Le sire aux armes brisées

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Au temps jadis, le château d’Esnes était le plus beau château du Cambrésis.

À présent, il n’en reste plus que des ruines auxquelles se mélangent des constructions rustiques et toutes modernes qui leur donnent encore un aspect plus attristant.

Au lieu de larges crénelures, deux toits mesquins de pigeonnier dressent leurs triangles d’ardoises sur les tours qui flanquent le pont-levis. On a creusé des fenêtres irrégulières dans l’épaisseur des remparts, et une lourde couche de chaume les fait ressembler à une ferme délabrée.

Plus de fossés profonds, plus de fortifications anguleuses : la charrue a transformé les premiers en champs de blé que le vent agite comme des vagues ; les autres gisent écroulées, et il ne se trouve point dans le village une seule cabane dont leurs décombres n’aient servi à construire les murs.

Une immense quantité de fumier comble la cour d’honneur ; les ruines du perron conduisent à une cuisine, et l’on a transformé en étables les vastes salles d’apparat. Ainsi l’on n’entend plus que des gloussements de basse-cour et des beuglements de ferme en ces lieux dont l’écho avait redit tant de fois les chants de la trompette, le piaffement des destriers, les mâles cris des hommes d’armes et les douces paroles des damoiselles.

À droite de l’entrée principale, seul reste intact du vieux manoir, une mince tour de grès élève au milieu des ruines sa tête grise et nue. Un sculpteur du Moyen Âge a gravé sur le sommet, en caractères du quinzième siècle, les douze heures de la journée : une horloge, merveille du pays, promenait sa grosse aiguille dorée autour du cercle de pierre, et indiquait la durée du temps au châtelain et à ses vassaux ; car l’artiste, pour obtenir ce double résultat, avait placé le cadran de manière à ce qu’on pût le voir du dehors et de l’intérieur de la cour.

 

 

Ce fut l’an de notre salut mil quatre cent et quarante, vers les fêtes de Pentecôte, et au moment où la cloche de cette tourelle sonnait l’heure de midi, que messire Jean d’Esnes se mit en route pour aller faire un séjour d’assez longue durée au domaine de son vieux compagnon d’armes, messire Jacques de Crèvecœur. Chacun s’ébahit de voir le châtelain septuagénaire entreprendre un pareil voyage ; car, depuis neuf bonnes années pour le moins, il n’était sorti de la grande salle de réception que pour aller au moustier : encore lui fallait-il requérir l’aide de deux varlets vigoureux qui le portaient plutôt qu’ils ne le conduisaient au banc de velours armorié à l’écu d’argent et à la bordure de sable.

Après sept jours bien comptés, messire Jean revint en son domaine. La première chose dont il s’enquit fut pour quelle raison son fils messire Eustache ne se trouvait pas là, afin de lui rendre ses hommages et de lui souhaiter une bonne venue, ainsi que le lui enseignait son devoir.

Le vénérable chapelain, maître Claude Watremez, répondit que le jeune sire s’en était départi depuis une semaine pour le château d’Élincourt, ajoutant qu’il ne manquerait pas de revenir à la vesprée, comme il l’avait fait mander la veille par son écuyer Simon Guyot.

En effet, il en advint comme le digne prêtre l’avait dit ; car messire Jean n’avait point encore vidé sa deuxième corne d’hypocras que son fils entra révérencieusement dans la salle, et se mettant à deux genoux, demanda la bénédiction de monseigneur son père.

Mais le vieux seigneur, manquant pour la première fois de sa vie aux bienséances de l’étiquette, accola tendrement le jeune homme, sans lui imposer les mains, et se mit à crier plutôt qu’il ne dit :

« J’ai fait un bon voyage, Eustache, un voyage duquel proviendront liesse et grandeur pour la noble et vieille famille d’Esnes. Dieu et la benoîte Vierge en soient loués ! Le comte de Crèvecœur m’a promis la main d’Emme, sa fille unique, pour vous, Eustache, pour vous, et au détriment de maint et maint noble poursuivant. »

Les joues d’Eustache devinrent pâles tout à coup ; il voulut parler, il ne le put.

Alors, sans prendre attention à ce grand émoi, messire Jean se mit à dire comment il avait su parfaire une telle alliance, et à compter sur ses doigts, qui n’y suffisaient pas, les riches terres qui formeraient l’apanage d’Emme de Crèvecœur ; sans oublier qu’elle apportait à son époux et suzerain le droit d’accoler à ses armes un écu de gueules à trois chevrons d’or, avec ce cri : Tour Landry !

Après quoi il congédia son fils, souriant à part lui du trouble où il le voyait.

