Le fils de la terre

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henri de BORNIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

OLIVIER DESMAISONS occupait, à Paris, rue du Monthabor, un appartement d’une élégante simplicité ; l’homme du monde y eût trouvé toutes ses aises, l’artiste y eût trouvé de quoi s’intéresser et admirer ; tout le confort de la vie moderne s’y alliait aux plus nobles jouissances de l’art.

Olivier Desmaisons avait trente-cinq ans, il était grand, bien fait, de bonne mine, d’une physionomie spirituelle et facilement gaie, quoique les traces de la pensée, du travail ou du chagrin fussent visibles sur son front pour l’œil d’un observateur un peu attentif.

La suite de notre récit expliquera comment Olivier, venu à Paris en 1850 pour suivre la carrière des arts, pour être peintre, se trouvait en 1860 inspecteur d’un chemin de fer ; mais sous l’homme officiel il y avait toujours en lui l’artiste et le rêveur ; élevé en province, il était devenu Parisien par les goûts, les habitudes, les sentiments, les passions, et aussi par les préjugés ; il ressemblait à une de ces plantes qui, transportées loin du sol natal, ne gardent presque rien de leur origine et de leur forme première.

Un matin du mois d’octobre, Guillaume, le domestique d’Olivier, entra dans la chambre de son maître, d’un air radieux et mystérieux à la fois.

– Monsieur ! monsieur ! bonne nouvelle ! Une lettre de Saint-Sébastien ! J’ai reconnu l’écriture de M. le curé.

– Donne, mon vieux Guillaume. Encore quelque pétition de M. Vieux-Temps... Tu ne sais pas, Guillaume ! M. Vieux-Temps m’invite à l’inauguration de son église et de mon tableau. Comme tes yeux brillent, Guillaume ! Le mal du pays ne te quittera donc jamais ?

– Jamais, monsieur Olivier.

– Pourquoi restes-tu donc à Paris ?

– Je ne reste pas à Paris, je reste avec vous.

– Je te comprends, mon pauvre Guillaume ! et je te remercie ; mais tu as à Saint-Sébastien ta famille, tes enfants, ta maison ; je me reproche de te garder loin de tout ce que tu aimes.

– Eh bien ! et vous, monsieur Olivier ?

– Moi, je ne suis rien, je ne dois être rien pour toi.

– C’est mal de me dire cela, monsieur Olivier. Vous êtes le fils de mon colonel. Quelques jours avant sa mort...

– Mais, mon vieux Guillaume, tu m’as souvent raconté cette histoire.

– Pas assez souvent, puisque vous venez de me dire que vous n’étiez rien pour moi.

– Ne te fâche pas, Guillaume !

– Donc, quelques jours avant sa mort, mon colonel me fit appeler dans sa chambre. Guillaume, me dit-il, avance à l’ordre. – Présent, mon colonel. – Guillaume, je crois, mon pauvre vieux, que voici le dernier appel. Ça ne va plus ! Ce qui m’inquiète, c’est Olivier ; je le connais : bon cœur et mauvaise tête, ce garçon fera quelque sottise. Il n’a pas de parents ; promets-moi de ne jamais l’abandonner, de le suivre où qu’il aille, de l’aimer quoi qu’il fasse. Suffit ! mon colonel, lui répondis-je ; je vous dois tout, vous m’avez sauvé la vie en Afrique, vous m’avez marié à ma pauvre défunte, vous avez été le parrain de mon aîné, vous avez doté ma cadette ; je vous jure de faire ce que vous me demandez pour votre fieu, foi de soldat.

– Tu es un brave ami, Guillaume, dit Olivier sans cacher son émotion : mais je suis vraiment fâché de ne pouvoir accepter l’invitation de M. le curé.

– Comment, monsieur Olivier, vous refusez ? dit Guillaume. Excusez-moi, monsieur Olivier, je n’ai pas le droit de vous donner des conseils ; cependant, pour son pays, il faut bien faire quelque chose... On peut bien se déranger un peu comme les autres... et puisque M. le préfet vient pour bénir l’église... Non pas M. le préfet ! Je me trompe... mais aussi, tenez, là ! vrai ! monsieur Olivier, ce n’est pas bien de votre part !

– Mais, Guillaume, tu sais que je ne suis pas libre : j’ai mes fonctions qui me retiennent.

– Cependant, monsieur Olivier, vous avez obtenu cette année un congé pour faire un voyage en Suisse, un autre pour aller prendre les eaux à Hambourg, un troisième pour aller aux bains de mer ; on vous en accordera bien un quatrième pour aller voir votre village.

– Mais pas du tout.

– Monsieur Olivier, si vous le vouliez... en vérité, il ne faut que dix heures par le chemin de fer pour aller à Saint-Sébastien.

– Tu te trompes, tu te trompes.

– Je me tais, monsieur. Seulement, dans ma petite idée, je crois savoir ce qui vous empêche d’aller dire un petit bonjour à nos châtaigniers : ce n’est pas votre place ! C’est plutôt...

– Guillaume !

– Je n’ai rien dit, monsieur.

– Tu as bien fait.

Et Olivier se leva brusquement ; après un silence, il se retourna vers Guillaume, resté debout et impassible.

– Eh bien ! Guillaume, je te prouverai que tu as tort ; nous irons à Saint-Sébastien ; je te prouverai que je suis un homme.

– Oui, monsieur.

– Que je suis bon, mais résolu.

– Oui, monsieur.

– Et que... Donne-moi mon chapeau.

– Oui, monsieur !

 

 

 

II

 

 

Guillaume ne se sentait pas de joie ; le bonhomme mettait tout sens dessus dessous dans l’appartement d’Olivier ; il dépensa d’un seul coup ses économies de dix ans en cadeaux destinés à ses enfants et petits-enfants ; il fit pour lui-même des folies. Son projet, depuis longtemps, était d’éblouir au retour les bourgeois de Saint-Sébastien ; il acheta des bottes vernies et un gilet de soie jaune.

Olivier souriait à la joie enfantine de ce vieil ami. Ils partirent le soir ; les trois cent quarante et un kilomètres qui séparent Paris de la Souterraine, où ils devaient prendre la voiture pour Saint-Sébastien, parurent bien longs à Guillaume, et, quand le train fut lancé à grande vitesse, il se mit à la portière pour voir si le clocher de Guéret ou de Dun-le-Palleteau ne se dessinait pas à l’horizon ; puis, s’apercevant que son impatience n’abrégeait pas le chemin, il se résigna et s’endormit. Olivier ne dormait pas, lui ; il se mit à rêver, et, peu à peu, toutes les phases de son existence, depuis son départ du pays natal, se présentèrent à son esprit. Essayons de lire dans sa pensée et de faire avec lui cette revue rétrospective.

Quand le colonel Desmaisons mourut, en 1850, Olivier avait vingt-cinq ans ; le jeune homme aimait tendrement son père et l’idée de lui causer un chagrin, même léger, ne pouvait trouver place dans sa tète ; cependant une vague ambition l’agitait depuis son enfance, la vie étroite de la province l’épouvantait pour l’avenir, il croyait sentir en lui cette fièvre qui annonce la gloire aux âmes prédestinées ; quelques essais de peinture, envoyés par lui à une exposition du département, furent très admirés, et ce succès, sans le remplir d’un sot orgueil, lui donna le désir de perfectionner et de produire sur un plus vaste théâtre son génie naissant. Mais quelques paroles qu’il laissa échapper à ce sujet, plongèrent le colonel dans une véritable consternation, et Olivier fit à son père le sacrifice de ses rêves ; il cessa même de peindre et, pour calmer les appréhensions paternelles, sembla prendre du goût à l’agriculture et à la chasse.

Après la mort du colonel, le désespoir même que lui causa cette perte rendit plus difficile pour Olivier le séjour du pays natal ; sa vie, toute dévouée jusque-là au bonheur de son père, n’avait plus de but, une morne tristesse s’empara de lui, et il résolut de secouer à tout prix cette léthargie intellectuelle et morale qui l’envahissait de plus en plus. Olivier annonça donc son prochain départ pour Paris, et le revenu du domaine paternel devant être insuffisant, il se résolut à mettre en vente sa propriété. Quoique le jeune homme fût légalement maître de ses actions, son projet ne s’accomplit pas sans lutte. Le vieux Guillaume jeta les hauts cris, le curé fit à Olivier les plus sages remontrances ; et M. Carrière, surtout, chef de bataillon en retraite et compagnon d’armes du colonel, entra dans une violente colère.

– Comment ! écervelé que tu es, tu yeux vendre ton bien ! Tu veux aller à Paris où tu mangeras tout avant un an ! Tu n’es pas assez riche ici pour tenir ton rang ! Mais, orgueilleux que tu es, est-ce qu’on n’est pas riche à Saint-Sébastien avec deux mille francs de rente en terre ? D’ailleurs, tu n’as qu’à te marier ; tiens, voilà mademoiselle Caroline Desgarrigues, notre voisine, qui ne mépriserait pas, j’en suis sûr, un joli gars comme toi. C’est un ange, cette petite-là ! Voyons, est-ce dit ? Je vais faire ta demande.

– Non, monsieur Carrière ; Caroline serait malheureuse avec moi. J’ai d’autres idées, d’autres rêves que vous ne pouvez comprendre.

– Je suis donc un imbécile, alors, hurla le commandant ! Oui, je suis un imbécile parce que je t’aime ; tu ne mérites pas que je t’aime, tu es un vrai vaurien.

Olivier sourit, sauta au cou du commandant, l’embrassa sur les deux joues, mais il tint bon et annonça que sa résolution était irrévocable ; il vendit sa terre à un riche négociant de Guéret et voulut quitter le pays dès le lendemain ; quelques heures avant son départ, il vit paraître Guillaume.

– Monsieur Olivier, dit Guillaume, mon colonel m’a donné le mot d’ordre pour toute ma vie ; tu n’abandonneras jamais Olivier. Je pars avec vous.

Olivier voulut faire des objections.

