Les deux chemins

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Mathilde BOURDON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Le même jour, et presque à la même heure, deux petites filles étaient nées. À les voir, on les aurait crues sœurs, tant il y avait de douce ressemblance entre leurs visages blancs, légèrement teints de rose, leurs yeux bruns à peine entrouverts, leurs petites bouches froncées comme un ruban de pourpre, leurs mains potelées qu’elles agitaient comme si elles avaient voulu reconnaître ce monde où elles venaient d’entrer. Cependant, le sort avait bien séparé ces berceaux : une des petites filles était l’enfant, la sixième enfant d’un pauvre jardinier, nommé Jean Philibert ; l’autre était fille du comte de Vanvres, et sa naissance, longtemps et vainement attendue, comblait de joie le vaste château qui semblait protéger de ses tours féodales la petite masure où vivaient Jean Philibert, sa femme et leurs nombreux enfants.

La jeune mère, avertie qu’une fille venait de naître chez sa pauvre voisine, pria son mari de tenir cet enfant sur les fonts du baptême. Pieuse et compatissante, elle ne connaissait pas de meilleur moyen de témoigner sa joie que de répandre autour d’elle les tendres effusions de sa charité, et elle cherchait à rendre le ciel complice de ses espérances.

Le même jour, les deux enfants furent portées à l’église du village ; elles reçurent toutes deux le nom d’Anne-Marie ; et lorsque la petite Anne Philibert revint chez ses parents, on y apporta en même temps une layette charmante, présent du parrain à sa filleule, et du vin, des provisions, que la mère d’Anna de Vanvres offrait à la mère d’Anne Philibert.

L’enfance des deux petites filles répondit à ce premier jour. Nées à la même heure, elles furent élevées ensemble, sinon de la même manière, au moins dans les mêmes lieux et en se voyant sans cesse. Anna ne connaissait pas de plus grande joie que d’aller chez le jardinier, de jouer dans l’humble potager qui s’étendait derrière la chaumière, d’errer en folâtrant autour des ruches où les abeilles actives rentraient, murmurantes et empressées ; de donner à manger aux poules et aux pigeons, de porter des poignées d’herbe à la chèvre, et d’essayer de prendre des écrevisses dans le ruisseau rapide qui cernait la petite propriété des Philibert. Cette vie rustique, ce ménage des champs, amusaient beaucoup la petite fille ; elle semblait préférer le vaste horizon qu’on voyait au-dessus de la haie de ce petit jardin aux belles avenues, aux riantes perspectives du parc de son père. Mais à son tour elle entraînait la petite Nancy (c’était le nom familier que l’on avait donné à sa compagne) vers le château, et elles jouaient ensemble sur les pelouses veloutées, au bord des pièces d’eau, dans les kiosques à l’aspect pittoresque qui embellissaient la demeure seigneuriale. C’était une grande joie d’aller voir les faisans, de donner à manger dans la main aux biches familières, qui, à l’aspect des deux enfants, accouraient et tendaient vers elles leur tête fine aux grands yeux doux et profonds, et de s’effrayer un peu lorsque les cygnes nageaient de leur côté d’un air fier et presque menaçant. C’étaient de beaux jours, et la comtesse de Vanvres approuvait cette douce intimité des deux enfants, dont le sort avait tout ensemble séparé et réuni les berceaux ; elle s’efforça même de les rapprocher davantage. Quoique faible et souffrante, elle s’imposa la tâche de donner chaque jour à Anna et à Nancy une leçon de lecture et de religion ; elle était assise dans un grand fauteuil, nécessaire à sa faiblesse ; les enfants, debout à côté d’elle, récitaient alternativement leur leçon, et se rapprochaient, appuyées sur ses genoux, pour écouter les récits de l’Histoire sainte qu’elle leur faisait avec foi et simplicité. Bientôt elle put s’apercevoir que ses deux élèves étaient très-inégales en intelligence : Anna avait un esprit souple et pénétrant, qui s’assimilait vite la nourriture intellectuelle ; Nancy avait la plus grande peine à comprendre l’art difficile de la lecture. Elle se trompait sans cesse, brouillait les voyelles et les consonnes, et ne parvenait que par un prodigieux effort de bonne volonté à rassembler deux syllabes. Convaincue de son infériorité, la petite fille disait à la comtesse : – Marraine, j’aimerais mieux battre le beurre ou sarcler le jardin que de tenir les yeux fixés sur ces petites lettres noires ; c’est si difficile ! – Quand tu sauras lire, Nancy, tu pourras mieux prier Dieu, et je te donnerai un livre pour suivre la messe et les offices. – Oh ! alors, je le veux bien... Allons... je vais recommencer à épeler.

Elle s’y remettait avec un courage souvent malheureux ; mais dès que madame de Vanvres commençait une histoire des patriarches ou des prophètes, dès qu’elle parlait des saints et des amis de Dieu, dès qu’elle parlait surtout de l’enfant Jésus et de sa céleste mère, dès qu’elle racontait la plus charmante des églogues, la Crèche, ou le plus touchant des drames, le Calvaire, l’attention de Nancy s’éveillait ; ses yeux prenaient une expression intelligente et attendrie ; elle comprenait avec le cœur, et elle pouvait s’écrier comme ce vieux laboureur, attentif au sermon savant et élevé de son évêque, qu’il ne comprenait pas : – L’âme entend !

