Concordat, une congrégation de catholiques purs, qui ne reconnurent pas les évêques institués par le pouvoir révolutionnaire, et par les transactions du pape. Ce troupeau de fidèles forma ce que l’on nomma la petite Église, dont les ouailles affectèrent, comme les jansénistes, une régularité de vie très exemplaire. Cette grande sainteté semble être une loi nécessaire à l’existence de toutes les sectes proscrites et persécutées. Plusieurs familles jansénistes appartenaient à la petite Église.

Les parents de cette jeune fille avaient embrassé ces deux croyances également sévères, qui donnent au caractère et à la physionomie quelque chose d’imposant. Mais aussi le propre de ces doctrines est d’agrandir les plus simples actions, en les rattachant toutes à la vie future. De là, cette magnifique et suave pureté de cœur, ce respect de soi et des autres ; de là, je ne sais quel chatouilleux sentiment du juste et de l’injuste ; puis une grande charité, mais aussi l’équité la plus stricte, la plus implacable ; enfin une profonde horreur pour les vices, surtout pour le mensonge, qui les comprend tous.

Je ne me souviens pas d’avoir connu de moments plus délicieux que ceux pendant lesquels j’admirai pour la première fois, chez mon vieux ami, la jeune fille vraie, timide, façonnée à toutes les obéissances, et en qui éclataient toutes les vertus particulières à cette secte, sans qu’elle en témoignât néanmoins aucun orgueil. Sa taille souple et déliée donnait à ses mouvements une grâce que le rigorisme de sa contenance ne pouvait atténuer ; la coupe de sa figure avait toutes les distinctions, et ses traits toute la finesse d’une jeune personne appartenant à une famille noble ; son regard était à la fois doux et fier ; son front était calme. Puis, sur sa tête s’élevaient des cheveux abondants, simplement nattés, qui lui servaient, à son insu, de parure. Enfin, capitaine, elle m’offrit le type d’une perfection que nous trouvons toujours dans la femme dont nous sommes épris. Pour l’aimer, ne faut-il pas rencontrer en elle les caractères de cette beauté rêvée, qui concorde à nos idées particulières ? Quand je lui adressai la parole, elle répondit simplement, sans empressement et sans fausse honte ; elle me parla comme eût fait ma sœur, ignorant le plaisir que causaient les harmonies de son organe et de ses dons extérieurs. Tous ces anges ont les mêmes signes auxquels le cœur les reconnaît : c’est une douceur de voix, une tendresse dans le regard, une blancheur de teint, quelque chose de joli dans les gestes ; toutes qualités qui s’harmonient, se fondent et s’accordent pour charmer sans qu’on puisse saisir en quoi consiste le charme. Une âme divine s’exhale par tous leurs mouvements.

Bref, monsieur, j’aimai passionnément, et cet amour satisfit tous les sentiments qui agitaient mon cœur : ambition, fortune, tous mes rêves enfin ! Cette jeune fille était bien élevée, et possédait tous les avantages que le monde exige arbitrairement d’une femme placée dans la haute position où je voulais arriver. Instruite, elle s’exprimait avec cette spirituelle éloquence, tout à la fois rare et commune en France : chez beaucoup de femmes, les plus jolis mots sont vides, tandis qu’en elle l’esprit était plein de choses et de sens. Enfin, elle avait surtout un sentiment profond de sa dignité, qui imprimait le respect, et je ne sais rien de plus beau pour une épouse. Je m’arrête, capitaine. On ne peint jamais que très imparfaitement une femme aimée. Il y a, entre elle et nous, des mystères qui échappent à l’analyse.

Na confidence fut bientôt faite à mon vieil ami, qui me présenta dans la famille, où il m’appuya de sa respectable autorité. Quoique reçu d’abord avec cette froide politesse particulière aux personnes exclusives qui n’abandonnent plus les amis qu’elles ont adoptés, plus tard, je parvins à être accueilli plus familièrement. Je dus sans doute ce témoignage d’estime à ma conduite. Malgré ma passion, je ne fis rien qui pût me déshonorer à mes yeux ; je n’eus point de complaisances serviles, je ne flattai point ceux de qui dépendait ma destinée, je me montrai tel que j’étais, et homme avant tout. Lorsque mon caractère fut bien connu, mon vieil ami, désireux autant que moi de voir finir mon triste célibat, parla de mes espérances, auxquelles on fit un favorable accueil. Mais avec cette finesse dont les gens du monde se dépouillent rarement, et dans le désir de me procurer un bon mariage, expression qui fait, d’un acte aussi solennel, une sorte d’affaire commerciale où l’un des deux époux trompe l’autre, le vieillard garda le silence sur ce qu’il nommait une erreur de ma jeunesse. L’existence de mon enfant lui paraissait une cause de rupture, et selon lui, elle devait exciter des répulsions morales en comparaison desquelles la question de fortune ne serait rien. Il avait raison.

– Ce sera, me dit-il, une affaire qui s’arrangera très bien entre vous et votre femme, et vous en obtiendrez facilement une belle et bonne absolution.

Enfin, pour étouffer mes scrupules, il n’oublia aucun des captieux raisonnements que suggère la sagesse habituelle du monde. Je vous avouerai, monsieur, que, malgré ma promesse, mon premier sentiment me porta loyalement à tout découvrir au chef de la famille ; mais sa rigidité me fit réfléchir, et les conséquences de cet aveu m’effrayèrent. Alors, je transigeai lâchement avec ma conscience. Je résolus d’attendre, et d’obtenir de ma prétendue assez de gages d’affection pour que mon bonheur ne fût pas compromis par cette terrible confidence. Les sophismes du monde et du prudent vieillard se légitimèrent par ma résolution de tout avouer dans un moment opportun.

Je fus donc admis chez les parents de la jeune fille comme son futur époux ; mais secrètement, à l’insu des amis de la maison et de la jeune fille elle-même. Le caractère distinctif de ces pieuses familles est une discrétion sans bornes, et l’on s’y tait même sur les choses en apparence indifférentes. Vous ne sauriez croire, monsieur, combien cette gravité douce, répandue dans toutes les actions, donne de profondeur aux sentiments. Là, les occupations étaient toutes utiles ; les femmes employaient leur loisir à faire du linge pour les pauvres ; la conversation n’était jamais frivole, mais le rire n’en était pas banni, quoique les plaisanteries y fussent simples et sans mordant. Néanmoins, les discours de ces bons jansénistes semblaient d’abord étranges, dénués du piquant que la médisance et les histoires scandaleuses donnent aux conversations du monde. Le père et l’oncle lisaient seuls les journaux. Jamais ma prétendue n’avait pu jeter les yeux sur ces feuilles, dont la plus innocente parle encore des crimes et des vices du monde.

Cette vie était en apparence d’une monotonie effrayante, et l’aspect intérieur de cette maison avait quelque chose de glacial. J’y voyais les meubles, même les plus usagers, exactement placés de la même façon, et les moindres objets toujours également propres. Mais cette manière de vivre attachait fortement, lorsqu’elle avait vaincu la première répugnance d’un homme habitué aux plaisirs de la variété, du luxe et du mouvement parisien ; en effet, elle développe les idées dans toute leur étendue ; elle provoque d’involontaires contemplations ; le cœur y domine ; et rien n’y distrait l’âme, qui finit par y apercevoir je ne sais quoi d’immense autant que la mer. Là, comme dans les cloîtres, en retrouvant les mêmes choses, la pensée se détachait nécessairement des choses, et se reportait sans partage vers l’infini des sentiments. Or, pour un homme aussi passionnément épris que je l’étais, le silence, la simplicité de la vie, la répétition presque monastique des mêmes actes, accomplis aux mêmes heures, donnèrent plus de force à l’amour. Enfin, monsieur, par ce calme profond, les moindres mouvements, une parole, un geste acquéraient un intérêt prodigieux. En ne forçant rien dans l’expression des sentiments, un sourire, un regard offrent à des cœurs qui s’entendent d’inépuisables images pour peindre leurs délices et leurs misères ; aussi ai-je compris alors que le langage, dans la magnificence de ses phrases, n’a rien d’aussi varié, d’aussi éloquent que le sont les regards et le sourire. Combien de fois n’ai-je pas tenté de faire passer toute mon âme dans mes yeux ou sur mes lèvres, en me trouvant obligé de taire et de dire tout ensemble la violence de mon amour à une jeune fille qui, près de moi, restait constamment tranquille, et à laquelle le secret de ma présence au logis n’avait pas encore été révélé. Ses parents voulaient lui laisser son libre arbitre dans l’acte le plus important de sa vie. Mais quand on éprouve une passion vraie, la présence de la personne aimée n’assouvit-elle pas nos désirs les plus violents ? Quand nous sommes admis devant elle, n’est-ce pas le bonheur du chrétien devant Dieu ? Voir, n’est-ce pas adorer ? Si pour moi, plus que pour tout autre, c’était un supplice de ne pas avoir le droit d’exprimer les élans de mon cœur, si j’étais forcé d’y ensevelir ces brûlantes paroles qui trompent de plus brûlantes émotions en les exprimant ; néanmoins, cette contrainte, en emprisonnant ma passion, la faisait jaillir plus vive dans de petites choses ; et les moindres accidents devinrent alors d’un prix excessif. L’admirer pendant des heures entières, attendre une réponse, et savourer longtemps les modulations de sa voix pour y chercher ses plus secrètes pensées ; épier le tremblement de ses doigts, quand je lui présentais quelque objet qu’elle avait cherché ; imaginer des prétextes pour effleurer sa robe ou ses cheveux, pour lui prendre la main, pour la faire parler plus qu’elle ne le voulait ; tons ces riens étaient de grands évènements. Pendant ces sortes d’extases, les yeux, le geste, la voix, apportent à l’âme d’inconnus témoignages d’amour. Tel était mon langage, le seul que me permit l’incroyable froideur de cette jeune fille. Cependant, ses manières ne changèrent pas ; elle était bien toujours avec moi comme une sœur est avec son frère ; mais à mesure que ma passion grandissait, le contraste entre mes paroles et les siennes, entre mes regards et les siens devenait plus frappant. Et c’était ma passion qu’il fallait accuser de frénésie, non son chaste cœur, d’ingratitude. Monsieur, je finis par deviner que ce timide silence était le seul moyen que cette jeune fille pût employer pour exprimer ses sentiments. N’était-elle pas toujours dans le salon quand j’y venais ? N’y restait-elle pas pendant le temps que durait ma visite attendue, et pressentie peut-être ! Cette fidélité silencieuse n’accusait-elle pas les secrets de son âme innocente ? Elle écoutait mes discours avec un plaisir qu’elle ne savait pas cacher. Je crois que la naïveté de nos manières et la douce mélancolie de notre amour finirent par impatienter les parents, qui, me voyant presque aussi timide que l’était leur fille, me jugèrent favorablement, et me regardèrent comme un homme digne de leur estime. En effet, ils se confièrent à mon vieil ami, lui dirent de moi les choses les plus flatteuses. J’étais devenu leur fils d’adoption. Ils admiraient surtout la moralité de mes sentiments. Il est vrai qu’alors je m’étais retrouvé jeune. L’homme de trente-deux ans redevenait, dans ce monde religieux et pur, l’adolescent plein de croyances.

L’été finissait, des occupations avaient retenu cette famille à Paris contre ses habitudes. Au mois de septembre elle fut libre de partir pour une terre située en Auvergne, et je fus prié de venir habiter, pendant deux mois, un vieux château perdu ans les montagnes du Cantal. Quand cette amicale invitation me fut faite, je ne répondis pas tout d’abord, et mon hésitation me valut la plus douce, la plus délicieuse des expressions involontaires par lesquelles une modeste jeune fille puisse trahir les mystères de son cœur. Évelina...

– Dieu !... s’écria M. Benassis.

Il resta pensif et silencieux.

– Pardonnez-moi, capitaine Bluteau. Voici la première fois, depuis douze ans, que je prononce un nom qui voltige toujours dans ma pensée, et qu’une voix me crie souvent pendant mon sommeil...

Évelina donc, puisque je l’ai nommée, leva la tête par un mouvement dont la rapidité brève contrastait avec la douceur innée de ses gestes. Elle me regarda sans fierté, mais avec une inquiétude douloureuse ; elle rougit, baissa les yeux ; mais la lenteur avec laquelle elle déplia ses paupières me causa je ne sais quel plaisir encore ignoré. Je ne pus répondre que d’une voix entrecoupée, en balbutiant. L’émotion de mon cœur parlait au sien ; elle me remercia par un regard doux et presque humide. Nous nous étions tout dit.

Je suivis la famille à sa terre. Depuis le jour où nos cœurs s’étaient entendus, les choses avaient pris un nouvel aspect autour de nous. Rien ne nous fut plus indifférent. Quoique l’amour vrai soit toujours le même, il doit prendre les formes particulières à nos idées, et se trouver ainsi constamment semblable et dissemblable à lui-même en chaque être dont la passion devient une œuvre unique où s’expriment ses sympathies. Aussi le philosophe, le poète savent-ils seuls la profondeur de cette définition vulgaire : un égoïsme à deux. Nous nous aimons nous-même en l’autre. Mais, si l’expression de l’amour est tellement diverse, que chaque couple d’amants n’a pas son semblable dans la succession des temps, il obéit néanmoins aux mêmes modes dans ses expansions. Ainsi, les jeunes filles, même la plus religieuse, la plus chaste de toutes, emploient le même langage, et ne diffèrent que par la grâce des idées. Seulement, là où, pour une autre, l’innocente confidence de ses émotions eût été naturelle, Évelina y voyait une concession faite à des sentiments tumultueux qui l’emportaient sur le calme de sa religieuse jeunesse. Le plus furtif regard semblait lui être violemment arraché par l’amour. Cette lutte constante entre son cœur et ses principes donnait au moindre évènement de sa vie si tranquille à la surface, et si profondément agitée, un caractère de force bien supérieur aux exagérations des jeunes filles dont les habitudes mondaines ont déjà faussé les manières.