– Monsieur, reprit Guillaume, si vous ne voulez pas de moi, je n’en ferai pas moins mon devoir ; je partirai après vous et je m’installerai à la porte de votre maison, dans la rue, comme un chien, et je dirai aux Parisiens qui passeront : Je suis Guillaume, et je garde le fils de mon colonel.

C’est ainsi que Guillaume obtint la permission de suivre Olivier.

Installé à Paris, Olivier passa deux ans à s’initier aux secrets de l’art, à fréquenter les musées, les ateliers, les expositions de peinture ; à la fin de ce stage volontaire, il envoya un tableau au Salon ; ce premier ouvrage eut du succès parmi les amateurs, mais le talent d’Olivier, talent fin et né d’une étude patiente, ne pouvait le conduire à une célébrité rapide, à une fortune soudaine ; le jeune homme n’était pas riche, on le sait, et une partie de son patrimoine avait disparu déjà dans le gouffre de la vie parisienne. Olivier, chez qui la clairvoyance et le sens de la vie réelle ne manquaient pas autant que l’avait pensé M. Carrière, se mit en quête d’une position indépendante ; artiste et homme du monde en même temps, les amis de son caractère et de son talent se firent une joie de l’aider de leurs conseils et de leur influence : Olivier fut nommé inspecteur d’un chemin de fer avec dix mille francs de traitement.

Le jour où cette bonne nouvelle fut connue d’une manière certaine, Guillaume faillit tomber en pâmoison :

– Ah ! monsieur Olivier, que je suis content ! nous voilà sauvés ! nous sommes quelque chose ! Allons-nous faire des économies !

Guillaume tint parole, il fit des économies – sur ses gages – mais Olivier n’en fit guère sur son traitement.

Quelques mois après cet évènement heureux, Olivier assistait à une soirée chez un financier célèbre. Olivier, qui avait une voix charmante, ne résista pas à de gracieuses instances, se mit au piano et commença un des plus magnifiques airs de Guillaume Tell ; sa voix vibrante semblait faite pour exprimer toutes les passions ; les hommes l’écoutaient avec admiration, et la partie féminine de l’auditoire lui répondait par des regards bienveillants ; quand il fut arrivé au fameux passage

 

            Oh ! Mathilde, idole de mon âme !

 

ses yeux se portèrent par hasard sur une jeune veuve placée près du piano et dont la tête gracieuse ressortait puissamment sur le fond rouge des rideaux. Le morceau terminé, au milieu des félicitations générales, Olivier, voyant tous les sièges occupés, se plaça debout près de cette femme dont il ne savait pas le nom et qu’il voyait pour la première fois.

La maîtresse de la maison s’approcha du jeune homme et lui offrit ses remerciements, puis, se tournant vers la voisine d’Olivier :

– J’espère, Mathilde, que vous devez être contente ; votre nom a inspiré notre aimable chanteur.

Mathilde Garnier (c’était le nom de la jeune veuve) rougit, et se contenta de répondre :

– Mais je crois que monsieur ignorait mon nom.

– Vous vous trompez, madame, répondit Olivier avec courtoisie.

Il mentait certainement ; mais ces petits mensonges sont la monnaie courante de la politesse.

Olivier continua la conversation avec la belle veuve ; il la revit souvent après cette soirée, et, enfin, il se crut heureux.

 

_______

 

 

C’est ainsi qu’Olivier revoyait dans sa pensée toutes les phases de son existence parisienne et ne se faisait aucun reproche ; tout lui souriait heureux dans ses souvenirs mondains ; suffisamment riche, de revenu du moins, fêté, estimé, aimé, que pouvait-il désirer ? Et même, en acceptant l’invitation du bon curé de Saint-Sébastien, il n’était pas insensible au plaisir de paraître, aux yeux de ses compatriotes, dans la pleine lumière du succès et de la fortune.

La conscience d’Olivier dormait donc du plus profond sommeil, et l’heure du réveil ne semblait pas près de sonner pour elle.

 

 

 

III

 

 

Olivier et Guillaume arrivèrent le lendemain à la Souterraine où ils durent prendre la diligence pour Saint-Sébastien.

La petite diligence se mit à rouler avec un bruit de ferraille très réjouissant. Guillaume s’était placé près de Jacques, le cocher, et Olivier derrière eux dans le coupé.

– Ah ! père Guillaume, ça n’est pas beau comme Paris, notre pauvre canton, n’est-ce pas ? disait Jacques.

– C’est ce qui te trompe, mon gars. Vois-tu, Jacques, à Paris tout le monde est poitrinaire, les bêtes, les hommes et les arbres. Sur les boulevards, il y a quelques petits baliveaux qui ont l’air de vrais squelettes... On ne ferait pas rôtir un lièvre avec. Parle-moi des arbres que voilà ! c’est large, c’est branchu, c’est solide, c’est vivant ; en voilà-t-il des châtaigniers du bon Dieu ! Tiens, une compagnie de perdreaux... rou ! rou ! rou ! Comme ça vole, ces gaillards-là ! Tu ne sais pas, Jacques, à Paris, on met ces pauvres bêtes toutes vivantes sur la devanture des restaurants ! Si ça ne fait pas pitié ! Et on les tue l’une après l’autre, on les saigne comme des poulets.

Entre Guillaume et Jacques la conversation ne tarissait pas. Tout à coup, Guillaume se retourna vers Olivier.

– Monsieur Olivier, regardez donc ! là ! là ! au bout de cette prairie, au coin du bois, à gauche de la vigne. Mais c’est là, juste à cette place, que vous avez tué votre premier lièvre... Vous aviez treize ans... Mon colonel était là... il avait chargé le fusil lui-même... et c’est moi qui vous avais placé au bon endroit, près du sentier, derrière cette haie que vous voyez.

– C’est vrai, c’est vrai, Guillaume ; je m’en souviens maintenant, dit Olivier.

Olivier ne put s’empêcher de sourire à ce souvenir de son premier exploit ; sa mémoire, une fois réveillée, lui représenta successivement plusieurs scènes de son enfance ; ses caprices, ses petites colères, ses premières ambitions, et, plus loin encore dans le passé, les ineffables tendresses de sa mère ; certes, en ce moment-là, Olivier ne songeait plus à Paris.

Mais la diligence se rapprochait de Saint-Sébastien, et Guillaume s’écria tout à coup :

– Monsieur Olivier ! voyez donc ! là, au milieu des arbres ! Il y a une lumière chez vous !

– Hélas ! dit Olivier, presque sans songer au sens de ses paroles ; hélas ! mon pauvre Guillaume, ce n’est pas moi que cette lumière attend !

La voiture entra bientôt dans les rues de la petite ville, et peu d’instants après elle s’arrêtait à la porte du presbytère ; Guillaume avec la permission de son maître, s’était arrêté au bas du village, près de la maison de ses enfants, et Olivier arriva seul chez M. le curé de Saint-Sébastien ; comme il s’élançait hors de la diligence, deux bras le reçurent et une épaisse moustache se colla sur sa joue.

– Eh ! le voilà, ce garnement ! Viens donc que je t’embrasse mon petit homme ! Me reconnais-tu bien ?

– Je crois bien que je vous reconnais, mon bon monsieur Carrière !

M. Vieux-Temps, debout près de la porte, tendait les mains à Olivier et l’attira sur son cœur ; puis on entra dans la maison, M. Vieux-Temps conduisant Olivier par la main.

– Vous avez froid, mon cher Olivier, dit le bon prêtre ; commençons par dîner, cela vous réchauffera.

Et il introduisit le jeune homme et M. Carrière dans la salle à manger. Cette pièce n’était certes pas décorée avec luxe, mais tout y respirait l’aisance et la propreté ; une longue table couverte d’une nappe éblouissante de blancheur, des chaises de noyer, un buffet couvert de faïences, une pendule dont le balancier battait les secondes dans sa gaine de bois rouge bien vernissé, un grand crucifix suspendu au-dessus de la cheminée ; c’était tout.

Rien n’était changé dans cet humble réfectoire depuis le temps où Olivier y prenait ses repas d’apprenti latiniste et où M. Vieux-Temps lui faisait réciter le de Viris, en lui offrant sa part de ces immenses plats de châtaignes blanches cuites dans le lait dont l’enfant était si friand alors.

– À table, mon garçon ! dit M. Carrière, nous allons voir si Paris ne t’a pas ruiné l’estomac.

Comme si elle n’attendait que ce signal, une femme ouvrit la porte et s’avança vers la table. C’était mademoiselle Julie, sœur de M. le curé de Saint-Sébastien ; Olivier la reconnut du premier coup d’œil ; c’était bien elle, toujours la même, malgré quelques hivers de plus amassés sur sa tête : elle portait toujours la robe de laine noire aux plis droits avec la pèlerine pareille, le même trousseau de clés luisantes pendait à son côté, et le même air de gravité tranquille régnait sur son visage maigre et blanc.

Mademoiselle Julie salua Olivier avec un certain air de cérémonie qui fut sans doute remarqué par M. Vieux-Temps, car il s’écria :

– Ma sœur, embrasse donc Olivier ; n’est-ce pas comme un fils de la maison ?

Mademoiselle Julie pencha son front vers le jeune homme et reçut l’embrassade, mais sans se dérider encore et sans mot dire ; mais, comme de tout temps elle s’était montrée un peu sévère pour le fils du colonel, Olivier pensa que cette froideur apparente n’était qu’un reste d’habitude, et il ne s’en émut point.

On prit place autour de la table, Olivier entre M. Carrière et M. le curé. Le repas fut gai et plein de causeries sur tous les sujets ; M. Vieux-Temps cachait sous un air simple une finesse très réelle et un esprit des plus délicats ; il ne fit pas à Olivier la moindre question dont son hôte pût s’alarmer, mais on sentait qu’il étudiait le caractère et l’esprit du jeune homme comme autrefois le caractère et l’esprit de l’écolier. M. Carrière, un peu animé vers la fin par la clairette du bon curé, y mettait moins de réserve, et tout à coup, au milieu d’une tirade sur les splendeurs parisiennes, il s’écria :

– Ah ! par exemple, monsieur le curé, ce n’est pas la morale qui triomphe à Paris ! Quand j’y étais en garnison... j’ai entendu raconter des choses ! Et toi, Olivier, et toi, mon garçon ? J’espère que tu as respecté la morale. Sans cela, mademoiselle Julie te mettra en pénitence comme autrefois ; tu peux y compter !