« À son âge, pensait-il, une pareille nouvelle m’eût fait danser de jubilation, et lui il devient rêveur et confus. Il est vrai de dire que j’étais un autre gars, éveillé comme il faut et prôné à dix lieues à la ronde pour ma joviale et facétieuse humeur. »

Ruminant de tels pensers de sa jeunesse, messire Jean d’Esnes appela de son sifflet d’argent les varlets, qu’on vit accourir soudain, et il se fit mettre incontinent au lit, où, d’après sa croyance, la fatigue et la joie lui préparaient un sommeil doux jusqu’au soleil levant.

Mais il n’en fut pas ainsi.

Vers minuit il s’éveilla tout en sursaut. Il avait ouï un pas lent et solennel qui froissait la feuillée dont, suivant la coutume, on avait couvert le parquet de la chambre. Pour savoir ce qu’il en était, il souleva la courtine de son lit... Jésus ! Sauveur des hommes ! un chevalier de piteuse apparence se tenait là devant lui, la tête nue, la face meurtrie, l’armure brisée, et la robe couverte de boue et de sang.

Il attacha sur messire Jean d’Esnes un regard de compassion ; après quoi il se mit à genoux, se frappa la poitrine avec désespoir, comme en meâ culpâ de quelque grand péché, et se tournant vers le vieux sire, il proféra ces paroles d’une voix basse et dolente :

« L’enfer à qui fera comme moi ! »

Et puis il disparut...

Messire Jean fit alors un tel bruit de son sifflet d’argent que son fils, ses varlets et jusqu’au vieux chapelain accoururent en émoi. Messire Jean dit à chacun de se retirer, et, ne gardant près de lui que l’aumônier Claude Watremez, il lui enjoignit au préalable de réciter des oraisons, en jetant force eau bénite.

Quand l’aumônier eut fait, messire Jean lui raconta de point en point la merveilleuse vision qui naguère lui était advenue.

Le chapelain l’écouta gravement.

« C’est le sire aux armes brisées qui vous est apparu, dit-il quand monseigneur eut fini. Il faut que l’on projette dans votre famille quelque mariage contre le gré des fiancés, car le terrible fantôme n’apparaît qu’en de telles circonstances. Vous avez vu tantôt Ulric de Landast, sire de Sommaing et d’Esnes, l’un de vos aïeux. »

La physionomie de monseigneur d’Esnes prit une expression non équivoque de mauvaise humeur.

« Par saint Jean, mon patron ! de quels propos biscornus venez-vous me gaber ? Je suis un vieux guerrier, et les dires d’une tête rasée ne m’abuseront pas ; tenez-vous-en pour assuré. »

Le prêtre, habitué aux rudes façons du châtelain, reprit en ces termes :

« Vous avez été de bonne heure mis comme page auprès de monseigneur le duc de Bourgogne, et partant vous n’avez point, je le vois, ouï en votre enfance conter la légende du sire aux armes brisées. Je vais vous la rapporter telle que la disent ici, le soir à la veillée, les bonnes gens de la châtellenie. Que je sois ardé au plus profond de l’enfer si j’en veux changer une parole !

« Il y a bien longtemps (et, si j’ai bonne mémoire, c’était vers l’an onze cent et cinquante-trois de notre Rédemption, monseigneur Liétard étant évêque de Cambrai), Ulric de Landast, sire d’Esnes et de Sommaing, voulut marier son fils Alard à la châtelaine de Walincourt, demeurée veuve par le trépas du noble sire son époux. Mais Alard aimait d’amour Gillette de Glimes, fille orpheline d’un pauvre chevalier de haut lignage, défunt sans laisser à son enfant d’autre bien qu’un renom sans tache et l’aide de plusieurs riches bourgeois qui avaient pris sa détresse en compassion. Or, la pauvre créature portait en ses flancs le fruit de cet amour qu’Alard avait juré, sur sa part de paradis, de sanctifier par le mariage.

« Quand il apprit une si fâcheuse nouvelle pour les projets qu’il formait, quand sire Alard eut adjuré son père de l’unir en mariage légitime, non pas à la dame de Walincourt, mais à sa mie Gillette, messire Ulric fit serment que, sa vie durante, il n’en adviendrait rien. Les prières, les doléances, loin de l’adoucir, redoublèrent encore sa fureur : il bannit son fils du châtel, et lui donna sa malédiction jusqu’au moment où il consentirait à épouser la dame de Walincourt.

« Alard erra toute la nuit dans la campagne, et quand fut venu le jour il partit pour la ville, afin de revoir encore une fois Gillette, et de mourir après cela.