Pendant le voyage, Évelina trouvait à la nature des beautés dont elle parlait avec admiration. Lorsque nous ne croyons pas avoir le droit d’exprimer le bonheur causé par la présence de l’être aimé, nous déversons les sensations dont notre cœur surabonde dans les objets extérieurs que nos sentiments cachés embellissent. Alors la poésie des sites qui passaient sous nos yeux était pour nous deux un truchement bien compris et les éloges que nous leur donnions contenaient pour nos âmes les secrets de notre amour. À plusieurs reprises, la mère d’Évelina se plut à embarrasser sa fille par quelques malices de femme.

–Vous avez passé vingt fois dans cette vallée sans en rien dire, Évelina, lui répondit-elle à une phrase par trop élogieuse.

– Ma mère, je n’étais sans doute pas arrivée à l’âge où l’on sait apprécier ces sortes de beautés.

Pardonnez-moi ce détail sans charme pour vous, capitaine ; mais cette réponse si simple me causa des joies inexprimables, toutes puisées dans le regard qui me fut adressé. Il y eut ainsi tel village éclairé par le soleil levant, telle ruine couverte de lierre que nous avons contemplée ensemble, et qui a servi, pour tous deux, à empreindre plus fortement dans nos âmes, par la souvenance d’une chose matérielle, de douces émotions, où pour nous il s’en allait de tout notre avenir.

Nous arrivâmes au château patrimonial, où je restai pendant quarante jours environ. Ce temps, monsieur, est la seule part de bonheur complet que le ciel m’ait accordée. Je savourai des plaisirs inconnus aux habitants des villes. Ce fut le bonheur qu’ont deux amants à vivre sous le même toit, à s’épouser par avance, à marcher de compagnie à travers les champs, à pouvoir être seuls parfois, à s’asseoir sous un arbre, au fond de quelque jolie petite vallée, à y regarder les constructions d’un vieux moulin, à s’arracher quelques confidences... vous savez !... de ces petites causeries douces par lesquelles on s’avance tous les jours un peu plus dans le cœur l’un de l’autre. Ah ! monsieur, la vie en plein air, les beautés du ciel et de la terre s’accordent si bien avec la perfection et les délices de l’âme ! Se sourire en contemplant les cieux, mêler des paroles simples aux chants des oiseaux sous la feuillée humide ; revenir au logis à pas lents, en écoutant les sons de la cloche qui rappelle trop tôt ; admirer ensemble un petit détail de paysage, suivre les caprices d’un insecte, examiner une mouche d’or, une fragile création que tient une jeune fille aimante et pure, n’est-ce pas être attiré tous les jours un peu plus haut dans les cieux ?

Il y eut pour moi, dans ces quarante jours de bonheur, des souvenirs à colorer toute une vie, souvenirs d’autant plus beaux et plus vastes, que pour moi jamais depuis je ne devais être compris.

Aujourd’hui, la nature m’a rappelé un amour, évanoui, mais non pas oublié, par une image qui, de nouveau, m’a brisé le cœur. Je ne sais si vous avez remarqué l’effet du soleil couchant sur la chaumière du petit Jacques. En un moment, les feux du soleil ont fait resplendir la nature ; puis, soudain tout est devenu sombre et noir. Ces deux aspects si différents me présentaient un fidèle tableau de cette période de mon histoire.

Monsieur, je reçus d’elle le premier, le seul et sublime témoignage qu’il soit permis à une jeune fille innocente de donner ; et qui, plus furtif il est, plus il engage : suave promesse d’amour, souvenir du langage d’un monde meilleur. Alors, sûr d’être aimé, je jurai de lui tout dire, de ne pas avoir un secret pour elle, et j’eus honte d’avoir tant tardé à lui raconter les chagrins que je m’étais créés. Par malheur, le lendemain de cette bonne journée, une lettre du précepteur de mon fils me fit trembler pour une vie qui m’était si chère. Je partis sans dire mon secret à Évelina, et sans donner à la famille d’autre motif que celui d’une affaire grave. En mon absence, les parents s’alarmèrent. Craignant que je n’eusse quelques engagements de cœur, ils écrivirent à Paris pour prendre des informations mon compte. Inconséquents avec leurs principes religieux, ils se défièrent de moi, sans me mettre à même de dissiper leurs soupçons. Alors un de leurs amis les instruisit, à mon insu, des évènements de ma jeunesse, envenima mes fautes, et insista sur l’existence de mon enfant, que, disait-il, j’avais à dessein cachée.

Lorsque j’écrivis à mes futurs parents, je ne reçus pas de réponse ; ils revinrent à Paris ; je me présentai chez eux, je ne fus pas reçu. Alarmé, j’envoyai mon vieil ami savoir la raison d’une conduite à laquelle je ne comprenais rien. En en apprenant la cause, le bon vieillard se dévoua pour moi, prit sur son compte la forfaiture de mon silence, voulut me justifier, et ne put rien obtenir. Les raisons d’intérêt et de morale étaient trop graves, les préjugés de cette famille trop arrêtés. Mon désespoir fut sans bornes. D’abord, je tâchai de conjurer l’orage ; mais mes lettres me furent renvoyées sans avoir été ouvertes. Lorsque tous les moyens humains furent épuisés ; quand le père et la mère d’Évelina eurent dit au vieillard, auteur de mon infortune, qu’ils refuseraient éternellement d’unir leur fille à un homme qui avait à se reprocher la mort d’une femme et la vie d’un enfant naturel, même quand elle les implorerait à genoux ; alors, monsieur, il ne me resta plus qu’un dernier espoir, faible comme la branche de saule à laquelle s’attache un malheureux quand il se noie. J’osai croire que l’amour d’Évelina serait plus fort que les résolutions paternelles, et qu’elle en saurait vaincre l’inflexibilité. Son père pouvait lui avoir caché les motifs du refus qui tuait notre amour, et je voulus qu’elle décidât de mon sort en connaissance de cause. Je lui écrivis. Hélas ! monsieur, je traçai dans les larmes et la douleur, après mille hésitations, la seule lettre d’amour que j’aie jamais faite. Je ne sais plus que vaguement aujourd’hui ce que me dicta le désespoir. Sans doute je lui disais que, si elle avait été sincère et vraie, elle ne pouvait, elle ne devait jamais aimer que moi. Sa vie n’était-elle pas manquée ? Ne serait-elle pas condamnée à mentir ou à son époux ou à moi ? Ne méconnaissait-elle pas les vertus de la femme, en refusant à son amant proscrit, le même dévouement qu’elle aurait déployé pour son époux. Puis, je justifiais mes fautes en invoquant toutes les puretés de l’innocence ! Enfin, je n’oubliai rien de ce qui peut toucher, attendrir une âme noble et généreuse.

– Mais, puisque je vous avoue tout, je vais vous aller chercher sa réponse et ma dernière lettre, dit Benassis en sortant pour monter à sa chambre.

 

 

 

 

XXVI.

 

 

AUX CŒURS BLESSÉS, L’OMBRE ET LE SILENCE.

 

 

Le médecin revint bientôt en tenant à la main un portefeuille usé, dont il ne tira pas sans une émotion profonde des papiers mal en ordre et qui tremblèrent dans ses mains.

– Voici la fatale lettre, dit-il. La jeune fille qui traça ces caractères ne savait pas de quelle importance serait pour moi le papier qui contient ses pensées.

– Voici, dit le médecin en montrant une autre lettre, le dernier cri qui me fut arraché par mes souffrances, et vous en jugerez tout à l’heure.

Mon vieil ami porta lui-même ma supplication, la remit secrètement, humilia presque ses cheveux blancs en priant Évelina de la lire, d’y répondre, et voici ce qu’elle m’écrivit :

 

 

« MONSIEUR... »

 

– Moi qui naguère étais son aimé, nom chaste trouvé par elle pour exprimer un chaste amour, elle m’appelait Monsieur ! Ce seul mot disait tout... Mais écoutez la lettre.

 

 

« MONSIEUR,

 

« Il est bien cruel pour une jeune fille d’apercevoir de la fausseté dans l’homme à qui sa vie doit être confiée. Néanmoins j’ai dû vous excuser : nous sommes si faibles ! Votre lettre m’a touchée ; mais ne m’écrivez plus : votre écriture me cause des troubles que je ne puis supporter. Nous sommes séparés pour toujours. Les raisons que vous m’avez données m’ont séduite ; elles ont étouffé le sentiment qui s’était élevé dans mon âme contre vous. J’aimais tant à vous savoir pur ! Mais vous et moi nous nous sommes trouvés trop faibles en présence de mon père ! Oui, monsieur ! j’ai osé parler en votre faveur. Pour supplier mes parents, il m’a fallu surmonter les plus grandes terreurs qui m’aient agitée, et presque mentir aux habitudes de ma vie. Maintenant, je cède encore à vos prières, et me rends coupable en vous répondant à l’insu de mon père ; mais ma mère le sait. Son indulgence, en me laissant libre d’être seule un moment avec vous, m’a prouvé combien elle m’aimait, et m’a fortifiée dans mon respect pour les volontés de la famille que j’étais prête à méconnaître. Aussi, monsieur, je vous écris pour la première et dernière fois. Je vous pardonne sans arrière-pensée tous les malheurs que vous avez semés dans ma vie. Oui, vous avez raison, un premier amour ne s’efface pas. Je ne suis plus une pure jeune fille, je ne saurais être une chaste épouse. J’ignore donc quelle sera ma destinée. Vous le voyez, monsieur, l’année que vous avez remplie aura de longs retentissements dans l’avenir ; mais je ne vous accuse point. Je serai toujours aimée ! pourquoi me l’avoir dit ? Ces paroles ne calmeront pas l’âme agitée d’une pauvre fille solitaire. Ne m’avez-vous pas déjà perdue dans ma vie future, en me donnant des souvenirs ineffaçables ? Si je ne puis être qu’à Jésus, acceptera-t-il un cœur qui ne sera jamais complètement à lui, un cœur déchiré ? Mais il ne m’a pas envoyé vainement ces afflictions, il a ses desseins, et voulait sans doute m’appeler à lui, lui mon seul refuge aujourd’hui. Monsieur, il ne me reste rien sur cette terre. Vous, pour tromper vos chagrins, vous avez toutes les ambitions naturelles à l’homme. Ceci n’est point un reproche, mais une sorte de consolation religieuse : je pense que si nous portons en ce moment un fardeau blessant, j’en ai la part la plus pesante. Celui en qui j’ai mis tout mon espoir, et dont vous ne sauriez être jaloux, a noué notre vie ; il saura la dénouer suivant ses volontés. Je me suis aperçu que vos croyances religieuses n’étaient pas assises sur cette foi vive et pure qui nous aide à supporter ici-bas nos maux. Mais, monsieur, si Dieu daigne exaucer les vœux d’une constante et fervente prière, il vous accordera les dons précieux de sa lumière. Adieu, vous qui avez dû être mon guide, vous que j’ai pu nommer mon aimé sans crime, et pour qui je puis encore prier sans honte. Dieu dispose à son gré de nos jours, il pourrait vous appeler à lui le premier de nous deux. Si je restais seule au monde, eh bien ! monsieur... confiez-moi cet enfant. »

 

Cette lettre pleine de sentiments généreux trompait mes espérances. Aussi, d’abord, n’écoutai-je que ma douleur. Plus tard, j’ai respiré le parfum que cette jeune fille essayait de jeter sur les plaies de mon âme en s’oubliant elle-même. Mais, dans le désespoir, je lui écrivis un peu durement.

 

« MADEMOISELLE,

 

« Ce seul mot vous dit que je renonce à vous, et que je vous obéis ! Il y a encore je ne sais quelle affreuse douceur à obéir à la personne aimée, alors même qu’elle nous ordonne de la quitter. Vous avez raison, et je me condamne moi-même. J’ai jadis méconnu le dévouement d’une femme, ma passion doit être aujourd’hui méconnue. Mais je ne croyais pas que la seule femme à qui l’eusse fait don de mon âme dût être chargée d’exercer cette vengeance. Je n’aurais jamais soupçonné tant de dureté, de vertu peut-être dans un cœur qui me paraissait et si tendre et si aimant. Je viens de connaître l’étendue de mon amour, il a résisté à la plus inouïe de toutes les douleurs, au mépris de celle que j’aime et qui rompt sans regret les liens par lesquels nous nous étions unis. Adieu pour jamais. Je garde l’humble fierté du repentir, et vais chercher une condition où je puisse expier des fautes pour lesquelles vous, chargée d’être mon interprète dans les cieux, avez été sans pitié. Dieu sera peut-être moins cruel que vous ne l’êtes. Mes souffrances, souffrances pleines de vous, puniront un cœur blessé qui saignera toujours dans la solitude ; car, aux cœurs blessés il faut l’ombre et le silence. Aucune autre image d’amour ne s’imprimera plus dans mon cœur. Quoique je ne sois pas femme, j’ai compris comme vous, qu’en disant : Je t’aime, je m’engageais pour toute la vie. Oui, ces mots prononcés à l’oreille de mon aimée n’étaient pas un mensonge, et, si je pouvais changer, vous auriez raison dans vos mépris. Vous serez donc à jamais l’idole de ma solitude. Le repentir et l’amour sont deux vertus qui doivent inspirer toutes les autres. Ainsi, malgré les abîmes qui vont nous séparer, vous serez toujours le principe de mes actions. Quoique vous ayez rempli mon cœur d’amertume, il ne s’y trouvera point contre vous de pensées amères. Ne serait-ce pas mal commencer mes nouvelles œuvres, que de ne pas épurer mon âme de tout levain mauvais ? Adieu donc, vous le seul cœur que j’aime en ce monde et dont je suis chassé. Jamais adieu n’aura embrassé plus de sentiments ni plus de tendresse. N’emporte-il pas toute une vie et toute une âme qu’il n’est au pouvoir de personne de ranimer ? Adieu, à vous la paix, à moi tout le malheur. »

Ces deux lettres lues, Genestas et Benassis se regardèrent pendant un moment, en proie à de tristes pensées qu’ils ne se communiquèrent point.