Mademoiselle Julie releva la tête et dit en regardant Olivier en face :

– J’espère que monsieur Olivier Desmaisons est resté honnête homme.

Olivier rougit légèrement et ne répondit pas. M. Vieux-Temps reprit la parole et tourna la conversation vers d’autres sujets ; mais le visage de mademoiselle Julie semblait plus sévère encore, et Olivier finit par le remarquer avec un trouble dont il ne pouvait se rendre maître ; vers la fin du dîner, elle se leva, ouvrit une armoire et revint en tendant à Olivier un nœud de serviette en broderie bleue.

– C’est le vôtre, dit-elle à Olivier ; votre mère l’avait brodé à votre usage dans le temps où vous étiez l’élève de M. le curé ; vous devez le reconnaître à l’inscription tracée en perles blanches : sagesse !

Olivier se sentit rougir pour la seconde fois, mais M. Vieux-Temps se leva de table et tira ainsi le jeune homme de son embarras ou plutôt d’une vague inquiétude que le ton et les paroles de mademoiselle Julie commençaient à lui inspirer.

Après le repas. M. Vieux-Temps dit à Olivier : Mon cher enfant, on m’attend à l’église ; c’est demain dimanche, et la messe commence à neuf heures : vous devez être un peu fatigué du voyage ; je vais donc vous conduire dans votre chambre.

– Je me charge de cela, dit M. Carrière ; je causerai là-haut avec ce gaillard-là. Viens, Olivier !

Et M. Carrière sortit indiquant le chemin à Olivier. La chambre préparée pour le voyageur était celle qu’il avait occupée autrefois ; rien de plus simple : un lit de fer, des rideaux blancs, un prie-Dieu près de la cheminée, quelques livres de classe et de religion dans une petite bibliothèque, et dans l’être un beau feu de sarments.

M. Carrière s’assit près de la cheminée, alluma un cigare, sans craindre les remontrances de mademoiselle Julie, tendit un autre cigare à Olivier et se mit à regarder son jeune ami avec un profond sentiment de satisfaction.

– C’est égal, disait le brave commandant, c’est égal ! Tu es encore un assez beau garçon, tu n’as pas vieilli presque, malgré tes trente-cinq ans..., solide et charpenté comme ton père ! Et puis, ce ruban rouge ne fait pas mal à ta boutonnière, sais-tu ! Je t’aime tout de même, quoique tu sois un vaurien ! Quand je songe que tu as eu le cœur de nous quitter ! Mais te voilà revenu, et tu ne partiras plus, n’est-ce pas ?

– Mais, mon bon monsieur Carrière, mes fonctions m’obligent à habiter Paris.

– Bah ! tes fonctions... Est-ce qu’on a des fonctions ? L’indépendance avant tout ! Le cultivateur est le roi du monde !

– Mais je n’ai plus de terre à cultiver.

– On achète une terre.

– Mais ma fortune n’est plus assez considérable pour acheter la plus modeste propriété.

– Eh bien !... marie-toi, épouse une héritière qui ait du bien à elle.

– Elle ferait un mauvais marché.

– Si le marché lui plait ?

– Il n’y a plus de ces héritières-là.

– Il y en a au moins une.

– Je voudrais bien la connaître, dit Olivier en riant.

– Tu la connais depuis vingt-six ans, depuis sa naissance.

– Je devine..., mademoiselle Desgarrigues ? Elle n’est donc pas mariée ?

– Non, et je parierais bien qu’elle songe toujours à toi, malgré ton refus stupide... Si tu le veux, je puis remettre la question sur le tapis. Mademoiselle Caroline est riche.

– Mon cher monsieur Carrière, répondit Olivier après un silence, je vous remercie de votre affection si paternelle, mais je suis engagé autrement dans la vie, et je dois aller jusqu’au bout.

– Je comprends, je comprends, fit M. Carrière en clignant les yeux... il y a quelque anguille sous roche.

Mais, vois-tu, mon garçon, il y a temps pour tout ! Jusqu’à trente-cinq ans, c’est la part du diable ; après, c’est la part du mariage. Voilà mon système ; sur ce, bonsoir, et embrasse-moi. À demain ! nous nous retrouverons à la messe, car je vais à la messe, je te prie de le croire.

– À demain donc, à la messe, répondit Olivier, je ne suis pas un païen non plus.

Resté seul, Olivier, un peu rêveur, se mit, en se déshabillant, à considérer un à un tous les meubles de la modeste chambre, s’arrêtant plus ou moins longtemps selon les souvenirs que chacun d’eux lui rappelait ; arrivé devant le prie-Dieu, sans bien y songer, comme si l’habitude de prier lui fût restée familière, il s’agenouilla sur l’escabeau de chêne, joignit les mains et prononça, presque sans faute, les prières de son enfance ; il se releva plus grave et, en souriant vaguement, se coucha et s’endormit, le cœur et l’esprit plus légers.

 

 

 

IV

 

 

Le son des cloches réveilla Olivier, et quand le dernier carillon eut sonné, le beau Parisien se hâta de prendre le chemin de l’église.

L’église était déjà pleine ; Olivier prit une chaise à la porte, se dirigea machinalement vers le côté droit et s’arrêta près d’un pilier autour duquel il restait plusieurs places vides. L’office divin commença.

Près d’Olivier, mais un peu en avant, une femme était agenouillée sur une chaise basse faite en forme de prie-Dieu ; Olivier remarqua cette femme, mais il ne pouvait voir son visage caché par un chapeau de paille noire et incliné sur le livre de prières ; il remarqua seulement, malgré le large mantelet de soie noire qui l’entourait, que la taille de cette femme annonçait la jeunesse et la distinction.

À l’évangile, la voisine d’Olivier se leva, comme toute l’assistance, sans se retourner cependant, et les yeux du jeune homme se portèrent sur le prie-Dieu resté vide... Tout à coup Olivier pâlit et ses paupières se fermèrent pour contenir ses larmes ; son émotion sera facilement comprise : sur ce prie-Dieu le nom de sa mère était écrit en lettres blanches au haut du petit coffre destiné à recevoir les livres de dévotion ; c’était bien le nom de sa mère : Madame Clémence Desmaisons.

– Ma pauvre mère ! pensait Olivier ; que de fois je l’ai vue agenouillée sur cette chaise, priant avec ferveur et ne détournant les yeux de son livre d’heures que pour voir si j’étais attentif à lire dans le mien ! Mais quelle est donc cette femme que je retrouve à sa place ? elle a la clef du coffret, ses livres y sont rangés ; est-ce une amie de ma mère qui n’a pas voulu que son prie-Dieu appartînt à une inconnue !

En ce moment, et comme l’évangile finissait, tous les fidèles se retournant pour s’asseoir, Olivier reconnut que sa voisine était mademoiselle Caroline Desgarrigues ; s’aperçut-elle de la présence d’Olivier ? rien sur son visage ne sembla l’indiquer ; elle reprit avec le même calme la lecture de l’office ; seulement le jeune homme pouvait plus facilement la voir assise qu’agenouillée, et ses regards s’attachèrent presque involontairement sur elle.

Mademoiselle Caroline, quoique un peu plus âgée, ne semblait guère avoir que vingt ans ; sur sa peau blanche, sur ses joues un peu pâles, l’ombre de ses longs cils descendait doucement, quelques boucles de cheveux blonds encadraient sa figure où respirait une ineffable bonté.

Cependant la messe n’était pas loin de sa fin, et, de tous les points de l’église, on se dirigeait vers la table sainte ; mademoiselle Caroline se leva et alla s’agenouiller devant le sanctuaire ; quand elle revint les mains jointes, les yeux baissés, Olivier s’inclina lui-même sans oser la regarder davantage.

– Encore comme ma mère ! se disait-il ; je me souviens que, les jours de fête, quand elle avait communié, ma mère avait quelque chose d’angélique sur ses traits ; quand elle était de retour à la maison, mon père lui parlait avec une affection plus respectueuse, et moi je la regardais avec plus d’adoration, je n’osais presque lui parler ; elle me caressait d’un air plus tendre, et elle me disait plus souvent : Tu seras bien sage, n’est-ce pas ?

La messe terminée, Olivier pensa que mademoiselle Desgarrigues resterait encore quelque temps à l’église, mais il n’osa rester lui-même, par respect, et s’éloigna à regret.

Il rentra au presbytère, où on l’attendait pour déjeuner, on passa ensuite au salon où se trouvaient déjà mademoiselle Desgarrigues et sa tante, en compagnie de mademoiselle Julie.

La tante de Caroline, mademoiselle de Meslin, était la plus ancienne amie de la mère d’Olivier ; elle avait vu naître et grandir l’enfant, elle avait aimé le jeune homme et conservait pour lui une affection presque maternelle ; mademoiselle de Meslin embrassa donc très cordialement Olivier en s’écriant :

– Voilà l’enfant prodigue de retour !

Olivier tendit la main à Caroline, qui la serra, non sans rougir légèrement.

– Mon cher Olivier, dit mademoiselle de Meslin, je ne vous engage pas aujourd’hui, à cause des offices ; mais demain vous dînerez certainement avec nous, et j’espère que M. le curé, mademoiselle Julie et M. Carrière seront des nôtres.

Tout le monde accepta l’invitation, et Caroline ne tarda pas à s’éloigner avec mademoiselle de Meslin. Olivier, un peu embarrassé d’abord, se sentait maintenant tout joyeux, et M. Carrière, clignant les yeux selon son habitude, disait entre ses dents : – Bon ! bon ça marche !

M. le curé souriait, et mademoiselle Julie seule regardait Olivier avec une sorte de dépit.

En ce moment parut Guillaume ; il semblait rajeuni de vingt ans.

– Monsieur, dit-il à Olivier, je viens de la Buissonnière...