Anna goûtait aussi les histoires bibliques, si intéressantes pour la curiosité du jeune âge, mais on sentait que les cordes de son âme ne vibraient pas à l’unisson de celles de sa compagne, et que, si supérieure à Nancy par l’esprit et la mémoire, elle n’avait pas cet enthousiasme naïf qui faisait pleurer la petite paysanne lorsqu’on lui racontait la foi et l’obéissance d’Abraham et d’Isaac, la bonté fraternelle de Joseph, la magnanimité de Moïse, l’ami de Dieu, la piété du jeune Samuel, la tendresse filiale de Ruth, le sublime repentir de David, l’héroïsme des Machabées, la force des martyrs, la solitude et l’oraison des anachorètes, et les sacrifices des vierges consacrées au Seigneur. Cette enfant n’aurait pu exprimer ce qu’elle sentait, elle n’aurait pu dire que son petit cœur débordait de tendresse pour Dieu, de désir de le servir, de sainte envie envers ceux qui avaient fait de grandes choses pour le bon Maître ; elle n’aurait pu dire que les récits évangéliques peuplaient son imagination de figures célestes, et qu’elle s’entretenait de ces pensées alors même qu’elle paissait les chèvres de son père, on que le long des haies de Vouvray, non loin des bords de la belle et riante Loire, elle filait sa quenouille, comme les saintes bergères, Geneviève ou Jeanne d’Arc.

Anna, au contraire, plus avancée, plus spirituelle, loin de se complaire dans ces pensées uniformes, qui n’avaient jamais qu’un seul objet : – Dieu, ses mystères et sa loi, – lisait beaucoup, et se passionnait tour à tour pour les brillantes figures qui resplendissent dans l’histoire, qui donnent leur nom à une époque, et qui personnifient aux yeux des hommes la grandeur, la gloire, et quelquefois la vertu. Tout ce qui avait jeté une lueur sur la scène du monde lui plaisait, et quelquefois elle venait raconter à sa petite amie les actions des héros qui enchantaient sa jeune imagination. Mais Nancy ne comprenait pas bien ; elle s’étonnait qu’on se fût donné tant de peine pour régner à Athènes, à Rome ou à Paris, qu’on mît si haut le mérite d’avoir fait de beaux vers (savait-elle ce que c’était que des vers ?), et elle demandait ingénument à Anna, lorsque celle-ci avait fini un de ses récits héroïques : – Et le bon Dieu, qu’est-ce que ces grands personnages ont fait pour lui ?

Un jour, cependant, elle s’anima, en entendant raconter l’histoire de Godefroid de Bouillon, et le guerrier qui avait refusé de porter une couronne royale aux lieux où le Sauveur a porté une couronne d’épines prit place, dans son esprit et dans son estime, non loin des saints qu’elle aimait le mieux.

Ainsi s’écoula l’enfance d’Anna et de Nancy ; le jour de leur première communion approchait : toutes deux s’y disposèrent avec candeur ; mais, plus que jamais, la foi de Nancy paraissait vive, profonde, et sa petite âme débordait de ferveur pendant les instructions que madame de Vanvres faisait aux deux jeunes filles. – Moi ! recevoir le bon Dieu ! disait-elle souvent, une pauvre paysanne ! Seigneur ! est-ce possible ?

Anna avait de la foi ; mais ce sentiment intime, qui, chez Nancy, dépassait tous les autres, ne s’éveillait pas dans son cœur ; les instructions religieuses lui paraissaient longues : elle était bien quelque peu contrariée que le catéchisme vînt interrompre ses autres études, et elle regardait la première communion comme un devoir de religion et de bienséance tout à la lois, dont il était bon de s’acquitter, tandis que Nancy aspirait après ce beau jour comme après le don le plus excellent de la vie. Quelquefois madame de Vanvres, en la voyant si pieuse et si satisfaite, disait en soupirant : – Heureux ceux qui portent dès leur jeunesse le joug du Seigneur ! – Et elle attachait un regard inquiet sur sa fille et disait encore en son cœur : – Mon Dieu ! faites qu’elle soit à vous !

Le grand jour arriva. Les deux jeunes filles, à genoux l’une à côté de l’autre, reçurent la divine hostie, gage mystérieux de l’amour dont Dieu a aimé le monde. Anna fut émue : elle ressentit cette commotion intérieure à laquelle les âmes innocentes n’échappent jamais, quand Celui qui se tient à la porte et qui frappe vient à elles ; mais on devinait, à l’attitude et aux pleurs de Nancy, qu’il se passait, dans le secret de son cœur, quelque chose d’indicible. Encore une fois, elle n’aurait pu dire ce qu’elle ressentait ; les mots et les images manquaient à ses émotions ; ses facultés étaient dans les langes ; comme l’enfançon de Clotilde de Surville :

 

                 Des fils de sa pensée

L’échevelet n’était pas débrouillé.

 

Et si on lui avait demandé ce qu’elle sentait, ce qu’elle voulait, elle n’aurait pu répondre que : – J’aime le bon Dieu et je veux le servir. Cela résumait tous ses vœux et toutes ses affections.

La comtesse de Vanvres avait assisté à cette touchante cérémonie de la première communion, qu’elle avait désiré voir ; mais ce fut le dernier acte public de sa vie, qui allait s’éloignant. Elle endurait avec une patience et une résignation angéliques les phases d’une cruelle maladie, dont le terme était prévu, et, accablée de douleurs, elle ne s’occupait que de ceux qu’elle aimait. Sa fille, la plus forte affection de son cœur, l’absorbait tout entière ; sans cesse elle la cherchait du regard ; ses lèvres pâlies retrouvaient un sourire lorsque l’enfant bien-aimée cherchait à la soulager dans ses souffrances ; le nom d’Anna était le premier qu’elle murmurât au réveil ; lorsqu’elle priait, et sa prière était continuelle, la pauvre mère mourante pensait plus à sa fille qu’à elle-même. À tous ces témoignages de tendresse se mêlait un sentiment d’inquiétude ; madame de Vanvres craignait que le cœur de sa fille, si bon, si filial pour elle, ne fût pas cependant un cœur chrétien : elle n’y voyait ni la foi, ni la soumission, ni l’humilité des âmes élues, et cette seconde vue des mères troublait la sérénité de sa mort. Mais sa confiance en Dieu était grande ; elle abandonnait sa vie entre les mains de son Maître, comme un enfant s’abandonne entre les bras paternels, et c’était avec les élans de cette même confiance, apanage des saints, qu’elle priait pour sa fille. Ce que l’homme ne pouvait pas, Dieu le pouvait et le voulait, car ne veut-il pas le salut de toutes ses créatures ?