 

 

 

 

XXVII.

 

 

PLEURS ET MÉLANCOLIES.

 

 

– Après avoir envoyé cette dernière lettre dont vous voyez le brouillon, et qui, pour moi, représente aujourd’hui mes joies flétries, reprit Benassis, je tombai dans un abattement inexprimable. Les liens qui peuvent ici-bas attacher un homme à l’existence se trouvaient réunis dans cette chaste espérance, et je l’avais perdue. Il fallait dire adieu à l’amour vrai, permis, à toutes ses délices, et laisser mourir les idées généreuses qui florissaient inconnues au fond de mon cœur. Les vœux d’une âme repentante qui avait soif du beau, du bon, de l’honnête, étaient repoussés par des gens vraiment religieux ! Monsieur, dans le premier moment, mon esprit fut agité par les résolutions les plus extravagantes, mais que l’aspect de mon fils combattit heureusement. Alors je sentis mon attachement pour lui s’accroître de tous les malheurs dont il était la cause innocente, et dont je devais m’accuser seul. Il devint donc toute ma consolation. À trente-quatre ans je pouvais encore espérer d’être noblement utile à mon pays. Je résolus d’y devenir un homme célèbre, afin d’effacer, à force de gloire ou sous l’éclat de la puissance, la faute qui entachait la naissance de mon fils. Que de beaux sentiments je lui dois ! et combien il m’a fait vivre pendant les jours où je m’occupais de son avenir !...

– J’étouffe, dit monsieur Benassis. Après onze ans, je ne puis encore penser à cette funeste année Cet enfant, je l’ai perdu, monsieur

Le médecin se tut, il se cacha la figure dans ses mains, qu’il laissa tomber quand il eut repris un peu de calme ; et alors, Genestas ne vit pas sans émotion les larmes qui roulaient dans les yeux de son hôte.

– Monsieur, ce coup de fondre me déracina d’abord. Je ne recueillis les lumières d’une saine morale qu’après m’être transplanté dans un sol autre que celui du monde social. Je ne reconnus que plus tard la main de Dieu dans mes malheurs, et plus tard je sus me résigner en écoutant sa voix. Ma résignation ne pouvait pas être subite. Mon caractère exalté dut se réveiller. Je dépensai les dernières flammes de ma fougue dans un dernier orage. J’hésitai longtemps avant de choisir le seul parti qu’il convient à un catholique de prendre. D’abord, je voulus me tuer. Tous ces évènements ayant, outre mesure, développé chez moi le sentiment mélancolique, je me décidai froidement à cet acte de désespoir. Je pensai qu’il nous était licite de quitter la vie quand la vie nous quitte. Le suicide me semblait être dans la nature. Les peines extrêmes de l’âme doivent produire en l’homme les mêmes effets que l’extrême douleur ; et cet être intelligent, souffrant par une maladie morale, a bien le droit de se tuer au même titre que la brebis qui, poussée par le tournis, se brise la tête contre un arbre. Les maux de l’âme sont-ils donc plus faciles à guérir que les maux corporels ? J’en doute encore. Entre celui qui espère toujours, et celui qui n’espère plus, je ne sais lequel est le plus lâche. Le suicide me parut être la dernière crise d’une maladie morale, comme la mort naturelle est celle d’une maladie physique... Mais la vie morale étant soumise aux lois particulières de la volonté humaine, sa cessation ne doit-elle pas concorder aux manifestations de l’intelligence ? Aussi est-ce une pensée qui tue, et non le pistolet... Mais, monsieur, les méditations que je fis en ces jours de deuil m’élevèrent à de plus hautes considérations. Pendant quelque temps je fus complice des grands sentiments de l’antiquité païenne, en y cherchant des droits nouveaux pour l’homme, et je crus pouvoir, à la lueur des flambeaux modernes, creuser plus avant les questions jadis réduites en systèmes.

Épicure permettait le suicide ; c’était le complément de sa morale. Il lui fallait à tout prix la jouissance des sens ; cette condition défaillant, il était doux et loisible à l’être animé de rentrer dans la nature inanimée. La seule fin de l’homme étant le bonheur ou l’espérance du bonheur, pour qui souffrait, et souffrait sans espoir, la mort devenait un bien ; se la donner volontairement était un dernier acte de bon sens. Cet acte, il ne le vantait pas, il ne le blâmait pas ; il se contentait de dire, en faisant une libation à Bacchus : Mourir ! il n’y a pas de quoi rire, il n’y a pas de quoi pleurer.

Plus moral et plus imbu de la doctrine des devoirs, Zénon et tout le Portique prescrivait, en certains cas, le suicide au stoïcien. Voici comment il raisonnait :

L’homme diffère de la brute en ce qu’il dispose souverainement de sa personne. Ôtez ce droit de vie et de mort sur lui-même, et vous le rendez esclave des hommes et des évènements. Ce droit de vie et de mort, bien reconnu, forme le contrepoids efficace de tous les maux naturels et sociaux. Ce même droit, conféré à l’homme sur son semblable, engendre toutes les tyrannies. Donc, la puissance de l’homme n’existe nulle part sans la liberté la plus indéfinie dans ses actes.

Faut-il échapper aux conséquences honteuses d’une faute irrémédiable, l’homme vulgaire boit la honte et vit ; le sage avale la ciguë et meurt. Faut-il disputer les restes de sa vie à la goutte qui broie les os, au cancer qui dévore la face, le sage juge de l’instant opportun, congédie les charlatans, et dit un dernier adieu à ses amis, qu’il attristait de sa présence. Tombé au pouvoir du tyran que l’on a combattu les armes à la main, que faire ? L’acte de soumission est dressé : il n’y a plus qu’à signer ou à tendre le cou. L’imbécile tend le cou, le lâche signe, le sage finit par un dernier acte de liberté, il se frappe.

Hommes libres, s’écriait alors le stoïcien, sachez vous maintenir libres : libres de vos passions en les sacrifiant aux devoirs ; libres de vos semblables, en leur montrant le fer ou le poison qui vous met hors de leurs atteintes ; libres de la destinée, en fixant le point au-delà duquel vous ne lui laissez aucune prise sur vous ; libres des préjugés, en ne les confondant pas avec les devoirs ; libres de toutes les appréhensions animales, en sachant surmonter le grossier instinct qui enchaîne à la vie tant de malheureux.

Après avoir dégagé cette argumentation dans le fatras philosophique des anciens, je crus lui donner une forme chrétienne, en la corroborant par les lois du libre arbitre que Dieu nous a faites afin de pouvoir nous juger un jour à son tribunal, et je me disais : – Je plaiderai.

Mais, monsieur, ces raisonnements me firent songer au lendemain de la mort, et je me trouvai aux prises avec mes anciennes croyances ébranlées. Alors tout devient grave dans la vie humaine, quand l’éternité pèse sur la plus légère de nos déterminations. Lorsque cette idée agit de toute sa puissance sur l’âme d’un homme, et lui fait sentir en lui je ne sais quoi d’immense qui le met en contact avec l’infini, les choses changent étrangement ! De ce point de vue, la vie est bien grande et bien petite.

Le sentiment de mes fautes ne me fit point songer au ciel tant que j’eus des espérances sur la terre, et des soulagements à mes maux dans quelques occupations sociales. Aimer, se vouer au bonheur d’une femme, être chef d’une famille, n’était-ce pas donner de nobles aliments à ce besoin d’expier mes fautes qui me poignait ? Cette tentative ayant échoué, n’était-ce pas encore une expiation que de se consacrer à un enfant ? Mais quand après ces deux efforts de mon âme, la mort et le dédain y eurent mis un deuil éternel, quand tous mes sentiments furent blessés à la fois, et que je ne rencontrai plus rien ici-bas, je levai les yeux vers le ciel, et j’y trouvai Dieu.

Cependant j’essayai de rendre encore la religion complice de ma mort. Je relus les Évangiles, et ne vis aucun texte où le suicide fût interdit. Mais cette lecture m’avait pénétré de la divine pensée du Sauveur des hommes. Certes, il n’y dit rien de l’immortalité de l’âme, mais il nous parle du beau royaume de son père. Il ne nous défend aussi nulle part le parricide, mais il condamne tout ce qui est mal. La gloire de ses évangélistes, et la preuve de leur mission est moins d’avoir fait des lois, que d’avoir répandu sur la terre l’esprit nouveau des lois nouvelles.

Alors, monsieur, le courage qu’un homme déploie en se tuant me parut être sa propre condamnation : s’il se sent la force de mourir, il doit avoir celle de lutter. D’ailleurs, quitter la vie par découragement, n’est-ce pas abjurer la foi chrétienne, à laquelle Jésus a donné pour base ces sublimes paroles : Heureux ceux qui souffrent ! Le suicide ne me parut donc plus excusable dans aucune crise, même chez l’homme qui, par une fausse entente de la grandeur d’âme, dispose de lui-même un instant avant que le bourreau ne le touche de sa hache. Jésus-Christ, en se laissant crucifier, ne nous a-t-il pas enseigné à obéir aux lois de l’État, même injustement appliquées ? Le mot Résignation, gravé sur la croix de bois, si intelligible pour ceux qui savent lire les caractères sacrés, m’apparut alors dans sa divine clarté.

 

Le médecin avait dit ces dernières paroles en épanchant une chaleur extraordinaire ; il s’arrêta comme pour reprendre haleine.

 

 

 

 

XXVIII.

 

 

FIN DE LA CONFESSION.

 

 

– Je possédais encore quatre-vingt mille francs, reprit-il. D’abord je voulus aller loin des hommes, user ma vie en végétant au fond de quelque campagne. Mais la misanthropie, espèce de vanité cachée sous une peau de hérisson, n’est pas une vertu chrétienne. Le cœur d’un misanthrope ne saigne pas, il se contracte ; le mien saignait par toutes ses veines.

Alors, monsieur, en pensant aux lois de l’Église et aux ressources qu’elle offre aux affligés, je vins à comprendre la beauté de la prière dans la solitude. Alors j’eus pour idée fixe d’entrer en religion, suivant la belle expression de nos pères. Quoique mon parti fût pris avec fermeté, je me réservai néanmoins la faculté d’examiner les moyens que je devais employer pour parvenir à mon but. Je réalisai les restes de ma fortune et je partis presque tranquille. La paix dans le Seigneur était une espérance qui ne pouvait pas me tromper. Séduit d’abord par la règle de Saint-Bruno, je vins à la Grande-Chartreuse et j’en fis le chemin à pied, en proie à de graves pensées. Ce jour fut un jour solennel pour moi. Je ne m’attendais pas au majestueux spectacle offert par cette route où je ne sais quel pouvoir surhumain se montre à chaque pas. Ces rochers suspendus, ces précipices, ces torrents, cette voix dans le silence, cette solitude bornée par de hautes montagnes, et néanmoins sans bornes ; cet asile, où de l’homme il ne parvient que sa curiosité stérile ; cette sauvage horreur tempérée par les plus pittoresques créations de la nature ; ces sapins millénaires et ces plantes d’un jour, tout cela rend grave, et il est difficile à certaines personnes de rire en traversant le désert de Saint-Bruno. Là triomphent les sentiments de la mélancolie. Je vis la Grande-Chartreuse. Je me promenai sous les vieilles voûtes silencieuses ; j’entendis, sous les arcades, tomber goutte à goutte l’eau de la source. J’entrai dans une cellule pour y prendre la mesure de mon néant et de mon avenir. Je respirai la paix profonde que mon prédécesseur y avait goûtée. Je lus avec attendrissement l’inscription qu’il y avait mise sur la porte suivant la coutume du cloître. Tous les préceptes de la vie que je voulais mener y étaient résumés par trois mots latins : Fuge, late, tace.

Genestas inclina la tête comme s’il comprenait.

– J’étais décidé. Cette cellule boisée en sapin, ce lit dur, cette retraite, tout allait à mon âme. Les Chartreux étaient à la chapelle, j’allai prier avec eux. Là, mes résolutions s’évanouirent. Monsieur, je ne veux pas, je ne dois pas juger l’Église catholique, je suis très orthodoxe, je crois à ses œuvres et à ses lois. Mais en entendant ces vieillards, inconnus au monde et morts au monde, chanter l’office et leurs prières, je reconnus au fond de ce cloître une sorte d’égoïsme sublime. Cette retraite ne profite qu’à l’homme et n’est qu’un long suicide. Je ne la condamne pas, monsieur. Si l’Église a ouvert ces tombes, elles sont sans doute nécessaires à quelques chrétiens tout à fait inutiles au monde, Mais je crus mieux agir, en faisant profiter le monde social de mon repentir. En revenant de la Grande-Chartreuse, je me plus à chercher quelles étaient les conditions où je pouvais accomplir mes pensées de résignation. Déjà, je menais imaginairement la vie d’un simple matelot ; je me condamnais à servir la patrie en me plaçant au dernier rang, m’oubliant moi-même, et renonçant à toutes les manifestations intellectuelles. Mais si c’était une vie de travail et de dévouement, elle ne me paraissait pas encore assez utile. N’était-ce pas tromper les vues de Dieu ? S’il m’avait donné quelque force dans l’esprit, n’était-ce pas mon devoir de l’employer au bien de mes semblables ? Puis, s’il m’est permis de parler franchement sur moi-même, je sentais en moi je ne sais quel besoin d’expansion que blessaient des obligations purement mécaniques. Je ne voyais dans la vie des marins aucune pâture pour le cœur, pour cette bonté qui résulte de mon organisation, comme de chaque fleur s’exhale un parfum particulier.

