La Diotime
par
Maurice BOUÉ DE VILLIERS
Quelle heure harmonieuse avait éclairé l’orageux courant de ma vie lorsqu’elle parut ? C’était un de ces instants divins comme jamais ne m’en avait procurés cette sombre terre d’exil. Seule, dans mon souvenir, pourrait en évoquer le charme ineffable la toile de rêve due au subtil pinceau du peintre-poète Dante Rossetti. L’œuvre a pour titre, je crois, Béatrix. Une jeune femme, belle de cette céleste et mélancolique beauté que semble avoir frôlée l’aile de la mort, songe étrangement devant un cadran solaire où s’évanouit cet adorable moment du soir, plein d’une insaisissable et cependant si pénétrante poésie, qui n’est plus le soir déjà et qui pourtant n’est pas encore la nuit. Les derniers reflets crépusculaires la baignent d’une atmosphère fatidique que trouble à peine la blanche descente d’une colombe auréolée, messagère d’un céleste espoir. Au loin disparaît la sombre silhouette de l’immortel poète florentin, tandis que dans l’ombre vient de surgir l’Ange au sourire impassible, – qui attend. Un silence, infiniment grave et triste, enveloppe et imprègne ces êtres immobiles et les choses environnantes. Du spectacle de cet art subtil et intense émane un tel mystère, qu’à le contempler l’âme se replie sur elle-même, méditative, comme à l’approche augurale du surnaturel inconnu.
C’était une heure semblable à celle-là qu’ont traduite les pinceaux musicaux du beau peintre préraphaélite. L’air adouci à son approche s’était chargé de parfums spirituels, le silence avait effleuré la nature entière de son aile veloutée, chaque lueur avait pris cette transparence fluide qui est comme l’essence même de la clarté. Ses yeux très larges, noyés d’un rêve inextinguible, brillaient du translucide regard d’au-delà qu’ont ceux des saints et des inspirés. Son front d’une grâce et d’une pureté angéliques était plutôt fait pour le rayonnement de l’auréole que pour l’or emperlé du diadème. Son nez d’une noble courbe aquiline, très légèrement épaté à son extrémité, lui donnait l’air à la fois héroïque et doux qu’ont certains des plus purs types de race latine. Ses lèvres extatiques, rouges d’un sang précieux et imprégnées encore du mélodieux parfum de sa voix, avaient un sourire chargé des promesses du ciel. Enfin le menton d’un galbe césarien affiné ajoutait à son profil l’impérieuse austérité des médailles antiques et suffisait à préciser d’un caractère de dominatrice réalité la sérénité presque irréelle de cette vivante effigie de rêve.
Le rythme de sa marche lors de sa venue me sembla pareil à celui des flots charmés par une lyre d’Arion. Comme d’ailleurs je devais m’en assurer plus tard, la grande harmonie enclose dans son être se manifestait dans le moindre de ses gestes. Tout mouvement était chez elle un accord visible, toute attitude une musique innée et suave. Car elle était bien la Dame selon l’esprit, la vivante incarnation d’un principe primordial de beauté.
Cependant la radieuse perfection de son corps n’était qu’un pâle reflet des trésors enfermés dans son esprit et dans son cœur. Comme ses beaux yeux devaient se magnifier au magique embrasement de l’amour, comme ses lèvres devaient s’épanouir, telle la rose mystique, à l’incarnation verbale des sentiments les plus nobles et les plus purs ! Ainsi que la nature se métamorphose secrètement aux feux du crépuscule, ainsi que les vitraux sacrés s’avivent des splendeurs du soleil, son doux visage se transfigurait surhumainement dans l’ardent vertige de l’extase.
Et cependant des quatre extases elle n’avait connu que les premières ; l’extase d’amour devait la rendre semblable aux déesses embrasées d’un éternel ravissement et, dès cette vie, la parer de toutes les grâces qui dormaient ignorées, au plus profond de son être.
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Comme d’autres aiment s’orner de vains et puérils atours, elle se vêtait, eût-on pu dire, de musiques exquises, d’accords enveloppants.
Avait-elle compris que le geste devant être à l’égal de la parole une expression de l’être, une belle âme pour ne point déchoir doit se formuler toujours dans son intégrité ? Chez elle, la beauté comme la pensée vraie était un principe si profondément invétéré et naturel que le raisonnement et la préméditation en étaient exclus. Et en cela elle était bien aussi la princesse sereine telle que la créèrent les poètes épris de noblesse idéale. J’aimais à me la figurer parfois, ainsi que la douce Clémence Isaure, assise au pied d’un vallon fleuri de la riante patrie languedocienne, entourée de jeunes vierges pensives et de délicats ménestrels sensibles autant que leurs luths, et présidant aux heures mélodieuses consacrées au rythme et à la beauté. Et je me plaisais d’évoquer ces blonds éphèbes, nés du riche songe qu’elle suscitait en moi, unis dans un enlacement qui était aussi une harmonie, les jeunes hommes graves et beaux comme des femmes, les jeunes femmes oublieuses de leur sexe au contact de l’amour supérieur qui les transportait dans une zone où les âmes s’imprègnent d’une même essence. Et reine des pensées, toute couronnée d’hyacinthes et de myrtes, dispensant autour d’elle les dons précieux de son cœur vraiment royal, elle m’apparaissait comme l’Annonciatrice d’un règne nouveau de l’Esprit, comme la céleste médiatrice d’un éden retrouvé.