La Buissonnière était le nom de l’ancienne propriété de M. Desmaisons.

– J’ai pensé, continua Guillaume, que vous seriez content d’aller voir votre bien sans y être importuné ; or le propriétaire est absent, et le fermier restera jusqu’à ce soir à Saint-Sébastien avec ses enfants ; c’est lui qui me l’a dit, il laissera, pour vous être agréable, la petite porte du jardin fermée au loquet seulement, et vous serez libre d’entrer par là et de tout revoir à votre aise.

– Merci, mon bon Guillaume, dit Olivier attendri de cette nouvelle attention.

Peu d’instants après, il prit congé de ses hôtes jusqu’au soir et, traversant rapidement la ville, il se trouva bientôt sur la route de la Buissonnière.

Olivier pénétra dans l’enclos par la porte qu’il trouva ouverte ; comme Guillaume le lui avait annoncé, il reconnut d’un coup d’œil que rien n’était changé ; les arbres seulement avaient un peu grandi ; mais les mêmes fleurs embaumaient le parterre, les mêmes pommiers s’alignaient dans le verger, mêlés de vignes grimpantes, et le soleil marquait l’heure comme autrefois au cadran peint en noir sur la façade de la métairie.

Olivier s’assit sur le banc de pierre près de la porte principale et entra en une rêverie profonde.

– Ma pauvre maison ! se disait-il, elle est jolie tout de même, et c’est un nid pour le bonheur ; ils sont charmants, ces arbres, on dirait qu’ils me reconnaissent. Bah ! c’est de la poésie que je fais là... je ne suis plus qu’un étranger ici ; je l’ai voulu, d’ailleurs, et je dois avoir bien fait. C’est égal ! si je pouvais passer ici quatre ou cinq mois tous les ans, je le ferais. Allons ! est-ce que je vais m’attendrir maintenant et faire des églogues ? Non, mordieu ! je suis un homme, et j’ai l’âme ferme !

Malgré sa fermeté d’âme, Olivier avait les yeux pleins de larmes.

Personne, au presbytère, ne demanda au jeune homme ce qu’il avait fait dans toute cette journée ; on le devinait sans doute, et mademoiselle Julie, qui avait remarqué les yeux d’Olivier rouges encore, lui adressa la parole avec moins de réserve et une sorte d’affectueuse compassion.

Olivier, en rentrant dans sa chambre, y trouva Guillaume.

– Monsieur, dit le vieux serviteur, une grande découverte que j’ai faite ! La Buissonnière n’appartient pas au banquier de Guéret, qui n’est qu’un prête-nom ; le vrai propriétaire du domaine, c’est mademoiselle Caroline Desgarrigues. J’ai appris cela de la bouche de maître Jean, le fermier ; nous avons festivé ensemble, et le petit clairet l’a fait jaser. Mais il m’a fait promettre de n’en rien dire ; aussi je garderai le secret, foi de Guillaume ! Mais pour le fils de mon colonel il n’y a pas de secret.

– Merci, mon bon Guillaume ; je serai encore plus discret que toi. Ne parle à personne de ta découverte. Merci et bonsoir.

– Ah ! la noble femme ! s’écria Olivier quand il se retrouva seul. Le prie-Dieu de ma mère et la maison de mon père... On dirait qu’elle a voulu être l’ange gardien de mes souvenirs.

 

 

 

V

 

 

Le lendemain, vers le milieu du jour, Olivier, M. le curé et M. Carrière se mirent en route pour la Petite-Maison-Fayne, propriété de Caroline, située à peu de distance de Saint-Sébastien ; ils y arrivèrent bien avant l’heure du dîner, et Caroline, laissant à mademoiselle de Meslin le soin de veiller aux préparatifs du repas, voulut faire à ses hôtes les honneurs de sa terre. On partit donc, pour cette petite excursion à travers champs, dans l’ordre suivant : en tête M. le curé et Caroline, derrière eux M. Carrière et Olivier. Seulement, par une suite de petits hasards, il se trouvait, au bout d’un quart d’heure, que M. le curé et M. Carrière marchaient devant et que mademoiselle Caroline avait Olivier pour compagnon. Le hasard n’en fait jamais d’autres.

– Mais faites-moi donc des compliments sur mon agriculture, monsieur Olivier, dit Caroline ; je vous préviens que j’ai de grandes prétentions sur ce point-là. Remarquez bien cette prairie, voyez comme l’herbe y est verte et drue. C’est mon chef-d’œuvre. C’était le plus mauvais terrain du domaine, un ancien étang ; les bœufs et les chevaux s’y enfonçaient jusqu’au poitrail ; impossible de labourer sérieusement. Eh bien ! j’ai fait drainer le champ, et vous voyez le résultat ; le drainage, monsieur Olivier, le drainage !

Caroline disait tout cela en souriant ; elle regardait Olivier en levant la tête, et elle était charmante avec son grand chapeau de paille attaché par un simple ruban bleu ; une gaieté douce brillait dans ses yeux purs, et le timbre frais de sa voix ressemblait au chant des oiseaux de la haie ou au murmure du ruisseau voisin.

– Ah ! voici mes bœufs et mes vaches qui vont au pré, reprit-elle. Les belles bêtes, n’est-ce pas ? C’est qu’on les soigne aussi ! Vous verrez leur étable... un vrai palais ! Mais je vous ennuie, monsieur Olivier ?

– Oh ! non, mais j’ai déjà un reproche à vous faire : autrefois vous ne m’appeliez pas monsieur Olivier, vous disiez Olivier tout court. Pourquoi ce monsieur maintenant ?

– Parce que vous êtes décoré, répondit Caroline en riant. Votre ruban rouge m’impose.

– Je vous en prie, laissez ce vilain monsieur qui me chagrine beaucoup, ou bien je vous dirai à mon tour mademoiselle Caroline.

– Eh ! après tout, ce serait plus convenable.

– Convenable ! vous avez raison, mademoiselle ; nous ne sommes plus des enfants ; il y a dix ans que nous ne nous sommes vus, et, en dix ans d’absence, un ami devient un étranger ; je suis bien fou d’avoir supposé le contraire, mademoiselle.

– Vous êtes fâché, Olivier ?

– Ah ! vous voyez, Caroline, que vous ne pouvez pas longtemps me dire monsieur.

– C’est vrai !... et cependant...

Un nuage passa sur le front de la jeune fille, et elle se tut subitement ; Olivier le remarqua.

– Qu’avez-vous donc ? dit-il.

– Rien, rien, répondit-elle.

Et son visage reprit l’expression de calme et de bonté souriante qui lui était habituelle.

La promenade continua de la sorte, mêlée de causeries, de rires, de souvenirs, de petites brouilles à propos de riens ; cependant, au milieu même de ces épanchements fraternels, Caroline gardait toujours une réserve visible ; elle n’abordait jamais, elle éloignait même certains sujets de conversation, et quand Olivier cherchait à y revenir, la jeune fille savait le ramener à des sujets tout différents ; et s’il insistait, elle laissait voir dans l’expression de son visage quelque chose qui ressemblait à de la tristesse.

Olivier était heureux sans doute, il jouissait à loisir de la douce présence de son amie d’enfance ; mais, au fond du cœur, il ressentait je ne sais quel trouble, une inquiétude vague, une espèce d’étonnement du bonheur qu’il éprouvait, avec une crainte de le perdre.

Cette impression presque douloureuse ne fut pas longue et se dissipa complètement à la fin de la promenade, grâce à la réception cordiale que mademoiselle de Meslin fit à Olivier quand les quatre promeneurs rentrèrent à la Petite-Maison-Fayne. La tante de Caroline, nous l’avons dit, aimait Olivier presque comme une mère ; elle le combla de prévenances et de câlineries dont l’abandon charmait le jeune peintre, et quand il se trouva placé à table auprès de Caroline, traité en frère par elle, traité par tous en ami, il semblait à Olivier qu’il n’avait jamais quitté cette famille et cette maison si hospitalières.

Au dessert, M. Carrière, dont le clairet avait, comme on sait, le privilège de délier la langue, posa majestueusement son verre sur la table et s’écria :

– Je demande la parole pour un fait personnel à Olivier. La sagesse des nations dit que les plus courtes folies sont les meilleures ; j’ajoute que la folie peut devenir la mère de la sagesse. Voyez-moi comme il a l’air radieux ! Il a rajeuni depuis deux jours, depuis deux heures ; le soleil du pays lui a tapé sur la tête, cela se voit. Demandons-lui, en conséquence, de ne pas faire le fier et de rester avec nous. J’ai dit.

– Et vous avez très bien dit, se hâta de répondre M. le curé.

– Monsieur Carrière, vous avez parlé comme un ange, s’écria mademoiselle de Meslin.

– Comme un père, ajouta Olivier, et je vous promets de penser très sérieusement à tout cela, puisque la majorité est de votre avis ; je ne vois guère que mademoiselle Caroline dont l’opinion ne se prononce pas.

Caroline ainsi interpellée hésita un instant ; elle répondit, enfin avec quelque embarras :

– Olivier, demandez-vous ce que votre mère vous conseillerait, et vous connaîtrez mon opinion.

– Merci, Caroline ! dit Olivier.

La voix d’Olivier trahissait une émotion profonde, mais Caroline seule put s’en apercevoir, car on se levait de table en ce moment et on passait sur la terrasse où avait été servi le café. La soirée était chaude, et le vent tiède balançait légèrement la cime des arbres ; on s’assit donc en plein air, devant la porte de la maison.

Olivier ne regardait que Caroline.

Le galop d’un cheval qui entrait dans l’avenue se fit entendre, et quelques secondes après, un jeune homme descendait à l’entrée de la Petite-Maison-Fayne.

– Ah ! c’est M. de Nouzerolles, dit mademoiselle de Meslin.

– Oui, c’est Ernest ! Bonjour, mon cousin ! dit Caroline.

M. de Nouzerolles salua M. le curé, mademoiselle de Meslin et M. Carrière, puis il prit la main de Caroline et la baisa respectueusement.

Caroline apercevant Olivier qui les regardait vint à lui.

