La remplaçante

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry BORDEAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Y a-t-il des substitutions invisibles et peut-il être permis à une créature de s’offrir en holocauste à la place d’une autre pour satisfaire à l’équilibre de la mort ? Le dogme catholique admet la communion des saints et le partage des mérites. Les âmes ne peuvent-elles être rachetées par les prières ou les actes d’autres âmes qui compensent, en quelque manière, l’indignité des premières ? Mais c’est le plan divin où nous n’accédons pas volontiers. Sur le plan humain, nous retenons avec peine ces intersignes, ces pressentiments, ces communications à distance qui semblent l’indice d’un monde mystérieux où les ondes spirituelles vont s’élargissant comme celles des forces matérielles saisies par les nouveaux procédés de la science. Ainsi, des phénomènes ou des évènements qui semblaient s’être accomplis sans lien entr’eux sont-ils peut-être en état de dépendance. C’est la question qu’une récente aventure a posée à mon esprit et que je n’ai pas résolue.

 

*

*     *

 

La chasse au coq de bruyère – qui n’est guère fructueuse qu’au lever du jour, quand l’oiseau, tout entier à son chant et enivré de sa propre musique, ne perçoit pas le danger qui le menace, tandis que la chasse à la bécasse est favorisée par le coucher du soleil – m’avait entraîné très haut sur les pentes de la Glière, en Tarentaise. Le soir, fatigué, je rentrai à l’auberge de Champagny-le-Haut.

Champagny-le-Haut est un petit village plaisant de la Savoie, à 13 ou 1.400 mètres d’altitude, dans un site qui, en Suisse, eût été favorisé de la construction de magnifiques hôtels. On y accède de Brides-les-Bains par une route pittoresque au-dessus d’une gorge profonde où coule un Doron qui rejoint à Bozel le Doron de Pralognan. Il faut traverser et dépasser Champagny-le-Bas, dont le clocher penche comme la tour de Pise et dont l’église possède un retable italien tout doré, le plus amusant du monde avec ses angelots qui montrent dans tout cet or leurs faces rondes, pareils à des anges du Boccati de Pérouse.

Je connais bien cette auberge, où j’ai couché plus d’une fois à la suite d’excursions dans le massif de la Vanoise. Elle est tenue par d’excellentes gens, les Champoulet, qui élèvent une nombreuse famille, en sorte qu’on a des chances de trouver dans sa chambre soit un mioche égaré, soit une poule aventureuse. La mère du patron essaie bien de mettre de l’ordre dans la nichée et dans le poulailler. Mais, comme elle a plus de quatre-vingts ans, elle manque d’autorité.

C’est pourtant une des plus singulières vieilles femmes que j’aie connues. On l’a surnommée la mère Aumône à cause de ses charités. À Villarlurin, qui est un petit village bien connu des baigneurs de Brides, il y a la mère Abondance, dont le vin d’Asti et les confitures sont célèbres. Mais Champagny-le-Haut s’enorgueillit de la mère Aumône, qui distribue tout ce qu’elle a, c’est-à-dire pas grand’chose, mais de si bonne grâce que les pauvres en sont saisis et posent immédiatement devant elle le fardeau, pourtant si lourd, de la pauvreté. Imaginez une femme si maigre que les joues se rejoignent pour former une figure de papier presque transparente à la lumière. Autour du cou, elle porte le bijou familial, le cœur et la croix de Savoie, en or s’il vous plaît, que réunit un ruban de velours noir. Ce bijou a toute une histoire : car elle l’a donné déjà plus de dix fois, et toujours il lui est revenu. Les malheureux à qui elle en avait fait cadeau ont eu honte de l’en dépouiller et ont travaillé dare-dare jusqu’à ce qu’ils aient pu le lui rapporter. En sorte qu’elle ne peut plus s’en dessaisir. Un individu de Champagny-le-Bas, assez mal famé cependant, le lui a refusé :

– Non, merci, a-t-il répondu. Ça coûte trop cher.

Il n’avait nulle envie de se tuer au travail pour suivre la tradition.

