La légende de sainte Odile
par
Prosper BAUR
S’il est un nom vraiment populaire, c’est bien certainement celui de sainte Odile. Son tombeau, situé au haut de la montagne du Hauhenbürg, dans le monastère autrefois fondé par elle, est la Mecque vers laquelle tendent les espérances des vrais croyants du pays. Tout habitant de la province a fait ce pèlerinage au moins une fois dans sa vie, soit pour un motif de foi et de piété, soit en guise de simple promenade pittoresque. Chacun conserve une profonde vénération pour cette fille de prince, qui s’est vouée au culte des autels et qui a, par son abnégation, sa charité et sa bonté, adouci les mœurs barbares du huitième siècle. La montagne sur laquelle la jeune abbesse a fondé son monastère est la plus belle de toute la chaîne des Vosges. De ces hauteurs on embrasse d’un coup d’œil le vaste bassin de l’Alsace, le Palatinat, le Brisgau et la Forêt-Noire. Les vallées verdoyantes, les rivières sinueuses, les châteaux crénelés, les forêts sombres, les nombreux villages aux clochers gothiques, et enfin, tout au fond, le Rhin scintillant, semblable à un long serpent, forment les points saillants de ce tableau enchanteur. On comprend qu’en face d’un spectacle aussi sublime l’âme se sente portée, malgré elle, vers les régions de l’infini.
L’histoire des premières années d’Odile est environnée de ténèbres. Elle était fille d’Atticus, duc d’Alsace, et de Beresvinde, qui, dit-on, était sœur de Saint-Léger, évêque d’Autun, auquel Ébroin, maire du palais en 675, fit crever les yeux. Le duc Atticus, qui attendait avec anxiété la naissance d’un fils, fut tellement irrité quand il sut que Beresvinde avait mis au monde une fille aveugle, qu’il voua cette dernière à la mort ; mais la mère parvint à soustraire son enfant à la fureur du duc et la confia aux soins de l’abbesse de Beaume-les-Dames. « Dieu, dit la légende, manifesta dès ce moment les grands desseins qu’il avait sur Odile ; en recevant le baptême, elle recouvra la vue. » C’était le temps des miracles.
Après de longues épreuves, désirant vivement revoir ses parents et particulièrement sa mère, pour laquelle elle avait conservé une grande tendresse, Odile parvient à informer de ses sentiments son jeune frère Hugues, qui entreprit de réconcilier le mauvais père avec sa fille. Sans perdre de temps, il envoie une escorte de ses vassaux au monastère de Baume-les-Dames pour chercher sa sœur et l’amener au Hauhenbürg, où le duc réside en ce moment.
Le terrible Franc voit de loin une troupe nombreuse chevaucher sur le chemin qui conduit à son manoir, et, transporté de fureur en apprenant que son fils ose, au mépris de ses ordres, protéger la fille qu’il avait condamnée, il frappe de l’épieu dont il est armé pour la chasse le malheureux Hugues, qui tombe sans vie à ses pieds. Ce meurtre paraît apaiser la colère du farouche ripuaire, déjà chargé de plusieurs autres forfaits. Il consentit à garder sa fille avec lui, sans toutefois lui rendre son affection. Après l’avoir fait vivre parmi ses servantes pendant quelque temps, il voulut la marier contre sa volonté. Désolée de se voir ainsi violentée dans sa religion et comprenant quel danger elle courait en refusant d’obéir aux ordres d’un père violent et brutal, Odile, couverte de simples habits de bure, s’échappe la nuit du château ducal et traverse le Rhin. Mais déjà sa fuite est découverte ; le duc Atticus monte lui-même à cheval et finit par l’atteindre aux environs de Fribourg. La jeune fille, se voyant perdue, appela Dieu à son aide et au même instant un rocher s’entr’ouvre, reçoit la fugitive et se referme entre elle et ses ravisseurs.
Une chapelle et une source miraculeuse indiquent au pèlerin le lieu où cet évènement s’est passé.
Atticus, dont le cœur s’est enfin ouvert au repentir, rappelle sa fille et tombe à ses pieds en la priant d’implorer pour lui, auprès du Seigneur, le pardon de ses crimes.
Le château du Hauhenbürg est changé en monastère ; plus de cent jeunes filles appartenant aux plus anciennes familles gallo-romaines, accourues à la voix d’Atticus, viennent se consacrer à Dieu sous la bannière de cette sainte fille. La fondation prospéra rapidement, et bientôt après Odile fit construire, dans la vallée de Nieder-Munster, un second couvent qu’elle gouverna comme le premier, selon les règles de Saint-Benoît. Charitable, autant que pieuse, elle fonda en même temps un hôpital où elle soignait elle-même les malades et les vieillards ; et c’est au milieu de ces occupations qu’elle vécut cent ans entourée du respect de tous.
S’il fallait raconter toutes les actions miraculeuses que la dévotion des Alsaciens attribue à leur sainte, il faudrait refaire sa vie tout entière, qui n’est qu’une suite d’actes pieux et de cures merveilleuses. En descendant du Hauhenbürg, on rencontre une fontaine formée, dit-on, par les pleurs de la sainte, pleurs versés par elle en expiation des crimes commis par son père. On prétend que son eau a conservé, même de nos jours, la propriété de guérir les maladies d’yeux. La quantité d’ex-voto qui garnissent les parois de la source atteste la grande foi que les pèlerins ont dans la vertu de cette eau. Odile fut enterrée dans la chapelle de Saint-Jean, où elle est encore aujourd’hui. Il est vrai que le monastère, tel que nous le voyons, ressemble peu à ce qu’il était du temps d’Odile. Plusieurs fois brûlé et pillé par des hordes d’envahisseurs, lors des guerres de conquête qui ont ensanglanté le sol de l’Alsace, il fut successivement reconstruit par différentes communautés religieuses. Actuellement, il est desservi par des nonnes qui ont joint à leurs pieux exercices, suivant la règle bien dégénérée de l’abbesse fondatrice, le commerce lucratif d’une hôtellerie. Aussi, le voyageur qui atteint le sommet de la montagne, après une excursion fatigante, quoique pleine de charmes, est-il tout étonné de trouver bon gîte pour la nuit, et nourriture substantielle pour le corps en même temps que profondes émotions pour l’âme.
En dehors du monastère, Odile avait fait bâtir plusieurs petites chapelles isolées qui existent encore ; je ne parlerai que de la chapelle des Anges qui, élevée sur un rocher à pic au bord d’un précipice de deux cents pieds de profondeur, est particulièrement fréquentée par les gens désireux de se marier. La chronique assure que toute personne qui parcourt sept fois de suite le sentier étroit et sans rampe qui contourne la chapelle est assurée d’être mariée dans l’année. On peut dire avec raison que le sentier est battu, car les fervents des deux sexes ne font pas défaut.
Y-a-t-il quelque chose de plus touchant que la légende de sainte Odile ? Tout y respire la charité ; les miracles même dont elle est parsemée, méritent de trouver grâce devant les sceptiques de notre siècle, car ils ont tous un but sublime pour mobile. Aussi n’est-il pas étonnant que cet ange de charité, dont la vie fut un continuel dévouement aux pauvres, soit devenue la patronne des classes souffrantes et déshéritées. La mémoire du peuple part de son cœur. Ce pèlerinage sans cesse fréquenté par de nombreux croyants est la preuve consolante que dans notre siècle de fer, la charité peut encore faire naître la reconnaissance.
Prosper BAUR, Légendes et souvenirs de l’Alsace, 1881.