Je fus, comme je vous l’ai déjà dit, obligé de coucher ici. Or, pendant la nuit, je crus entendre un ordre de Dieu dans la compatissante pensée que m’inspira l’état de ce pauvre pays. J’avais goûté aux sentiments de la maternité, je résolus de m’y livrer entièrement, de les assouvir encore plus largement que ne le font les mères, en devenant la sœur de charité de tout un pays, en y pansant continuellement les plaies du pauvre. Alors le doigt de Dieu me parut avoir fortement tracé ma destinée, quand je songeai que la première pensée grave de ma jeunesse m’avait fait incliner vers l’état de médecin, et alors je résolus de le pratiquer ici. D’ailleurs, aux cœurs blessés l’ombre et le silence, avais-je dit dans ma lettre ; or, ce que j’avais écrit, ce que je m’étais promis à moi-même de faire, je voulus l’accomplir. Je suis donc entré dans une voie de silence et de résignation. Le fuge, late, tace, du Chartreux est ici ma devise ; mais vie est une prière active, mon suicide moral est un bien pour ce pays sur lequel j’aime à répandre mon âme. L’habitude de vivre avec des paysans, mon éloignement du monde m’ont réellement transformé. Mon visage a changé d’expression : il s’est habitué au soleil qui l’a ridé, durci. J’ai pris, d’un campagnard, l’allure, le langage, le costume, le laisser-aller, l’incurie de tout ce qui est grimace. Mes amis de Paris ou les petites-maîtresses dont j’étais le sigisbée ne reconnaîtraient jamais en moi l’homme qui fut un moment à la mode, le sybarite accoutumé aux inouïes délicatesses, au luxe, aux colifichets de Paris. Aujourd’hui, tout ce qui est extérieur m’est complètement indifférent, comme à tous ceux qui marchent sous la conduite d’une seule pensée. Je n’ai plus d’autre but dans la vie que de la quitter ; je ne veux rien faire pour en prévenir ni pour en hâter la fin ; mais je me coucherai sans chagrin pour mourir, le jour où la maladie viendra.

Voilà, monsieur, dans toute leur sincérité les évènements de la vie antérieure à celle que je mène ici. Je ne vous ai rien déguisé de mes fautes ; elles ont été grandes ; elles me sont communes avec quelques hommes ; j’ai beaucoup souffert, je souffre tons les jours ; mais j’ai vu dans mes souffrances la condition d’un heureux avenir. Néanmoins, malgré ma résignation, il est des peines contre lesquelles je suis sans force. Aujourd’hui, j’ai failli succomber à des tortures secrètes, devant vous et à votre insu...

Genestas bondit sur sa chaise.

– Oui, capitaine Bluteau, vous étiez là.... Ne m’avez-vous pas montré le lit de la mère Colas lorsque nous avons eu couché Jacques ? Hé bien, s’il m’est impossible de voir un enfant sans penser à l’ange que j’ai perdu, jugez de mes douleurs en couchant un enfant condamné à mourir ! Je ne sais pas voir froidement un enfant.

Genestas s’agita sur sa chaise.

– Oui, ces têtes innocentes me parlent toujours de mes malheurs, et réveillent mes tourments. Alors il m’est affreux de penser que tant de gens me remercient du peu de bien que je fais ici, quand ce bien est le fruit de mes remords.

Vous connaissez seul, capitaine, le secret de ma vie. Si j’avais pris mon courage dans un sentiment plus pur que ne l’est celui de mes fautes, je serais bien heureux ! mais aussi n’aurais-je eu rien à vous dire de moi.

 

 

 

 

XXIX.

 

 

CONFUSION DE GENESTAS.

 

 

Lorsque M. Benassis eut terminé son récit, il remarqua sur la figure du militaire une expression profondément soucieuse qui le frappa. Touché d’avoir été si bien compris, il se repentit presque d’avoir affligé son hôte, et lui dit :

– Mais, capitaine Bluteau, ces malheurs...

– Ne m’appelez pas capitaine Bluteau ! s’écria Genestas en interrompant le médecin et se levant soudain par un mouvement impétueux qui semblait accuser une sorte de mécontentement intérieur. Il n’y a pas de capitaine Bluteau, je suis un gredin !...

M. Benassis regarda, non sans une vive surprise, Genestas, qui se promenait dans le salon comme un bourdon cherchant l’issue de la chambre où il est entré par mégarde.

– Mais, monsieur, qui êtes-vous donc ? demanda Benassis.

– Ah ! voilà ! répondit le militaire en revenant se placer devant le médecin, qu’il n’osait envisager.

– Je vous ai trompé ! reprit-il d’une voix altérée. Pour la première fois de ma vie, j’ai fait un mensonge, et j’en suis bien puni ! Je ne peux plus vous dire l’objet de ma visite et de mon maudit espionnage ! Depuis que j’ai, pour ainsi dire, entrevu votre âme, j’aurais mieux aimé recevoir un soufflet que de vous entendre m’appeler Bluteau. Vous pouvez me pardonner cette imposture, vous ! mais moi, je ne me la pardonnerai jamais ; moi, Pierre-Joseph Genestas, qui, pour sauver ma vie, ne mentirais pas devant un conseil de guerre.

– Vous êtes le commandant Genestas !... s’écria Benassis en se levant. Il prit la main de l’officier, la serra fort affectueusement, et dit : – Monsieur, comme vous le prétendiez tout à l’heure, nous étions amis sans nous connaître. J’ai bien vivement désiré de vous voir en entendant parler de vous par M. Gravier. Un homme de Plutarque, me disait-il.

– Ce Plutarque a tort ! répondit Genestas. Je suis indigne de vous, et je me battrais ! Je devais vous avouer tout bonnement mon secret. Mais non ! J’ai bien fait de prendre un masque et de venir moi-même chercher ici des renseignements sur vous. Je sais maintenant que je dois me taire. Si j’avais agi franchement, je vous eusse fait de la peine. Dieu me préserve de vous causer le moindre chagrin !...

– Mais je ne vous comprends pas, commandant.

– Restons-en Jà. Je ne suis pas malade ; j’ai passé une bonne journée, et je m’en irai demain. Mais quand vous viendrez à Grenoble, vous y trouverez maintenant un ami de plus, et ce n’est pas un ami pour rire ! La bourse, le sabre, le sang, tout est à vous chez Pierre-Joseph Genestas... Après tout, vous avez semé vos paroles dans un bon terrain. Quand j’aurai ma retraite, j’irai dans une manière de trou, j’en serai le maire, et je tâcherai de vous imiter. Il me manque votre science, mais j’étudierai.

– Vous aurez raison, monsieur. Le propriétaire qui emploie son temps à corriger un simple vice d’exploitation dans une commune fait à son pays autant de bien que peut en faire le meilleur médecin. Mais vous excitez singulièrement ma curiosité. Puis-je donc vous être utile en quelque chose ?

– Utile !... dit le commandant d’une voix émue. Mon Dieu ! mon cher monsieur Benassis, le service que je venais vous prier de me rendre est presque impossible. Tenez, j’ai tué des chrétiens dans ma vie, mais on peut tuer les gens et avoir bon cœur ; aussi, tout rude que je parais être, je sais encore comprendre certaines choses.

– Mais parlez...

– Non, je ne veux pas vous causer volontairement de la peine.

– Oh ! commandant, je puis beaucoup souffrir...

– Monsieur, dit le militaire en tremblant, il s’agit de la vie d’un enfant...

Le front de M. Benassis se plissa soudain, mais il fit un geste pour prier Genestas de continuer.

– Un enfant, reprit le commandant, qui peut encore être sauvé par des soins constants et minutieux. Où trouver un médecin capable de se consacrer à un seul malade ? À coup sur, il n’était pas dans une ville. J’avais entendu parler de vous comme d’un excellent homme, mais j’avais peur d’être la dupe de quelque réputation usurpée. Or, avant de confier mon petit à ce M. Benassis, dont on me racontait tant de belles choses, j’ai voulu l’étudier. Maintenant...

– Assez, dit le médecin. Cet enfant est donc à vous ?...

– Non, mon cher monsieur Benassis, non. Pour vous expliquer ce mystère, il faudrait vous raconter une histoire où je ne joue pas le beau rôle. Mais vous m’avez confié vos secrets, je puis bien vous dire les miens...

– Attendez, commandant, dit le médecin en appelant Jacquotte, qui vint aussitôt, et à laquelle il demanda son thé.

–Voyez-vous, commandant, le soir, quand tout dort, je ne dors pas, moi ; mes chagrins m’oppressent ; et alors je cherche à les oublier en buvant du thé. Cette boisson procure une sorte d’ivresse nerveuse, un sommeil sans lequel je ne vivrais pas. Refusez-vous toujours d’en prendre ?

– Moi, dit Genestas, je préfère votre vin de l’Ermitage.

– Soit ; Jacquotte, dit Benassis à sa servante, apportez du vin et des biscuits.

– Nous nous coifferons pour la nuit, reprit le médecin en s’adressant à son hôte.

– Ce thé doit vous faire bien du mal ! dit Genestas.

– Il me cause d’horribles accès de goutte, mais je ne saurais me défaire de cette habitude, elle est trop douce, elle me donne tous les soirs un moment pendant lequel la vie n’est plus pesante. Allons ! je vous écoute, votre récit effacera peut-être l’impression trop vive des souvenirs que je viens d’évoquer...

 

 

 

 

XXX.

 

 

POURQUOI GENESTAS S’ÉTAIT FAIT BLUTEAU.

 

 

– Mon cher monsieur, dit Genestas en plaçant sur la cheminée son verre vidé, après la retraite de Moscou, mon régiment se refit dans une petite ville de Pologne. Nous y rachetâmes des chevaux à prix d’or, et nous y restâmes en garnison jusqu’au retour de l’Empereur.

Voilà qui va bien.

Il faut vous dire que j’avais alors un ami.

Pendant la retraite, j’avais été plusieurs fois sauvé par les soins d’un maréchal-des-logis, nommé Renard, qui fit pour moi de ces choses après lesquelles deux hommes doivent être frères, sauf la discipline.

Nous étions logés dans la même maison, un de ces nids à rats construits en bois, où demeurait une famille, et où vous n’auriez pas cru pouvoir mettre un cheval. Cette bicoque appartenait à des juifs qui y pratiquaient leurs trente-six commerces. Le vieux père juif, dont les doigts ne se trouvèrent pas gelés pour manier de l’or, avait très bien fait ses affaires pendant notre déroute. Ces gens-là, ça vit dans l’ordure et ça meurt dans l’or. Leur maison était élevée sur des caves où ils avaient fourré leurs enfants, et notamment une fille belle comme une juive quand elle se tient propre et qu’elle n’est pas blonde...

Ça avait dix-sept ans, c’était blanc comme neige, des yeux de velours, des cils noirs comme des queues de rat, des cheveux luisants, touffus, qui donnaient envie de les manier : une créature vraiment parfaite !

Enfin, monsieur, j’aperçus le premier ces singulières provisions, un soir que l’on me croyait couché, et que je fumais tranquillement ma pipe en me promenant dans la rue. Ces enfants grouillaient tous pêle-mêle comme une nichée de chiens. C’était drôle à voir. Le père et la mère soupaient avec eux. À force de regarder je découvris dans le brouillard de fumée, que faisait le père avec ses bouffées de tabac, la jeune juive qui se trouvait là comme un napoléon tout neuf dans un tas de gros sous.

Moi, mon cher Benassis, je n’ai jamais eu le temps de réfléchir à l’amour ; cependant lorsque je vis cette jeune fille, je compris que jusqu’alors je n’avais fait que céder à la nature ; mais cette fois, tout en était, la tête, le cœur et le reste.

Je devins donc amoureux de la tête aux pieds, oh ! mais rudement. Je demeurai là fumant ma pipe, occupé à regarder la juive jusqu’à ce qu’elle eût soufflé sa chandelle et qu’elle se fût couchée. Impossible de fermer l’œil ! Je restai pendant toute la nuit, chargeant ma pipe, la fumant, me promenant dans la rue ; je n’avais jamais été comme ça. Ce fut la seule fois de ma vie que je pensai à me marier. Quand vint le jour, j’allai seller mon cheval, et je trottai pendant deux grandes heures dans la campagne pour me rafraîchir ; et, sans m’en apercevoir, j’avais presque fourbu ma bête...

Genestas s’arrêta ; puis, regardant son nouvel ami d’un air inquiet :

– Excusez-moi, Benassis. Je ne suis pas orateur ; je parle comme ça me vient ; si j’étais dans un salon, je me gênerais ; mais avec vous et à la campagne...

– Continuez... dit Benassis.

– Quand je revins à ma chambre, j’y trouvai Renard tout inquiet. Me croyant tué en duel, il nettoyait ses pistolets, et avait idée de chercher chicane à celui qui m’aurait mis à l’ombre. Voilà le caractère du pèlerin. Alors je lui confiai mon amour en lui montrant la niche aux enfants. Comme il entendait le patois de ces gars-là, je le priai de m’aider à faire mes propositions au père et à la mère ; et de tâcher d’établir une correspondance avec Judith. Elle se nommait Judith. Enfin, monsieur, pendant quinze jours je fus le plus heureux des hommes, parce que tous les soirs le juif et sa femme nous firent souper avec Judith. Vous connaissez ces choses-là, je ne vous en impatienterai nullement. Cependant, si vous ne comprenez pas le tabac, vous ignorez le plaisir d’un honnête homme qui fume tranquillement sa pipe avec Renard et le père de la fille, en voyant la princesse ; c’est très agréable.

Mais je dois vous dire que Renard était un Parisien, un fils de famille. Son père, qui faisait un gros commerce d’épicerie, l’avait élevé pour être notaire, et il savait quelque chose ; mais la conscription l’ayant pris, il lui fallut dire adieu à l’écritoire. Il était moulé d’ailleurs pour porter l’uniforme, avait une figure de jeune fille, et connaissait l’art d’enjôler le monde parfaitement bien.

