La musique de perdition

 

 

 

 

 

de

 

 

 

 

 

Maurice BARRÈS

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quand vous assistez au concert du dimanche, vous est-il parfois arrivé de vous soustraire aux influences de l’orchestre, qui jette dans l’air, par lambeaux, avec une ardeur inhumaine, les plus variées incantations, et de regarder autour de vous ces femmes en extase, ces jeunes gens frémissants, ces vieillards qui tournent la tête vers les fantômes de leur passé ? Hier, au concert du Châtelet, tandis qu’on jouait Tristan, le public s’abandonnait aux transes de la volupté. Certaines jeunes femmes avaient des visages d’alcôve. Puis ce fut le tour d’une musique contraire, faite d’impressions furtives et de petits détails fugitifs, sans ordonnance ni grands partis pris, les irisations d’un ruisseau, et qui nous livrait au rêve imprécis, au vague, à l’inconsistant. Les auditeurs semblaient tombés en déliquescence, quand, le programme appelant un troisième numéro, soudain, ils furent jetés à la grande bousculade sonore du printemps. Folie barbare, brutalités sauvages, volonté de nier toute règle. Ah ! c’était beau alors de voir les réactions diverses de cette assemblée, précipitée pour son plaisir dans le pillage, le meurtre, l’incendie et le viol... Durant toute cette après-midi d’harmonie, ainsi de suite se succédèrent les morceaux les mieux faits pour discorder. Nous n’étions plus seuls sur nos bancs, nous n’étions plus entre humains : les démons avaient envahi la salle.

C’est qu’il y a des airs qui vont jusqu’aux sanctuaires de l’âme mettre en activité nos sagesses, nos folies et des ferments de nous-mêmes inconnus.

La musique est liée aux forces de l’univers invisible ; elle en émane, et peut les régler ou les dérégler. Mais nous l’aimons grossièrement, et nous manions à l’étourdie ses formules magiques. Et pour compliquer le détraquement, les programmes de concert nous promènent d’un délire à un autre, avec une imprudence inouïe. Est-il sage d’appeler pêle-mêle tous les dieux endormis au schéol de nos cœurs, alors surtout qu’un seul de ces diables déchaînés suffit à nous affoler ? Et vous paraît-il raisonnable qu’ainsi drogués des plus diverses excitations, soudain, le concert fini, nous soyons versés sur le pavé noir d’une fin de journée hivernale, et que des âmes héroïsées s’en aillent à l’aventure ?

On savait mieux jadis, aux temps originaires, le dangereux prestige des mélodies qui vont et viennent de la terre au ciel, et les peuples primitifs nous en eussent remontré. C’est du moins ce que semble prouver une histoire mystérieuse que le savant M. Chavanne a recueillie dans l’illustre Seu-matshyen.

 

Il y a deux mille cinq cents ans, au Chantoung, la jeune princesse Ling, un jour qu’elle se sentait une surabondance d’ardeur à plaire et à dominer, fit un vœu imprudent. Elle décida de se rendre au pays de Tsing, chez le vieux duc Phing, le vainqueur de l’Asie. Il éblouissait la Chine avec sa gloire et ses trésors. Qui pouvait-elle plus saintement révérer ? Où trouverait-elle une plus éclatante occasion de donner la mesure de sa puissance de séduction ? Elle annonça qu’elle allait étonner ce chef des chefs, le faire rire ou rêver, au point qu’il lui offrirait son anneau de fidélité et la moitié de son lit. Alors elle se déroberait au désir du héros et s’en reviendrait, ayant par cette conquête difficile consacré sa réputation de merveille du monde.

Son maître de musique et de sorcellerie, Kyuen, un grand esprit, qu’elle chargeait de mettre en forme toutes ses intentions, la désapprouva d’abord.

– Le vieux Phing, lui dit-il, n’est plus ce que vous imaginez, et ses meilleurs conseillers trouvent qu’il devrait mourir. Songez que voici un demi-siècle qu’il a gagné ses victoires ! Il est plus qu’à moitié pris dans les glaces, comme un vieux mammouth. Princesse, il a passé l’âge de la guerre et de l’amour. Dans cette tentative lointaine et d’un objet mal défini, Votre Grandeur va risquer sa réputation d’invincible.

