Les trois lumières
par
Albert de BERSAUCOURT
La salle est haute comme une voûte d’église, si haute en vérité et si profonde qu’à cette heure avancée de la nuit l’on n’en distingue plus les angles et que les ombres noient le plafond caissonné où se répète le blason des marquis de Verneuil couronné de l’altière devise : « D’estoc et de taille ».
Et voici contre les lambris de chêne foncés par les siècles les armures damasquinées des ancêtres, les jambières et les cuissards qui couvrirent les muscles forts, les cuirasses qui protégèrent les puissantes poitrines, les casques ornés du cimier sous lesquels les yeux flambèrent de la furie des carnages et des rapts. D’un bout à l’autre de l’immense pièce, ils s’échelonnent tenant de leur main gantée les lances, et leur présence redoutable veille d’une immobilité fantomatique ce lieu jadis rempli des éclats de leur joie quand, au retour des chevauchées guerrières, ils découpaient les venaisons, buvaient la cervoise et l’hydromel, tandis que les distrayaient des jongleurs. Ici est la large table. Quatre-vingts convives ne l’entoureraient pas.
Dans cette atmosphère de songe, le silence pèse, troublé seulement des bises qui courent le long des corridors et se tordent et s’éplorent et se lamentent, car, au-delà des épaisses murailles, les rafales de l’hiver ploient les arbres nus, traînent leur cortège de feuilles jaunies et saccagent en gémissant les jeunes pousses des futaies.
Il y a près de l’âtre rouge, oyant du tronc consumé, deux vieilles femmes qui se taisent et se chauffent.
L’une d’elles en la chaire gothique tasse sous les châles et les couvertures son corps rabougri. Parés d’une fanchon de dentelle, ses cheveux lisses sont tout blancs et, dans ses mains à mitaines, elle roule avec un geste puéril une petite boule d’eau chaude. Parce qu’elle n’a plus de dents, son menton touche son nez.
Sa voix chevrote :
– Que fait Maxime ?
Puis le calme noie ses paroles.
Elle reprend :
– J’ai froid. Oh ! mademoiselle, je voudrais savoir ce que fait Maxime.
Sur des notes aigres, la réponse sonne :
– Monsieur Maxime manque d’égards à votre endroit, madame la Marquise. Trois semaines se sont écoulées et vous n’avez reçu aucune lettre.
– Il est insouciant, mais son cœur est bon.
– Il est fort léger, vous l’avez trop gâté.
– Oui, oui, mademoiselle, vous avez raison. Je l’ai trop gâté. Suis-je coupable ? Hélas ! le pauvre enfant a bénéficié de la tendresse que m’inspiraient ma chère fille et son mari. Quand ils sont morts dans cet accident horrible, j’ai été folle ! Combien en ai-je vu mourir ?
Elle médite et continue :
– Ils sont morts. Oui, oui, mademoiselle, ils sont tous morts. Une malédiction nous accable. Maxime est le dernier des Verneuil.
– Précisément, des devoirs, une tâche lui incombent et il devrait, madame la marquise, agréer vos sollicitations, continuer la race par un prompt mariage.
– Son humeur est indépendante.
– Et aventureuse. Le rôle de monsieur Maxime n’est-il point tout tracé : fonder une famille, vous envelopper de sa tendresse et diriger grâce à la politique l’opinion du pays. Ah ! bien oui. Il visite le Japon, l’Amérique et les Indes, saute du train pour prendre le paquebot et ne vous accorde le plaisir que de rares apparitions. Dix ans de voyages ne l’ont pas fatigué. Il ne tient compte ni de votre âge, ni de ses obligations...
– Mademoiselle !
– Je sais, madame la marquise, je ne suis qu’une dame de compagnie, la gouvernante de votre maison. Toutefois je n’ai pas pu remplir ma charge sans vous aimer et ma tristesse de vos peines intimes me donne une liberté de langage dont je vous prie de m’excuser.
– Ne jugeons pas Maxime. Il est, vous dis-je, excellent. Mon Dieu, la société de sa grand-mère n’est pas récréative et il cherche à se distraire. Qu’importe ; cette expédition sera la dernière.
– Il vous l’a promis ?
– Il me l’a promis.
