Secours mutuel

 

 

                                          À mon ami Prosper Delamare.

 

 

Dans l’hôtel, où la gloire aujourd’hui se retire,

Trop pauvre pour briller en ce siècle d’argent,

Se trouvent deux débris des guerres de l’Empire.

L’un était colonel, l’autre simple sergent.

Le premier, à la fin d’une rude campagne,

A perdu pour toujours l’usage de ses yeux ;

Le second a laissé son bras gauche en Espagne,

Le droit à Waterloo, tombeau de tant de preux !

 

Depuis deux mois à peine admis aux Invalides,

Le vieux sergent errait, un jour, dans les jardins.

Le cœur plein de regrets, les paupières humides,

Il se disait que là finiraient ses destins.

Il pensait au village, où jadis jeune fille,

Berthe la couturière, en recevant son cœur,

Avait fait naître en lui l’espoir d’une famille.

L’espoir s’était enfui comme un songe trompeur !

 

Il se trouva bientôt près d’un buisson de roses :

Ces fleurs lui rappelant son plus doux souvenir,

(Ce n’était pas pour lui qu’elles étaient écloses !)

Il eut un fol élan qu’il ne put retenir,

Hélas ! son bras, privé d’une main nécessaire,

Retomba sans avoir atteint jusques aux fleurs.

Alors comme un enfant qu’on ne peut satisfaire,

Il trépigna des pieds, et versa quelques pleurs.

 

Et comme le désir s’accroît de l’impuissance,

Il essaya vingt fois de prendre avec les dents

La fleur qu’il convoitait ; mais vaine persistance,

La rose voltigeait aux caprices des vents.

Attentif à ce bruit troublant sa solitude

Un aveugle écoutait derrière le buisson.

À la fin il demande avec inquiétude

Qui vient le déranger sans nulle autre façon.

 

Soudain, à cette voix, qui lui semble connue,

Le vieux sergent s’approche, et prêt à s’excuser,

Il sent que quelque chose en secret le remue :

– « Tiens, c’est mon colonel, je ne puis m’abuser.

« Eh ! quoi ? vous en ces lieux ? Ah ! je commence à croire

« Qu’ici vient aboutir tout soldat généreux

« Et que triste est le but où vient finir la gloire.

« N’importe, je vous vois, et je me sens heureux.

 

« Qui donc me parle ainsi ? Je ne puis vous connaître :

« Je n’y vois pas, Monsieur. – Colonel, c’est Francart.

« Le sergent que dix fois vous avez fait paraître

» À votre ordre du jour ; vous m’appeliez Flambart.

– Oui, oui, je m’en souviens ; ta main, que je la presse,

– Pardon, excusez-moi, colonel, je ne puis...

– Voyons, ne suis-je plus le père la Tendresse

Pour les braves soldats qu’autrefois j’ai conduits ?

 

– Oh ! c’est trop de bonté, mais, vrai, c’est impossible.

– Allons, point de façons... Ce refus est cruel.

– Tenez, je vais pleurer... vous me rendez sensible...

Mes mains ne peuvent plus répondre à votre appel.

– Enfin que veux-tu dire ? – Ah ! colonel, je pleure...

– En me serrant la main, Flambart, console-toi.

– Merci, mon colonel ; mais je suis à cette heure,

Manchot de mes deux bras ! – Eh ! bien, embrasse-moi !

 

Alors sur chaque joue, humide de ses larmes,

Le colonel sentit claquer un fort baiser.

Puis sur le même banc les deux compagnons d’armes

Comme de vieux amis se mirent à jaser.

Ils dirent à l’envi toutes leurs aventures.

Avant de s’éloigner l’aveugle demanda :

– Que faisais-tu tantôt ? Pourquoi tous ces murmures ?

À cette question Flambart s’intimida.

 

– Ah ! ne m’en parlez point, c’était trop ridicule ;

Je voulais l’impossible. – Un soldat comme toi

Jamais devant ce mot ne s’émeut, ne recule.

– Pardon, mon colonel, vous vous moquez de moi.

Quand on est au complet je crois qu’on peut tout faire,

Au moins tout essayer... mais ainsi démembré...

Vous conviendrez que c’est une tout autre affaire ?

Aussi, c’est bien en vain que je me suis cabré.

 

–Voyons, que voulais-tu ? – Parbleu, cueillir des roses !

Mais manchot des deux bras je n’avais que mes dents.

(Ce n’était pas pour moi qu’elles étaient écloses !)

Vous voyez, colonel, que j’étais bien dedans ?

Le colonel sourit à la plaisanterie.

– Si je pouvais y voir j’irais te les cueillir.

– Merci, mon colonel. – Voyons, sans raillerie ;

Nous pouvons, à nous deux, lutter sans défaillir.

 

– Prête-moi ton épaule, et tu vas me comprendre,

Marche à côté de moi... C’est bien ; où sont les fleurs ?

– Ici, mon colonel. – Donc nous allons les prendre.

– Ah ! j’y suis, colonel, vivent les sept couleurs !

– Tu parais en douter, esprit fort, incrédule ?

– Pas du tout – Sois mes yeux, et je serai ton bras.

Est-ce à gauche ? Est-ce à droite. ? – Ah ! je bois la pilule,

Vous aviez bien raison, et j’emboîte le pas.

 

– La voilà cette fleur ; tu ne pouvais l’atteindre,

Et tu te désolais comme un enfant gâté.

C’est ainsi que toujours l’homme se trouve à plaindre

Quand tout ne lui vient pas comme il l’a souhaité.

À côté de tout mal Dieu sut mettre un remède,

Une laisse jamais un homme sans appui,

Mais choisit son moment pour lui venir en aide.

– Ah ! mon cher colonel, je le vois aujourd’hui.

 

– Puisque tu comprends bien ces leçons salutaires,

Qu’une société de secours mutuel

Soit entre nous ; que, l’un de l’autre tributaires,

Nous ne manquions jamais au fraternel appel.

Tandis que par tes yeux je verrai dans ma vie,

Toi, tu pourras agir à l’aide de mes bras.

À bien des gens encor nous pourrons faire envie ;

Car bien des gens entre eux ne se secourent pas.

 

Ainsi, depuis ce jour, complétés l’un par l’autre,

Colonel et sergent se font société

Fidèles au précepte émané de l’apôtre :

On ne peut se sauver que par la charité.

Quand le soleil, du ciel sourit à la nature,

On est sûr de les voir tous deux se promener

En foulant les tapis d’une riche verdure,

Et rien de leur chemin ne peut les détourner.

 

Quand le temps est mauvais, dans la bibliothèque

Ils trouvent des amis toujours prêts, toujours sûrs ;

César, Platon, Virgile, Épictète et Sénèque,

(Quelques-uns, il est vrai, pour Flambart bien obscurs. )

Mais la lecture, objet de leur chère manie

Et que toujours Flambart comprend sans grand effort,

Est celle du héros dont l’immortel génie

Luit sur le monde ainsi qu’un phare sur le port.

 

D’ici regardez-les. Quel plus touchant spectacle ?

L’aveugle tient le livre ouvert devant les yeux

Du manchot, qui peut lire alors sans nul obstacle.

Vraiment, en les voyant on doit bénir les cieux.

Isolés l’un de l’autre, ils ne pourraient pas vivre ;

Réunis au contraire, ils bravent le malheur.

Vous qui voyez l’exemple, essayez de le suivre,

C’est par la charité qu’on arrive au bonheur.

 

 

 

Sidoine BARRAGUEY.

 

Recueilli dans la Muse des familles en 1860.

 

 

 

 

 

 

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