Le Sphinx

 

                                               Au peintre Luc-Olivier Merson.

 

 

Accroupi sur un socle envahi par le sable,

Le col haut, le front haut, et les yeux grands ouverts,

Certain de tout connaître, et d’être impérissable,

Le grand Sphinx se dressait au-dessus des déserts.

 

Il avait vu tomber à l’oubli tant d’empires,

Tant de siècles couler comme l’eau du torrent,

Que le retour prévu des jours bons, des jours pires,

Sur son immense ennui glissait, indifférent.

 

Monolithe géant taillé par les Ancêtres,

Il témoignait pour eux ; et, sur ses flancs polis,

Le cartouche royal, épelé par les prêtres,

Parlait aux temps nouveaux des âges abolis.

 

Les deux pattes du monstre, en avant de son ventre,

Formaient en s’évidant un retrait équarri ;

Et, contre le Simoun, à défaut de leur antre,

Les lions en maraude y trouvaient un abri.

 

– Or, voici qu’une femme assise sur un âne

Apparut tout là-bas ; avec des soins pieux

Un homme, à pied, guidait la douce caravane :

Cette femme était jeune, et cet homme était vieux.

 

Et lui, le Sphinx, gardien des saintes Pyramides,

Lui, qui savait l’arcane en leurs blocs contenu,

Devant ces voyageurs si las et si timides

Tressaillit du frisson sacré de l’Inconnu !

 

                                             *

                                         *      *

 

Le jour, déjà, baissait. – En leur marche attardée,

Ils allaient droit au Sphinx pour la halte de nuit ;

C’étaient des gens de peu, qui venaient de Judée,

Humbles, comme ceux-là qu’un mauvais sort poursuit.

 

La femme, cependant, sous les plis de sa mante,

Semblait avec amour porter quelque trésor :

Car, lorsqu’elle y penchait sa figure charmante,

On y voyait briller, subit, un reflet d’or...

 

Bien moins pour le repas que pour chasser les bêtes.

L’homme alluma du feu : dans le calme du soir,

Lente, vers le zénith où pointaient les planètes,

La fumée en monta comme d’un encensoir.

 

Et quand ils eurent pris leur pauvre nourriture,

Quand leur âne, au hasard, se fut mis à brouter,

Dans la pénombre astrale où baignait la Nature,

Ils cherchèrent des yeux un gîte où s’abriter.

 

Et la femme, voyant la plaine toute rase,

Et les deux bras du Sphinx ouverts comme à dessein,

S’assit, les pieds pendants, au rebord de la base.

Et s’assoupit, avec son trésor sur son sein.

 

– Et, le manteau s’étant écarté, l’alvéole

Qui, noire, se creusait sous le poitrail du dieu,

Resplendit tout à coup, pleine d’une auréole

Ayant un nouveau-né rayonnant au milieu ;

 

Et le granit s’émut, vibra, devint sonore

Aux étranges lueurs qui le faisaient vermeil,

Et le chant en sortit, qu’on ne l’avait encore

Entendu moduler qu’aux levers du Soleil !

 

                                             *

                                         *      *

 

– Et tandis que, rêvant de paix et de chaumière,

Le vieillard sommeillait près d’un reste de feu ;

Que la Mère et l’Enfant dormaient dans la lumière,

Que l’âne, en liberté, broutait un chardon bleu ;

 

Le grand Sphinx accroupi, dont les yeux sans prunelles

Avaient tant vu passer de choses ici-bas,

Cherchait éperdument aux voûtes éternelles

Le mot de cette énigme, – et ne le trouvait pas.

 

 

 

Vicomte de BORELLI.

 

Paru dans L’Année des poètes en 1893.

 

 

 

 

 

 

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