– Et mademoiselle de Léonval ?
– Maxime l’épousera à son retour. Je l’y déciderai.
– C’est certain ?
– Absolument certain. Ils s’aiment. Comment la tendresse de la pauvre mignonne ne l’aurait-il point ému ? Bénir leurs fronts, être assurée de la perpétuité de notre nom sera le grand et suprême bonheur de ma vie.
– Je le souhaite, madame la marquise.
Le silence s’est appesanti de nouveau. Un monotone balancier scande les secondes, et les aiguilles d’ivoire de la gouvernante qui tissent les mailles d’un bas s’entrechoquent. Madame de Verneuil dodeline de la tête et sur la petite boule d’eau chaude croise ses doigts gourds. Elle songe. Dans la cheminée, la cendre fine atténue l’éclat des braises et l’obscurité s’augmente. Une marche ébranle l’escalier de pierre et l’immense solitude du vestibule amplifie les sons démesurément. Madame de Verneuil tressaille :
– Julien va préparer votre lit, madame la Marquise.
– Ah ! oui, Julien...
– Le feu baisse. On n’y voit plus.
– Allumez la bougie.
Une tremblante lumière vacille. Droite ensuite elle étoile l’ombre, et le bruit des promptes aiguilles grignote le temps.
– Mademoiselle, j’ai peur.
– De quoi donc ?
– Maxime...
– Monsieur Maxime repose à présent, lassé d’une excursion ou de la visite d’un musée. Ne vous forgez pas d’inutiles craintes.
– J’ai peur. Ignorez-vous sa témérité, ses audaces ? La mort nous vole les nôtres si vite ! Il commet des imprudences.
– Que lui arriverait-il, madame la marquise ? Un voyage en Italie n’expose pas aux dangers des ascensions des montagnes et des traversées. Non, non, ne redoutez rien.
– Puissiez-vous ne pas vous tromper. Cependant, pourquoi n’écrit-il pas ? Jamais il n’a tant tardé.
– Bah ! Distraction, affairement...
– J’ai peur.
– Imaginations, je le répète.
Le visage de madame de Verneuil approuve d’un hochement régulier, mais les rides sont plus creuses à ses tempes d’ivoire et la pâleur envahit ses joues. L’heure détache ses dix coups lents, solennels, graves, et qui semblent suspendre à leurs résonnances la durée du temps. Un chat s’étire, lèche ses pattes, darde la phosphorescence de ses prunelles et subitement se sauve.
– Si je lui envoyais un mot ?
– Vous ignorez où se trouve monsieur Maxime.
– Je l’oubliais.
Et la petite boule tombe des mains qui s’affaissent découragées.
– Ne vous désolez pas, madame la Marquise. Cherchons.
– Quel quantième sommes-nous ?
– Le vingt-quatre.
– Maxime est à Rome.
– Rome est vaste. La lettre ne l’y rejoindrait pas.
– Il comptait gagner Florence vers la fin du mois.
– Monsieur Maxime n’écrivant pas, la lettre ne le rejoindrait pas davantage à Florence.
– Alors, tâchons d’aviser. La poste restante ? Non, il n’aurait pas la pensée d’y aller. J’ai là-bas de bons amis. Peut-être leur rendra-t-il visite ?
– Assurément non. Vous connaissez le caractère sauvage de monsieur Maxime.
– Certes. Néanmoins, je pourrais avertir mes amis, les prier de consulter la liste des étrangers dans quelques hôtels. Le choix en sera vite circonscrit.
– L’idée est excellente.
– Mettez mon écritoire à côté du flambeau, mademoiselle.
Péniblement, madame de Verneuil se lève et s’installe devant la page préparée. Elle met ses lunettes d’écaille et la main à mitaine, la main roide serre le porte-plume, se pose. Dans son cerveau hésitant et brouillé, les phrases se forment et elle épelle des mots dont l’orthographe lui échappe. Les caractères tremblent, les lignes montent, la lettre se fait :
Mon cher Jacques,
Je romps en l’honneur de mon petit-fils la coutume que j’ai prise de vous écrire une seule fois l’an. Mon cœur me dicterait d’être plus épistolière. Ce sont mes doigts et ma tête de vieille femme qui m’arrêtent. À mon âge l’on n’y voit guère, l’on radote volontiers et l’on est illisible. Il faut, pour me décider, l’inquiétude où me plonge le silence obstiné de...