– Olivier, vous devez reconnaître mon cousin ; n’êtes-vous pas camarades de collège ?

– Je crois me rappeler, en effet... dit Olivier avec une sorte de contrainte.

– Moi, je me souviens très bien d’Olivier Desmaisons, interrompit gaiement M. de Nouzerolles... Olivier, le premier de la classe, toujours le premier comme moi le dernier !

Et M. de Nouzerolles tendit la main à son ancien condisciple, et Olivier la serra cordialement, car la bonhomie de M. de Nouzerolles était visible et sincère.

– Aussi, reprit Ernest, aussi vous voilà, dit-on, bien posé dans le monde parisien, artiste vanté, de plus inspecteur d’un chemin de fer... Oh ! vous irez loin ! Quant à moi, mon chemin est tout fait : je reste ici ; je ne suis bon à rien de difficile, je laboure mes terres et je tue des lièvres. Tout le monde ne peut pas avoir du génie.

– Vous oubliez plus d’une chose, M. de Nouzerolles, dit M. le curé, et vous êtes vraiment trop modeste.

– Ernest, M. le curé a raison, dit Caroline, la liste de vos mérites serait assez longue, si vous nous permettiez de la faire. D’abord, vous êtes l’avocat consultant, non payé et quelquefois payant, de tous les villageois du canton ; vous avez, de plus, sauvé la vie à deux pauvres petits enfants dans un incendie ; vous avez introduit dans le canton la culture du topinambour, ce qui est un service énorme rendu au pays ; enfin, nommé, grâce à tous ces mérites, membre du conseil général, vous avez déjà obtenu deux chemins vicinaux et un de grande communication ; vous avez fait libérer du service je ne sais combien de conscrits, etc., etc., etc.

– Vous me rendez honteux, mademoiselle Caroline ; je suis un paysan qui aime les paysans, voilà tout.

– Monsieur de Nouzerolles, dit M. le curé en souriant, il ne vous manque qu’une chose ; c’est d’être marié.

– Ah ! monsieur Vieux-Temps, à qui le dites-vous ? répondit Ernest avec une certaine animation ; je ne demande pas mieux que de me marier ! Mais le difficile est de trouver une femme qui s’arrange d’un original tel que moi.

Et, involontairement sans doute, les yeux de M. de Nouzerolles se tournèrent du côté de Caroline.

– Eh ! bien, mon cher monsieur Ernest, reprit M. Vieux-Temps, j’ai l’idée que vous trouverez ce que vous désirez, ce que vous méritez, car vous êtes un digne jeune homme ; vous êtes né FILS DE LA TERRE et vous restez fils de la terre. Et maintenant que j’ai fini le panégyrique de notre ami, je vais vous souhaiter le bonsoir à tous ; il faut que je m’arrête à mi-chemin de la ville dans une ferme où il y a un malade.

– Nous ne vous laisserons pas partir seul par cette nuit noire, s’écria M. Carrière ; Olivier et moi nous reviendrons avec vous, et nous vous attendrons pendant votre visite.

– Certainement, dit Olivier avec un empressement où entrait plus de politesse que de sincérité.

Olivier avait remarqué, en effet, que son ancien camarade, Ernest, ne se préparait pas à quitter de sitôt la Petite-Maison-Fayne ; il en conçut comme un secret dépit, et il fallut tout son usage du monde pour ne rien laisser voir de son inquiétude en disant adieu à Caroline et à mademoiselle de Meslin.

Il reprit donc la route de Saint-Sébastien, en compagnie du curé et de M. Carrière.

Tous les trois marchaient en silence, et les rares paroles qu’ils s’adressaient avaient un certain caractère de gravité dont chacun d’eux se rendait bien compte ; M. Carrière se disait à lui-même en mordillant sa moustache grise :

– Ce n’est pas bête du tout, ce qu’a dit le curé ; je n’aurais pas dit mieux.

– Fils de la terre ! fils de la terre ! murmurait Olivier.

– Je suis content que M. de Nouzerolles soit venu si à propos, pensait M. le curé.

On arriva bientôt à la ferme où M. Vieux-Temps devait s’arrêter.

– Nous vous attendons ici, dit M. Carrière, ne craignez pas pour nous l’air du soir ; j’y suis fait et il faut bien que messire Olivier s’y refasse.

Et, pendant que le bon prêtre entrait dans la métairie, M. Carrière fit asseoir son jeune compagnon sur une charrue renversée, sous un châtaignier touffu, et prit place lui-même à côté d’Olivier.

– À quoi pensais-tu donc, mon petit Olivier ?

– Mais... à rien.

– Merci ! Il paraît que ma présence t’inspire.

Olivier ne releva pas cette boutade de son vieil ami ; mais après un assez long silence :

– Est-ce que M. de Nouzerolles demeure loin d’ici ?

– Sarpejeu ! s’écria tout à coup M. Carrière avec un rire bruyant, tu es jaloux, Olivier !

– Jaloux... moi ! Et de qui ?

– Allons donc ! Ce n’est pas le commandant Carrière que tu tromperas avec tes exclamations ; j’ai été jaloux, Dieu merci ! Jaloux et amoureux, comme toi !

– Comment ! dit Olivier en s’efforçant de rire, jaloux et de plus amoureux !

– Voyons, voyons ! mon cher enfant, ne me trompe pas, je t’aiderai peut-être et je te plaindrai au besoin ; eh bien... tu l’aimes, n’est-ce pas, tu l’aimes ?

– C’est vrai ! répondit Olivier à voix basse. Mais, monsieur Carrière, ce mariage n’est pas possible. Je n’ai pas de fortune et Caroline est riche.

– Elle est riche... tant mieux pour toi !

– Mais il y a là pour moi une question de délicatesse ; en admettant que Caroline voulût de moi pour mari, je serais confus et presque honteux de tout lui devoir.

– C’est vrai ; mais voici un moyen de mettre ta délicatesse à l’abri : tu es inspecteur d’un chemin de fer ; voici ce que tu feras : tu donnes ta démission, ou plutôt tu demandes à permuter ; nous avons des amis influents dans la Creuse, le préfet d’abord, puis les députés ; nous obtenons pour toi une sous-préfecture dans le département, et te voilà suffisamment riche pour accepter sans scrupule une jolie femme et une jolie fortune. Eh bien, qu’en dis-tu ?

– Je dis que ce serait le bonheur ; mais il manque à ce rêve le consentement de Caroline.

– Nous l’aurons, nous l’avons d’avance ; je connais les femmes. Je crois que ce que tu as de mieux à faire, c’est de me laisser agir ; c’est demain le jour de l’inauguration de notre église dont ton fameux tableau sera le plus bel ornement ; tu y paraîtras dans toute ta gloire ; les femmes sont toujours sensibles à la gloire, je le sais ! Tu auras reçu les félicitations du maire, de l’évêque, du préfet, du conseil municipal ; Caroline jouira dans son cœur de ton triomphe ; c’est le moment que je choisirai ; j’irai tout de suite après l’inauguration faire une visite à la Petite-Maison-Fayne, et ma foi ! je brûlerai tes vaisseaux. Le soir, je t’apporterai au presbytère la réponse de Caroline. Le plan te convient-il ?

– Parfaitement.

– À demain donc ! Voici M. le curé ; il est inutile de lui faire part de notre projet.

M. Vieux-Temps rejoignit M. Carrière et Olivier, et tous les trois arrivèrent bientôt à Saint-Sébastien.

Quand Olivier se retrouva seul dans la petite chambre du presbytère, il ne put se défendre de mille appréhensions sur la réussite de ses projets.

L’âme d’Olivier était retournée. En ce moment, tout lui plaisait dans ce pays dont il s’était exilé ; le clocher de la petite église, dont la silhouette se découpait à ses yeux dans le bleu de la nuit, lui paraissait un chef-d’œuvre ; à toutes les maisons, il trouvait un aspect pittoresque et attrayant ; sa poitrine s’ouvrait avec délices à la brise fraîche des montagnes, et il se disait, avec une joie inexprimable, que Dieu lui avait gardé dans un repli de ces vallons, au milieu de toutes ces douceurs de la nature, une âme fiancée à la sienne, un cœur où le sien irait se rajeunir.

Olivier s’endormit au milieu de ces douces pensées.

Le lendemain fut un jour de fête pour la petite ville marchoise, et Olivier en fut le héros ; son tableau fut admiré de tous les spectateurs, depuis l’évêque et le préfet jusqu’aux bonnes fermières du canton. Caroline le félicita avec une sincérité parfaite et une émotion visible, et l’artiste goûta dans ce rapide instant une des plus douces jouissances qui soient permises à l’homme : être admiré par la femme qu’on aime !

Après la cérémonie, M. Carrière s’approcha mystérieusement d’Olivier.

– Mon garçon, lui dit-il, je viens de faire pour toi le plus grand des sacrifices : j’ai refusé le dîner officiel de M. le maire. Je me suis invité à la Petite-Maison-Fayne, à un dîner de femmes ! Ce soir, à neuf heures, dans ta chambre, je t’apporterai la réponse. Ne t’inquiète pas, je te le répète : je connais les femmes !

 

 

 

VI

 

 

À neuf heures, M. Carrière entrait dans la petite chambre où Olivier l’attendait ; le bon commandant était tout pâle :

– Je ne connaissais pas les femmes ! s’écria-t-il en tombant sur une chaise, près d’Olivier.

– Mon ami ! s’écria Olivier, c’est un refus que vous m’apportez ?

– Cela va dépendre de ta réponse à une question...

– Mais qu’y a-t-il donc, monsieur Carrière ?

– Il y a que tu es un monstre, ou du moins un grand maladroit, si ce que l’on dit est vrai !

– Mais que dit-on, enfin ?