– Ma réputation, Kyuen, je veux la risquer pour mieux l’établir, tandis que j’ai ma jeunesse à mettre dans le jeu. La plus illustre action que puisse accomplir aujourd’hui une fille chinoise, c’est de prendre une influence sur le duc Phing. Vous dites qu’il est mort à demi ; il continue pourtant de goûter l’air embaumé du matin et le vent fiévreux du soir ; il respire, donc il demeure sensible, si peu que ce soit, au plaisir et au déplaisir, et je garde auprès de lui mes chances de femme, de fleur et d’oiseau chantant. Mais fût-il un vrai mort, sa gloire existe : j’en veux ma part. À vous d’y aider, maître Kyuen, avec la puissance de l’esprit.

Le maître de musique et de sorcellerie, la main sur son cœur, s’incline, invoque mentalement l’appui des génies des morts et ne répond que par ce mot : Partons.

Ils partent. Sur une longue file de mulets et de palanquins, elle emmène ses femmes, ses conseillers, ses musiciens, des coffres remplis de soieries, de fourrures, de bijoux et de parfums pour sa toilette, et puis des jades qu’autour du vieux duc elle veut distribuer en cadeaux, mais elle se fie d’abord à ses grands yeux, à sa gaieté, à son génie de raconter des histoires comiques et de chanter des poèmes orgueilleux. Surtout elle met son espoir dans le frémissement de son âme. Et si vaine d’elle-même que la révèle son cœur, le long de la route elle guette le soleil, la lune, les forêts, les prairies, les rivières, les fruits et les fleurs, les nuages qui passent, les divers moments du jour et de la nuit, pour y ramasser de nouvelles parures et leur prendre des leçons de beauté, comme un pauvre étudiant jusqu’à la dernière minute avant l’examen consulte ses livres.

Après quelques étapes, un jour, au crépuscule, la caravane atteignit une solitude au confluent d’une rivière brillante et d’un fleuve sinistre. C’était un lieu qui faisait peur. La charmante rivière, en courant s’engloutir dans les méandres lourds et solennels du fleuve, donnait l’idée d’une âme pleine d’illusion et d’enthousiasme qui s’élance dans l’inconnu. La jeune princesse, séduite par cette puissance de pathétique qu’elle eût voulu s’approprier, fit dresser sur cette berge les tentes du soir. Bientôt la lune se leva. Les nuages glissant avec rapidité formaient un fleuve aérien au-dessus du fleuve terrestre. Et la voyageuse, assise en plein air au milieu de ses femmes, suivait d’un regard angoissé ce double glissement des vapeurs du ciel et des eaux de la terre. Immobile, anxieuse et si mince au milieu de cette immensité, elle ressentait avec détresse les difficultés de son entreprise. Dans quoi s’était-elle engagée ? Elle se fût serrée contre terre pour n’être pas vue par le destin. Vers minuit, elle entendit un chant qui ne semblait pas de ce monde et qui courait dans les hautes herbes, en répandant partout une exaltante tristesse. Elle interrogea ses femmes, mais toutes répondirent qu’elles n’avaient rien entendu. Alors elle fit réveiller son maître de musique et de sorcellerie, Kyuen.

– Il y a, lui dit-elle, un chant qui court dans la nuit comme une flèche empoisonnée. C’est un chant tel que je ne crois pas qu’en puisse exhaler le cœur d’aucun homme. J’ai interrogé celles qui étaient auprès de moi, mais toutes dormaient. Cela a toute l’apparence de jaillir d’un tombeau ou de venir d’un génie céleste. Écoutez à ma place et notez par écrit cet air.

Elle rentra sous sa tente, et maître Kyuen demeura toute la nuit au dehors à écouter la tristesse de cette solitude. Il entendit la musique mystérieuse et la nota par écrit. Le lendemain il dit :

– J’ai recueilli sur la prairie cet air mortel qui montait du fleuve et de la rivière, et je l’ai noté. Je tiens la flèche empoisonnée. Mais je ne me suis pas assez exercé à m’en servir, et je vous prie que nous demeurions encore une nuit dans ce lieu, afin que je joue cette mélodie en copiant strictement notre modèle aérien.

La princesse y consentit, et vingt-quatre heures encore ils demeurèrent sur la prairie, jusqu’à ce que maître Kyuen eût saisi à pleine main, et jeté dans son sac à malice cette vipère d’angoisse qui courait dans le ciel.