C’était lui que Judith aimait, et elle se souciait de moi comme un cheval se soucie de poulets rôtis. Or, pendant que je m’extasiais et que je voyageais dans la lune en regardant Judith, mon Renard, qui n’avait pas volé son nom, entendez-vous, faisait son chemin sons terre. Le traître s’entendait avec la fille, et si bien, qu’ils se marièrent à la mode du pays, parce que les permissions auraient été trop de temps à venir. Mais il promit d’épouser suivant la loi française, si par hasard le mariage était attaqué. Le fait est qu’en France madame Renard redevint mademoiselle Judith.

Si j’avais su cela, moi, j’aurais tué Renard, et net, sans seulement lui laisser le temps de souffler ; mais le père, la mère, la fille et mon maréchal-des-logis, tout cela s’entendit comme des larrons en foire. Pendant que je fumais ma pipe, que j’adorais Judith comme un saint-sacrement, mon Renard convenait de ses rendez-vous, et poussait très bien ses petites affaires. Vous êtes la seule personne à qui j’aie parlé de cette histoire, que je nomme une infamie. Je me suis toujours demandé pourquoi un homme mourrait de honte s’il prenait une pièce d’or, et pourquoi il vole la femme, le bonheur, la vie de son ami sans scrupule.

Enfin, ils étaient mariés et heureux, que j’étais toujours là le soir, à souper, admirant, comme un imbécile, Judith, et répondant comme un tenor aux mines qu’elle faisait pour me clore les yeux. Vous pensez bien qu’ils ont payé leurs tromperies singulièrement cher. Foi d’honnête homme, Dieu fait plus d’attention aux choses de ce monde que nous ne le croyons.

Voici les Russes qui nous débordent. La campagne de 1813 commence. Nous sommes envahis. Un beau matin, l’ordre nous arrive de nous trouver sur le champ de bataille de Lützen, à une heure dite. L’Empereur savait bien ce qu’il faisait en nous commandant de partir promptement. Les Russes nous avaient tourné. Notre colonel s’embarbouille à faire des adieux à une Polonaise qui demeurait à un demi-quart de lieue de la ville. L’avant-garde des Cosaques l’empoigne juste, lui et son piquet.

Nous n’avons que le temps de monter à cheval, et de nous former en avant de la ville pour livrer une escarmouche de cavalerie, et repousser mes Russes, afin d’avoir le temps de filer pendant la nuit. Nous avons chargé durant trois heures, et fait de vrais tours de force. Pendant que nous nous battions, les équipages et tout notre matériel prenaient les devants. Nous avions un parc d’artillerie, et de grandes provisions de poudre dont l’Empereur avait un cruel besoin : il fallait les lui amener à tout prix. Notre défense en imposa aux Russes, qui nous crurent soutenus par un corps d’armée.

Néanmoins, bientôt avertis de leur erreur par des espions, ils apprirent qu’ils n’avaient devant eux qu’un régiment de cavalerie, et nos dépôts d’infanterie. Alors, monsieur, vers le soir, ils firent une attaque à tout démolir, et si chaude, que nous y sommes restés plusieurs. Nous fûmes enveloppés. J’étais avec Renard au premier rang, et voyais mon Renard se battre, charger comme un vrai démon. Il pensait à sa femme. Grâce à lui, nous pûmes regagner la ville que nos malades avaient mise en état de défense ; mais c’était à faire pitié.

Nous rentrions les derniers, lui et moi. Nous trouvons notre chemin barré par un gros de Cosaques. Nous piquons là-dessus. Un de ces sauvages allait m’enfiler avec sa lance ; Renard le voit, et pousse son cheval entre nous deux pour détourner le coup. Sa pauvre bête, un bel animal, ma foi, reçoit le fer, et entraîne en tombant par terre Renard et le Cosaque, l’un sur l’autre. Voilà des chevaux qui se battent, qui ruent, et mon pauvre maréchal-des-logis a la tête cassée par une ruade du Cosaque. Je tue le Cosaque. Je prends Renard par le bras, et le mets devant moi sur mon cheval, en travers, comme un sac de blé.

– Adieu, mon capitaine, tout est fini...

– Non, lui dis-je, il faut voir...

J’étais alors en ville, je descends, je l’assieds au coin d’une maison sur un peu de paille. Il avait la tête brisée, la cervelle dans ses cheveux, et il parlait. Oh c’était un fier homme !...

– Nous sommes quittes, dit-il. Je vous ai donné ma vie, je vous ai pris Judith... Ayez soin d’elle et de son enfant, si elle en a un. D’ailleurs, épousez-la...

Monsieur, dans le premier moment, je le laissai là comme un chien. Mais quand ma rage fut passée, je revins. Il était mort. Les Cosaques avaient mis le feu à la ville. Je me souvins de Judith alors. J’allai donc la chercher. Elle se mit en croupe, et, grâce à la vitesse de mon cheval, je rejoignis le régiment qui avait opéré sa retraite. Quant au juif et à sa famille : plus personne ! tous disparus comme des rats. Judith seule attendait Renard. Je ne lui ai rien dit, vous comprenez, dans le commencement.

Alors, monsieur, il m’a fallu songer à cette femme au milieu de tous les désastres de la campagne de 1813, la loger, lui donner ses aises, enfin la soigner. Je crois qu’elle ne s’est guère aperçue de l’état de guerre où nous étions. J’avais l’attention de la tenir toujours à dix lieues de nous, en avant, vers la France. Elle est accouchée d’un garçon pendant que nous nous battions à Hanau. Je fus blessé à cette affaire-là, je la rejoignis à Strasbourg, puis je revins sur Paris : j’ai eu le Malheur d’être au lit pendant la campagne de France. Sans ce triste hasard, je passais dans les grenadiers de la garde ; l’Empereur m’y avait donné de l’avancement. Enfin, monsieur, j’ai donc été obligé de soutenir une femme, un enfant qui ne m’appartenaient point, et j’avais trois côtes ébréchées ! Vous comprenez que ma solde, ce n’était pas la France. Le père Renard, vieux requin sans dents, ne voulut pas de sa bru. Le père juif était fondu. Judith se mourait de chagrin. Un matin elle pleurait en achevant mon pansement.

– Judith, lui dis-je, votre enfant est perdu.

– Et moi aussi ! dit-elle.

– Bah ! répondis-je. Nous allons faire venir les papiers nécessaires, je vous épouserai et je reconnaîtrai pour mien l’enfant de...

Je n’ai pas pu achever.

Ah ! mon cher monsieur, l’on peut tout faire pour recevoir le regard de morte par lequel Judith me remercia. Je vis que je l’aimais toujours, et, ce jour‑là, son petit entra dans mon cœur. Pendant que les papiers, le père et la mère juifs, étaient en route, la pauvre femme achevait de mourir. Enfin, l’avant-veille de sa mort, elle eut la force de s’habiller, de se parer, de faire toutes les cérémonies d’usage, de signer leur tas de papiers, et quand son enfant eut un nom et un père, elle revint se coucher. Je lui baisai les mains et le front, puis elle mourut. Voilà mes noces !

Le surlendemain, après lui avoir acheté cinq pieds de terre où la pauvre fille est couchée, je me suis trouvé le père d’un orphelin. Je l’ai mis en nourrice pendant la campagne de 1815. Depuis ce temps-là, sans que personne sût mon histoire, qui n’était pas belle à dire, j’ai pris soin de ce petit drôle comme s’il était vraiment à moi. Son grand-père est au diable, il est ruiné, il court avec sa famille entre la Perse et la Russie. Il y a des chances pour qu’il fasse fortune, car il paraît s’entendre au commerce des pierres précieuses. J’ai mis cet enfant au collège. Mais dernièrement, je l’ai fait si bien manœuvrer dans ses mathématiques pour le colloquer à l’École polytechnique, et l’en voir sortir avec un bon état, que ce pauvre petit homme est tombé malade. Il a la poitrine faible. À entendre les médecins de Paris, il y aurait encore de la ressource s’il courait dans les montagnes, s’il était soigné comme il faut, à tout moment, par un homme de bonne volonté. J’avais donc pensé à vous, et j’étais venu pour faire une reconnaissance de vos idées, de votre train de vie. D’après ce que vous m’avez dit, je ne saurais vous donner ce chagrin-là, quoique nous soyons déjà bons amis.

 

 

 

 

XXXI.

 

 

SOUFFRANCES OFFERTES À DIEU.

 

 

– Commandant, dit M. Benassis après un moment de silence, amenez-moi l’enfant de Judith. Dieu veut sans doute que je passe par cette dernière épreuve, et je la subirai. Ce seront des souffrances à offrir au Dieu dont le fils est mort sur la croix. D’ailleurs mes émotions pendant votre récit ont été douces ; n’est-ce pas un favorable augure ?

Genestas serra vivement les deux mains de Benassis dans les siennes, sans pouvoir réprimer quelques larmes qui humectèrent ses yeux et roulèrent sur ses joues tannées.

– Gardons-nous le secret de tout cela !... dit-il.

– Oui, commandant. Mais vous n’avez pas bu.

– Je n’ai pas soif, répondit Genestas. Je suis tout bête.

– Hé bien, quand me l’amènerez-vous ?

– Mais demain, si vous le voulez. Il est à Grenoble depuis deux jours.

– Hé bien, partez demain matin. Je vous attendrai chez la Fosseuse, où nous déjeunerons tous les quatre ensemble.

– Convenu, dit Genestas.

Et ils allèrent se coucher, en se souhaitant mutuellement une bonne nuit. Mais arrivés sur le palier qui séparait leurs chambres, Genestas posa sa lumière sur l’appui de la croisée, il s’approcha de Benassis, et lui dit :

– Tonnerre de Dieu ! je ne vous quitterai pas ce soir sans vous dire que vous êtes la troisième créature qui m’a fait comprendre qu’il y avait quelque chose là-haut !

Et il montra le ciel.

Le médecin lui répondit par un sourire plein de mélancolie, et lui serra la main très affectueusement.

 

 

 

 

XXXII.

 

 

LE DÉJEUNER CHEZ LA FONDEUSE.

 

 

Le lendemain, de grand matin, le commandant Genestas partit pour la ville, et, vers le milieu de la journée, il se trouvait sur la grande route de Grenoble au bourg, à la hauteur du sentier qui menait chez la Fosseuse.

Il était dans un de ces chars découverts et à quatre roues, menés par un seul cheval, voiture légère qui se rencontre sur toutes les routes de ces pays montagneux. Genestas avait pour compagnon un jeune homme maigre et chétif, qui paraissait n’avoir que douze ans, quoiqu’il entrât dans sa seizième année.

Avant de descendre, l’officier regarda dans plusieurs directions en cherchant quelque paysan qui pût ramener la voiture chez M. Benassis. L’étroitesse du sentier ne permettait pas de la conduire jusqu’à la maison de la Fosseuse. Le garde-champêtre déboucha par hasard sur la route, et tira de peine l’officier. Alors Genestas et son fils adoptif gagnèrent à pied le lieu du rendez-vous, à travers les sentiers de la montagne.

– Ne serez-vous pas heureux, Adrien, de courir dans ce beau pays pendant toute une année, d’apprendre à chasser, à monter à cheval, au lieu de pâlir sur vos livres ? Tenez, voyez.

Adrien jeta sur la belle vallée le regard pâle d’un enfant malade ; mais, indifférent comme le sont tous les enfants aux beautés de la nature, il continua d’aller en disant :

– Vous êtes bien bon, mon père !

Genestas eut le cœur froissé par cette insouciance maladive, et atteignit la maison de la Fosseuse sans avoir dit un mot de plus à son fils.

– Commandant, vous êtes exact ! s’écria Benassis en se levant du banc de bois sur lequel il était assis.

Mais il se remit sur son banc, et demeura pensif en voyant Adrien, dont il étudia lentement la figure pâle, non sans admirer les belles lignes ovales qui prédominaient dans cette noble physionomie. C’était en effet le vivant portrait de sa mère, dont il avait le teint olivâtre, et les beaux yeux noirs, spirituellement mélancoliques. Le caractère de la beauté juive-polonaise se retrouvait dans cette tête chevelue, trop forte pour le corps frêle auquel elle appartenait.

– Dormez-vous bien, mon petit homme ? lui demanda Benassis.

 – Oui, monsieur...

– Montrez-moi vos genoux, retroussez votre pantalon.

Adrien dénoua ses jarretières en rougissant, et montra son genou, que le médecin palpa soigneusement.

– Bien. Parlez, criez ! criez fort !

Adrien cria.

– Assez ! Donnez-moi vos mains.

Le jeune homme tendit des mains molles et blanches, veinées de bleu comme celles d’une femme. – Dans quel collège étiez-vous à Paris ?

– À Saint-Louis...

– Votre proviseur ne lisait-il pas son bréviaire pendant la nuit ?

– Oui, monsieur.

– Vous ne dormiez donc pas tout de suite ?...

Adrien ne répondant pas, Genestas dit au médecin :

– Ce proviseur est un digne prêtre. Il m’a conseillé de retirer mon petit fantassin, pour cause de santé.

– Hé bien ! répondit Benassis en plongeant un regard lumineux dans les yeux tremblants d’Adrien, il y a encore de la ressource. Nous ferons un homme de cet enfant. Nous vivrons ensemble comme deux camarades. Nous nous coucherons et nous lèverons de bonne heure. Je lui apprendrai à monter à cheval. Après un mois ou deux consacrés à lui refaire l’estomac, par le régime du laitage, nous le remettrons entre les mains de Butifer, avec lequel il ira chasser le chamois. Donnez quatre ou cinq mois de vie agreste à votre fils, et vous ne le reconnaîtrez plus, commandant. Butifer va se trouver bien heureux ! Nous vous aurons des ports d’armes et des permis de chasse. Oh ! je connais le pèlerin. Il vous mènera, mon petit ami, jusqu’en Suisse, à travers les Alpes ! vous hissera sur les pics, et vous grandira de six pouces en six mois. Il rougira vos joues, endurcira vos nerfs, et vous fera oublier les habitudes de collège. Alors vous pourrez aller reprendre vos études, et deviendrez un homme. Butifer est un honnête garçon, nous pouvons lui confier la somme nécessaire pour défrayer vos voyages et vos chasses. La responsabilité qui pèsera sur lui le rendra sage pendant une demi-année : ce sera autant de gagné.