– Je vais te raconter tout cela, mauvais sujet ! J’arrive donc pour dîner à la Petite-Maison-Fayne, non sans regretter un peu le dîner de la mairie, j’arrive, on me reçoit à merveille, nous nous mettons à table, je commence à causer sur l’évènement du jour, l’inauguration de l’église et de ton tableau. Après le dîner, voyant que les choses étaient en bon train, je m’en vais droit à mademoiselle de Meslin : « Mademoiselle, lui dis-je, je vous demande la main de mademoiselle Caroline Desgarrigues, votre nièce, au nom de mon jeune ami M. Olivier Desmaisons ! » Émotion générale, silence dans les rangs... Enfin, mademoiselle de Meslin me tend la main et s’écrie : « Quant à moi, quoique je ne sois que la tante de Caroline, je donne mon approbation formelle à la demande d’Olivier. » Je m’incline et je baise la main de la tante, puis je me tourne vers la nièce ; et vous, mademoiselle... vous ne répondez pas ? J’avais, en parlant ainsi, un petit air timide et engageant tout à fait de circonstance : je connais les femmes ! Caroline ne répond pas ; je ne perds pas courage, je supplie Caroline de s’expliquer, sa tante se joint à moi, et, enfin, voici ce qu’elle nous dit : Il y a environ un an, Caroline se trouvait à Guéret, en compagnie de mademoiselle Julie, sœur de M. le curé ; il s’agissait de je ne sais plus quel procès ; l’avocat chargé de leur cause avait passé la fin de l’été à Dieppe, où il te rencontra, dit-il, en très aimable compagnie. Voilà le récit que M. l’avocat de Guéret fit à mademoiselle Caroline. Elle fit promettre à l’avocat de ne pas divulguer cette histoire, et n’en dit un mot à personne ; mais, avant de répondre à ta demande, elle veut connaître la vérité sur ce point. J’ai eu beau protester, dire que c’était là une calomnie, une erreur tout au plus, que je te connaissais, que tu étais un ange, – ce dont je ne crois pas un mot entre nous ; – mademoiselle Caroline a tenu bon ; elle était même très animée à la fin, et ses yeux brillaient singulièrement quand elle m’a dit d’une petite voix saccadée que je ne lui connaissais pas : « Vous comprenez, monsieur Carrière, que, si ce qu’on m’a raconté est vrai, l’idée de ce mariage est presque blessante pour moi ; si ce qu’on m’a dit à Guéret n’est pas un mensonge, qu’il ne songe plus à m’épouser, qu’il ne revienne même pas ici ; ce serait inutile, et triste pour lui. » Voilà les paroles exactes de Caroline, mon pauvre garçon. Qu’allons-nous faire maintenant !

– Oh ! monsieur Carrière, je suis au désespoir !

– Alors, c’est vrai, ce qu’on a dit ? Eh bien, voici ce qu’il faut faire : tu retourneras demain à la Petite-Maison-Fayne, tu prendras mademoiselle de Meslin à part, et tu lui affirmeras qu’on t’a horriblement calomnié.

– Moi... mentir ainsi, jamais !

– Mais, tu es un enfant, mon pauvre Olivier ! Caroline ne demande pas mieux que d’être trompée de la sorte.

– Je vous remercie, monsieur Carrière, mais je ne ferai pas cela... D’ailleurs, je vois bien qu’elle ne m’aime pas, si elle m’aimait, elle serait plus indulgente.

– Ah ! dame, mon ami ! La femme est jalouse par nature !

– Quoi qu’il en soit, j’ai mérité ce qui m’arrive ; je suis puni, c’est juste. Je partirai demain pour Paris.

– Ah ! mais non, non ! tu réfléchiras, je réfléchirai de mon côté, nous consulterons M. Vieux-Temps, et tout s’arrangera.

– Vous croyez ? dit Olivier avec un sourire triste.

– J’en suis sûr, je connais les femmes ! à demain.

Le lendemain, de très bonne heure, Olivier, donnant pour prétexte de son brusque départ une lettre importante reçue au moment même, partait pour Paris, en compagnie du fidèle Guillaume.

Pendant qu’Olivier courait vers Paris, M. le curé de Saint-Sébastien, instruit par M. Carrière du véritable motif de ce départ, se dirigeait vers la Petite-Maison Fayne ; il trouva Caroline seule, occupée à un travail d’aiguille ; elle tressaillit au bruit des pas du bon prêtre et comprit sans doute qu’il apportait une grave nouvelle, car elle rougit et pâlit tour à tour en se levant pour le recevoir.

– Mademoiselle, je me suis chargé de vous annoncer le départ de M. Olivier.

– Ah ! il était donc coupable !

– Il était égaré.

– Vous le défendez ?

– Je le plains. Et vous aussi je vous plains, ma fille ; car vous avez été un peu sévère.

– Sévère ! s’écria Caroline ; sévère ! et ne l’a-t-il pas mérité ? Que venait-il donc m’offrir, sinon les restes d’une existence souillée ? Je rougis rien qu’en y songeant ! Quel avenir me réservait-il donc après un tel passé ? Non, je ne l’aime pas !... Autrefois, oui... c’est possible... Je l’aimais, en souvenir de sa mère... mais maintenant, c’est fini ! Et si je pleure... c’est de honte, et non de regret.

– Allons, calmez-vous, ma fille, et écoutez-moi. Puisque vous ne l’aimez plus, vous pouvez penser à lui sans danger, n’est-ce pas ?... Eh bien, je vous le permets et même je vous le demande, pensez à lui, mais devant Dieu ; vous êtes pieuse, et vous savez que la religion nous ordonne de prier pour la rémission des fautes des autres ; vous prierez donc pour M. Olivier, le matin, à l’église, et je m’unirai à vous de pensée ; c’est votre devoir, à moi comme père spirituel d’Olivier, à vous comme sa sœur. Me le promettez-vous ?

– Puisque vous le voulez...

– C’est bien, ma fille.

Quand M. Vieux-Temps se fut retiré, Caroline monta dans sa petite chambre, et allant vers le prie-Dieu où elle s’agenouilla :

– Oh ! dit-elle, puisqu’on veut que je prie pour lui, je puis bien ne pas attendre à demain !

 

 

 

VII

 

 

En arrivant à Paris, malgré l’agitation et le flux et reflux de ses pensées, Olivier avait pris une résolution : rompre immédiatement avec Mathilde ; et cependant il fallait trouver un prétexte à une rupture si subite.

L’embarras d’Olivier était donc grand, mais il ne fut pas de longue durée ; une lettre l’attendait à Paris, voici cette lettre :

 

« Mio caro, vous me maudirez certainement ; la pensée de votre désespoir me chagrine beaucoup, mais il y a une destinée ! Je me trouvais le lendemain de votre départ dans un salon où devait se faire entendre un ténor italien, Puolo Malatesta.

« À peine eus-je aperçu notre chanteur que je me sentis pâlir : Paolo vous ressemblait à s’y méprendre ! Cela me disposa favorablement pour lui ; on le pria de chanter, et il prit place au piano. Il chanta précisément ce grand air de Guillaume Tell que vous chantiez vous-même le jour..... et au moment où il s’écria :

 

            Ah ! Mathilde, idole de mon âme !

 

« Son regard se fixa sur moi comme le vôtre le jour où..... Enfin, que vous dirais-je ? Paolo s’approcha de moi, nous causâmes longtemps, sans songer à mal. Le lendemain, il vint chez moi, et, avec une noblesse de manières dont je croyais que vous seul aviez le secret, il me demanda ma main.

« J’hésitai en pensant à vous, mais je me rappelai que j’avais eu un moment la pensée d’être votre femme, et que mon désir ne fut pas agréé par vous ; eh bien, ce désir, un autre vous-même me proposait de l’accomplir... Devais-je refuser ? Paolo vous ressemble par le visage, par le caractère, par la voix ; c’est encore Olivier que j’épouse en épousant Paolo. Ah ! Olivier, ne me maudissez pas trop. Si vous saviez ce que cela coûte à une honnête femme ! Adieu donc.

« MATHILDE. »

 

Olivier sourit plusieurs fois en lisant cette singulière épître ; quand cette lecture fut finie, il s’écria : Je suis libéré !

Après ce premier élan de joie, Olivier se dit en crispant les poings et en jetant à terre la lettre de Mathilde : Quand je pense que j’ai perdu ma vie pour cette perruche !

À dater de ce jour, Olivier n’entendit plus parler de Mathilde, et s’il songeait quelquefois à cette erreur de sa jeunesse, ce n’était qu’avec une sorte de confusion et de colère contre lui-même.

Il reprit ses fonctions d’inspecteur et les remplit avec un instinct machinal ; mais, après ce labeur forcé, rien ne l’intéressait plus, toutes ses pensées flottaient dans une vague et insurmontable tristesse ; l’ennui le plus lourd l’enveloppait et l’envahissait chaque jour davantage.

Olivier n’avait qu’une seule distraction, qui n’était qu’une souffrance plus vive ; elle consistait à voir défiler, plusieurs fois par jour, à la gare de son chemin de fer, les caravanes de voyageurs arrivant de province ; il distinguait, à leurs allures et à leur accent, ceux qui venaient du centre de la France, ceux surtout qui arrivaient de la Marche, et il se disait avec tristesse :

– Les fous ! ils vont faire ce que j’ai fait, ils quittent le pays pour cet enfer où je suis enchaîné !

Mais quand il reconnaissait, aux heures de départ, ceux qu’il avait vu arriver :

– Ceux-là sont heureux et sages, pensait-il, les voilà qui reviennent au nid !

Et, quand il voyait passer une jeune femme souriante et fière au bras de son mari, ses yeux se voilaient et il songeait à toutes les joies qu’il avait perdues par sa faute.

– Un jour ou l’autre, pensait-il quelquefois, je verrai Caroline passer ainsi avec son mari ou son fiancé, avec M. de Nouzerolles sans doute. Ils viendront à Paris pour acheter la corbeille et le trousseau, puis ils repartiront gais, rayonnants, libres, pour trouver là-bas le repos dans le bonheur !

Quand ces idées venaient l’assaillir, Olivier se levait précipitamment, s’éloignait du chemin de fer et reprenait avec plus de tristesse, en suivant les quais, le chemin de sa maison.