À l’aube ils continuèrent leur route. La file des palanquins et des mulets aux mille sonnailles s’éleva, en serpentant le long des collines qui bordent la vallée pleine de brouillards, pour atteindre les hauteurs ensoleillées. Matinée de fête et d’innocence ! La jeune femme s’amuse et s’attendrit du plaisir des arbres dans la rosée, du jeu des oiseaux dans l’azur et du mariage des vapeurs sur la prairie avec les premiers rayons de chaleur. Tout est joie, magnificence, pureté, fraîcheur, élan. Seul, le maître de musique en cheminant grommelle que c’est une rude tâche qu’ils ont entreprise là et qu’il faut qu’une fille soit du ciel ou de l’enfer pour plaire à celui qui n’aime plus qu’à dormir.

– Du ciel et de l’enfer, j’en suis, maître Kyuen ! Et prends bien soin de ramasser tout ce ruissellement d’or et d’argent matinal, comme nous avons fait du nocturne de la rivière : l’un sera ma parure d’ange, et l’autre de démon. Sérieusement, crains-tu, vieux cher homme, que je fasse horreur au duc Phing ? Écoute les génies de ce lieu qui voltigent autour de nous et qui me demandent à m’accompagner pour m’assister auprès de lui. (Tout en parlant, elle étendait dans l’air bleu ses deux mains pour flatter et caresser les génies invisibles, et les leur donnait à baiser.) Ah ! si je puis faire connaître au vainqueur de l’Asie la poésie dont je suis remplie, on le verra s’éveiller d’entre les morts pour m’aimer !

 

Après trois jours encore de ces caprices, ils arrivèrent chez le duc Phing et furent aussitôt avertis que ce grand homme les invitait, pour le lendemain soir, à un festin d’apparat sur les terrasses fameuses de Chi-Khwei.

La jeune princesse, une fois reposée, passa toute la journée aux mains de ses femmes, qui la baignèrent, la coiffèrent et la vêtirent, tandis qu’elle tourmentait son esprit, tantôt pour s’impatienter que l’heure fût si lente à venir, tantôt pour s’épouvanter de l’aventure où la jetait son vœu, mais, inquiète ou rassurée, elle n’eût voulu pour rien au monde être privée de cette folle excitation.

L’heure sonna. Elle entra sous les kiosques, brillante comme un jeune animal, attentive comme un guerrier, avec ses deux yeux noirs qui regardaient comme des dieux. Elle vit le vainqueur de l’Asie. Nul besoin qu’on le lui désigne. Le voilà, tout enveloppé d’une atmosphère de gloire et de mort. Et lui, du fond de ses nuages, il voit venir à lui quelque chose d’inattendu. Dans cette apparition bruissante et dorée qui s’approche d’un pas aérien, il distingue, aussi vite qu’on perçoit un parfum, une âme neuve et passionnée, toute frémissante d’illusions et d’exigences. Comment méconnaîtrait-il sa profonde parenté spirituelle avec cette fille royale ? Il la place à sa droite et la traite avec de magnifiques égards, mais sans curiosité, en homme dépris des autres et de lui-même, et qui subit déjà le refroidissement de la tombe. Tandis qu’elle lui dit à mots pressés et brûlants, à la manière d’une prêtresse aux genoux de son dieu, n’avoir jamais vécu que pour ce moment sacré, il n’écoute pas ces vaines louanges ; comme il se prêterait aux parfums de ses jardins ou bien aux splendeurs du crépuscule, il regarde avec un plaisir sans parole la forme de ce jeune visage, les afflux soudains et extraordinaires de son enthousiasme, la pureté juvénile de son égoïsme, et il songe : « Qu’y a-t il de commun entre moi, dont la main glacée est déjà dans la main du dieu qui m’attire, et cette jeune conquérante au regard merveilleusement ambitieux ? »

Autour d’eux les chefs des grands services du royaume, chefs de la guerre, des finances et de la religion, tous prudents et méfiants, et les femmes malveillantes pour une nouvelle venue surveillaient cette scène et se demandaient pourquoi cette étrangère venait et ce qui en résulterait. Ils l’étudiaient, avec cette sorte d’attention sans âme qu’ils auraient dépensée à calculer le poids, la taille et la limpidité d’un diamant, et n’éprouvaient d’elle, en dépit de sa beauté si vive, de son enthousiasme et de ses jeunes rires à tête renversée, rien de plus qu’à faire l’estimation d’un minéral précieux.

