Les animaux fantastiques

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Prosper BAUR

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fiction des animaux fantastiques repose entièrement sur la doctrine de la métempsycose, qui est arrivée à nous à travers la nuit des temps. Les diverses transformations ou incorporations forcées dont je vais parler sont, aux yeux du vulgaire, en Alsace, le châtiment de Dieu pour l’homme qui a mené sur terre une vie impie et criminelle. Dans toutes les apparitions d’animaux fantastiques, il y a deux traits caractéristiques à noter : d’abord, une espèce de haine contre tous ceux qui jouissent d’une vie pleine de bonheur et de santé, en un mot une révolte contre le droit des vivants ; puis, le désir de la délivrance qui se manifeste quelquefois par des signes extérieurs, tels que des gémissements, des soupirs et même des paroles.

Les âmes qui, d’après la superstition populaire, ont été bannies dans des corps d’animaux, apparaissent tantôt dans des lieux inhabités, dans les prairies, les vallées, les forêts, les ruines de châteaux, tantôt dans certains endroits qui leur ont été assignés au milieu des villes ou des villages.

En première ligne vient le fameux chasseur diabolique avec sa meute infernale. Partout, en Alsace, on le connaît. Pendant les violents ouragans, on l’entend mugir à travers la forêt ; son cri de chasse est « houdé, houdada ! » Quand le chasseur magique traverse les airs, suivi de ses chiens qui hurlent et aboient avec rage, tout tremble sur son passage. Une chose remarquable, c’est que les personnes surprises par le Nachtgejaeg entendent, au milieu du vacarme étourdissant de la chasse déchaînée, leur nom qui est prononcé très distinctement. Malheur à l’imprudent qui se dirige du côté de la voix qui l’appelle ; il est bientôt égaré et attiré dans l’épaisseur du bois où la troupe enragée continuera de le poursuivre et le harceler jusqu’à la naissance du jour. Il y a quelques années, un paysan des environs d’Erstein revenait un soir de Kraft et traversait le Niedervald, quand il vit passer la chasse infernale. Il prétend même avoir senti sur sa figure le vent produit par les battements d’ailes des hiboux monstrueux qui voltigeaient à la suite de la meute furibonde.

Le chasseur sauvage a, dans plusieurs forêts, des endroits favoris où il s’arrête pour donner à manger à ses bêtes.

Laissons le chasseur courir avec ses chiens, et continuons à passer en revue la série des animaux fantastiques.

Dans la chronique des Dominicains de Guebviller, il est relaté que le lac du Ballon est habité par une foule de poissons d’une espèce rare et hors nature, et qui tous sont des âmes bannies qui ont des péchés à expier. Parmi eux, on remarque une truite couverte d’une mousse épaisse : sur son dos a poussé un sapin. En 1250 des poules à quatre pattes se sont envolées du sein du lac.

Le Kronthal est également célèbre par ses apparitions d’animaux. Tantôt c’est un cheval blanc qui, au milieu de la nuit, traverse la vallée au triple galop ; tantôt ce sont deux grands chats blancs, assis l’un vis-à-vis de l’autre, qui brillent d’un éclat extraordinaire, et disparaissent aux premiers tintements de l’angélus du matin.

À Nordhausen, près du petit pont qui traverse l’Ill, on voit apparaître, vers le crépuscule, une vache noire, aux cornes d’or, ayant à son cou des clochettes d’argent ; quand, attiré par le son des clochettes, on se dirige vers elle, on la voit qui s’approche doucement et qui cherche à vous lécher la main. Mais que quelqu’un s’avise de la frapper ou de lui jeter des pierres, elle entre alors en fureur, saisit l’agresseur sur ses cornes et le lance dans les flots de l’Ill.

À Gerstheim, sur le pont du Rhin, se tient ordinairement une oie d’une grandeur colossale, qui égare les voyageurs et leur fait perdre le chemin pendant des heures entières.

La transformation des âmes en animaux en expiation d’anciens péchés n’est pas éternelle. À un moment donné, quand la justice de Dieu est satisfaite, il leur est permis de se faire délivrer ; car, par eux-mêmes, ces fantômes sont impuissants pour la délivrance, il leur faut le concours volontaire d’un être vivant : telle est la seule condition qui leur est imposée.

Voici, à ce sujet, la légende du siège du crapaud (Kroetensthul) :

« À Limerscheim, gros bourg d’Alsace, vivait, il y a bien longtemps, la belle et noble fille du baron Kieferhorn. Elle était si hautaine et si insensible qu’elle avait refusé avec dédain tous les nombreux adorateurs qui étaient venus demander sa main. Plusieurs d’entre eux se donnèrent la mort de désespoir ; d’autres périrent également en entreprenant des gageures impossibles pour arriver à la fléchir.