L’été s’écoula dans les alternatives de la crainte et de l’espérance ; l’automne vit décliner les jours de la comtesse de Vanvres comme il voyait décliner à l’horizon le pâle soleil, comme il voyait tomber sur l’herbe les feuilles flétries. Le jour de la Toussaint, elle parut plus mal, et, entendant la voix mystérieuse qui la conviait aux noces éternelles, elle fit avec tranquillité les derniers préparatifs du dernier voyage, elle confessa ses fautes, tant de fois accusées, tant de fois lavées déjà dans les larmes du repentir le plus sincère ; elle reçut en viatique le Dieu qu’elle avait tant de fois logé dans son âme, qui avait été, depuis sa jeunesse, l’hôte de son cœur, le compagnon de son pèlerinage, le suprême ami de ses meilleurs et de ses plus mauvais jours ; l’huile sainte purifia ses membres ; elle donna encore une fois des ordres pour ses aumônes, et, après de tendres adieux à son mari désolé, elle fit approcher Anna, qui tomba à genoux en sanglotant. – Chère enfant, lui dit la comtesse d’une voix faible et interrompue, je vais vous quitter... Je vais à la maison de notre bon Père qui est au ciel... C’est là que nous nous reverrons, Anna, et pour toujours... Promets-moi, ma fille, promets-moi de ne pas oublier Dieu, Dieu qui nous réunira un jour... Souviens-toi des leçons de ta mère... Vois, je meurs, je quitte tout, mais la croix de Jésus-Christ me console dans ces moments si douloureux à la nature... Oh ! ne la quitte jamais ! appuie-toi toujours sur elle... Ma fille, sois chrétienne ! me le promets-tu ? – Oui... oui... maman ; mais vous ne mourrez pas ! – Que le ciel te bénisse comme moi, mon enfant, et qu’il entende ta promesse... Mon Dieu ! je vous la donne...

Elle ne put achever : deux larmes roulèrent sur ses joues, déjà marquées du doigt de la mort... Le silence n’était interrompu que par les sanglots du comte et d’Anna, auxquels se mêlait une autre voix. C’était celle de Nancy, qui s’était glissée dans la chambre, et qui vint se jeter à genoux devant le lit en s’écriant : – Marraine, marraine, vous allez en paradis... oh ! priez Notre-Seigneur pour moi...

– Oui... oui.,, répondit la comtesse d’une voix à peine entendue, pour Anna... pour tous...

Ce fut son dernier souffle et sa dernière parole... Elle joignit les mains et mourut paisiblement..... Les cloches de la veillée des Morts sonnaient de village en village, et promenaient leur glas sépulcral sur les flots de la Loire et sur les coteaux dépouillés de Vouvray.

 

 

 

II

 

 

La mort de la comtesse amena un profond changement dans la vie d’Anna. Son père, accablé de chagrin, ne put s’occuper d’elle, et, les premiers moments de deuil écoulés, il la confia à une institutrice instruite, élégante, nourrie de littérature, qui encouragea les dispositions brillantes de la jeune fille et l’amena bientôt à un degré rare de science et de culture intellectuelle. Mais cette institutrice, acceptée par le père, n’eût pas été choisie par l’œil plus attentif d’une mère, que le cœur eût rendu clairvoyant, et Anna perdit bientôt, dans cette intimité, sinon sa foi, au moins la ferveur et la candeur de ses croyances. Elle ne pria presque plus ; les pratiques de la religion devinrent pour elle une formule d’étiquette dont elle se débarrassait souvent ; car on se gêne moins avec Dieu qu’avec les créatures, et, peu à peu, quelques livres dangereux accomplirent le ravage intérieur de cette pauvre âme. L’institutrice ne lui laissa entre les mains aucune page qui pût alarmer la modestie ou qui attaquât directement la foi ; mais les livres où, à chaque ligne, l’histoire et le caractère de l’Église sont faussés, suffirent à ébranler des croyances qui, jamais, n’avaient été ardentes.

Le souvenir de madame de Vanvres lutta quelque temps, dans l’esprit d’Anna, contre ces doctrines nouvelles ; et puis, ce souvenir, sans perdre sa douceur, perdit son influence, et la jeune fille, en vénérant la mémoire de sa mère, sourit quelquefois de la naïveté de sa religion.

Au milieu de ces études et de ces progrès, Nancy était un peu oubliée. Elle ne partageait plus les leçons d’Anna, mais elle conservait dans son cœur le souvenir des enseignements qu’elles avaient reçus en commun, et, sans porter plus loin son ambition, elle s’occupait du ménage, filait, tricotait, battait le beurre, sarclait le jardin, pendant toute la semaine, et le dimanche allait à l’église pour honorer Dieu de tout son cœur. Aimer Dieu et ses parents et travailler, c’était toute sa science. Elle aimait bien aussi Anna, mais elle la voyait peu, et ne pouvait lui témoigner son amitié qu’en priant pour elle.

Ces existences, si unies au début du chemin, se séparèrent de plus en plus. Nancy avait dix-neuf ans ; elle épousa, de l’aveu de ses parents, un honnête garçon, nommé Gaspard, qui était maître de labour chez un grand fermier de Vouvray. Quinze jours après, Anna se maria à son tour ; elle avait choisi, sous les yeux de son père, un jeune homme d’un beau nom et du plus grand monde, Fabien d’Érouard, et elle devait habiter avec lui tour à tour Paris et une terre située en Franche-Comté.