La princesse sent avec terreur peser sur ses épaules nues cette glace d’analyse. Comme c’est loin de la chaleur d’enchantements et de louanges qu’elle espérait ! Il lui faut sans délai troubler cette paix odieuse. Plutôt n’importe quelle rafale sur laquelle ouvrir ses ailes. Mais qu’espérer ? Pas un nuage dans cet azur hostile. Que pourrait-on bien y faire exploser ?

Du bas bout de la table, maître Kyuen vient à son secours. Il jette dans l’air quatre notes, les premières de la mélodie qu’ils ont recueillie auprès de la rivière, quatre gouttes de tristesse. Quel scandale ! Mais elle a compris, et se jetant aux genoux du vieillard :

– Mon cher hôte, dit-elle, daignerez-vous écouter une musique mystérieuse qu’il y a trois jours dans notre chemin, nous avons entendue et captée, à la manière d’une bête du ciel, avec l’espoir de vous en réjouir.

Cette proposition déplut, car il n’est pas d’usage de commencer les divertissements avant que le repas ne soit achevé, et puis c’est bien outrecuidant à ce musicien étranger de vouloir devancer maître Khwang, le chef de musique du duc Phing. Mais le moyen d’écarter le désir de cette audacieuse invitée ?

Maître Kyuen prélude. Aux premières phrases étranges, un courant d’air arrive sur l’auditoire, un souffle d’orage, le vent de l’esprit. Avec une rapidité prodigieuse, la musique accroche ses tentures tout autour de la salle ; elle recouvre la mesquinerie des âmes ; elle déploie au milieu des flambeaux, des cristaux et des femmes parées, la noire majesté du paysage qui frappa si fort la princesse. Une tristesse surnaturelle se glisse dans les veines des convives...

Mais soudain, qu’est-ce donc ? Le maître de musique Khwang s’est élancé devant son duc et d’un grand cri :

– Seigneur, dénonce-t-il, ceci est un air de musique d’un royaume détruit : il ne faut pas l’écouter.

– De quelle manière, demande le duc, cet air s’est-il produit ?

– Seigneur, explique le maître de musique Khwang, c’est l’œuvre funeste du célèbre musicien Yeu. Maître Yeu composa pour le roi Tchéou qu’il servait une musique de perdition. Elle perdit Tchéou, qui fut vaincu par Votre Grandeur. Alors maître Yeu s’enfuit vers l’est et se jeta dans la rivière Pou. C’est là certainement, au confluent de la rivière et du fleuve, que cet étranger a entendu cet air qui flottait sans maître. Celui qui accueillera cet air dans son âme, son royaume sera en péril.

La jeune princesse debout, les deux bras étendus et rejetés en arrière, la bouche pleine de clameurs contenues, l’œil enflammé, adjure son hôte illustre de ne pas permettre qu’elle soit offensée et, comme un bouclier de feu, couvre son musicien et le chant dénoncé. Tous les mandarins dressés tiennent des deux mains leurs robes de soie, prêts à les déchirer en signe d’alarme. La guerre est ouverte entre les deux chefs de musique et de sorcellerie. Mais le vieillard :

– Qu’est ce que j’aime aujourd’hui ? dit-il. Les mélodies. Je désire les entendre.

Et sur son invitation, maître Kyuen reprend le chant interrompu.

À mesure que la tristesse tendre versée par ce chant magique submergeait la salle, le duc entrait en possession du don redoutable que nous confère la mélancolie : il voyait clair. Il voyait l’ennuyeuse sécheresse de son entourage, de ces gens rétrécis, à qui il avait donné toute son existence ; il voyait le dur égoïsme de cette jeune étrangère, qui ne venait que pour prendre son vieux cœur et s’en faire un trophée, mais si harmonieuse dans ses mouvements, si vraie dans son perfide élan qu’il l’admirait, et lui souriait, tout en s’étonnant qu’elle n’eût pas comme les chats-tigres des griffes aux mains et du sang au mufle. La mélancolie ravivait sa puissante imagination de héros que, depuis quelques années, il laissait s’enfoncer dans les ténèbres. Comme s’il eût assisté à la célébration de quelque mystère douloureux, il perçait jusqu’au fond du cœur de cette créature exceptionnelle, et admirait également la fertilité de sa malice et ses jaillissements d’enthousiasme. Du contour de son visage doré, du son de sa voix, de son épaule nue, de la justesse et de l’harmonie de ses mouvements, il éprouvait cette sorte de respect religieux dont nous remplit la beauté, et puis une angoisse tragique à distinguer, dans cette forme juvénile intacte, la flamme démoniaque dont elle devait un jour périr. Et tant que la musique chanta, il demeura ainsi le regard attaché sans illusion, avec compassion, sur ce visage fier et délicat, où affleuraient les ardeurs contradictoires d’une âme violente, vouée par ses facultés illimitées à subir les pires épreuves de la vie.