« Pour sa punition, elle fut bannie et retenue captive sur un rocher désert et aride, jusqu’au jour où quelqu’un viendrait la délivrer. D’après un dicton populaire, il ne lui est permis qu’une fois par semaine, le vendredi, de prendre une forme visible : la première fois, elle apparaît en serpent ; la seconde fois, en crapaud, et enfin la troisième fois, en jeune fille, comme elle était avant son châtiment.

« Chaque vendredi, elle va se laver à une source, sur le rocher qui est encore appelé aujourd’hui le siège du crapaud, puis elle regarde au loin si personne n’approche pour la délivrer. Celui qui veut tenter cette entreprise hasardeuse doit gagner le haut du rocher ; là il trouve un coffret renfermant des écailles jaunes de serpent, un morceau de peau de crapaud et une boucle de cheveux blonds.

« Muni de ces objets, il doit gravir ce lieu maudit un vendredi soir, à minuit, attendre que le monstre vienne se laver et, pendant trois semaines consécutives, dans chacune de ses trois transformations, l’embrasser sur la bouche sans perdre contenance ni prendre la fuite. S’il sort vainqueur de ces trois épreuves, il délivre la demoiselle et reçoit en récompense sa main et ses nombreux trésors.

« Plus d’un a cherché le coffret et s’est aventuré dans cet endroit solitaire. Plus d’un est mort de peur et d’épouvante.

« Une fois, un audacieux aventurier avait déjà effleuré la bouche du serpent et était bien décidé à tenter la deuxième épreuve, mais à la vue du monstrueux et hideux crapaud, il ne put surmonter son dégoût et s’enfuit plein d’horreur. »

Pour terminer, il me reste à parler des animaux qui habitaient les villes et les villages : Stadhiere, Dorfthiere. Ces monstres fantastiques représentent ordinairement une masse lourde, informe, d’une locomotion lente et pénible ; ils ont la tête d’une grosseur extraordinaire et garnie assez souvent d’énormes oreilles pendantes ; leurs reins sont larges, leurs pieds trapus et solides. Dans les lieux qu’ils habitent, ils ont des endroits de prédilection où ils se tiennent plus fréquemment.

Aussitôt que l’angélus a sonné, et que les lumières s’éteignent dans les maisons, les animaux-fantômes se mettent en route et combinent leurs méchants tours.

Celui-ci, Das Schwarze Thier, se blottit dans un endroit obscur et culbute les passants attardés qui viennent se heurter contre lui. Celui-là, der Dorfesel, leur glisse entre les jambes et les porte au loin. Il paraît que ces monstres en veulent principalement aux gardes de nuit, et plus d’un, principalement à l’époque de l’avent et du carême, a dû prendre des leçons d’équitation bien étranges, et qui n’étaient certes pas de son goût.

Le Veau-Fantôme de Bouxviller quitte la ville vers le soir et longe la grand’route jusqu’au banc de pierre qui se trouve à l’intersection des quatre chemins. Là, il attend le retour d’un homme dont le cerveau est troublé par des libations excessives, saute sur son dos, s’y suspend et se fait porter ainsi par l’infortuné ivrogne jusqu’aux premières maisons de la ville.....

On m’a assuré qu’il y a quelques années, le sacristain d’Epfig a demandé formellement au conseil municipal la permission de sonner le couvre-feu, durant l’avent, un quart d’heure plus tôt que d’ordinaire, afin qu’il pût être rentré chez lui avant neuf heures, vu qu’après cette heure, il était chaque fois exposé aux molestations du Stadtkalb, qui, au sortir de l’église, se mettait sur son passage, s’élançait sur son dos, s’accrochait à ses épaules et se faisait porter ainsi jusqu’à son domicile, malgré ses cris de détresse.

À Colmar, un habitant ayant entendu, par une nuit d’hiver, les ronflements du veau-nocturne, il lui prit envie de l’observer. Il sortit la tête par les barreaux de fer de sa fenêtre ; mais, à son grand effroi, sa tête, se gonflant, gagna un tel volume qu’il ne put la dégager qu’au moment où les premières lueurs du jour vinrent poindre à l’horizon.

D’après une croyance très accréditée, cette dernière série d’animaux fantastiques représente les âmes des administrateurs de communes qui, en raison de malversations passées, ont été transformés de cette manière.

Cet aperçu sommaire, qui, comme je l’ai dit en commençant, se rattache d’une façon tout à fait intime à la métempsycose, pourrait donner lieu à bien des commentaires. Je m’abstiens de toute observation et de toute critique, en me maintenant dans les limites étroites de la narration fidèle et naïve du terroir.

 

 

Prosper BAUR, Légendes et souvenirs de l’Alsace, 1881.

 

 

 

 

 

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