Enivrée de l’amour que lui avait inspiré son jeune mari, avide de connaître une existence nouvelle, Anna quitta presque sans regret la demeure où ses premières années s’étaient si paisiblement écoulées ; elle trouva quelques larmes pour le souvenir de sa mère, embrassa chaleureusement Nancy, fit au comte les plus tendres adieux, et partit seule, triomphante, avec Fabien, pour se plonger dans cet égoïsme à deux, dans cet isolement au milieu du monde dont les cœurs passionnés font leur oasis.

Rare merveille ! son attente ne fut pas trompée. Elle trouva dans son union un bonheur intime, une sympathie absolue des âmes qui ne laissaient place ni à un désir ni à un regret. Un fils, nommé Fabien comme son père, étendit encore, par sa naissance, les perspectives de cette félicité, à laquelle Anna s’abandonnait tout entière, et son âme ardente ne voyait rien au-delà du temps présent, des jours heureux, de la passion légitime et satisfaite dont elle jouissait sans porter une pensée vers l’avenir. Sa foi, déjà si chancelante, s’éteignit au milieu de ces sentiments personnels et terrestres ; Anna subissait d’ailleurs l’influence de celui qu’elle aimait, et qui, léger et sceptique, la rendit bientôt, elle, railleuse et indifférente. Certains mauvais livres, l’entretien de quelques incrédules, l’exemple de quelques femmes sans foi, consommèrent l’œuvre de destruction au fond de cette âme, et Anna vivait, d’autant plus tranquille, parmi son oubli de Dieu, que les passions auxquelles elle sacrifiait étaient pures, permises, et ne pouvaient lui laisser au cœur ni regret ni remords. Elle ignorait que le Dieu jaloux veut les prémices de nos attachements les plus saints, et qu’il veut prélever sur toute notre vie la dîme de la pensée qui s’élève vers lui, de la volonté qui adhère à sa volonté, de l’amour qui répond à son amour. La Providence lui avait envoyé le bonheur, afin que son âme satisfaite s’exhalât vers le ciel en un nuage d’encens, en un parfum de fleurs : elle fut sourde à ce doux appel de la divine Bonté ; sera-t-elle plus fidèle à l’épreuve de l’infortune ?

Cette union heureuse, et que l’on citait, durait depuis plusieurs années, et n’avait été troublée que par la mort du comte de Vanvres, lorsqu’un coup de foudre éclata dans ce ciel si longtemps serein. Maladie fatale à la jeunesse, et qui choisit sa proie parmi les plus beaux et les plus forts, une fièvre typhoïde s’empara de Fabien d’Érouard, et, en peu de jours, le réduisit à l’extrémité. Anna vit la pâleur terreuse de la mort s’étendre, voile sinistre, sur ces traits qu’elle adorait ; elle entendit les divagations de la fièvre s’échapper de ces lèvres avec lesquelles elle avait échangé tant de douces paroles ; les yeux de Fabien la regardèrent et ne la reconnurent plus. Dans les transports d’une fièvre violente, il reçut l’Extrême-Onction, et mourut sans avoir reconnu sa femme ni son enfant. Le Fils de l’Homme était venu à l’heure où on ne l’attendait pas.

Anna était seule, seule avec son enfant, qui ne comprenait pas encore ses larmes. Une douleur sombre, désespérée, accabla son âme... Pour quelques-uns, la douleur est un joug salutaire, qui ramène le chrétien errant dans les bras de son Dieu, et qui lui fait s’écrier avec David : Il est bon, Seigneur, que vous m’ayez affligé... ; pour d’autres, l’âpre désespoir est un aiguillon à la révolte, une excitation au murmure... Anna fut de ce nombre. Dans sa douleur farouche, elle s’indignait contre le tout-puissant Maître de la vie et de la mort, qui lui avait ravi celui qu’elle aimait ; son cœur insoumis éclatait en plaintes amères, en regrets poignants, en murmures audacieux, et, frêle créature, elle ne sortait de cette lutte insensée que pour tomber dans des abîmes de désolation. Aucune douceur ne se mêlait à ses larmes, aucune espérance ne venait luire dans cette nuit profonde ; le passé seul l’occupait, et elle redemandait Fabien et sa vie, Fabien et son amour, avec une obstination impatiente, qui, sans cesse, venait se briser contre l’éternel obstacle, la mort.

 

 

 

III

 

 

Le monde railleur au milieu duquel vivait Anna avait prédit à sa douleur si violente une courte durée ; il se trompa : et alors même qu’après plusieurs années de veuvage Anna eut repris les habitudes ordinaires de la vie, le regret amer et durable de ses années de joie resta enseveli dans son cœur, et la préserva de toute affection nouvelle. Pour remplir le vide affreux qui existait dans son âme, elle se livra à l’étude, qu’elle avait toujours aimée, et tour à tour elle essaya de se passionner pour les systèmes de philosophie, pour les cénacles et théories poétiques, pour les recettes régénératrices et sociales qui agitaient son entourage. Elle se perdit dans les nuages de la philosophie germanique ; avec Fourier, elle crut entrevoir des mondes nouveaux ; elle s’engoua de toutes les hardiesses que la scène et le roman mettaient à la mode ; elle chercha dans de lointains voyages des impressions nouvelles et des enthousiasmes à froid ; elle visita Athènes et s’attendrit au souvenir de Périclès. Elle vit le Forum et s’émut aux noms de Cicéron et de César, mais, en revanche, elle vit Jérusalem sans s’émouvoir ni au Gethsémani ni au Calvaire ; et après bien des années écoulées dans le tourbillon du monde, dans les agitations littéraires, dans les excursions lointaines, elle se retrouva, au seuil de l’âge mûr, plus triste et plus désolée peut-être qu’aux jours de sa plus effrayante douleur.