« Comme il approchait du pont-levis du châtel épiscopal, il vit un grand rassemblement autour du fossé, et de ce rassemblement surgissaient doléances et malédictions. Il donna de l’éperon à son destrier, car la prescience de quelque grande infortune avait resserré son cœur déjà tout navré ; mais la foule l’entoura incontinent, l’assaillit de pierres, et il tomba lapidé près du corps de Gillette, trépassée la veille en se ruant dans un fossé.

« Et chacun disait :

« – Il se trouve navré ! il gît ! il est mort ! c’est bien fait ! C’était bien assez d’avoir causé le trépas de Gillette ; nous ne pouvions le laisser venir rire en voyant sa figure pâle, et se frotter les mains en réjouissance, comme pour signifier : j’en suis quitte ; Dieu soit béni !

« Il faut dire que le bruit s’était répandu chez les bourgeois que sire Alard avait consenti à épouser madame de Walincourt. La croyance d’une si vilaine foi-mentie avait donc causé la mort du pauvre jeune homme advenu si mal à propos quand on retirait de l’eau Gillette, qui s’était noyée de désespoir à la fausse nouvelle de l’infidélité de son amant.

« Mais Alard avait à peine rendu l’âme qu’un de ses hommes d’armes, perçant la foule, se jeta en pleurant sur le corps, disant que son jeune seigneur était méchamment occis, et racontant de quelle façon il avait préféré subir la malédiction de son père plutôt que d’abandonner Gillette. Vous pensez bien comme les têtes chaudes de Cambrai furent marries à de tels propos ! tes bourgeois relevèrent les deux amants, et les portèrent avec dévotion, nu-tête et pieds nus dans l’église de Saint-Jean et Saint-Paul, au mont des Bœufs, afin qu’il fût récité des oraisons et chanté des messes de Requiem pour le repos de leurs âmes.

« Cependant sire Ulric, ayant ouï dire que son fils Alard était parti pour Cambrai, afin de revoir Gillette, manda quatre hommes d’armes, et courut à bride abattue afin d’empêcher ce voyage. Mais, comme il entrait aux faubourgs, des hurlements de rage bien autres que naguère éclatèrent de tous côtés.

« On se rua sur ses hommes d’armes, et ils tombèrent occis en moins de rien. Pour lui, on le jeta à bas de destrier, on lui arracha les cheveux, on lui arracha la barbe ; il n’y avait pas jusqu’aux femmes qu’on ne vît courir sus à lui pour le pincer et le tirailler. On le mena sur les places publiques, sans autre vêtement qu’une méchante chemise. Les uns le chargeaient de mortier et de boue, les autres l’accablaient de coups de massue sur la tête, les autres le piquaient avec des alênes et des broches. Bref, tous les Cambrésiens vinrent fondre sur lui et l’allèrent pendre par les pieds à un gibet, où il reçut le coup de grâce.

« Depuis ce jour funeste, quand on veut former dans votre noble famille un mariage contre le penchant des fiancés, le sire aux armes brisées apparaît dans le château d’Esnes jusqu’à la mort des fauteurs de ce mariage. »

Le chapelain finissait le récit merveilleux qu’on vient de lire quand le jeune Eustache s’avança lentement auprès de monseigneur, et lui fit confession de l’amour qu’il avait voué à la damoiselle d’Élincourt, disant qu’il préférerait trépasser plutôt que de mettre à son doigt l’anneau nuptial d’un autre, fût-elle mille fois plus noble et mieux dotée que la damoiselle de Crèvecœur elle-même.

Il s’attendait à voir éclater le courroux de monseigneur son père ; mais le sire d’Esnes se retira silencieux et rêveur.

Le lendemain matin, à son lever, le vieillard était pâle, tremblant et dans un émoi extrême.

Le sire aux armes brisées lui était apparu de nouveau.

Il envoya le chapelain au château de Crèvecœur. Et dès que maître Claude Watremez fut de retour, on fit savoir aux vassaux qu’Eustache de Landast, sire d’Esnes, était fiancé à demoiselle Perrette d’Élincourt ! et que désormais on verrait joint à l’écu d’argent à la bordure de sable, un écu de gueules aux francs-quartiers d’hermine.

 

 

 

 

Samuel-Henry BERTHOUD,

Légendes et traditions surnaturelles des Flandres,

Garnier éditeur, 1862.

 

Recueilli dans Légendes de l’Escaut et pays circonvoisins,

rassemblées par André Mabille de Poncheville

Éditions Janicot, 1945.

 

 

 

 

 

 

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