La centenaire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G. A. BORGESE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LA dernière fois que je suis allé dans mon pays, je n’ai pas pu rendre visite à Mme Élise. Elle était morte le jour de Pâques à l’âge de cent quatre ans et trois mois.

Jamais jusque-là je n’avais manqué d’aller la voir, par devoir d’abord, lorsque j’étais plus jeune, puis par habitude. Et j’avais fini par m’apercevoir que j’accomplissais maintenant ce rite de la visite annuelle avec un certain plaisir.

Depuis vingt ans, toutes les années vers la fin du printemps, je reviens passer toute une quinzaine dans ma maison paternelle. Lorsque j’étais plus jeune, ma mère me disait presque timidement :

– Maxime, il ne faut pas oublier d’aller chez Mme Élise. Elle est vieille, la pauvre, bien vieille.

– Je le sais qu’elle est bien vieille, disais-je en m’efforçant de sourire. Ce n’est pas une visite intéressante, Maman.

Et ma mère insistait :

– Il faut avoir de la patience. Elle en avait tant avec toi quand tu étais petit ! Elle t’aimait bien. Elle ne fait que parler de toi, elle demande quand tu vas venir et te réclame.

– Comment fait-elle pour tant s’occuper de moi ? quand je suis là, elle ne me reconnaît même pas.

C’est toujours ainsi que ça se passait en effet. J’attendais le dernier jour des vacances pour aller me rendre dans la vieille rue tortueuse où habitait Mme Élise avec l’aîné de ceux qui lui restaient et toute une tribu de petits-enfants et d’arrière-petits-enfants. J’y allais à la tombée de la nuit. Ces rues de ma ville encombrées de maisons, ces cours sombres où le concierge est enfermé dans une sorte de boîte, ces balcons aux balustrades renflées d’un baroque un peu triste, peuvent déplaire à certains voyageurs venus du Nord, mais elles me donnent à moi la mélancolie des souvenirs aimés.

Je demandais au concierge : « Mme Élise vit toujours ? Elle va bien ? » Et je prenais l’escalier, me souvenant du temps où je le montais dans ce même immeuble, un peu fatigué, ma serviette pleine de livres et de cahiers sous le bras ; j’entrais dans le salon aux persiennes fermées, aux fauteuils engoncés dans leurs housses de toile, avec un beau hibou empaillé au milieu du mur. Au bout de quelques minutes, Mme Élise arrivait, avec sa petite mantille de dentelle noire sur les épaules, et son regard fixe d’aveugle, bien qu’elle pût encore coudre sans lunettes.

Et je lui disais :

– Madame Élise, je suis Maxime Ruvo.

– Paul est à Partanna, me répondait-elle. Vincent est parti pour Salemi.

Ou bien, selon les cas ou suivant ce qui lui passait par la tête, elle me racontait qu’ils étaient sortis ou qu’ils se trouvaient dans une autre pièce et qu’elle allait les appeler. Paul était son fils et Vincent l’aîné de ses petits-enfants.

Alors je me décidais à lui rappeler le diminutif de mon enfance :

– Madame Élise, je suis Mimi.

– Mimi, disait-elle d’une voix sourde, écartant à égale distance de ses hanches ses mains décharnées et presque aussi noires que celles de quelque idole exotique. Mimi ! Bien sûr, que tu es Mimi. Comme tu as grandi ! Tu ne te souviens plus du temps où tu étais haut comme ça et où pour te purger ta pauvre maman te serrait le nez et te tenait les mains pendant que je te faisais prendre ta purge de force à la cuillère. Après, tu criais ! Oh ! ce que tu criais Mais c’était trop tard... Ta pauvre maman !

– Mais Maman vit toujours ; elle se porte bien et elle m’envoie vous saluer, madame Élise, lui disais-je.

Car c’était une de ses particularités : il lui suffisait de ne plus voir une personne pendant quelques jours pour la croire morte, et cela du cœur le plus tranquille... Moi, elle ne savait que me raconter cette histoire de la purge. Je lui posais quelques questions sur sa santé et sur sa vue, – tout cela d’ailleurs je le savais, à quelque chose près, – je m’étonnais de son âge et de sa nombreuse descendance, je lui donnais de moi quelques nouvelles, qu’elle n’écoutait pas et ne pouvait d’ailleurs pas comprendre. À la fin il me semblait entendre le silence et la pénombre couler comme un fleuve entre mon fauteuil et le sien et si quelqu’un était survenu pendant ce temps, je m’empressais de prendre congé.