Son fils lui restait. Enfant, il était plein de grâce et de sensibilité ; son adolescence semblait riche de promesses ; mais, dès qu’il eut pris possession de sa fortune et de sa liberté, on put voir que toutes les passions régnaient dans son âme, sans qu’aucun frein pût les arrêter. Une éducation dont Dieu était absent avait porté ses fruits. Sa mère elle-même fut épouvantée des désordres dans lesquels il jetait, impitoyable envers lui-même, jeunesse, santé, fortune ; et ces aimables refrains auxquels naguère elle avait applaudi peut-être : Il faut que jeunesse se passe... Couronnons-nous de roses, jouissons ; ces maximes de la sensualité lui parurent terribles quand elle les vit dévorer en son fils la plus brillante fleur de ses années. Lorsqu’elle le suppliait de s’arrêter sur cette voie dangereuse, de réfléchir, de ne pas jeter au vent le trésor des affections, la fleur du printemps, la délicatesse des sentiments, il plaisantait, et se tirait d’affaire avec un bon mot ou une raillerie sceptique. Elle n’exerçait sur lui aucune influence, car au nom de quel principe aurait-elle commandé ? C’est Dieu qui donne la sainte autorité aux pères et aux mères, et ce Dieu, Fabien l’avait-il jamais vu invoquer par sa mère ? Les mains qui ne se joignent pas pour la prière ne gardent pas longtemps le sceptre maternel.

Une des nuits les plus bruyantes du carnaval de 1856 venait de s’écouler. Anna, qui avait reçu ce soir même, ne s’était pas couchée ; elle avait prolongé sa veille en lisant un lourd traité émané d’un auteur en renom, qui essaye de battre en brèche le christianisme et de nier jusqu’à l’existence du Sauveur des hommes. Elle inclinait sa tête fatiguée sur ces pages, qui seraient si funestes si, pour le plus grand nombre, l’ennui n’en défendait les abords, mais son attention était souvent troublée par une sourde inquiétude sur le compte de son fils. Fabien n’était pas rentré, et quoique ce ne fût pas là chose inaccoutumée, une secrète inquiétude oppressait le cœur de sa mère. Les bruits désordonnés de la rue, les cris sauvages, les rires stridents des masques qui arrivaient jusqu’à elle, la grise et livide clarté du jour qui faisait pâlir les bougies, la fatigue, l’insomnie, l’aride tristesse des pages qu’elle lisait, tout redoublait son malaise. Elle s’approcha de la fenêtre et souleva le rideau : la rue était couverte d’une fange épaisse, dans laquelle piétinaient des groupes attardés, pierrots, débardeurs, arabes, caciques, bergers et bergères, tous hideux de désordre et de pâleur, à cette clarté de l’aube. Anna détourna les yeux avec dégoût... Au même instant, une cloche claire et vibrante se fit entendre : elle sonnait l’Angelus. – Mercredi des Cendres ! se dit Anna : autrefois j’allais, avec manière, m’agenouiller sous la main du prêtre et entendre la sentence qui nous rappelle que nous ne sommes que poussière... Pauvre mère ! elle croyait se réveiller après ce sommeil de la mort... Erreur, douce erreur, hélas !

Elle continua en silence ses tristes réflexions ; mais le bruit d’une voiture et celui de la porte cochère qui se refermait la ramenèrent à sa pensée première : – Voilà Fabien ! se dit-elle ; il doit être bien fatigué ! Malheureux enfant !... cette vie de plaisir me le tue... Elle passa dans un petit salon qui donnait sur la cour, et vit, en effet, le coupé de son fils. – Il va se coucher, se dit-elle encore ; je le verrai plus tard... Pauvre garçon, il est si aimé, si recherché !...

Un domestique ouvrit la porte, et dit : – Un ecclésiastique demande à parler à madame... – Si malin ! n’importe... c’est pour une quête, sans doute... faites entrer ici...

Elle s’assit près de la cheminée, sans regarder le valet de chambre et sans remarquer son air consterné, et elle chercha sa bourse, car Anna, de toutes les traditions de sa mère, en avait au moins conservé une : – la bienfaisance. La porte s’ouvrit une seconde fois ; un vieux prêtre entra sans être annoncé : – Vous venez pour une quête, monsieur l’abbé ? dit madame d’Érouard, pressée de se débarrasser d’un visiteur trop matinal. – Non, madame, répondit le vieillard, que Dieu qui voit votre charité vous en récompense ! Je suis auprès de vous un messager de malheur... – Mon fils ! s’écria-t-elle en se levant, comme si une main invisible l’eût soulevée, Fabien ! – C’est lui qui m’envoie. – Où est-il ? ne vient-il pas de rentrer ? – C’est moi qui suis venu dans sa voiture. – Où est-il ? répéta-t-elle avec une mortelle angoisse. – Madame, faites votre sacrifice... offrez-le au bon Dieu...

Elle le regarda avec des yeux épouvantés, car elle avait compris : – Mort ! dit-elle ; comment ? où ? parlez donc ! – En duel, ce matin, à la suite d’un souper... Je passais... Je venais d’exhorter un mourant... j’entends des cris... je vis votre fils... j’ai pu l’assister... il a pu se reconnaître... Dieu, je l’espère, l’a reçu en sa miséricorde...

Elle lui fit signe de se taire et de s’éloigner ; il n’osait obéir ; elle rentra dans sa chambre, et, avec ce calme épouvantable qui suit parfois la première douleur, elle se rassit à la place qu’elle avait occupée, et jeta les yeux sur le livre qu’elle lisait. C’étaient les dernières œuvres de Lamennais. Elle tomba sur ces quelques mots : « Voulez-vous que je vous dise ce que c’est que le monde ? Une ombre de ce qui n’est pas, un son qui ne vient de nulle part et qui n’a point d’écho, un ricanement de Satan dans le vide. » Elle lut machinalement ces paroles désolantes, et dit tout haut : – Tout est fini... plus rien après cette vie... ah ! c’est affreux ! – Ses femmes, appelées par le prêtre, entrèrent et la trouvèrent évanouie...