La figure de Genestas semblait s’éclairer de plus en plus, à chaque parole du médecin.

– Allons déjeuner. La Fosseuse est impatiente de vous voir ! dit Benassis en donnant une petite tape sur les joues d’Adrien.

– Il n’est donc pas poitrinaire ? demanda Genestas au médecin en le prenant par le bras et l’entraînant à l’écart.

– Pas plus que vous et moi.

– Mais qu’a-t-il ?

– Ha ! répondit Benassis, il est dans un mauvais moment, voilà tout.

La Fosseuse se montra sur le seuil de sa porte, et Genestas ne vit pas sans surprise sa mise à la fois simple et coquette. Ce n’était plus la paysanne de la veille, c’était presque une femme de Paris, élégante et gracieuse, qui lui jeta des regards contre lesquels le cœur du cavalier n’était pas préparé. Le déjeuner était servi sur une table de noyer sans nappe, mais reluisante et si bien cirée, qu’elle semblait avoir été vernie. C’étaient des œufs et du beurre, des fraises de montagne qui embaumaient, et partout des bouquets de fleurs. À cet aspect, le commandant ne put s’empêcher d’envier cette simple maison et cette pelouse. Il regarda la Fosseuse d’un air qui exprimait à la fois des espérances et des doutes ; puis, il porta ses yeux sur Adrien, à qui la Fosseuse donnait des œufs, et dont elle s’occupait par maintien.

– Commandant, dit Benassis, vous savez à quel prix vous recevez ici l’hospitalité. Vous devez conter à ma Fosseuse quelque chose de militaire.

– Il faut d’abord laisser monsieur déjeuner tranquillement ; mais après qu’il aura pris son café...

– Certes, je le veux bien, répondit le commandant ; néanmoins je mets une condition à mon récit. Vous nous direz une aventure de votre ancienne existence.

– Mais, monsieur, répondit-elle en rougissant, il ne m’est jamais rien arrivé qui vaille la peine d’être raconté.

– Voulez-vous encore un peu de ce pâté au riz, mon ami ?... dit-elle en voyant l’assiette d’Adrien vide.

– Oui, mademoiselle.

– Il est délicieux ce pâté ! dit Genestas.

– Que direz-vous donc de son café à la crème !... s’écria Benassis.

– J’aimerais mieux entendre parler notre jolie hôtesse !...

– Vous vous y prenez mal, Genestas !... dit Benassis.

– Écoute, mon enfant, dit le médecin en s’adressant à la Fosseuse dont il serra la main, cet officier que tu as là près de toi cache un cœur excellent sous ses dehors sévères, et tu peux causer ici à ton aise. Parle, ou tais-toi, nous ne voulons pas t’importuner. Pauvre enfant ! si jamais tu peux être entendue et comprise, ce sera par les trois personnes avec lesquelles tu te trouves en ce moment. Raconte-nous tes amours : ce ne sera point prendre sur les secrets de ton cœur.

– Voici le café que nous apporte Mariette. Lorsque vous serez tous servis, je veux bien vous dire mes amours. Mais monsieur le commandant n’oubliera pas sa promesse ? ajouta-t-elle en lui lançant un regard à la fois modeste et agressif.

– J’en suis incapable, mademoiselle, répondit respectueusement Genestas.

 

 

 

 

XXXIII.

 

 

ÉLÉGIE.

 

 

– À l’âge de seize ans, dit la Fosseuse, quoique je fusse toute malingre, j’étais forcée de mendier mon pain sur les routes de la Savoie. Je couchais aux Échelles, dans une crèche pleine de paille. L’aubergiste qui me logeait était un bon homme, mais sa femme ne pouvait pas me souffrir et m’injuriait toujours. Ça me faisait bien de la peine, car je n’étais pas une mauvaise pauvresse ; je priais Dieu soir et matin ; je ne volais point ; j’allais au commandement du ciel, demandant de quoi vivre, parce que je ne savais rien faire, et que j’étais vraiment malade, tout à fait incapable de lever une houe ou de dévider du coton. Eh bien, je fus chassée de chez l’aubergiste à cause d’un chien. Depuis que j’étais née, je n’avais jamais rencontré chez personne des regards qui me fissent du bien ; j’étais sans parents et sans amis. La bonne femme Morin, qui m’a élevée, était morte. Elle été bien bonne pour moi, mais je ne me souviens guère de ses caresses. D’ailleurs, la pauvre vieille travaillait à la terre comme un homme ; et si elle me dorlotait, elle me donnait aussi des coups de cuiller sur les doigts quand j’allais trop vite en mangeant notre soupe dans son écuelle. Pauvre vieille, il n’y a pas de jour que je ne la mette dans mes prières ! Veuille le bon Dieu lui faire là-haut une vie plus heureuse qu’ici-bas, surtout un lit meilleur ! Elle se plaignait toujours du grabat où nous couchions toutes les deux.

Vous ne sauriez vous imaginer, mes chers messieurs, comme ça fait mal à un bon cœur, de ne récolter que des injures, des rebuffades, et des regards qui vous percent l’âme comme si c’étaient des coups de couteau. J’ai fréquenté de vieux pauvres à qui ça ne faisait plus rien du tout ; mais je n’étais point créée pour ce métier-là. Un non m’a toujours fait pleurer. Chaque soir, je revenais plus triste ; et je ne me consolais qu’après avoir fait ma prière. Enfin, dans toute la création de Dieu, il n’y avait pas un seul cœur où je pusse reposer le mien ! Je n’avais que le bleu du ciel pour ami.

J’ai toujours été heureuse en voyant le ciel tout bleu ! Quand il n’y avait plus de nuages là-haut, je me couchais dans un coin des rochers, et je regardais le temps. Je rêvais que j’étais une grande dame. À force de voir, je me croyais baignée dans ce bleu. Je vivais là-haut en idée. Je ne sentais plus rien de pesant. Je montais vers les anges.

Pour en revenir à mes amours, je vous dirai que l’aubergiste avait eu de sa chienne un petit chien gentil comme une personne, blanc, moucheté de noir aux pattes ; je le vois toujours, ce chérubin. Ce pauvre petit est la seule créature qui dans ce temps-là m’ait jeté des regards d’amitié. Je lui gardais mes meilleurs morceaux. Il me connaissait, venait au-devant de moi le soir, n’avait point honte de ma misère, sautait sur moi, me léchait les pieds. Enfin il y avait dans ses yeux quelque chose de si reconnaissant, que souvent je pleurais en le voyant.

– Il n’y a pourtant que lui qui m’aime ! me disais-je.

L’hiver, il se couchait à mes pieds. Je souffrais tant de le voir battre, que je l’avais accoutumé à ne plus entrer dans les maisons pour y voler des os, et il se contentait de mon pain. Si j’étais triste, il se mettait devant moi, me regardait dans les yeux, et semblait me dire :

– Tu es donc triste, ma pauvre Fosseuse ?

Si les voyageurs me jetaient des sous, il les ramassait dans la poussière et me les apportais, ce bon caniche. Quand j’ai eu cet ami-là, j’ai été moins malheureuse. Je mettais de côté tous les jours quelques sous pour tâcher de faire cinquante francs afin de l’acheter à M. Manseau. Un jour, sa femme, voyant que le chien m’aimait, s’avisa d’en raffoler. Notez que le chien ne pouvait pas la souffrir. Ces bêtes-là, ça flaire les âmes, et elles voient tout de suite quand on les aime. J’avais une pièce d’or de vingt francs cousue dans le haut de mon jupon, alors je dis à M. Manseau :

– Mon cher monsieur, je comptais vous offrir mes économies de l’année pour votre chien ; mais avant que votre femme ne le veuille pour elle, quoiqu’elle ne s’en soucié guère, vengez-le-moi vingt francs ! tenez, les voici.

– Non, ma mignonne, me dit-il, serrez vos vingt francs. Le ciel me préserve de prendre l’argent des pauvres. Gardez le chien ; mais si ma femme crie trop, allez-vous-en.

Sa femme lui fit une scène pour le chien. Ah ! mon Dieu, l’on aurait dit que le feu était à la maison. Et vous ne savez pas ce qu’elle imagina ? Voyant que le chien était à moi d’amitié, qu’elle ne pourrait jamais l’avoir, elle l’a fait empoisonner. Mon pauvre caniche est mort entre mes bras. Je l’ai pleuré comme si c’était mon enfant, et je l’ai enterré sous un pin. Vous ne savez pas tout ce que j’ai mis dans sa fosse. Je me suis dit, en m’asseyant là, que je serais donc toujours seule sur la terre ; que rien ne me réussirait ; que j’allais redevenir comme j’étais auparavant, sans personne au monde, et que je ne verrais pour moi d’amitié dans aucun regard. Je suis restée enfin là toute une nuit à la belle étoile, priant Dieu de me prendre en pitié.

Quand je revins sur la route, je vis un petit pauvre de dix ans qui n’avait pas de mains. Le bon Dieu m’a exaucée, pensai-je. Le fait est que je ne l’avais jamais prié comme pendant cette nuit-là. Je vais prendre soin de ce pauvre petit, me dis-je, nous mendierons ensemble, et je serai sa mère ; à deux on doit mieux réussir ; j’aurai peut-être plus de courage pour lui que je n’en ai pour moi.

D’abord, il a paru content, et il lui aurait été bien difficile de ne pas l’être ; je faisais tout ce qu’il voulait ; je lui donnais ce que j’avais de meilleur ; enfin j’étais son esclave, et il me tyrannisait ; mais ça me semblait toujours mieux que d’être seule. Bah ! aussitôt que le petit ivrogne a su que j’avais vingt francs dans le haut de ma robe, il l’a décousue et m’a volé ma pièce d’or, le prix de mon pauvre caniche ! Je voulais faire dire des messes avec ! Un enfant sans mains ! ça fait trembler. Ce vol m’a plus découragée de la vie que je ne sais quoi. Je ne pouvais donc rien aimer qui ne me pérît entre les mains.

Un jour je vois venir une jolie calèche française qui montait la côte des Échelles. Il y avait dedans une demoiselle belle comme une vierge Marie, et un jeune homme qui lui ressemblait.

Vois donc la jolie fille ! lui dit ce jeune homme en me jetant une pièce d’argent.

Il n’y a que vous, M. Benassis, qui puissiez savoir le bonheur que me causa ce compliment, le seul que j’aie jamais entendu. Mais le monsieur aurait bien dû ne me pas jeter d’argent. Aussitôt, poussée par mille je ne sais quoi qui m’ont tarabusté la tête, je me suis mise à courir par des sentiers qui coupaient au plus court, et je me suis trouvée dans les rochers des Échelles avant la calèche qui montait tout doucement. J’ai pu revoir le jeune homme, qui a été tout surpris de me retrouver, et moi j’en étais si aise que le cœur me battait dans la gorge. Il y avait je ne sais quoi qui m’attirait vers lui. Quand il m’a eu reconnue, j’ai repris ma course, me doutant bien qu’ils s’arrêteraient pour voir la cascade de Couz. Lorsqu’ils sont descendus, ils m’ont aperçue sous les noyers de la route. Alors ils m’ont questionnée, en paraissant s’intéresser à moi. Jamais de ma vie je n’avais entendu de voix plus douce que celle de ce beau jeune homme et de sa sœur, car c’était sûrement sa sœur. J’y ai pensé pendant un an. J’espérais toujours qu’ils reviendraient. J’aurais donné deux ans de ma vie, rien que pour le revoir : il était si beau, il paraissait si doux !

Voilà, jusqu’au jour où j’ai connu M. Benassis, les plus grands évènements de ma vie ; car, quand ma maîtresse m’a renvoyée pour avoir mis sa méchante robe de bal, j’ai eu pitié d’elle, je lui ai pardonné. Foi d’honnête fille, et si vous me permettez de vous parler franchement, je me suis crue bien meilleure qu’elle ne l’était, quoiqu’elle fût comtesse.

– Hé bien ! dit Genestas après un moment de silence, vous voyez que Dieu vous a prise en amitié. Ici, vous êtes comme le poisson dans l’eau.

À ces mots, la Fosseuse regarda M. Benassis avec des yeux pleins de reconnaissance.

– Je voudrais être riche ! dit l’officier.

Cette exclamation fut suivie d’un profond silence.

– Vous me devez une histoire, dit enfin la Fosseuse d’un son de voix câlin.

– Je vais vous la dire, répondit Genestas.

 

 

 

 

XXXIV.

 

 

COMMENT GENESTAS QUITTA NAPOLÉON.

 

 

– La veille de la bataille de Friedland, dit l’officier, j’avais été envoyé en mission au quartier du général Davoust, et je revenais à mon bivouac, lorsqu’au détour d’un chemin je me trouve nez à nez avec l’Empereur. Il me regarde.

– Tu es le capitaine Genestas ? me dit-il.

– Oui, sire...

– Tu as été en Égypte ?

– Oui, sire...

– Ne continue pas d’aller par ce chemin-là, me dit-il. Prends à gauche, tu te trouveras plus tôt au quartier de ta division.

Vous ne sauriez imaginer avec quel accent de bonté l’Empereur me dit cela ; lui qui avait bien d’autres chats à fouetter, il parcourait tout le pays pour reconnaître son champ de bataille. Je vous raconte cette aventure pour vous faire voir quelle mémoire il avait, et vous apprendre que j’étais un de ceux dont il connaissait la figure.