Madame de Verneuil n’a pas le loisir de tracer le nom du jeune homme. La lumière s’est éteinte d’un souffle bref. Les cendres s’éparpillent, veloutent le parquet, la table, l’écritoire, chassées du foyer par le vent qui s’y est engouffré. Le froid de l’extérieur glace les deux compagnes et dissipe la tiédeur de la pièce qu’odore la résine des pins brûlés. Décontenancées, elle se regardent. La gouvernante rallume le flambeau et madame de Verneuil époussette son papier. Faiblement elle sourit et prononce :
– Peste, l’hiver manque de galanterie.
– Oui, c’est la bise.
– Écoutez, mademoiselle.
– La tempête redouble, madame la Marquise.
Droites, elles prêtent l’oreille. Le vent assiège la demeure de son tourbillon, glisse sous les lamelles des volets et cingle les carreaux. Des branches craquent, le vide des corridors a des plaintes humaines et les éléments propagent leur clameur courroucée. Les deux femmes sont graves :
– La saison est mauvaise.
– Oui, oui, mademoiselle, fort mauvaise. J’ai froid. Ranimez le feu, s’il vous plait.
La gouvernante jette une bûche dans l’âtre et active la flamme. Sa besogne terminée, les aiguilles du tricot reprennent leur va-et-vient machinal. Madame de Verneuil rajuste ses lunettes, saisit sa plume. Elle dit :
– Voyons, voyons.
Et tout haut, elle relit :
Il faut, pour me décider, l’inquiétude où me plonge le silence obstiné de...
– Ah ! bon !
Cependant elle ne forme pas la majuscule du mot. La bougie s’est encore éteinte.
– N’est-ce pas bizarre, mademoiselle ?
– Bizarre et désagréable, madame la Marquise.
Dans l’âtre la bûche pétille, léchée du feu qui la dévore. La fumée monte directement et nulle cendre ne s’agite. Là au moins le vent n’a point de caprices. Elles ont ensemble examiné le foyer et s’interrogent du regard :
– Vérifiez la fermeture des portes et des fenêtres.
– Un courant d’air sans doute.
La gouvernante touche les bourrelets, soulève les rideaux approche sa joue des jointures des croisées. Non, aucun souffle ne passe. Tout est clos, calfeutré. Une angoisse les frappe :
– Que signifie, mademoiselle ?
– Cela est étrange, madame la Marquise, très étrange.
– Inspectons la salle.
Tenant le flambeau rallumé une seconde fois, elles suivent les parois lambrissées, fouillent les coins, frappent les armures. Les coins sont vides et les armures sont creuses.
– Le trou d’une serrure, probablement ?
Les serrures ont leur clef.
La tempête s’est tue et l’accalmie nocturne lui succède, exagérée du tumulte qui l’a précédée. Quel esprit la tourmente ? Quel lutin se joue de sa volonté ? Madame de Verneuil, quoique peu superstitieuse, retombe sur sa chaise, impressionnée et les traits blêmis, sa gouvernante la raille doucement :
– Ne vous affolez pas, madame la Marquise. Il n’y a là rien que de très naturel. Le château est ancien et les vieilles bâtisses ont des trous insoupçonnés, des lézardes, de légères fissures. Le vent pénètre ici et nous ne sommes pas capables de découvrir l’endroit de son passage. Ne cherchons pas plus loin. Il serait prudent de visiter les murailles et la toiture.
À demi rassérénée, madame de Verneuil répond :
– Je manderai mon architecte.
Déjà sa plume rejoint la ligne inachevée. Elle va écrire. Non, le mot fatidique ne sera point tracé. La lumière s’incline ; la lumière meurt.
Du coup, madame de Verneuil se lève frémissante, éplorée. Ses lèvres balbutient ; ses mains s’agitent. Des yeux elle cherche la cause de ce mystère, l’invisible et effroyable présence. Rien dans les ténèbres ne se dessine. Simplement la solitude et la nuit l’accablent. Le balancier ronge après les secondes, les minutes et les heures. Elle murmure :
– Mademoiselle. Mademoiselle, je deviens folle.