Imaginez encore une voix douce comme un murmure de source et qu’on entend néanmoins très bien – encore un miracle ! – et qui part d’une bouche sans dents, presque sans lèvres, toute mince dans la figure pâle – et des yeux décolorés qui ont dû être jadis d’un bleu de ciel ou de myosotis et qui sont maintenant presque gris, de la teinte de la feuille de menthe. Il faudrait pour la représenter le crayon d’André Jacques, cet illustrateur unique des hautes vallées savoyardes qui s’en va l’hiver habiter des villages perdus dans la neige, Saint-Sorlin-d’Arve, ou Bessans, rien que pour s’imprégner de la vie des solitudes et restituer ainsi aux visages qu’il dessine leur atmosphère naturelle, comme on nimbe le visage des saints pour mieux évoquer leur sainteté, et ses préférences vont aux plus vieilles, dont les traits émaciés s’accentuent avec l’âge, parce qu’il peut y résumer toute une longue existence de travail, d’économie, d’acceptation et, parfois, de grandeur intérieure.

Je causais volontiers avec la mère Aumône qui m’avait pris en amitié, peut-être à cause du ton de nos conversations. Dans les villages, il n’est jamais question entre mari et femme, entre mère et fils, entre fille et père, entre frère et sœur, que des intérêts matériels et de la vie quotidienne. La vieille femme eût désiré et mérité mieux. Je l’avais surprise montrant à ses petits-enfants de ces lys de montagne qui sont la gloire de la flore alpestre, ou, le soir, les étoiles, ces fleurs du ciel, dont elle ignorait les noms et que je lui enseignais, mais sa mémoire ne les retenait pas. Les gamins ne la prenaient pas au sérieux.

Or, à mon arrivée, j’avais remarqué en elle une sorte d’agitation qui la rajeunissait.

– Eh bien, mère Aumône, toujours pareille ! Les années ne comptent plus.

– Chaque jour me rapproche, me répondit-elle.

Chaque jour la rapprochait de la terre ? Non, mais de Dieu. Elle ajouta :

– Et celui-ci plus que tout autre, mon bon monsieur.

Que voulait-elle entendre par là ? Puis elle dit encore :

– N’avez-vous rien vu dans la montagne ?

– Pas le moindre coq de bruyère. Pas le moindre chamois. Rien que des perdrix blanches. Ce n’est pas un gibier royal.

– Et rien d’autre ?

– Non, rien d’autre.

– Mais vous n’avez pas vu la mort ?

– Certes, non, madame Champoulet. Pourquoi l’aurais-je vue ?

– Parce qu’elle y est peut-être. C’est de là qu’elle doit venir.

J’étais accoutumé à ses étrangetés de parole. Des étrangetés qui n’allaient pas sans une certaine poésie mystérieuse, comme si la vieille femme vivait déjà dans un monde surnaturel, avec des visions et des fantômes. Pour changer le ton du dialogue, je me mis à rire :

– Oh ! nous avons bien le temps de la voir.

– Le temps n’est pas à nous, monsieur.

Il n’y avait donc pas moyen d’échapper à son emprise. Heureusement, c’était l’heure du souper, comme on dit à la campagne, et la famille Champoulet s’assemblait à grand’peine. Elle occupait un coin de la salle à manger et l’on avait mis mon couvert à l’autre extrémité, au bout d’une grande table qui attendait des clients. Seul, je m’assis en face d’une assiette de soupe aux choux qui exhalait un arome appétissant dans une buée chaude, quand un grand brouhaha retentit dans le corridor. Le bruit d’une troupe en armes qui envahit une caserne. Des souliers ferrés qui font gémir les planchers, des bâtons qui sonnent, un carillon de voix joyeuses. Et nous vîmes entrer un prêtre, la soutane relevée, avec une bande de jeunes gens, piolet en mains, et sac au dos.

– À la soupe ! à la soupe ! criaient ceux-ci gaiement.

L’ecclésiastique qui les conduisait eut toutes les peines du monde à calmer cette exubérance. Déjà, le brave Champoulet s’était élancé à la rencontre de ces nouvelles recrues qui allaient achalander son auberge.

– Pouvez-vous nous donner à manger et à coucher ?

– À manger, oui, monsieur le curé. Mais pour vous coucher, il n’y a pas assez de lits.

– Et une grange avec du foin ?

– Une grange avec du foin, bien sûr.

– Alors, ça va. Les enfants, on se débarbouille à la fontaine pendant que le repas se prépare.

– Combien êtes-vous, monsieur l’abbé ? réclama le patron.