Quand maître Kyuen eut fini de jouer, et, les joues pâles, la tête penchée, essaya anxieusement de distinguer l’effet de son audacieuse incantation, le vieillard prit sur la table une coupe d’or et la lui fit passer en témoignage de satisfaction, mais l’assemblée gardait un silence hostile, car chacun avait ressenti le poison de cette musique, faiseuse de clairvoyance par la tristesse, et comprenait confusément avec un profond déplaisir que le vieux chef, au terme de ses jours, s’aventurait à lever le bandeau de ses yeux et désirait de connaître une zone plus profonde de la vie.

Qu’importe au royal vieillard cette sourde réprobation ! Il se tourne vers son propre chef de musique, maître Khwang, et lui dit :

– N’y a-t-il pas des airs qui nous portent encore plus avant dans la connaissance du monde ?

– Il y en a, dit maître Khwang.

– Peux-tu me les faire entendre ?

Le prêtre de la musique, après un long silence, s’inclina jusqu’à terre :

– Seigneur, les dieux qui vous ont porté au faite des vertus et de la gloire ne vous ont pas destiné à cette connaissance. Vous ne sauriez la supporter.

– Ce que j’aime, ordonna le duc, c’est les mélodies. Je désire les entendre toutes.

Maître Khwang ne pouvant faire autrement commença de jouer. Une fois encore, dans cette salle, la musique déploya son prestige.

Ce fut d’abord un air funeste qui appelait avec une insistance excessive, caricaturale, les pensées voilées qui sommeillent au fond de notre être, qui les faisait lever, les groupait, et l’on voyait sur tous les plans jusqu’au lointain des pullulations inquiétantes. Puis brusquement, fermant cette échappée (pareille aux vues que nous prenons dans les ténèbres d’une insomnie sur le caractère dangereux de la vie), le chant se transforma en fanfare de guerre, joyeuse, ardente, – ah ! suivez votre duc, combattez sous ses ordres, pour mériter ses éloges et lui assurer la victoire ! – en fanfare sous laquelle se traînent les sons prolongés, les accents étouffés de la première mélodie réveilleuse de pensées. Ils se traînent, et puis disparaissent dans les abîmes et les minuits de l’âme, tandis qu’éclate pour finir avec fifres et tambours le chant de triomphe du vainqueur de l’Asie.

À cet appel rédempteur, toute la salle acclame maître Khwang et le glorieux vieillard à qui le maître de musique, en ravivant les radieuses ardeurs de la victoire, vient spirituellement d’oser rappeler son devoir. Mais le glorieux vieillard n’est pas d’humeur à se mettre à la température de ceux qu’il a jadis enflammés. Il écoute son hymne et se dit : « Ceci est entendu, mais trop entendu. Je vais mourir, c’est l’heure enfin que mon chant propre et personnel s’émancipe du goût d’autrui, du formalisme et de l’anecdote. Pourquoi me soumettre à ce qui fut vrai dans des circonstances dont je n’ai plus rien à dire et qui n’ont plus rien à me dire ? Assez de redites ! Avant mon départ, je veux libérer celles de mes forces que j’ai toujours contenues. Quand j’étais jeune, je disais “En avant”, et je le dis encore au bord de la fosse, tout prêt à sauter à pieds joints dans la miséricorde de Dieu. »

Il se contenta de lever son verre en l’honneur de son maître de musique et demanda aussitôt :

– N’est-il pas des airs qui, mieux encore que celui-ci, nous fassent connaître la vie ?

– Nous en avons, s’écrie la princesse Ling, avec un bondissement, la tête renversée en arrière, et qu’enivre le pressentiment de sa victoire.

Et maître Kyuen :

– Ce sont ceux par lesquels autrefois Hwang-Ti réalisa une grande union des rois avec les esprits des morts et les dieux.

– Je les connais, dit maître Khwang, en se courbant avec une humilité frémissante et pleine de menaces devant les deux personnages princiers, mais je parlerai comme prêtre des choses sacrées : la vertu et la justice de Vos Seigneuries sont grandes, pas assez pour que vous soyez en mesure de les entendre. Si vous insistez, vous serez près de votre ruine.