Je l’avais nommée Lucine. Ce nom me semblait résumer, encore que très imparfaitement en langage humain, tous les accords épars dans sa personne. Tout mot n’a que la valeur exacte qu’on lui donne ; de même que certains, par la volonté ou l’idéal en eux incarnés, ont le magique pouvoir d’évoquer les esprits ou le don prestigieux de susciter de merveilleuses images, ce simple nom, par tout l’amour que j’y avais enfermé, comme on enferme une belle pensée dans un livre ou un joyau très rare dans un écrin, brillait d’une flamme intérieure. Et, pareil à ces perles opalines dont le propre éclat s’enrichit des splendeurs qu’elles réfractent et qui semblent ainsi condenser tout le ciel en elles, il contenait pour moi tout un univers de joie.
Car ainsi que la mer fait chanter dans l’humble coquillage l’hymne immense de ses vagues puissantes, dans ce mot j’avais mis, par elle, l’écho de nos cœurs. Et j’aimais à le lui redire infiniment comme les falaises de la côte redisent confusément la grande voix des vents du large.
Et ce nom était devenu une lyre miraculeuse où dormaient toutes les harmonies irrévélées et d’où pouvaient jaillir à l’heure propice des claires évocations, tous les hymnes du divin Amour.
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Mais nul art ne pourrait traduire l’hymne adorable qui chantait dans son âme. Elle vivait dans une perpétuelle extase qui créait autour d’elle un cercle enchanté. On eut dit que tout ce qui l’entourait se magnifiait au feu de son regard, comme l’influence d’un charme magique. L’esprit pur ne conçoit pas le mal, l’esprit fort voit au-delà. Du premier coup d’œil, elle saisissait la vertu secrète de toutes choses et leur essentielle raison d’être. Son merveilleux entendement toujours dépassait les contingences ; si parfois il s’y arrêtait, c’était pour n’y voir que de mystérieuses correspondances. Elle avait comme un sens angélique extraordinairement développé qui lui faisait lucidement entrevoir des rapports que d’autres eussent à peine pressentis.
Jamais sa bouche, devant un spectacle inférieur, ne proféra un blâme, qu’elle eut, je présume, considéré comme une injure à la providentielle création. L’indignation même, qui souvent est l’apanage des âmes les plus nobles, lui était inconnue. Les actes isolés, souvent infâmes, des hommes ne lui apparaissaient que perdus dans un vaste ensemble d’où naissait un accord harmonique. « Les Anges, disait-elle, président à la grande action humaine, et il ne faut pas médire de celle-ci si l’on ne veut méconnaître ceux-là. » Dans le spectacle le plus vil, elle découvrait une beauté cachée qui éclipsait à ses yeux l’apparente laideur. L’aspect d’un cadavre lui faisait admirer la spontanée génération des êtres infiniment petits jaillis doués d’une existence propre de la pourriture inanimée et elle exaltait la Vie invinciblement triomphante renaissant incessamment de l’illusoire mort, de ses infinies métamorphoses, tel le phénix fabuleux. Et elle admirait ce miracle à l’égal du miracle des fleurs et du miracle des astres.
Si le mal existait autour d’elle, on pouvait dire qu’il était banni de cette nature d’élection, et par cela même elle était vraiment divine. Peut-être aussi considérait-elle que de concevoir le mal est le créer en soi. Et si elle avait pu concevoir comme elle eut repoussé loin de sa chaste pensée la haine, contaminatrice en elle-même, de ce mal, comme un danger plus grand que le mal même. Des religions coupables ont, en effet, par la haine subversive qu’elles suscitent contre le vice, invétéré dans les âmes un sentiment funeste, tenace en vertu de son infériorité, qui souille plus profondément que ne l’eut fait le vice même. Cette croisade psychique apparaît analogue à l’équipée héroïque mais antichrétienne de ces tueurs d’hommes qui massacraient la main sur l’évangile tout débordant de la suprême Parole d’Amour.
Le secret de la beauté de son corps, de la pureté de son âme, de toute la lucidité de son esprit, ne résidait-il dans ce très véritable Amour qui l’illuminait de ses feux sacrés et dont la tangible harmonie de son corps n’était qu’une exacte manifestation ?
Car elle aimait avec une douceur vraiment chrétienne tout ce qui est, et la divine compassion se tempérait chez elle d’une humaine mansuétude. Si son beau corps n’était en réalité que la docile forme sensible de son âme, son âme à son tour n’était que le reflet des perfections de son esprit.
Ainsi que le rayon de soleil se condense et s’irise dans le cristal lucide, l’ardente vérité en filtrant son âme se colorait de grâces ingénues et s’épanouissait, magnifiquement transformée en rose de splendeur. Ainsi se confirmait, en ma pensée, l’occulte signification de ses gestes, la révélatrice véracité de ses attitudes, le sens étrange et profond de son incomparable beauté.
Certes, je n’avais pas été victime d’une irréelle fiction en voyant en elle une messagère et une annonciatrice. Elle était la Grâce même, l’Ève idéale qui rachetait dans un sacrifice plein de douceur et de joie l’antique faute originelle. Elle était bien le type initial de la compagne rédemptrice des hommes à venir.
Mais peut-être devait-elle avoir le sort douloureux et sublime des prophètes venus avant que n’eût sonné l’heure messianique...
Maurice BOUÉ DE VILLIERS.
Paru dans Les Entretiens idéalistes en 1906.