 

 

 

IV

 

 

Anna ne mourut point ; la douleur ronge, mais ne tue pas ; et quoique l’idée du suicide hantât quelquefois son cerveau malade, une secrète pudeur, la crainte de faire du bruit autour de son nom, l’arrêta au bord de l’abîme. Dégoûtée de tout, cherchant, comme la biche blessée, un gîte ignoré pour souffrir et mourir, elle résolut de quitter Paris et de retourner habiter cette terre de Vouvray, qu’elle n’avait pas visitée depuis son mariage. Ce projet fut promptement exécuté, et, par une belle soirée d’avril, madame d’Érouard rentra seule dans la demeure déserte qu’elle avait vue si animée et si heureuse. Elle reconnut tout ; car son âme avait fidèlement gardé l’empreinte de ses premiers souvenirs. Les rayons du soleil couchant rougissaient les vitres du château ; les jeunes futaies montraient l’incarnat de leur feuillage naissant ; des milliers de pâquerettes blanchissaient les gazons ; on entendait dans la campagne des voix joyeuses et animées, celles des pâtres et des vignerons qui rattachaient les ceps : tout ce paysage était, comme autrefois, calme et riant ; mais le cœur ni les lèvres d’Anna ne savaient plus sourire aux beautés de la nature, et, sans jeter les yeux sur le parc, tout fleuri de lilas, tout embaumé des vives senteurs du jeune feuillage, elle entra précipitamment dans la maison, qui, depuis si longtemps inhabitée, avait une physionomie sombre, en harmonie avec les sentiments de celle qui venait s’y réfugier.

Pendant plusieurs jours, madame d’Érouard ne sortit point de l’appartement éloigné qu’elle avait choisi ; elle vivait là avec le portrait de ses deux Fabien et quelques livres emportés de Paris ; elle n’avait reçu aucune visite, et n’ouvrait pas même les lettres qui lui étaient adressées. Un profond désespoir la consumait ; sans liens sur la terre et sans espérance au ciel, elle se perdait en rêveries sinistres sur ce passé qui n’était plus, qu’elle eût voulu ressaisir ; ombre vaine qui s’échappait de ses bras ouverts pour l’étreindre, et cet avenir mystérieux, auquel elle s’efforçait de ne pas croire, et qui cependant l’épouvantait. L’impie, en niant, doute encore ; le chrétien, par sa foi, jouit déjà de ce qu’il espère. Les souvenirs de sa mère, réveillés avec force, parlaient aussi au cœur d’Anna, et parfois elle se prenait à envier cette femme forte, qui, sûre des promesses de son Dieu, avait opposé à la mort un visage si serein. Elle résolut d’aller visiter son tombeau, et, pour la première fois, elle sortit du château, se dirigea vers le cimetière du village, où la comtesse avait été ensevelie au milieu des pauvres qu’elle aimait et des laboureurs qu’elle connaissait si bien. Le comte de Vanvres reposait près d’elle. Deux pierres sépulcrales en marbre blanc et deux croix gothiques désignaient cette double sépulture. Anna fut surprise de voir qu’autour de ce tombeau on avait planté des fleurs de toute espèce : une bordure de violettes, des roses précoces, des renoncules et des narcisses attestaient des soins journaliers ; deux beaux chèvrefeuilles s’enlaçaient autour des croix. Anna s’agenouilla par un mouvement involontaire, mais elle ne put ni ne voulut prier. Ses larmes, souvent retenues, coulèrent comme un flot amer, et son cœur oppressé se soulagea... Des pas lourds, qui retentissaient derrière elle, la tirèrent de sa méditation ; elle se retourna et reconnut, en dépit de trente ans écoulés, un vieillard qui était à la fois le bedeau et le fossoyeur de la paroisse : – Père Gatien, lui dit-elle, dites-moi, qui donc a planté ces belles fleurs autour du tombeau de mon père et de ma mère ?

Le vieillard ne la reconnut pas et ne comprit qu’à demi sa question : – Qui serait-ce, dit-il en murmurant, si ce n’est la vieille Nancy Gaspard, qui vient toujours ici planter, sarcler et dire son chapelet ? Voilà trente ans que cela dure, oui, ma foi... On n’en voit guère qui aient la mémoire si longue...

– Nancy ! dit madame d’Érouard, pauvre excellente femme ! je l’avais presque oubliée !... et où demeure-t-elle, père Gatien ? – Pardi ! dans sa même maisonnette du Clos-aux-Biches, là-bas... Elle est toute seule maintenant...

