L’ange gardien
par
Camille BODIN
Quelle est la mère qui, même quand son enfant n’a pas encore vu le jour, ne prie Dieu pour lui avant de le prier pour elle ? Quelle est la mère qui ne lui demande avec ardeur d’envoyer auprès du berceau de son nouveau-né un ange gardien pour lui souffler l’amour du bien et les vertus qui assurent le bonheur et le repos ?
Catarina Ganganelli, fille et femme de laboureurs des environs de Sant’ Angelo in Vado, dans les États-Romains, mit au monde un fils attendu et reçu comme le trésor de la famille. Sa mère ne le perdait jamais de vue ; elle travaillait près de lui durant son sommeil, et cherchait déjà sur le front de son fils la destinée que Dieu lui ferait. Catarina baisait de temps en temps les petites mains délicates de l’enfant et se demandait bien bas :
– Pousseront-elles la charrue ? se calleront-elles en maniant la bêche et le râteau ? et ce joli visage se brunira-t-il à l’ardeur du soleil comme celui de son père ?
Puis Catarina reprenait son fuseau et l’habillait et le déshabillait d’un fin lin avec une ardeur nouvelle ; elle ne se permettait de repos que pour faire glisser entre ses doigts les grains d’érable de son chapelet, et toujours, toujours sa prière avait pour but son fils.
Un jour, il faisait une de ces chaleurs méridionales qui accablent le courage, l’enfant reposait ; la mère, après avoir dit son rosaire, essaya de travailler, mais la quenouille tomba de ses mains ; elle s’endormit.
Tout à coup la belle figure de Catarina s’égaya d’un sourire : elle vit le ciel bleu s’entr’ouvrir et un ange paré de ses blanches ailes s’abattit près du berceau où dormait le fils de Catarina. L’ange posa une de ses mains sur le chevet où reposait la tête de l’enfant et prononça d’une voix douce et sonore :
– Cet enfant sera doué des vertus les plus élevées, du caractère le plus patient et le plus aimable : il sera à la fois modeste et savant ; aimé de Dieu, il deviendra plus qu’un roi.....
Puis l’ange couvrit un instant l’enfant de ses blanches ailes, posa son doigt sur le cœur endormi de la naïve créature, et ajouta :
– Il a reçu du ciel les dons les plus précieux, la science, l’espérance, la foi et la charité.
Depuis ce jour, Catarina, voyant son fils grandir en intelligence et en bonté, conjura son mari d’accepter les offres d’un parent qui se chargea de faire entrer le jeune Laurent au séminaire de Rimini. Laurent trouva là un ami qui ne lui manqua jamais.
Les deux jeunes gens suivirent cependant un chemin bien différent : Carlo Bertinazzi passa en France après avoir été militaire et mené une vie assez aventureuse ; là il se fit acteur, et sous le nom de Carlin il acquit une grande réputation à la Comédie italienne. Nous ne ferons pourtant mention de lui qu’en ce qui concerne son ami. L’attachement de ces deux jeunes gens fut cimenté à son aurore par le dévouement et la reconnaissance.
Dans une promenade, ils s’étaient écartés de leurs camarades ; Carlo était occupé à ouvrir des frutti di mare, Laurent voulut se baigner : il s’avança imprudemment jusqu’à un endroit où les flots salés et les eaux du fleuve Marecchia bouillonnent et se confondent, il perdit pied et jeta un cri d’angoisse ; Carlo accourut, se précipita tout habillé dans les flots et sauva son ami au péril de sa vie.
En sortant du séminaire, Laurent retourna habiter le pauvre village de Sant’ Angelo in Vado. Sa mère était morte, et il trouva bien triste la maison où elle n’était plus ; il aimait Dieu avec ardeur, il éprouvait cette profonde abnégation de soi-même qui fait les bons prêtres, et après de mûres réflexions il entra comme novice au couvent d’Urbino ; Laurent vint ensuite à Rome, et prononça ses vœux au couvent des Apôtres.