– Mimi, disait-elle en me disant au revoir, n’étudie pas trop ; n’abîme pas ta santé.

Elle s’imaginait sans doute que j’étais encore au collège !

Je pourrais dire avec précision quand je commençai à ne plus me sentir humilié par ce surnom de Mimi qui m’avait causé tant d’ennuis même quand j’étais petit (car j’y tenais moi, à mon prénom, je le trouvais si beau !) et aussi à ne plus me sentir contrarié et blessé par ce souvenir de la cuillère enfoncée de force dans ma bouche. C’est que je n’étais plus un enfant. Et je pourrais dire presque avec la même précision à quel moment ce souvenir qui m’avait semblé si lointain et si légendaire que j’arrivais à en douter commença à devenir pour moi présent et vivant, comme s’il s’agissait d’une chose qui se serait passée la veille ; je retrouvais même cette odeur grasse qui me suffoquait. Ce qui équivaut à dire que je commençais à vieillir...

Toutes les années à la même saison je revoyais donc Mme Élise et j’écoutais sa conversation toujours pareille. Exactement comme le travailleur est tiré à chaque instant de ses pensées en entendant le bourdonnement de la vieille horloge à balancier qui va sonner, en regardant le cadran historié où les deux trous des remontoirs semblent deux yeux sans pupilles. Une autre heure de sa vie est finie et la machine du temps ne s’en aperçoit pas...

Lorsque Mme Élise eut cent ans accomplis, ses enfants et les enfants de ses enfants, presque tous jusqu’à la quatrième génération, vinrent de tous les points de l’île et se réunirent dans la ville pour lui rendre hommage. Parmi les derniers venus au monde certains ne la connaissaient pas encore. Ils étaient plus de quarante et naturellement ils ne trouvèrent pas tous de la place chez elle, malgré le grand nombre de pièces transformées pour la circonstance en dortoirs avec des matelas par terre.

On fit dire une messe d’action de grâces à la cathédrale. L’évêque obtint la bénédiction du Pape pour Mme Élise. Les journaux publièrent son portrait avec quelques lignes de souhaits.

Ses enfants avaient tous des cheveux blancs, l’une de ses filles était presque déjà sur son déclin. Ils se cachèrent de côté et d’autre pour pleurer d’attendrissement sans qu’elle les vît.

Quant à ses enfants et ses arrière-petits-enfants, plus leur jeunesse s’éloignait de cette source originelle, plus la curiosité et la fierté l’emportaient sur l’affection. Le dernier fils de Vincent, Joachim, un garçonnet de huit ans, était celui qui l’aimait le plus. Perdue dans son rêve, toute menue, elle faisait penser à une première communiante.

Le repas fut tel qu’elle aurait pu le commander elle-même avec toutes les petites gâteries qu’elle préférait depuis près d’un siècle, des cornichons jusqu’au gâteau. Un gâteau tout à fait à l’ancienne mode, fait de farine pétrie avec du miel filé que l’on appelait des cheveux d’ange. Comme toujours, Joachim était assis à côté d’elle ; il lui coupait sa part et lui tendait la fourchette ou la cuillère avec un morceau, au bout, sans cela Mme Élise n’aurait plus mangé du tout.

Mais ce qui lui apporta la plus grande joie fut la visite inattendue de sa « jeune » amie Nicolette qu’elle n’avait plus vue depuis soixante-dix ans. On l’y prépara tout doucement, mais elle accepta tout de suite la nouvelle sans trop d’étonnement bien qu’elle ait depuis fort longtemps considéré son amie comme morte. La visiteuse avait cinq ans de moins qu’elle. Elle portait une robe bleu ciel car elle était vouée à la Sainte Vierge.

Lorsqu’elles se rencontrèrent dans le salon où l’on avait ce jour-là ouvert les persiennes et dépouillé les fauteuils de leurs housses, avant de s’embrasser et de s’étreindre, elles agitèrent leurs petits pieds comme elles pouvaient et rirent longuement sous l’effet de ce trop grand bonheur, hi ! hi ! hi !...

– Comme elles sont jolies ! disaient ses enfants en les regardant. Puis elles s’installèrent à côté l’une de l’autre se tenant les mains et l’évocation des souvenirs commença.

Du présent elles ne savaient rien, mais leur passé lointain était comme un livre grand ouvert. Elles le feuilletaient et se réjouissaient. Deux souvenirs surtout faisaient leurs délices.