– J’irai ! se dit Anna à elle-même. Elle cueillit une branche des ifs qui croissaient près des tombeaux, donna une pièce d’argent au père Gatien, qui la prit en hochant la tête, et se mit en route par un chemin qu’elle reconnut aussitôt, comme si son enfance s’était levée devant elle pour la conduire. Elle distingua bientôt la petite maison, vieille, bâtie de briques, et toute recouverte par un lierre et une vigne qui l’étreignaient sous leurs inextricables méandres. Un champ de seigle, un verger où paissaient une vache et trois chèvres, un petit potager, composaient la modeste propriété de Nancy. La maison était ouverte ; Anna, arrêtée sur le seuil, put voir de vieux meubles de noyer qu’elle avait connus jadis chez les Philibert, et qui étaient conservés avec un soin respectueux ; une statue de la Vierge en plâtre, quelques gravures grossièrement enluminées, formaient tout l’ornement de cette pauvre chambre ; les images où se coudoyaient les généraux et les saints semblaient dire qu’un soldat et une femme en avaient décidé le choix. Un rouet était posé à côté de la cheminée ; la chambre était déserte, mais bientôt la porte du fond s’ouvrit, une vieille femme, portant un pot de lait, entra, et s’arrêta, étonnée, devant la dame en grand deuil qui l’attendait et la regardait : – Nancy ! dit madame d’Érouard, ne me reconnais-tu pas ? – Mon Dieu ! est-ce bien vous, madame, ma chère dame ! Je savais que vous étiez au château ; mais je n’espérais pas vous voir... car je suis venue vous demander plusieurs fois, et l’on me disait que vous ne vouliez voir personne. – Je ne t’ai jamais oubliée, chère Nancy ! – Et moi donc ! soir et matin, je priais Dieu pour vous, comme je le priais pour tous les miens. Vous avez été si éprouvée... et moi aussi, le bon Dieu m’a visitée... Mais votre sainte mère disait qu’il n’afflige que ceux qu’il aime. – Pauvre mère ! c’est par elle que tous mes deuils ont commencé. Vous savez, Nancy, vous savez que je suis veuve et que j’ai perdu mon unique enfant ? – Je l’ai su, chère dame, et j’ai bien pleuré avec vous... Je sais combien c’est dur pour le pauvre cœur... et toutes les semaines je dis le chapelet pour vos chers défunts, afin que notre bon Dieu les mette dans son éternelle joie... – Vous priez, Nancy ! oh ! que vous êtes heureuse de pouvoir prier ! – Ah ! madame, si je ne pouvais pas prier pour ceux qui ne sont plus avec moi, je me dessécherais de chagrin : c’est cela qui me soutient... Quand je prie pour mes chers père et mère, pour mon bon mari et pour mon fils, mon cher Félix, je me figure que le bon Dieu leur laisse voir que je pense à eux, que mon âme n’est pas séparée de la leur, que je les aime comme au temps où ils vivaient avec moi, et cela me console... Je prierais pour nos morts nuit et jour sans me lasser.

Anna ne répondit rien ; elle enviait cette pauvre femme, qui, au milieu du naufrage de ses affections, avait su jeter son ancre dans le ciel. Elle dit enfin : – Vous aussi, vous avez perdu un fils ! – Le seul fils que Dieu m’ait donné... un brave enfant... il était soldat... il est parti avec son régiment pour la Crimée... et il est mort du choléra à l’hôpital de Va... – De Varna. – Oui, c’est cela même. Oh ! madame, il est mort comme un saint : il m’a fait écrire pour me dire qu’il ne regrettait que moi, et que sans cela il eût été bien content d’aller au ciel. Il était d’une si bonne conduite, si pieux ! il me semble que je le vois au ciel, avec les bienheureux qui ont été soldats, saint Georges et saint Sébastien, dont votre mère nous lisait la vie... Je prie pour lui et il prie pour moi. – Et vous n’avez pas eu d’autre enfant ? – Pardonnez-moi, madame, une fille que j’avais nommée Virginie, en mémoire de votre digne mère, ma protectrice. Elle lui ressemblait, elle était bonne et douce comme elle, et, à vingt ans, elle est entrée chez les Sœurs de la Croix Saint-André... Elle est bien loin d’ici maintenant ; mais je sais qu’elle est heureuse et qu’elle fait du bien... Pauvre paysanne que je suis, j’ai une fille qui est l’épouse de Notre-Seigneur... C’est une grande consolation pour moi. – Mais vous êtes seule ! – Pour si peu de temps ! je ne suis plus jeune, et avant peu d’années, avant peu de mois peut-être, je retrouverai tous mes amis de la terre dans la maison de notre Père qui est aux cieux. Vous souvenez-vous, chère dame, de ce que votre mère nous lisait dans le Nouveau Testament : L’œil de l’homme n’a point vu, l’oreille de l’homme n’a point entendu, le cœur de l’homme n’a point compris ce que Dieu réserve à ceux qui l’aiment. – Et vous n’avez pas peur de mourir ? – Ah ! madame, je ne dis pas cela, mes péchés me font peur, mais M. le curé dit, et je le crois, que nous servons un bon Maître, et quand j’ai peur, je me jette dans les plaies de mon Jésus, et je me dis qu’il ne voudra pas me perdre, qu’il me donnera sa bienheureuse éternité. – Nancy, vous êtes bienheureuse de croire ainsi. – Et vous, chère dame, vous qui êtes si instruite, vous devez prier bien mieux que moi, et bien mieux aimer Dieu aussi, car plus on le connaît, plus on l’aime.

Anna soupira ; elle serra la main de Nancy et lui dit : Puisque vous priez, priez pour moi.

Elle revint au château, triste et profondément pensive. L’image que lui avait offerte cette femme pauvre, isolée, dénuée de tous les biens et de toutes les affections de la terre, ne pouvait s’effacer de son âme ; elle voyait sans cesse ce visage si calme, où la douleur et la fatigue avaient bien laissé des traces, mais où régnait aussi une souveraine paix ; elle pensait à ce langage élevé, à ces nobles idées de la paysanne ignorante, qui ne savait rien de la terre, mais qui était si sûre des choses du ciel, et, involontairement, elle comparait sa vie, ses sentiments, ses idées, son amour même pour ceux qu’elle regrettait, et elle se trouvait inférieure à la pauvre Nancy. – Comme elle les aime ! se disait-elle, et comme elle est heureuse d’attendre une autre vie ! Hélas ! quand je pense à mes deux Fabien, je ne puis voir en eux qu’une poignée de poussière, une ombre, un néant !... Et Nancy, elle, voit ceux qui lui furent chers dans une lumière éternelle, mêlés aux phalanges célestes ! Quelle douce et noble erreur ! oh ! que n’ai-je conservé la foi de ma mère !