– Du calme, madame la Marquise.
– Le ciel m’avertit. Ah ! je reçois l’avertissement du ciel ! Maxime, où est Maxime ? Trois fois la bougie s’est éteinte. Elle m’interdit d’écrire son nom. Elle me l’interdit, je vous le jure.
– C’est le vent.
– Non, ce n’est pas le vent. La nature repose.
– C’est le vent qui s’infiltre. Un souffle suffit.
– J’ai changé de place mademoiselle et la flamme s’est évanouie quand même.
– Coïncidence fâcheuse, madame la Marquise, mais pure coïncidence vérifiant mon hypothèse. Le château a besoin de réparations.
– Vous ne sentez pas la menace qui plane.
– Votre terreur est imaginaire, madame la Marquise. Voyez : je rallume le flambeau et, docile, la mèche brûle.
– Si je m’asseyais là, si je prenais ma plume, elle cesserait.
– Essayez.
– Jamais. Non, non, plus jamais.
– Vous êtes fatiguée ; vous vous forgez des chimères. Demain les dissipera et vous aurez le loisir de terminer votre lettre.
La parole de la gouvernante est autoritaire, persuasive. Elle fléchit du poids de son bon sens la volonté de madame de Verneuil et chasse ses appréhensions. Le repos détruira son cauchemar.
– Croyez-moi, madame la Marquise, montez vous coucher.
– J’y vais, mademoiselle.
Elle grimpe, lente, les marches de l’escalier, serrant la rampe et souvent s’arrête, exténuée.
Elle atteint sa chambre.
– Bonsoir, madame la Marquise.
– Bonsoir, Mademoiselle.
Chambre d’aïeule que la sienne, chambre du lointain passé : Le lit à baldaquin soutenu de quatre colonnes torses et orné de courtines cramoisies, la glace terne, daguerréotypes et miniatures, guéridons fleurant la bergamote, le prie-Dieu veillé de la torsion d’un Christ d’ivoire. Pas un tableau, sauf le portrait de son petit-fils, de Maxime aux cheveux blonds et aux yeux de langueur, visage singulièrement affiné d’une race qui s’épuise, pourtant jeune de ses lèvres saignantes et de son teint rosé.
Agenouillée, madame de Verneuil prie longtemps et, quand elle se relève, sa crainte s’est faite sécurité.
Les paupières lourdes, elle se déshabille maintenant et se couche. Bientôt une respiration régulière chante le sommeil venu.
Claire et gaie, la nature resplendit. Aux pâles rayons d’un soleil suspendu dans le ciel lavé, les pelouses et les rameaux s’endiamantent. La clémence d’un repos détend la campagne bouleversée des assauts nocturnes. Du faîte des maisons la neige croule et s’égoutte.
Levée, madame de Verneuil sourit à la trêve hivernale et, l’âme réchauffée, l’esprit confiant, elle gagne la grande salle.
Le premier déjeuner est servi et la gouvernante guette sa maîtresse.
– Votre effroi est apaisé, madame la Marquise ?
– Eh ! oui. Qu’allais-je croire ? Ma vieille tête radote.
– Le courrier est là.
– Maxime s’est-il décidé ?
– Je ne pense pas, madame la Marquise.
Elles jonchent la table des lettres et des imprimés.
– Il n’y a rien.
– Non rien.
– Le terrible enfant !
Des heures s’écoulent au gré de leurs occupations douces, des heures taciturnes.
Midi va sonner.
– Tiens, le facteur, Mademoiselle.
– Il aura une signature à demander.
L’homme entre, puis ressort. Un valet franchit la porte.
– Une dépêche, madame la Marquise.
– Une dépêche ?... Donnez.
Elle déplie :
Rome,
« Marquis de Verneuil mort subitement. Envoyez instructions immédiates. »
Gérant de l’hôtel royal.
La face tordue d’une suprême agonie, les yeux hallucinés, elle fixe le vide où grandit son épouvante et balbutie :
– Les lumières, les trois lumières !...
Albert de BERSAUCOURT.
Paru dans Les Entretiens idéalistes en 1906.