À cette époque, Lambertini venait d’être élu pape ; il sut apprécier le jeune professeur de philosophie de Pesaro ; Laurent occupait cet emploi. Les honneurs venaient à lui, mais il reculait toujours devant eux ; il vivait sobrement et dans la solitude, et se refusait même les choses les plus nécessaires pour donner aux malheureux. Mais, tout en aimant cette vie retirée, il fallut à Ganganelli plus d’un effort pour faire taire son imagination, cet hôte précieux que la raison ne soumet pas toujours. Cependant Laurent était indulgent et ne demandait point aux autres une dévotion outrée ; il disait que l’on ne guérissait point les plaies de l’âme seulement avec des prières réitérées ou faites à la hâte, mais bien par une longue volonté de devenir meilleur.
Tant de modestie, la réelle supériorité de ses talents, sa piété profonde attiraient à l’abbé Ganganelli autant d’admirateurs que d’amis ; son humilité restait toujours la même. Laissons-lui raconter les sentiments qu’il ressentit quand il fut élevé à une haute dignité de l’Église.
« Hier le neveu du nouveau pape, celui qu’on appelle le cardinal Patron, m’a fait appeler. Après m’avoir adressé amicalement des reproches de ce que j’avais refusé d’être général de notre ordre, il m’a dit en souriant :
» – Pour vous punir... puis il s’est arrêté et a ajouté en hésitant : Je crains de vous causer une trop vive émotion.
» – Que la volonté de Bien soit faite ! me suis-je écrié.
» – Eh bien, Ganganelli, le pape vous nomme cardinal.
» À cette annonce je suis demeuré atterré et sans voix ; mais aussitôt que j’ai pu m’exprimer, je me suis jeté aux pieds du neveu du pape ; je l’ai conjuré de faire révoquer cet arrêt par Sa Sainteté. Ce n’était point une fausse modestie qui me faisait tenir ce langage, non ; c’est du fond du cœur que j’ai assuré au cardinal qu’il y avait dans mon couvent des sujets bien plus dignes de recevoir l’honneur qu’on voulait me faire. Tout a été inutile, il ne me reste plus qu’à prier Dieu de me donner la force de porter dignement l’honneur d’un tel fardeau. »
Ganganelli était d’une sensibilité profonde, et il exprime avec charme et douceur la peine que lui fit éprouver le nouveau ton de respect humble que prenait son ami Carlin en lui écrivant.
« Pourquoi ce changement dans ton style, Charles ? lui mandait-il : ne suis-je pas le même à qui tu as sauvé la vie ? Reprenons nos premières façons, crois-moi ; ne suis-je pas Laurent comme devant, et le chapeau rouge qui me couvre n’abrite toujours que le même paysan de Sant’ Angelo. L’âme ne prend aucune couleur, ami, et c’est par elle que nous devenons quelque chose. »
Cet homme si humble et à qui les grandeurs pesaient si fort devait monter cependant aussi haut que possible.
Clément XIII mourut subitement ; au moment où il allait se mettre au lit, il éprouva de violentes convulsions, jeta un grand cri et expira. Le conclave fut assemblé, le plus profond mystère régnait au sujet de la nouvelle nomination. Ganganelli était si loin de désirer que le choix tombât sur lui, que dans sa pensée il avait fait le sien et écrivait à Carlin :
« Sais-tu ce que c’est qu’un conclave, mon ami ? C’est une réunion de vieillards moins occupés du ciel que de la terre, dont quelques-uns se font plus maladifs, plus goutteux qu’ils ne le sont réellement, afin d’inspirer à la fois plus d’intérêt et plus d’espérance. Un rhumatisme est un titre à la confiance ; l’hydropisie a ses partisans, car l’ambition et la mort comptent sur la même chance. »
Enfin, après quatre-vingt-dix-sept jours de mystère et de débats, on choisit Laurent Ganganelli, qui dur élu pape sous le nom de Clément XIV.
Si le désespoir eût été permis à une âme aussi pure, à une âme aussi douce, Ganganelli l’eût éprouvé ; il s’écriait souvent :
– Mon Dieu ! mon Dieu ! que ce calice s’éloigne de moi !
Quand il en eut pris son parti, le désir d’exercer son pouvoir le tourmentait si peu qu’on eut beaucoup de peine à le réveiller le lendemain de son élévation. Pourtant Ganganelli savait porter la tiare avec une véritable dignité ; mais il répandait tant de bienfaits, il était si généreux qu’on put dire qu’il était le plus pauvre prêtre de Rome. Il avait engagé une partie des propriétés qui lui appartenaient pour racheter quelques chrétiens captifs à Alger. Aussi se trouvait-il si gêné que quand le roi d’Espagne lui envoya un ambassadeur pour le prier d’être parrain de son fils, le saint-père ne savait comment faire pour payer les langes bénits que Rome a coutume d’envoyer à cette occasion. Ces langes sont d’un prix très-élevé, et Sa Sainteté trouvait cruel de ne pouvoir ni accepter ni refuser un si fastueux honneur.