Olivier rentrait chez lui et demandait à Guillaume s’il n’était pas arrivé de lettres pendant son absence ; chaque fois qu’il faisait cette question, la voix d’Olivier tremblait ; voici pourquoi : les lettres de M. le curé et de M. Carrière étaient les seules qu’il reçût de Saint-Sébastien ; elles étaient rares, du reste, et le nom de Caroline n’y figurait jamais ; c’est ce silence même sur la question la plus importante pour lui qui attristait et effrayait Olivier ; il s’attendait et s’était préparé d’avance à recevoir la nouvelle du mariage de Caroline ; il s’y attendait, disons-nous, mais tout en frémissant du coup qu’il prévoyait ; aussi, dès que Guillaume lui apportait une lettre, dès qu’il apercevait sur sa cheminée une enveloppe déposée là en son absence, le cœur d’Olivier battait plus vite, sa vue se troublait et le frisson de la crainte courait dans ses os.

C’était un des supplices quotidiens d’Olivier.

Il en avait d’autres. Avant son dernier voyage à Saint-Sébastien, la vie de Paris lui semblait agréable et facile.

Toutes ces belles choses ne le séduisaient plus, et le blessaient souvent par leur contraste avec ses secrets désirs et ses nouvelles pensées.

Ainsi la vie mondaine devint pour Olivier une source de tristesses toujours renouvelées ; il en souffrit au point d’abandonner peu à peu ses anciens amis, de vivre presque seul ; mais la solitude ne lui fut pas meilleure : quand, après le travail obligatoire de la journée, il entrait dans quelque restaurant bruyant ou solitaire, quand il avait terminé sans plaisir un repas commencé sans appétit, il songeait aux gais soupers qui l’attendaient dans sa jeunesse, après quelque longue chasse, dans la maison de son père, à la joie du colonel quand il voyait son fils mordre à belles dents aux gâteaux de sarrasin ou de mais préparés par la vieille servante.

La seule distraction qui plût réellement à Olivier, était de causer avec Guillaume ; le vieux domestique s’enorgueillissait de ces marques d’affection de plus en plus fréquentes et dont il ne saisissait pas la cause.

 Guillaume, très fier de l’attention que son maître prêtait à son éloquence, lui dit un jour :

– Mais, monsieur Olivier, puisque vous entendez avec tant de plaisir les narrations de notre pays, pourquoi n’y retournons-nous pas ? J’ai entendu dire à Saint-Sébastien que la personne qui a acheté votre terre, cette pauvre Buissonnière, vous la revendrait volontiers...

– Ah ! mon pauvre Guillaume, je ne suis plus assez riche pour acheter la Buissonnière !

– Eh ben... monsieur Olivier, vous prendrez ce qui vous manquera sur la dot de votre femme !... Car vous vous marierez, vous ne laisserez pas périr le nom de mon colonel !

– Mais tu sais bien, Guillaume...

– Bah ! oui... vous m’avez fait l’honneur de votre confidence... Oui, c’est vrai, mademoiselle Caroline a fait la renchérie et la méchante à cause de... mais c’est fini maintenant, puisque l’obstacle n’est plus ici.

– Tu ne connais pas mademoiselle Caroline ! Le passé ne serait jamais oublié par elle ; d’ailleurs, elle ne m’aime pas...

– Eh ben, alors on en épouse une autre ; j’en connais plus d’une à Saint-Sébastien qui serait très honorée d’épouser le fils de mon colonel !

– Tais-toi, Guillaume ! tais-toi, et laisse-moi un peu... je souffre.

Ainsi se terminaient presque toutes les journées pour Olivier ; sa tristesse augmentait après ces conversations, où le souvenir de mademoiselle Desgarrigues revenait forcément, et bientôt la santé d’Olivier s’altéra au point que son médecin lui conseilla de quitter Paris pour quelque temps ; mais il n’en voulut rien faire, n’ayant plus même la force de résister à son mal et de secouer cette atonie de son âme et de son corps.

Un jour Guillaume se présenta dans la chambre de son maître, tenant une lettre ouverte, et l’affliction peinte sur le visage.

– Ah ! monsieur Olivier, c’est ben malheureux, allez ! C’est mon fermier qui est mort.

– Ah ! tant mieux ! répondit Olivier, sans se rendre compte de la signification exacte de ses paroles.

– Eh ! non, ce n’est pas tant mieux, monsieur ; car le défunt était un rude homme qui exploitait et entretenait ben ma terre.

– Et où est-elle, ta terre ?

– À Fresselines, non loin de Saint-Sébastien, entre la Creuse et la Petite-Creuse ; c’est un joli bien de campagne, de quarante hectares au moins...

Olivier se mit à réfléchir, tout en écoutant Guillaume qui continua :

– Il faut donc, monsieur Olivier, que je trouve un autre fermier, pour ne pas laisser dépérir l’héritage... J’irai le plus vite possible, et s’il vous plaît de me donner un congé de quelques jours, j’aurai bientôt trouvé là-bas un homme à ma convenance.

– Ton homme est trouvé ! dit Olivier en se levant ; ton fermier, ce sera moi.

– Ah ! par exemple !... Le fils de mon colonel !

– Écoute-moi, Guillaume : la vie de Paris m’est insupportable ; j’ai le mal du pays, à mon tour. Partons tous les deux, mon brave Guillaume ; nous irons travailler la terre, et rudement, et tu verras que j’ai des bras solides ; il me reste une vingtaine de mille francs, avec cela nous améliorerons ta ferme et elle produira le double avant peu. Seulement, Guillaume, je mets à notre marché une condition : c’est que tu ne feras part à personne de ma présence à Fresselines ; tu diras que tu as trouvé ton fermier dans le Berry, et j’arriverai avec le costume berrichon ; nous ne passerons pas par Saint-Sébastien, et je ne quitterai jamais Fresselines ; c’est toi qui iras vendre les bestiaux et les grains à la ville, moi je resterai à la ferme. Surtout, tu t’engages à ne pas parler de moi à Saint-Sébastien ; me le promets-tu ?

– Je vous le promets, monsieur Olivier.

– Très bien ; dans deux jours nous partirons pour Fresselines.

 

 

 

VIII

 

 

Olivier prit au sérieux son état de fermier. Il s’était installé avec Guillaume et deux garçons d’une quinzaine d’années, à la ferme de Fresselines, et au bout de peu de jours il était au courant des principales nécessités d’une exploitation agricole ; les conseils de Guillaume lui furent sans doute d’une grande utilité, mais son courage personnel et son intelligence firent le reste ; il entreprit de vastes travaux d’amélioration, dessécha plusieurs étangs, défricha des landes incultes, fit de nombreuses plantations, releva certaines constructions en ruine et bâtit de nouvelles granges ; grâce à un habile emploi des vingt mille francs d’Olivier, la ferme de Guillaume changea d’aspect et doubla de valeur en peu de mois.

Olivier ne travaillait pas seulement en conseiller et en amateur, il travaillait en véritable ouvrier ; dès l’aube, vêtu comme le plus simple paysan, il réveillait lui-même les garçons de ferme, attelait les chevaux et les bœufs à la charrue ou à la herse, et partait pour les champs. Je conviens qu’il abandonnait aux garçons de ferme les travaux les plus grossiers, mais le labour lui plaisait beaucoup, et il y devint bientôt des plus habiles. Le laboureur agit et dirige en même temps ; il faut que son bras enfonce et maintienne la charrue dans la ligne droite, pendant que ses yeux veillent sur les bêtes et que sa main les presse ou les calme ; la force et l’intelligence sont en jeu dans ce noble labeur ; l’homme qui dirige l’attelage doit, selon la nature du terrain, fouiller la terre avec le soc à une profondeur plus ou moins grande ; il doit à propos débarrasser le fer qui ouvre les sillons des racines, des herbes ou de la terre qui gênent sa marche ; il doit éviter dans l’étendue du champ de creuser une de ces déclivités où l’eau des pluies séjournerait ; il doit avec son bâton ferré couper au besoin le chiendent tenace et les autres plantes mauvaises ; les bras du laboureur doivent maintenir les deux branches du boyau sans jamais céder aux soubresauts de la charrue, et ses pieds ne doivent pas dévier du sillon fumant.

C’est un rude travail, mais c’est un travail gai, bon pour l’âme comme pour le corps : par une tiède journée d’automne, dans un champ entouré de haie vives et d’arbres jaunissants, le laboureur sent autour de lui toute l’ineffable poésie de la nature ; les moineaux et les bergeronnettes volent devant les bœufs ; les pigeons et les poules picorent dans le sillon qui vient de s’ouvrir ; une odeur enivrante et saine sort des terres remuées ; du sol rougeâtre et humide s’élève un léger brouillard que le soleil irise, et quand la chaleur devient trop lourde, l’homme revient à la ferme, fatigué, mais plus fort et plus heureux : quand il y a eu de la joie dans le travail, il y a plus de joie dans le repos.

Après quelques mois d’une telle existence, Olivier ne ressemblait plus à lui-même, son esprit et son âme s’étaient retrempés comme son corps ; les métayers ses voisins disaient en le voyant : le Berrichon est un fameux gars ! Et Guillaume s’écriait au moins vingt fois par jour : C’est ben le fils de mon colonel !

Cependant, quand l’enivrement de cette vie nouvelle fut un peu apaisé, quand la pluie et les neiges ne permirent plus le travail des champs, dans les longues soirées d’hiver, tous les souvenirs de sa vie se retracèrent successivement à la pensée d’Olivier ; mais de ces souvenirs un seul était bien vivant en lui : le souvenir de Caroline !

Quoiqu’il n’eût pas quitté Fresselines, il savait par Guillaume que mademoiselle Desgarrigues était toujours à la Petite-Maison-Fayne et qu’il n’était question d’aucun mariage pour elle à Saint-Sébastien. Du reste, l’incognito d’Olivier n’avait pas été trahi ; aux questions que lui firent M. Vieux-Temps et M. Carrière sur la brusque disparition de son maître, Guillaume répondit constamment, selon les instructions d’Olivier, que le fils du colonel avait entrepris un grand voyage scientifique en Égypte. Rien ne dérangea donc le plan d’Olivier ; il vivait inconnu, comme il l’avait désiré.