– Huit, en tout, avec le guide, puisque Veyrier est resté en route.

– Vous avez laissé quelqu’un en route ?

– Oh ! dans un bon endroit, au refuge Félix-Faure, à la Vanoise. Le guide dînera avec nous.

Et la troupe disparut aussi bruyamment qu’à l’arrivée, pour permettre à l’aubergiste de dresser le couvert et de cuire son ragoût. Quant à moi, totalement oublié, je réclamais en vain la suite, ce jambon chaud qu’on m’avait promis, quand mon assiette fut vidée. J’attendrais la compagnie pour achever mon repas.

La compagnie s’installa à ma table, une demi-heure ou trois-quarts d’heure plus tard, avec des rires, des exclamations et un appétit qui m’inspira des craintes pour le cas où le plat ne viendrait à moi qu’en dernier lieu. Cette tristesse me fut épargnée et il me resta du jambon, avec des pommes de terre et des choux, qui, décidément, revenaient sous toutes les formes et demeuraient la base de l’alimentation.

Quand cette ardeur belliqueuse des mâchoires fut un peu calmée, je reçus la confidence – fragmentaire, mais il était facile de coudre les morceaux – de la petite expédition. L’abbé Régis, chaque année, emmenait, avant la rentrée des classes, quelques-uns de ses élèves de philosophie en course de montagne. Ainsi avait-il combiné la traversée du col de la Grande-Casse qui se fait de Pralognan à Champagny-le-Haut. On va coucher au refuge, à deux mille cinq cents mètres d’altitude. De là, on part le matin de très bonne heure, à la lanterne ou à la lueur de la lune, on aborde le glacier, où il faut tailler des marches, ce qui est long, de façon à atteindre le col avant le lever du jour, parce que les séracs se détachent souvent aux premiers rayons du soleil et risqueraient d’écraser les retardataires. C’est, d’ailleurs, le seul risque d’une excursion qui est une des plus belles de la Tarentaise. Le passage vous met en familiarité avec la Grande-Casse, toute voisine, et avec la pyramide rouge de la Glière, vous donne des vues sur le Mont Pourri, sur le Grand Paradis et le massif du Mont Blanc, et la descente aboutit à un lac charmant, de ce vert bleuté des glaciers, où se reflètent les sommets voisins.

 

 

Quelques-uns de ces jeunes gens connaissaient peu les charmes de la montagne et en revenaient tout enivrés. Ils avaient eu l’impression flatteuse de courir des dangers, parce qu’il avait fallu se mettre à la corde. Le guide Favre, dit Paton, l’avait exigé à la montée pour le franchissement des crevasses et pour la pente de glace qui est sévère. Celui-ci rendit hommage, en buvant du vin blanc, à leur vaillance et à leurs jambes, avec cette autorité du grand chef qui complimente un régiment après une brillante action.

Cependant, la famille Champoulet, qui avait, dès longtemps, fini son souper, plus modeste que le nôtre, s’était peu à peu rapprochée de notre groupe. Les enfants n’avaient pu résister à leur curiosité. Puis la mère Aumône, toujours alerte et curieuse. Puis l’aubergiste et sa femme, sous le prétexte de servir et de desservir. Cela faisait un grand rassemblement. Cette jeunesse était plaisante à voir avec ses coups de soleil, ses regards brillants, cette enluminure de toute la face après une bonne journée de saine fatigue. Dans une accalmie, la mère Aumône posa tout à coup la question qu’elle m’avait déjà posée :

– Et n’avez-vous rien vu dans la montagne ?

– Nous avons vu, dit l’abbé, poliment, les merveilles de Dieu.

– Sans doute, et rien d’autre ?

– Le glacier était désert, madame, et nous n’avons rencontré personne. Il n’y avait pas d’autre caravane que la nôtre.

Elle n’insista pas, mais elle ne cessait de fixer de ses yeux sans couleur le prêtre, qui finit par s’apercevoir de l’attention dont il était l’objet.

– Vous n’avez rien de plus à me demander, Madame ?

– Si, monsieur l’abbé, mais ce sera pour tout à l’heure. Je vous attendais.

Il parut surpris :

– Vous m’attendiez ?

– Oui, vous ou un autre.

Lui ou un autre, donc l’attente n’avait plus rien de surprenant, et la parole perdait toute bizarrerie.