Carlo Bertinazzi, qui s’était enrichi au théâtre, se trouvait à Rome à cette époque ; il envoya secrètement à son ami une somme de trente mille ducats. Clément XIV devina quelle était la main qui le tirait d’embarras ; il ne lui écrivit que cette ligne :
« Il n’y avait que de Charles que Laurent pût accepter. »
Le pape aimait et protégeait les arts ; ce fut lui qui fit le plus travailler à fouiller le Tibre. On retira de ce fleuve d’immenses richesses artistiques qui furent déposées au Vatican ; on en forma un musée qui prit le nom de Musée Clémentin qu’il porte encore.
Les jours qui lui paraissaient les plus agréables étaient ceux que le pape passait dans sa retraite de Castel Gandolfo, située sur les bords du lac Albano. Il projetait d’assainir tonte cette campagne, car ses plaisirs avaient toujours un but utile ; Laurent disait qu’il aimait mieux réparer des chaumières qu’élever des pyramides.
Clément XIV, sur les instances de tous les princes de l’Europe, prononça l’abolition de l’ordre des Jésuites. Cette mesure lui fit des ennemis redoutables. Cette Société, qui avait des membres partout, se tenait toujours à l’affût pour accomplir une horrible vengeance.
Ce fut quelques mois après que le pape tomba malade. Au milieu de ses souffrances, sa plus grande consolation était d’écrire à Carlo, et il lui mandait de sa main débile :
« Je me suis senti cruellement atteint comme je rentrais à Monte-Cavallo, après avoir officié à Saint-Pierre ; j’éprouvai tout à coup une forte commotion à la poitrine et un grand froid intérieur ; puis au bout de quelques heures ma voix se voila au point qu’à peine on pouvait m’entendre. Je sens depuis ce moment dans la gorge et dans la poitrine un feu intérieur qui me fait horriblement souffrir, et j’ai à me reprocher de montrer quelquefois trop d’impatience et d’oser murmurer contre mon sort. »
Dans la dernière lettre qu’il écrivit à son ami il disait :
« Ils ont beau m’assurer que dans peu je serai mieux, je sens, moi, que je suis frappé à mort. On m’affaiblit à force de sangsues, je perds toute force pour souffrir : les ongles de mes mains se détachent, mes cheveux, blanchis, se dispersent sur l’oreiller où j’essaie de reposer ma tête. Ah ! il est heureux, Charles, que tu ne voies point le spectre qui fut autrefois Clément XIV. Garde plutôt mon souvenir, garde-le comme tu m’as revu le jour où tu reçus ma bénédiction. Je relis sans cesse cette lettre où tu me dis :
« ... En vous voyant j’ai compris comment le fils de Dieu avait dû revêtir une forme humaine ; en relevant ma tête purifiée par votre bénédiction, j’ai rencontré vos regards, et dans vos yeux, Laurent, j’ai vu briller une larme. Ah ! si j’avais pu la recueillir et la déposer sur le front de mon dernier enfant ! »
Clément XIV fut près de six semaines à mourir ; il écrivit presque jusqu’à son dernier moment. On avait placé près de son lit, sur un prie-Dieu, du papier et des plumes dont il avait toujours l’habitude d’être entouré pendant sa vie si studieuse. Accablé de cruelles douleurs, tous les écrits qu’il laissa furent une protestation contre les bruits qui pouvaient courir sur sa mort. Il répétait avec une noble confiance que les hommes ne pouvaient se montrer si cruels pour avoir songé à une si atroce vengeance. Dieu ne lui envoya pas Carlo, son ami terrestre ; mais au moment où les yeux de Clément XIV allaient se fermer pour toujours, l’ange gardien qui avait présidé à sa naissance, et qui tant de fois était venu le visiter pendant son sommeil, descendit à son chevet et posa sa main sur ce cœur qui battait à peine ; les cieux s’ouvrirent, et l’âme de Clément XIV remonta vers son Créateur.
Madame Camille BODIN.
Recueilli dans Contes de ma mère, s. d.