Le duc Phing dit :

– Je suis vieux. Ce que j’aime, c’est les mélodies. N’importe ce qui doit arriver, je désire les entendre.

– Mon Seigneur, dit la princesse, soudain dressée avant même que le vieil homme eût fini sa phrase, c’est moi qui vous les chanterai.

Alors le visage de maître Khwang devint rouge comme le sang, puis noir comme la nuit. Il jeta un cri de malédiction, et sortit de la salle du festin, tandis que l’étrangère et maître Kyuen, triomphants de l’assentiment de leur hôte, entamaient l’incantation qui marie les rois avec les dieux et les esprits des morts.

C’était encore le thème du chant de perdition, de ce chant si tendre et si noir qui donne la connaissance des âmes par la mélancolie, mais cette fois envolé dans le ciel d’une matinée légère et diapré du reflet des heures divines de la vie. À chaque trait, à chaque strophe, un appel du ciel répondait à une terreur de la terre, et faisait monter d’un degré vers sa perfection la mélodie transfigurée. Après la face nocturne du monde, sa face lumineuse, si belle qu’à la minute où nous l’entrevoyons, nous ressentons au cœur un long coup de stylet. Et dans cette ascension, la princesse Ling, soutenue par maître Kyuen, chante d’un tel feu, avec une joie si ardente que le battement de la vie s’accélère dans les veines du vieux duc. Ce qu’il éprouve, ce n’est plus la simple négation, lucide et désenchantée, de tout ce qu’il a jusqu’alors tenu pour le principal, ce n’est plus l’inactif remords d’un patrimoine laissé en jachère. Aux désirs qu’inspire à son âme la certitude d’avoir été créé pour un bonheur que lui dispute la médiocrité humaine, se joignent le pressentiment d’un monde supraterrestre et la volonté d’y conclure des alliances. Cette fille céleste lui servira d’intermédiaire. L’assemblée a disparu. À sa place s’élève une voûte d’azur, profonde et lumineuse, et dans cet azur un génie du ciel.

Jaillissement mystérieux du rêve ! Sous les dehors que l’âge a desséchés, des sources nouvelles s’ouvrent un passage, comme des eaux souterraines au travers des sables. Le vieil homme a perdu l’amour de soi et des autres, et du fond de son être surgit l’amour de ce que personne n’a jamais défini. Ce visage frémissant, ces yeux pleins de pensée, cette âme d’une prodigieuse vitalité et que la musique revêt d’un intérêt surnaturel l’introduisent dans un monde séparé. Il prend cette apparition pour une envoyée de Dieu et lui passe au doigt son anneau, en souhaitant, d’un regard que tous saisissent, qu’elle lui ravisse l’âme et le délivre de la vie.

Quelque chose d’effréné tourmente toute l’assemblée qui, soumise quoi qu’elle en ait aux effluves du chant de perdition, croit assister à l’enlèvement divin du héros... Mais qu’est-ce donc, dans le même moment, que ces crépitements lugubres ? Des tourbillons de fumée, une intolérable chaleur soudain enveloppent la salle. Des flammes glissent comme des serpents leurs têtes terrifiantes par toutes les issues.

Le duc Phing périt ce soir-là. On avait vu maître Khwang courir comme un démon à travers l’incendie, qu’il avait sans doute allumé et beaucoup le soupçonnèrent d’y avoir jeté son vieux suzerain. Nul n’a jamais revu maître Khwang.

La princesse Ling, avec son fidèle Kyuen, rentra comme en triomphe dans ses États. L’écroulement du vainqueur de l’Asie souleva autour d’elle un immense applaudissement. On connaissait le programme qu’elle s’était fixé avant son départ, le jour de la fête des Aïeux, et chacun s’émerveillait qu’elle eût rempli d’une manière si exacte et si inattendue un vœu aussi imprudent. Au charme lumineux d’une fée, elle joignit, en surcroît de gloire, l’attrait plus sombre des magiciennes. Parfois, le soir, on entendait s’élever de son palais l’un ou l’autre des deux chants de perdition, et les Chinois, en prenant leurs jambes à leur cou pour s’échapper du cercle sonore, se demandaient anxieusement quel était le pire du chant matinal ou du chant nocturne.

 

 

Maurice BARRÈS,

Le mystère en pleine lumière, 1926.

 

 

 

 

 

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