Dans ces conversations à bâtons rompus revenait fréquemment un nom – Veyrier, François Veyrier – prononcé par les uns avec cette nuance d’admiration qui est spéciale à la jeunesse, et par les autres avec une sorte de rancune qui devait être une forme de l’envie. Je compris qu’il s’agissait du camarade resté en arrière, au refuge de la Vanoise. Et tout à coup la querelle éclata :

– Tout ça, dit un grand garçon qui visait de toute évidence à jouer le premier rôle dans l’alpinisme, c’est des blagues. Il n’est pas plus malade que moi. Et il n’est pas venu parce qu’il a eu peur.

– Allons donc ! répliqua un autre avec colère. Peur, lui, tu ne le connais pas !

– Parfaitement, il a eu peur. La montagne, il ne sait pas ce que c’est. Et il s’est méfié du passage du col et de la traversée du glacier. Alors il a raconté cette histoire.

– Moi, je te réponds que si François n’est pas venu, c’est qu’il n’a pas pu venir.

– Et moi, je ne crois pas à ces maladies au moment de courir un risque.

– Un risque ? Il n’y avait pas de risque.

– Il y a toujours du risque. Demande au guide.

Favre, dit Paton, sommé d’intervenir, intervint avec prudence et de façon à servir sa corporation :

– Sans guide, bien sûr qu’on peut rencontrer du danger. La preuve, c’est qu’il faut se mettre à la corde. Le mal d’aujourd’hui, c’est tous ces jeunes gens qui prétendent se passer d’un bon guide. Un bon guide, c’est un bon guide. Il ne faudrait pas s’aventurer tout seul au col de la Grande-Casse en plein soleil, quand la chaleur travaille les séracs. Il ne faudrait pas.

– Vous voyez, triompha l’ennemi de François Veyrier.

– Oui, les absents ont toujours tort, constata rageusement son antagoniste.

 

*

*     *

 

Les absents ? Voilà que la porte s’ouvre pour livrer passage à un nouvel arrivant dont le succès est immédiat et prodigieux, en sorte que je n’ai pas de peine à reconnaître ce François Veyrier, objet du litige. Tout le monde se lève, l’accueille avec des cris, des éclats de voix qui expriment la surprise, l’abbé Régis en tête. Mais, lui-même répond mal à ces ovations. C’est un beau gaillard, bien découplé, qui succombe à la fatigue et dont les yeux sont presque hagards.

– Ah ! dit-il enfin, j’ai terriblement marché !

– Nous aussi, mon ami, constate l’abbé.

– Mais vous n’avez pas vu la mort, ajoute le jeune homme.

La mère Aumône s’est approchée sournoisement sur ces derniers mots et dans le silence qui a suivi elle réclame de sa voix blanche :

– Vous l’avez vue, Monsieur ?

– Comme je vous vois, Madame.

– Et vient-elle derrière vous ?

– Je ne pense pas. J’ai couru trop vite. J’ai dû la dépasser.

On rit et le malaise se dissipe. On offre à boire à François Veyrier, on l’installe à table, on lui porte de la soupe aux choux et il ne tarde pas à rire lui aussi de toute sa jeunesse qui s’épanouit dans le bien-être.

– Racontez-nous votre aventure, lui demande enfin l’abbé Régis.

– Oh ! c’est bien simple. Après votre départ, à trois heures du matin, je me suis endormi. J’avais été malade toute la nuit et je croyais ne me lever que pour redescendre sur Pralognon. Mais une fois réveillé, je ne ressens plus aucun mal. – Si je les rejoignais ?... Je ne dis rien à personne et je file. Sur le glacier, j’ai trouvé vos marches taillées. Elles m’ont aidé à grimper. Le soleil les attaquait et le pied s’y collait bien. Sans quoi j’aurais eu de la peine. J’arrive au col vers midi sans me douter de rien. C’est beau, cette coupure entre les parois de neige qui encadrent le bleu du ciel. Je ne savais pas appeler par leur nom les montagnes nouvelles que je découvrais, mais je leur adressais tout de même des signes d’amitié. Après avoir regardé la vue, je veux redescendre sur vos traces que j’avais bien repérées. C’est alors que la chose s’est passée.

Il se tait, comme s’il avait encore dans les yeux une vision d’épouvante, mais le chœur le presse de poursuivre :

– Quelle chose ?