En 1815, rai prêté le serment. Sans cette faute-là, je serais peut-être colonel aujourd’hui ; mais je n’ai jamais eu l’intention de trahir les Bourbons. Dans ce temps-là, je n’ai vu que la France à défendre. Je me suis trouvé chef d’escadron dans les grenadiers de la garde impériale, et malgré les douleurs que je ressentais encore de ma blessure, j’ai fait ma partie à la bataille de Waterloo. Quand tout a été dit, j’ai accompagné Napoléon à Paris. Puis lorsqu’il a gagné Rochefort, je l’ai suivi malgré ses ordres. J’étais bien aise de veiller à ce qu’il ne lui arrivât pas de malheurs en route. Aussi, lorsqu’il vint se promener sur le bord de la mer, me trouva-t-il en faction à dix pas de lui.

– Hé bien ! Genestas, me dit-il en s’approchant de moi, nous ne sommes donc pas morts ?...

Ce mot-là m’a crevé le cœur. Si vous l’aviez entendu, vous auriez frémi, comme moi, de la tête aux pieds. Il me montra ce scélérat de vaisseau anglais qui bloquait le port et me dit :

– En voyant ça, je regrette de ne m’être pas noyé dans le sang de ma garde !...

Oh ! dit Genestas en regardant le médecin et la Fosseuse, ce sont ses propres paroles.

– Les maréchaux qui vous ont empêché de charger vous-même, lui dis-je, et qui vous ont mis dans votre voiture, n’étaient pas vos amis.

– Viens avec moi, s’écria-t-il vivement.

– Sire, je vous rejoindrai volontiers ; mais quant à présent, j’ai sur les bras un enfant sans mère, je ne suis pas libre.

Adrien que vous voyez là m’a donc empêché d’aller à Sainte-Hélène.

– Tiens, me dit-il, je ne t’ai jamais rien donné ! Tu n’étais pas de ceux qui avaient toujours une main pleine et l’autre ouverte. Voici la tabatière qui m’a servi pendant cette dernière campagne. Reste en France, il lui faut des braves après tout ! Demeure au service, et souviens-toi de moi... Tu es de mon armée le dernier Égyptien que j’aurai vu debout en France.

Et il me donna une petite tabatière.

– Fais graver dessus : honneur et patrie, me dit-il. Ce sera l’histoire de mes deux dernières campagnes.

Puis ceux qui l’accompagnaient l’ayant rejoint, je restai pendant toute la matinée avec eux. L’Empereur allait et venait sur la côte, il était toujours calme, mais il fronçait parfois les sourcils.

À midi, son embarquement fut jugé tout à fait impossible. Les Anglais savaient qu’il était à Rochefort. Il fallait ou se livrer à eux ou traverser la France. Nous étions tous inquiets ! Les minutes étaient comme des heures. Napoléon se trouvait entre les Bourbons qui l’auraient fusillé, et les Anglais qui ne sont point des gens honorables ! Ils ne se laveront jamais de la honte dont ils se sont couverts en jetant sur un rocher le grand Empereur qui leur demandait l’hospitalité. Dans cette anxiété, je ne sais quel homme de sa suite lui présente le lieutenant Doret, un marin qui venait lui proposer les moyens de passer en Amérique.

En effet, il y avait dans le port un brick de l’État et un bâtiment marchand.

– Capitaine ! lui dit l’Empereur, comment vous y prendriez-vous donc ?

– Sire, répondit l’homme, vous serez sur le vaisseau marchand, je monterai le brick sous pavillon blanc avec des hommes dévoués, nous aborderons l’Anglais, nous y mettrons le feu, nous sauterons, et vous passerez.

– Nous irons avec vous !... criai-je au capitaine.

Napoléon nous regarda tous et dit : – Capitaine Doret, restez en France !...

C’est la seule fois que j’aie vu Napoléon ému.

Puis il nous fit un signe de main et rentra. Je partis quand je l’eus vu s’embarquer et aborder le vaisseau anglais. Il était perdu ! Vous parlez de chagrins, rien ne peut vous peindre le désespoir de ceux qui l’ont aimé pour lui, cet Empereur...

– Où donc est sa tabatière ?... dit la Fosseuse.

– Elle est à Grenoble, répondit-il, dans une boîte...

– J’irai la voir si vous me le permettez. Dire que vous avez une chose où il a mis ses doigts ! Il avait une belle main.

– Oh ! très belle...

– Est-il vrai qu’il est mort ?... demanda-t-elle. Là, dites-moi bien la vérité.

– Oui, certes, il est mort, ma pauvre enfant.

– J’étais si petite en 1815, que je n’ai jamais pu voir que son chapeau, encore ai-je manqué d’être écrasée à Grenoble.

– Voilà de bien bon café à la crème, dit Genestas. Hé bien ! Adrien, ce pays-ci vous plaira-t-il ? Viendrez-vous voir mademoiselle ?

L’enfant ne répondit pas, il paraissait avoir peur de regarder la Fosseuse, et Benassis ne cessait d’examiner ce jeune homme, dans l’âme duquel il semblait lire.

– Certes, il viendra la voir, dit Benassis. Mais rentrons au logis, il faut que j’aille prendre un de mes chevaux pour faire une course assez longue. Pendant mon absence, vous vous entendrez avec Jacquotte.

– Venez donc avec nous, dit Genestas à la Fosseuse.

– Bien volontiers, répondit-elle ; j’ai plusieurs choses à rendre à madame Jacquotte.

Ils se mirent en route pour revenir chez le médecin, et la Fosseuse, que cette compagnie rendait toute gaie, les conduisit par de petits sentiers à travers les endroits les plus sauvages de la montagne.

– Monsieur l’officier, dit-elle après un moment de silence, vous ne m’avez rien dit de vous. J’aurais voulu vous entendre raconter quelque aventure de guerre. J’aime bien ce que vous avez dit de Napoléon ; mais ça m’a fait mal... Si vous étiez bien aimable...

– Elle a raison ! s’écria doucement Benassis et vous devriez nous conter quelque bonne aventure, pendant que nous marchons, une affaire intéressante comme celle de votre poutre à la Bérézina.

– J’ai bien peu de souvenirs !... dit Genestas. Il y a des gens auxquels tout arrive, et moi je n’ai jamais pu être le héros d’aucune histoire. Tenez, voici la seule drôlerie qui me soit arrivée :

En 1805 je n’étais encore que sous-lieutenant, je fis partie de la grande armée, et me trouvai à Austerlitz. Avant de prendre Ulm, nous eûmes à livrer quelques combats où la cavalerie donna singulièrement, et alors j’étais sous le commandement de Murat. Après une des premières affaires de la campagne, nous nous emparâmes d’un pays où il y avait plusieurs belles terres.

Le soir, mon régiment se cantonna dans le parc d’un beau château habité par une jeune et jolie femme, une comtesse. Je vais naturellement me loger chez elle, et j’y cours afin d’empêcher tout pillage. J’arrive au salon, au moment où mon maréchal-des-logis couchait en joue la comtesse, et lui demandait brutalement ce que cette femme ne pouvait certes lui donner : j’abats d’un coup de sabre la carabine ; le coup part dans une glace ; puis je flanque un revers à mon homme et l’étends par terre. Aux cris de la comtesse et en entendant le coup de fusil, tout son monde accourt et me menace.

– Arrêtez, dit-elle en allemand à ceux qui voulaient m’embrocher, cet officier m’a sauvé la vie...

Et ils se retirent. Cette dame m’a donné son mouchoir, un beau mouchoir brodé, que j’ai encore, et m’a dit que j’aurais un asile dans son château, que si j’avais quelque chagrin de quelque nature qu’il fût, je trouverais en elle une sœur et une amie dévouée, enfin, toutes les herbes de la Saint-Jean.

Cette femme était belle comme un jour de printemps, mignonne comme une jeune chatte ; nous avons dîné ensemble. Le lendemain j’en étais devenu amoureux fou ; mais le lendemain il fallait se trouver en ligne à Guntzbourg, je crois, et je délogeai, muni du mouchoir. Le combat se livre, je me disais : – À moi les balles ! Mon Dieu, parmi toutes celles qui passent n’y en aura-t-il pas une pour moi ? Mais je ne la souhaitais pas dans la cuisse, je n’aurais pas pu retourner au château. Non, je n’étais pas dégoûté, je voulais une bonne blessure au bras pour pouvoir être pansé, mignoté par elle. Je me précipitais comme un enragé sur l’ennemi. Je n’ai pas eu de bonheur ; je suis sorti de là sain et sauf. Plus de comtesse, il a fallu marcher. Voilà.

Ils étaient arrivés chez M. Benassis qui monta promptement à cheval et disparut.

Longue le médecin rentra, la cuisinière, à laquelle Genestas avait recommandé son fils, s’était déjà emparée d’Adrien, et l’avait logé dans la fameuse chambre de M. Gravier. Elle fut singulièrement étonnée de voir M. Benassis ordonner de dresser un simple lit de sangle dans sa chambre à lui pour le jeune homme, et le commander d’un air impératif auquel il fut impossible à Jacquotte de répondre.

Après le dîner, le commandant reprit la route de Grenoble, heureux des nouvelles assurances que lui donna M. Benassis du prochain rétablissement de l’enfant.

 

 

 

 

XXXV.

 

 

LA MORT DU JUSTE.

 

 

Dans les premiers jours de décembre, six mois après avoir confié son enfant au médecin, Genestas fut nommé lieutenant-colonel dans un régiment en garnison à Poitiers. Il songeait à mander son départ à M. Benassis, lorsqu’il en reçut une lettre, par laquelle son ami lui annonçait le parfait rétablissement d’Adrien.

« L’enfant, disait-il, est devenu grand et fort, il se porte à merveille ; et, depuis que vous ne l’avez vu, il a si bien profité des leçons de Butifer, qu’il est aussi bon tireur que l’est notre contrebandier ; il est, d’ailleurs, leste et agile, bon marcheur, bon cavalier. En lui tout est changé. Le garçon de seize ans qui naguère paraissait en avoir douze, semble maintenant en avoir vingt. Il a le regard assuré, fier. C’est un homme, et un homme à l’avenir duquel il faut maintenant songer. »

– J’irai sans doute voir Benassis demain, et prendrai son avis sur l’état que je dois faire embrasser à ce camarade-là, se dit Genestas en allant au repas d’adieu que ses officiers lui donnaient. Il ne devait plus rester que quelques jours à Grenoble.

Quand le lieutenant-colonel rentra, son domestique lui remit une lettre, en disant qu’elle avait été apportée par un homme qui en avait longtemps attendu la réponse. Genestas, se sentant légèrement étourdi, crut, en reconnaissant l’écriture de son fils, qu’il s’agissait d’argent, qu’Adrien lui demandait une canardière, des pistolets, un cheval, ou le priait de satisfaire à quelque fantaisie de jeune homme, et il pensa vaguement que toutes ces choses étaient désormais inutiles à son fils. Donc il laissa la lettre sur la table, et ne la lut que le lendemain matin, après avoir chassé les fumées du vin de Champagne et le souvenir des témoignages d’affection par lesquels ses officiers avaient terminé la fête.

 

 

« MON CHER PÈRE... »

 

– Ah ! petit drôle, dit-il, tu ne manques jamais de me cajoler quand tu veux quelque chose...

Puis il reprit et lut ces mots :

 

« Le bon monsieur Benassis est mort.... »

 

La lettre tomba des mains de Genestas, qui n’en reprit la lecture qu’après une longue pause.

 

 

« MON CHER PÈRE,

 

« Le bon monsieur Benassis est mort. C’est un malheur qui a jeté la consternation dans le pays et qui nous a d’autant plus surpris que M. Benassis était la veille parfaitement bien portant, et sans nulle apparence de maladie. Avant-hier, il avait été dans tout le canton à cheval. Mais, comme s’il eût connu sa fin, il alla visiter chacun de ses malades, même les plus éloignés, et avait parlé à tous les gens qu’il rencontrait, en leur disant : « Adieu, mes amis. Il est revenu, suivant son habitude, pour dîner avec moi, sur les cinq heures. Jacquotte lui trouva la figure un peu rouge et violette ; mais comme il faisait froid elle ne lui donna pas un bain de pieds, qu’elle avait l’habitude de le forcer à prendre quand elle lui voyait le sang à la tête. Aussi la pauvre fille, à travers ses larmes, crie depuis deux jours : Si je lui avais donné un bain de pieds, il vivrait encore ! M. Benassis avait faim, il mangea beaucoup, et fut plus gai que de coutume. Nous avons beaucoup ri ensemble, et je ne l’avais jamais vu rire. Après le dîner, sur les sept heures, un homme de Saint-Laurent-du-Pont vint le chercher pour un cas très pressé. Il me dit : – Il faut que j’y aille ! Ma digestion n’est pas faite, je n’aime pas à monter à cheval en cet état, surtout par un temps froid ; il y a de quoi tuer un homme. Néanmoins il partit. Goguelat, le piéton, apporta, sur les neuf heures, une lettre pour M. Benassis. Jacquotte, fatiguée d’avoir fait sa lessive, alla se coucher, en me donnant la lettre, et me pria de préparer le thé dans notre chambre, au feu de M. Benassis. Je couche encore près de lui, sur mon petit lit de crin. Alors j’éteignis le feu du salon, et montai pour attendre mon bon ami. Avant de poser la lettre, par un mouvement de curiosité, je regardai le timbre et l’écriture. Cette lettre venait de Paris, et l’adresse me parut avoir été écrite par une femme. Je ne vous parle de cela que par le rapport qu’il y a entre cette lettre et ce qui arriva. Vers dix heures, j’entendis les pas du cheval de M. Benassis ! Il dit à Nicolle : – Il fait un froid de loup ; je suis mal à mon aise... – Voulez-vous que je réveille Jacquotte ? lui demanda Nicolle. – Non ! non ! Et il monta. – Je vous ai apprêté votre thé, lui dis-je. – Merci, Adrien, me répondit-il en me souriant comme vous savez.