Celui du bal, soixante-quinze ou quatre-vingts ans auparavant. Les voici toutes deux, Élise et Nicolette, dans le salon de la vieille maison d’Élise. Les fauteuils en peluche rouge sont là et aussi le piano dans un coin ; au milieu de la pièce, le guéridon, au-dessus, la grosse lampe en bronze ; sous cette lampe, bien arrangées, les petites tasses en porcelaine blanche et or du service à café de vingt-quatre pièces. La tante Euphrasie est au piano, Élise et Nicolette dansent. Le parquet tremble un peu et les vingt-quatre petites tasses à café dansent elles aussi et sautillent en tintant sur leurs soucoupes... À l’évocation de ces vingt-quatre petites tasses qui dansent au son du piano et leur servent d’accompagnement, la centenaire et sa « jeune » amie rient encore presque avec les mêmes petites voix perçantes de jadis.

Leur autre souvenir c’est celui du choléra de 1837. Des milliers et des milliers de morts, les rues vides, les portes-fenêtres fermées. De temps à autre, une horrible charrette passe dans la ville et s’arrête, le charretier lève la tête vers les balcons et crie en se faisant un cornet de la main : « Qui est-ce qui a des morts ? » Un balcon s’ouvre, un paquet sinistre tombe sur le pavé.

– Qui est-ce qui a des morts ? répètent à l’envi Mme Élise et Nicolette en évoquant ce souvenir.

– Ah ! quels temps nous avons passés ! dit Mme Élise.

Et elles rient toutes les deux : hi ! hi ! hi !...

Trois ans s’écoulèrent après cette fête. Puis trois mois passèrent encore. Chaque matin, Paul, Vincent, tous ceux de la maison, sauf les enfants savaient exactement et sans effort combien de mois et combien de jours avait Mme Élise, tout comme ils savaient quel jour de la semaine et du mois on était.

Elle ne semblait pas changée. Ses os saillants, ses rides, ses grosses veines faisaient penser à cette cire qui coule le long d’un cierge jaune éclairé par sa propre flamme.

Un jour d’avril Joachim prit mal à la gorge avec une violente fièvre. Mme Élise s’assit à table mais ne mangea rien. Depuis plusieurs années déjà elle refusait la nourriture si elle ne lui était pas offerte une bouchée après l’autre par son petit-fils préféré.

Le lendemain elle dit tranquillement : « Joachim est mort. »

On chercha à la conduire dans la chambre du malade. Mais depuis fort longtemps elle ne voulait plus mettre les pieds que dans la salle à manger et dans le salon. Il n’y eut donc pas moyen de la faire bouger. Le médecin n’y parvint pas non plus.

Alors, le troisième jour qui était le dimanche de Pâques, Joachim se leva bien qu’il eût près de quarante de fièvre. Dans le cadre ovale que lui faisait la bande qui le serrait des cheveux jusque sous le menton, son visage semblait un peu enflé. Soutenu par sa sœur il entra dans la salle à manger où tous étaient assis sans rien dire autour de Mme Élise.

– Maman, dit Paul se forçant à être gai, voici Joachim qui vient vous voir. On dirait un œuf de Pâques !

Et en effet, la tête du petit malade entourée de son bandeau faisait penser à un œuf de Pâques avec sa coquille peinte en rouge.

– Un œuf de Pâques ! s’écria Mme Élise en commençant à rire. Un œuf de Pâques ! répéta-t-elle en riant... Et ce rire ne cessa que lorsqu’elle inclina la tête sur son assiette et se tut...

On la prit à bras le corps. Elle ne pesait guère... On lui mit la robe de mariée en satin blanc conservée depuis 1842 dans un coffre en noyer : elle était devenue si petite qu’on aurait pu maintenant l’y envelopper deux fois comme dans un linceul...

De quatre-vingts à quatre-vingt-dix ans elle avait souvent parlé de la mort, parfois avec angoisse. Puis elle n’y avait plus pensé... Les dernières années elle avait vécu comme si elle était déjà passée avec sa dépouille charnelle dans l’innocent et souriant domaine d’outre-tombe, évoquant les limbes où s’en vont les enfants...

 

 

 

Tiré du « Pèlerin passionné », de G.-A. Borgese,

édition Mondadori, par Sintesi.

Traduit de l’italien par

Marcelle Bourrette-Serre.

 

Paru dans Ecclesia en 1953.

 

 

 

 

 

 

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