– La chose qui m’a fait si peur.

Ah ! ah ! il a eu peur ! Son accusateur a dans le regard un éclair de victoire. Mais l’homme qui dénonce lui-même sa pusillanimité est généralement courageux.

– Je ne savais pas, reprend enfin Veyrier plus lentement et comme s’il se parlait à lui-même, qu’il y avait dans la montagne un pareil mouvement. Je les croyais immobiles, fixées une fois pour toutes. Vous comprenez, moi, je suis de Lyon. Je n’ai pas l’habitude. Elles bougent, elles remuent, elles se précipitent, et c’est effrayant.

Il chasse encore une fois la vision qui l’obsède et il achève :

– Donc, j’avais commencé la descente, quand au-dessus de moi j’entends des craquements dans la paroi, et puis des détonations. Des détonations comme des coups de tonnerre. Et voilà des cavaliers blancs qui bondissent au galop. Ils me passent au-dessus de la tête pour s’engouffrer dans le vide.

– Les séracs, interrompt Favre, le guide, dit Paton.

– Et puis c’est toute une glissée de neige qui coule à côté de moi. J’en ai senti le souffle comme si elle m’aspirait.

– Une petite avalanche, dit encore le guide.

– J’ai compris que c’était fini au silence qui a suivi. Alors j’ai eu peur. J’ai eu peur après, comprenez-vous. Après, parce qu’avant je n’avais pas bien compris. La mort avait passé à côté de moi. La mort de l’Apocalypse, vous rappelez-vous, monsieur l’abbé, celle qui monte un cheval pâle.

– C’est bien ça, déclara la mère Aumône.

– Mes jambes, reprit le jeune homme, flageolaient et j’avais peine à respirer. C’était le cœur qui m’étouffait. J’ai cru que je ne pourrais pas repartir. J’ai cru que j’allais glisser à mon tour et suivre les cavaliers blancs. Et puis je me suis redressé. Ah ! mais, il ne fallait pas s’attarder ! Si le même phénomène allait recommencer ? Alors, j’ai traversé le flot de la neige en poudre, retrouvé vos traces et marché comme un fou jusqu’à ce que je fusse sorti de toute cette blancheur perfide. Et me voilà.

– Vous avez eu de la chance, proclame le guide.

– De la chance ?

– Oui, mon bon Monsieur. Il ne faut pas passer le col de la Grande-Casse en plein soleil. On prend un guide, un bon guide. Avec un bon guide, la montagne est sûre.

Sur ce récit l’abbé Régis, gentiment, commanda une bonne bouteille. La veillée ne se prolongea pas néanmoins. Toute cette jeunesse levée si matin, tombait de sommeil. Et l’on se souhaita le bonsoir. Mais, comme le prêtre se retirait, la mère Aumône le retint par le bras :

– Je vous attends, monsieur l’abbé.

– Et pourquoi faire, ma bonne dame ?

– Pour me confesser.

– Il est bien tard. Et vos péchés ne doivent pas peser lourd. Demain matin.

– Non, non, monsieur l’abbé. Demain matin, je ne serai plus là.

– Vous vous en allez ?

– Justement.

J’étais seul à surprendre ce dialogue, les jeunes gens cherchant déjà la foinière. Le prêtre, bien qu’il fût las, ne se déroba pas et il écouta la vieille femme.

 

*

*     *

 

Le lendemain matin, comme j’achevais de boucler mon sac avant de redescendre sur Bozel et Brides, le brave Champoulet envahit ma chambre avec fracas :

– Ah ! Monsieur, en voilà un malheur !

– Et quoi donc ?

– Elle a passé cette nuit.

Je n’hésitai pas à deviner. Sa mère, la mère Aumône, était morte.

– Comment est-ce possible ? m’informai-je.

– On n’y comprend rien. Vous l’avez vue hier soir, toujours pareille, toujours active et bien parlante. Elle s’est couchée comme d’habitude. Il y a deux lits dans la pièce, un pour elle, un pour mes deux filles. Les petites n’ont rien entendu. À cet âge on dort à poings fermés. Alors c’est ma femme qui me dit tout à l’heure : « Ta mère ne se lève pas, elle qui est toujours debout pour la messe. Je vas voir. » Elle va voir, et je l’entends qui m’appelle. J’accours. La pauvre vieille maman ne remuait plus. Elle n’était pas encore froide, mais on n’a pas pu la réchauffer.