« Ce fut son dernier sourire. Le voilà qui ôte sa cravate comme s’il étouffait. – Il fait chaud ici ! dit-il. Puis il se jeta dans son fauteuil. – Il est venu une lettre pour vous, mon bon ami, la voici, lui dis-je. Il prend la lettre, regarde l’écriture, et s’écrie : – Ah ! mon Dieu ! Puis il s’est penché la tête en arrière et ses mains ont tremblé. Enfin il mit une lumière sur la table, et décacheta la lettre. Le ton de son exclamation était si effrayant, que je le regardai pendant qu’il lisait, et je le vis rougir et pleurer. Puis tout à coup il tomba la tête la première en avant. Je le relève et lui vois le visage tout violet. – Je suis mort, dit-il en bégayant et en faisant un effort affreux pour se dresser. – Saignez... Saignez... cria-t-il en me saisissant la main. Adrien, brûlez cette lettre ! Et il me tendit la lettre que je jetai dans le feu. J’appelle Jacquotte et Nicolle ; mais Nicolle seul m’entend. Il monte, et m’aide à mettre M. Benassis sur mon petit lit de crin. Il n’entendait plus, notre bon ami ! Depuis ce moment il a bien ouvert les yeux, mais il n’a plus rien vu. Nicolle, en partant à cheval, pour aller chercher M. Bordier, le chirurgien, a semé l’alarme dans le bourg. Alors en un moment tout le bourg a été sur pied. M. Janvier, M. Dufau, tous ceux que vous connaissez sont venus les premiers. Jacquotte était étendue par terre en défaillance, il a fallu la coucher, elle se mourait, la pauvre fille. Quant à M. Benassis, il était presque mort. Il n’y avait plus de ressource, M. Bordier lui a brûlé la plante des pieds sans pouvoir en obtenir signe de vie. C’était à la fois un accès de goutte et un épanchement au cerveau. Je vous donne fidèlement tous ces détails, parce que je sais, mon cher père, combien vous aimez M. Benassis.

« Quant à moi, je suis bien triste et bien chagrin.

« Je puis vous dire qu’excepté vous il n’y a personne que j’aie mieux aimé. Je profitais plus en causant le soir avec ce bon M. Benassis que je ne gagnais en apprenant toutes les choses du collège. Quand, le lendemain matin, sa mort a été sue dans le bourg, ç’a été un spectacle incroyable. La cour, le jardin, ont été remplis de monde ; c’étaient des pleurs, des cris ; enfin personne n’a travaillé. Chacun se racontait ce que M. Benassis lui avait dit quand il lui avait parlé pour la dernière fois : l’un racontait tout ce qu’il lui avait fait de bien ; les moins attendris parlaient pour les autres. La foule croissait d’heure en heure, et chacun voulait le voir. La triste nouvelle s’est promptement répandue, et les gens du canton, ceux même des environs ont eu la même idée. Hommes, femmes, jeunes filles et garçons, sont arrivés au bourg de dix lieues à la ronde. Lorsque le convoi s’est fait, le cercueil a été porté dans l’église par les quatre plus anciens du bourg, mais avec des peines infinies. Il y avait, entre la maison de M. Benassis et l’église, près de cinq mille personnes qui, pour la plupart, se sont agenouillées comme à la procession. L’église ne pouvait pas contenir tout le monde. Quand l’office a commencé, il s’est fait, malgré les pleurs, un si grand silence que l’on entendait la clochette et les chants au bout de la grande rue. Mais lorsqu’il a fallu transporter le corps de l’église au nouveau cimetière que le défunt avait donné au bourg, ne se doutant guère, le pauvre homme, qu’il y serait enterré le premier, il s’est alors élevé un grand cri. M. Janvier disait les prières en pleurant, et tous ceux qui étaient là avaient des larmes dans les yeux. Enfin il a été enterré. Le soir, la foule était dissipée, et chacun s’en est allé chez soi, semant le deuil et les pleurs dans le pays. Le lendemain matin Gondrin, Goguelat, Butifer, le garde-champêtre et plusieurs personnes se sont mis à travailler pour élever sur la place où est M. Benassis une espèce de pyramide de terre, haute de vingt pieds, que l’on gazonne, et à laquelle tout le monde s’emploie.

« Tels sont, mon bon père, les évènements qui se sont passés ici depuis trois jours. Le testament de M. Benassis a été trouvé tout ouvert dans sa table, par M. Dufau. L’emploi que notre bon ami fait de ses biens a encore augmenté, s’il est possible, l’attachement qu’on avait pour lui, et les regrets causés par sa mort. Maintenant, mon cher père, j’attends, par Butifer qui vous porte cette lettre, une réponse pour que vous me dictiez ma conduite. Viendrez-vous me chercher, ou dois-je aller vous rejoindre à Grenoble ? Dites-moi ce que vous souhaitez que je fasse, et soyez sûr de ma parfaite obéissance.

« Adieu, mon père, recevez les tendresses de votre fils affectionné,

 

« ADRIEN GENESTAS. »

 

 

– Allons, il Paul y aller ! s’écria le lieutenant-colonel.

Il commanda de seller son cheval et partit.

 

 

 

 

XXXVI.

 

 

LE PAYS EN DEUIL.

 

Genestas se mit en route par une de ces matinées de décembre où le ciel est couvert d’un voile grisâtre, où le vent n’est pas assez fort pour chasser le brouillard humide à travers lequel les arbres décharnés et les maisons n’ont plus leur physionomie habituelle. Le silence était terne. N’y a-t-il pas des silences sonores ? Par un beau temps, le moindre bruit a de la gaieté ; mais par un temps de froidure, la nature n’est pas silencieuse, elle est muette. Le brouillard, en s’attachant aux arbres, s’y condensait en gouttes qui tombaient lentement sur les feuilles, comme des pleurs. Tout s’étouffait dans l’atmosphère. Le colonel Genestas, dont le cœur était serré par des idées de mort, et par de profonds regrets, sympathisait avec cette nature triste. Il comparait involontairement le beau ciel du printemps, la joyeuse vallée qu’il avait vue pendant son premier voyage, aux aspects mélancoliques de ce pays où il n’y avait pas encore de neige. La neige a des effets qui ne manquent pas de grâce, mais la terre sans végétation est un spectacle glacial et terrible pour un homme qui la traverse en allant au-devant d’une tombe. Alors cette tombe semble être partout. Les sapins noirs qui décoraient par places les cimes des montagnes, mêlaient leurs physiques images de deuil à toutes celles qui saisissaient l’âme de l’officier. Aussi, toutes les fois qu’il pouvait embrasser la vallée dans toute son étendue, ne pouvait-il s’empêcher de penser au malheur qui pesait sur ce canton et au vide qu’y faisait la mort d’un homme. Ses yeux y rencontraient partout des images de mort.

Il arriva bientôt à l’endroit où, dans son premier voyage, il avait pris une tasse de lait. En voyant la fumée de la chaumière où étaient les enfants de l’hospice, il songea plus particulièrement à l’esprit bienfaisant de Benassis, et voulut y entrer pour faire, en son nom, une aumône à la pauvre femme. Après avoir attaché son cheval à un arbre, il ouvrit la porte de la maison, sans frapper.

– Bonjour, la mère !... dit-il à la vieille qu’il trouva au coin du feu entourée de ses enfants accroupis. Me reconnaissez-vous ?...

– Oh ! oui bien, mon cher monsieur. Vous êtes venu au printemps par chez nous, et m’avez donné deux écus !

– Tenez, la mère, voilà pour vous et pour les enfants !...

– Mon bon monsieur, je vous remercie. Que le ciel vous bénisse.

– Ne me remerciez pas, vous devez cet argent au pauvre père Benassis.

La vieille leva la tête et regarda Genestas.

– Ah ! monsieur, quoiqu’il ait donné son bien à notre pauvre pays et que nous soyons tous ses héritiers, nous avons perdu notre plus grande richesse : il faisait tout venir à bien ici.

– Adieu, la mère, priez pour lui ! dit Genestas après avoir donné aux enfants de petits coups sans force avec sa cravache.

Puis, accompagné de toute la petite famille et de la vieille, il remonta sur son cheval et partit.

En suivant le chemin de la vallée, il trouva le large sentier qui menait chez la Fosseuse. Il arriva sur la rampe d’où il pouvait apercevoir la maison ; mais il n’en vit pas sans une grande inquiétude les portes et les volets fermés. Alors il revint par la grande route dont les peupliers n’avaient plus de feuilles. En y entrant, il aperçut le vieux laboureur qui marchait lentement tout seul, et sans outils. Il était presque endimanché.

– Bonjour, bonhomme Moreau !

– Ah ! bonjour, monsieur ! Je vous remets, ajouta le bonhomme après un moment de silence. Vous êtes un ami de défunt monsieur notre maire. Ah ! monsieur ! ne valait-il pas mieux que le bon Dieu prît à sa place un pauvre sciatique comme moi. Je ne suis rien ici, tandis que lui il était la joie de tout le monde.

– Savez-vous pourquoi il n’y a personne chez la Fosseuse ?

Le bonhomme regarda dans le ciel.

– Quelle heure est-il ? dit-il. On ne voit point le soleil...

– Il est dix heures.

– Oh bien ! elle est à la messe ou au cimetière. Elle y va tous les jours, elle est son héritière de cinq cents livres de viager et de sa maison pour sa vie durant... Elle est quasi folle de sa mort.

– Où allez-vous donc, mon bonhomme ?

– À l’enterrement de ce pauvre petit Jacques, qu’est mon neveu. Ce petit chétif est mort hier matin. Il semblait vraiment que ce fût ce cher M. Benassis qui le soutint. Tous ces jeunes, ça meurt ! ajouta Moreau d’un air moitié plaintif moitié goguenard.

À l’entrée du bourg, Genestas arrêta son cheval, en apercevant Gondrin et Goguelat tous deux armés de pelles et de pioches.

– Hé bien ! mes vieux troupiers... leur cria-t-il, nous avons donc eu le malheur de perdre...

– Assez ! assez ! mon officier ! répondit Goguelat d’un ton bourru, nous le savons bien, puisque nous venons de tirer des gazons pour sa tombe.

– Ne sera-ce pas une belle vie à raconter !... dit Genestas.

– Oui, reprit Goguelat, c’est, sauf les batailles, le Napoléon de notre vallée.

En arrivant au presbytère, Genestas aperçut à la porte Butifer et Adrien causant avec M. Janvier, qui revenait sans doute de dire sa messe.

Aussitôt Butifer, voyant l’officier se disposer à descendre, alla tenir le cheval par la bride, et Adrien sauta au cou de son père, qui fut tout attendri de cette effusion ; mais le militaire lui cacha ses sentiments, et lui dit :

– Vous voilà bien réparé, Adrien ! Tudieu ! vous êtes, grâce à notre pauvre ami, devenu presque un homme ! Je n’oublierai pas maître Butifer votre instituteur.

– Ha ! mon colonel, dit Butifer, emmenez-moi dans votre régiment ! Depuis que M. Benassis est mort, j’ai peur de moi. Il voulait toujours que je fusse soldat, hé bien ! je ferai sa volonté. Il vous a dit qui j’étais, vous aurez quelque indulgence pour moi...

– Convenu, mon brave ! dit Genestas en lui frappant dans la main. Sois tranquille, je te procurerai quelque bon engagement.

– Hé bien ! monsieur le curé...

– Monsieur le colonel, je suis aussi chagrin que tous les gens du canton, mais je sens plus vivement combien est irréparable la perte que nous avons faite... c’état un ange ! Heureusement il est mort sans souffrir. Dieu a dénoué d’une main bienfaisante les liens d’une vie qui avait été pour nous un bienfait constant.

– Puis-je vous demander sans indiscrétion de m’accompagner au cimetière ? je voudrais lui dire comme un adieu...

Butifer et Adrien suivirent alors Genestas et le curé, qui marchèrent en causant à quelques pas d’eux.

Quand le lieutenant-colonel eut dépassé le bourg, en allant vers le petit lac, il aperçut, au revers de la montagne, un grand terrain rocailleux environné de murs.

– Voilà le cimetière, lui dit le curé. Trois mois avant d’y venir, lui, le premier, M. Benassis, frappé des inconvénients qui résultent du voisinage des cimetières autour des églises, a fait exécuter la loi qui en ordonne la translation à une certaine distance des habitations, et a donné lui-même ce terrain à la commune. Nous y enterrons aujourd’hui un pauvre petit enfant !... Nous aurons commencé par y mettre l’innocence et la vertu. La mort est-elle donc une récompense ? Dieu nous donne-t-il une leçon en appelant à lui deux créatures parfaites ? Allons-nous à lui, lorsque nous avons été bien éprouvés par la souffrance ?

– Tenez, voilà le monument rustique que nous lui avons élevé.

Genestas aperçut une pyramide en terre haute d’environ vingt pieds, encore nue, mais dont quelques habitants commençaient à gazonner les bords.

La Fosseuse fondait en larmes. Elle était assise sur les pierres entre lesquelles on avait planté une grande croix faite avec un sapin revêtu de son écorce. L’officier lut en gros caractères ces mots gravés sur le bois :

 

 

D. O. M.

 

CI GÎT

 

LE BON MONSIEUR BENASSIS

 

NOTRE PÈRE

 

À

 

TOUS !

 

PRIEZ POUR LUI !

 

 

– C’est vous, monsieur, dit Genestas, qui avez...

– Non, répondit le curé, nous avons simplement mis une parole que tout le monde a dite du haut de ces montagnes jusqu’à Grenoble.

– Monsieur, dit Genestas au curé après être demeuré silencieux pendant un moment, et s’être approché de la Fosseuse qui ne l’entendit pas, quand j’aurai ma retraite, je viendrai finir mes jours parmi vous.

 

 

 

FIN.

 

 

 

 

Honoré de BALZAC,

Le médecin de campagne,

1839.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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