Cependant, ne faisons pas notre héros meilleur et plus romanesque qu’il ne l’était ; la vie de fermier a de grands charmes, sans doute, mais elle a ses ennuis et ses dégoûts ; quand Olivier rentrait au logis et que la fatigue roidissait ses membres et appesantissait ses yeux, le fermier rendait sa place à l’homme élégant et distingué. Olivier s’était ménagé, au premier étage de la ferme, un petit logement d’artiste, simple mais assez confortable, avouons-le. Là il passait de longues heures à rêver, à ressaisir dans son existence tous les fils, maintenant brisés, qui l’avaient conduit à la position un peu originale où il se trouvait. S’il faut tout dire, Olivier avait ses heures de découragement, peut-être de regret : à quoi aboutirait l’épreuve qu’il avait tentée ? Qui lui saurait gré de cette rupture complète avec le monde ? N’était-il pas ridicule dans son accoutrement de fermier ? Ne perdrait-il pas, dans cette existence fantastique, le sentiment des choses délicates et élevées ?

Le souvenir de Caroline, peut-être aussi quelque vague espérance, éloignait de l’esprit d’Olivier ces tentations assez fréquentes ; et, quand il faisait la balance de ses tristesses passées et de ses joies actuelles, il se trouvait heureux, et pour rien au monde il n’eût consenti à reprendre sa chaîne dans le bagne parisien.

Mais les désirs de l’homme sont insatiables : vivre près de Caroline sans la voir, sans lui parler, c’était bien sans doute ; quant à lui parler, quant à la voir elle-même, il n’y songeait pas ; cependant, ne pouvait-il du moins se rapprocher quelquefois de sa demeure, voir de loin, de très loin, cette Petite-Maison-Fayne dont il était banni ? C’est à cela que pensait souvent Olivier, le soir, quand il s’était retiré dans sa petite chambre et qu’il essayait en vain de fixer son attention sur quelque vieux livre ou sur le Journal d’agriculture pratique.

Ce désir prit une intensité telle qu’Olivier n’y résista pas longtemps. Un soir, sans avertir personne, il sortit de la ferme et se dirigea vers Saint-Sébastien, non par la route communale, mais par les chemins de traverse qu’il connaissait si bien et où il ne risquait pas d’être rencontré à pareil moment. Il marcha pendant plus d’une heure avec une sorte d’ardeur fébrile ; il était inquiet comme s’il allait commettre une faute, il tressaillait au moindre bruit et passait de préférence par les sentiers les plus abandonnés.

Olivier parvint ainsi au sommet de la colline qui domine la Petite-Maison-Fayne ; il n’osa pas aller plus loin, et s’assit sur un rocher, une espèce de dolmen qu’il avait visité bien souvent autrefois.

Avons-nous besoin de dire quelle émotion s’empara de l’âme d’Olivier, de compter les larmes qui tombèrent de ses yeux ? Ceux qui ont aimé et qui ont souffert les compteront pour nous.

Excepté le cœur d’Olivier, tout était paisible ; la lune se balançait sur la vallée où rampait le brouillard argenté de la nuit, et la Petite-Maison-Fayne se détachait dans cette douce lumière ; Olivier ne pouvait en détacher ses regards, et il fallut que le premier tressaillement de la nature qui va se réveiller l’avertit de son imprudence. Alors il se leva et reprit la route de Fresselines, à la fois triste et heureux.

« Oh ! non, se dit-il, non ! Je ne reviendrai pas ! que penserait Caroline si elle savait... je ne reviendrai-pas ! »

Il revint le lendemain, et les nuits suivantes et toutes les autres.

Bientôt il se hasarda même à descendre dans la vallée, jusqu’aux murs du jardin de la Petite-Maison-Fayne ; il passait là des heures entières, accordé sur quelques pierres croulantes, à considérer cette demeure calme et à se dire avec le poète : C’est là qu’est mon cœur !

Une fois, Olivier avait fait sa secrète visite plus tôt que d’habitude, et il était à peine nuit close ; Olivier, installé à son observatoire, entendit tout à coup plusieurs voix qui se rapprochaient et il comprit que les promeneurs allaient tourner l’angle du mur et prendre la route où il se trouvait lui-même ; d’un bond il s’éloigna de la muraille et instinctivement se blottit dans la haie du champ qui s’étendait en face. Les pas se rapprochèrent, et Olivier reconnut les voix ; il distingua bientôt les traits des personnes qui venaient de son côté. C’étaient mademoiselle de Meslin, Caroline, M. Carrière et M. le curé de Saint-Sébastien. Ils n’aperçurent pas Olivier et ils continuèrent leur conversation.

– Mademoiselle, disait le vieux prêtre en marchant lentement, mademoiselle Caroline,  croyez que votre tante, M. Carrière et moi nous vous parlons le langage de la raison et en même temps le langage de la religion. Vos hésitations doivent avoir un terme ; il faut vous marier, mon enfant ; je crois que c’est le penchant de votre cœur, et j’affirme que c’est votre devoir. Je n’ai plus rien à ajouter après ce que mon ami, M. Carrière, et mademoiselle de Meslin vous ont dit. Je porterai donc demain votre réponse à M. de Nouzerolles...

– J’y consens, répondit Caroline.

Les promeneurs étaient déjà trop loin pour qu’Olivier pût entendre la suite de la conversation ; d’ailleurs, il n’en avait que trop entendu ; il s’élança hors de sa cachette et s’enfuit du côté de Fresselines ; il courait comme pris de vertige, haletant, épouvanté, hagard, jetant des cris sourds dans la nuit, pareil à un loup blessé qui entend sur ses traces l’horrible meute se rapprocher.

« Oh ! criait-il, cela devait être ! Elle épouse ce Nouzerolles.... Et mes amis eux-mêmes le lui conseillent !... Et moi, moi ! oh ! moi, personne n’y songe plus ! Qui s’occuperait d’un fou comme moi ? Trop heureux d’en être débarrassé ! Oh ! les hommes ! Les meilleurs autant que les pires, je les maudis et je les méprise !... »

Olivier, à peine rentré dans sa chambre, se laissa tomber sur un siège et resta longtemps dans un état d’insensibilité et presque de léthargie complète ; quand il revint à lui, quand il eut mis un peu d’ordre dans ses souvenirs et dans ses pensées, une tristesse profonde et plus navrante que son désespoir s’empara de tout son être, il réfléchit avec une sorte de calme et s’avoua bientôt que lui seul était coupable du malheur qui le frappait.

« J’étais injuste, se dit-il, j’étais injuste tout à l’heure ! Non, je ne suis pas digne de Caroline ; quand j’étais digne d’elle, je n’ai pas voulu d’elle ! Moi seul ai été blâmable en tout cela, et si je suis puni, ce n’est point par elle, c’est par la Providence ! Ne songeons plus à moi.... Que Caroline épouse M. de Nouzerolles, et qu’elle soit heureuse !... Je ne serai point jaloux de leur bonheur... non ! J’irai les voir en voisin et en ami... Je jouerai avec les enfants et je serai très heureux, moi aussi !... Heureux, heureux ! Et cependant je pleure... Ô ma pauvre mère, j’ai été bien coupable, mais je souffre bien maintenant !... Ô mon Dieu, je souffre, mais je vous bénis et je reconnais que j’ai mérité ce qui m’arrive !... Allons, il faut que je sois fort devant ce malheur... Oh ! c’est un malheur irréparable, cette fois, irréparable ! Je me soumets, ô mon Dieu, et je me repens ! »

Le lendemain, Olivier partit comme à l’ordinaire pour un étang assez éloigné de Fresselines, et au dessèchement duquel il travaillait ; il annonça que son absence durerait jusqu’au soir et laissa Guillaume à la ferme.

Olivier revint tard en effet, et trouva en rentrant dans la cuisine Caroline en costume de fermière, et, avec elle, M. le curé, M. Carrière et mademoiselle de Meslin.

Olivier pâlit et comprit d’un regard le bonheur qui lui arrivait, mais il chercha en vain des paroles pour exprimer son émotion et sa joie... Des larmes jaillirent de ses yeux, et il se laissa tomber sur une chaise en prenant les mains de Caroline.

– Ah ! mon gaillard ! cria M. Carrière, tu crois qu’on s’éclipse ainsi et que l’on disparaît du monde !

– Oui... oui... comment avez-vous appris ?...

– Par mon collègue, M. le curé de Fresselines, dit M. Vieux-Temps.

Et il ajouta en riant :

– Vous savez bien... l’espionnage clérical !

– Quand nous avons su où tu étais, reprit M. Carrière, nous avons séduit ton vieux Guillaume et...

– Ah ! monsieur Olivier, me pardonnerez-vous ? dit Guillaume en s’avançant.

Pour toute réponse, Olivier prit le vieux domestique dans ses bras et le pressa sur son cœur.

– Tu sauras que c’est à M. de Nouzerolles que tu dois la promptitude de ce dénouement, car mademoiselle Caroline voulait encore attendre ; mais M. de Nouzerolles ayant demandé officiellement sa main, il a bien fallu se décider.

– Et ce matin, reprit M. Vieux-Temps, j’ai été lui faire part de la résolution de mademoiselle Caroline ; il s’y est soumis de la façon la plus courtoise.

– Et tu seras heureux, chenapan ! cria de nouveau M. Carrière, et pour être heureux tu seras sage, galopin !

Alors M. le curé, prenant les mains d’Olivier dans les siennes et le regardant avec une tendresse paternelle, lui dit doucement :

– Oui, vous serez heureux et sage, j’en suis sûr ; vous avez fait preuve du plus rare des courages ; vous avez réparé volontairement vos fautes. J’ai donc pleine confiance en vous, et j’aime à vous louer comme ami et comme prêtre ; croyez-le bien, en effet, mon enfant, ce que l’homme de la foi demande à Dieu pour les faibles et les coupables, ce n’est pas le châtiment, c’est l’expiation !

 

 

 

Vicomte Henri de BORNIER.

 

Paru dans Le Correspondant en 1864.

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net