Je l’accompagnai auprès de la mère Aumône, tranquillement allongée sur le dos. Sa figure n’était pas plus pâle qu’à l’ordinaire. La bouche souriait. Les traits n’accusaient aucune souffrance, aucune angoisse, au contraire une paix infinie, le repos enfin gagné après la journée. Déjà Mme Champoulet, sa bru, rangeait la chambre avec soin, disposait deux bougies, une de chaque côté, mettait sur une petite table, au pied du lit, un verre d’eau bénite avec une branche de buis.

Le bruit de cette mort subite s’était déjà répandu dans le village, car une voisine, presque du même âge que la défunte, entra comme chez elle.

– La mère Jeanne, me souffla l’aubergiste.

Je connaissais la mère Jeanne, plus bavarde et plus remuante que la mère Aumône, mais tout aussi religieuse. Or la mère Jeanne ne manifestait aucune émotion. Après avoir prié, elle allait et venait comme une ménagère de la mort.

– C’est une grande perte, lui dis-je.

– Oh ! vous savez, Monsieur, chacun son tour. Et quant à Marie Favre, dame Champoulet ici présente, elle voulait donner sa vie pour le salut d’une âme.

– Pour le salut d’une âme ?

– Oui, Monsieur, pour le salut d’une âme. Quand ces trois jeunes gens, vous savez bien, se sont tués l’autre semaine à la Becca Motta, elle avait offert à Dieu de mourir pour quelqu’un dans la montagne.

Cet accident de la Becca Motta était, en effet, tout récent : deux jeunes gens, presque des enfants, dix-sept et dix-huit ans, qui étaient partis sans guide et qui avaient rencontré la mort. Ils s’étaient cordés sur le glacier, et l’un d’eux, glissant, avait dû entraîner l’autre. L’évènement avait fait beaucoup de bruit dans la vallée. Sans doute en avait-on parlé à Champagny.

– Pour quelqu’un ? demandai-je, très intrigué.

– Oui, pour un de ces malheureux qui s’en vont en promenade et qui périssent parce qu’ils sont imprudents. Alors, hier, à midi, mon amie Marie Favre, celle que vous appelez la mère Aumône, et que, moi, j’appelle Marie Favre parce que je l’ai connue jeune fille, il y a des temps et des temps, m’a dit comme ça : « Jeanne, il y a quelqu’un en danger. C’est le moment de prier. » Et elle m’a forcée à me mettre à genoux au bord du chemin. Quand elle s’est relevée, elle a dit encore : « Ce sera pour ce soir. Mais je voudrais bien voir un prêtre. » Je lui ai proposé d’aller chercher M. le curé. « Il n’est pas là, m’a-t-elle prévenue, il est descendu à Bozel et ne remontera que demain matin. Il m’en faudrait un autre. » Alors il est venu cet abbé avec sa jeunesse.

Je l’avais écoutée avec curiosité, puis avec émotion. Ainsi la mère Aumône, frappée de l’accident mortel de la Becca Motta, avait-elle proposé à Dieu ce marché : « Prenez-moi, je suis rassasiée de jours, et épargnez l’un de ces voyageurs que veut prendre la montagne. » Elle avait senti à distance le danger que courait ce François Veyrier au passage du col de la Grande-Casse et avait redoublé ses instances à l’heure précise où l’avalanche menaçait d’engloutir l’imprudent. François Veyrier, sans le savoir, lui devait la vie, si Dieu, en effet, avait accepté l’échange.

 

 

François Veyrier achevait de déjeuner gaîment avec ses camarades. L’abbé Régis vint s’agenouiller auprès du lit de la défunte. En l’aspergeant d’eau bénite, il nous déclara que c’était une sainte femme et que la veille au soir elle l’avait édifié. Mais il ne jugea pas à propos d’attrister ses élèves avec cette vision de la mort.

Et je vis le groupe disparaître. François Veyrier, insouciant, ignorant, ne sut jamais qu’il avait bénéficié, en détresse sur la neige en mouvement, de l’offrande sacrée d’une âme...

 

 

Henry BORDEAUX,

Contes de la montagne, 1928.

 

 

 

 

 

 

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