Elle s’endormit et se réveilla avec ces pensées, et pendant bien des jours elle n’ouvrit plus les livres qu’elle avait apportés de Paris... Elle ne lut pas, elle réfléchit beaucoup... Elle sortait souvent ; elle allait visiter le tombeau de la comtesse de Vanvres, et, après cette pieuse visite, elle se dirigeait vers la maisonnette de Nancy. La pauvre paysanne était toujours la même ; rien n’altérait la sérénité de son âme, un peu voilée de tristesse, comme un beau paysage couvert d’un nuage de brume ; toujours, dans leurs longs entretiens, elle laissait voir la même confiance en Dieu, la même foi, les mêmes espérances, hautes et certaines, qui surprenaient Anna ; car la langue et les pensées des chrétiens lui étaient devenues bien étrangères. Cependant, l’orgueil de l’incrédulité, sapé par les coups du malheur, n’opposait plus aux pieuses croyances de Nancy un sourire moqueur ou une parole de doute ; madame d’Érouard écoutait, pensive, sa vieille amie, qui parlait volontiers lorsqu’elle pouvait parler du bon Dieu, et plus elle pénétrait dans les replis de cette âme, plus elle l’admirait, car elle y découvrait chaque jour des trésors de douceur, de mansuétude, de charité, de patience... Toutes les beautés morales que la philosophie célèbre fleurissaient dans le cœur de cette femme sans lettres, sans lumières, qui savait à peine lire, qui ignorait le nom de son département, et qui ne connaissait qu’une chose par intuition plutôt que par science : – Dieu et son amour. Et Anna, en voyant la veuve toujours charitable, obligeante, disposée à s’oublier elle-même, ne pouvait se dissimuler que ces vertus difficiles naissaient de sa piété, et que c’était l’idée de Dieu, toujours présente, qui élevait et soutenait l’âme de Nancy à cette hauteur, difficile à atteindre, difficile à garder. Sa patience surtout l’étonnait. Nancy était en proie à une maladie qui lui faisait endurer d’indicibles douleurs, qu’elle subissait tranquillement, sans un murmure, sans une plainte, reprenant, aussitôt la crise passée, ses travaux accoutumés, et ne parlant de ses souffrances que pour en remercier Dieu. Anna la vit en proie à un de ces spasmes terribles, et elle se souvint de ces vers qu’elle avait lus autrefois :

 

Et les vertus les plus rudes

Du stoïque triomphant

Sont les humbles habitudes

De la femme et de l’enfant.

 

Elle avait vu mourir, car sa vie, comme toutes celles qui se prolongent, ressemblait à une voie antique, pavée de tombeaux ; mais jamais la maladie et la mort n’avaient pris à ses yeux un caractère si auguste, et, une vérité évidente frappant son esprit, elle se disait parfois : – Tant de vertus resteront-elles sans récompense ? Ne faut-il pas une autre vie pour compenser les inégalités de celle-ci ?... Cette pauvre femme pourrait-elle avoir l’idée de Dieu, si Dieu n’était pas ? Son corps souffre mille tortures, et son esprit les domine. Cet esprit si noble périra-t-il avec la matière ? N’est-il qu’une matière plus subtile que le reste ?

Ces questions l’occupaient sans cesse ; mais personne n’avait le secret du travail qui se faisait dans son esprit. Nancy priait beaucoup pour elle, mais ne lui parlait jamais de la différence qui se trouvait entre leur manière de penser et de vivre : elle se bornait à en parler à Dieu, et comme la pauvre malade des Soirées de Saint-Pétersbourg, elle demandait que son amie aimât Dieu comme elle l’aimait... Quand une telle prière s’exhale d’une bouche patiente et d’un lit de douleur, ne doit-elle pas être exaucée ?...

Anna s’était singulièrement rattachée à la compagne de son enfance, et elle comptait avec douleur les ravages que la maladie faisait sur ce corps épuisé, et que les secours de la médecine, appelés trop tard peut-être, ne pouvaient combattre. Son âme, où l’orgueil et la douleur avaient tari jusqu’à la source des émotions tendres, s’amollissait insensiblement au contact de cette nature simple, bonne et grande.

Elle se sentait renaître à des sentiments depuis longtemps oubliés : une inquiétude affectueuse sur le sort d’autrui, une espèce d’admiration qui l’étonnait elle-même pour des vertus d’autant plus frappantes qu’elles étaient plus humbles et plus ingénues, une disposition sympathique pour ce prochain qui, jadis, ne comptait guère à ses yeux, mais que Nancy aimait d’une charité si vraie, et enfin un doute, qui faisait que parfois elle se demandait : – Suis-je en possession de la vérité ? et Nancy, l’ignorante Nancy ne serait-elle pas plus sage que moi ?

Nancy ne se doutait pas de ce travail intérieur, elle ignorait tant les choses de la vie ! Elle sentait seulement par le cœur qu’Anna l’aimait, et elle profitait de ce doux empire de l’amitié pour solliciter des aumônes en faveur de quelques pauvres qu’elle connaissait dans le village ; en plaidant leur cause, elle devenait presque éloquente : elle sentait si profondément les maux d’autrui ; elle, si oublieuse de ses propres douleurs ! Jamais Anna ne refusait, et, comme une pluie fertile, les dons qu’elle répandait préparaient son âme à recevoir la semence que les ronces et les cailloux ne devaient plus étouffer.

Nancy semblait pressée d’accumuler ses bonnes œuvres, car ses jours étaient comptés. Cependant, la mort devança toutes les prévisions. Anna s’était absentée pendant quelques heures pour aller jusqu’à Tours : dès son arrivée au château, elle se fit conduire jusqu’à la maison de la veuve... La première chambre était déserte... elle entra dans la chambre à coucher... un funeste pressentiment lui serra le cœur... là, un spectacle étonnant vint frapper ses regards. Nancy était étendue sur son lit ; ses traits, pâles et altérés, annonçaient que sa dernière heure était venue ; le curé de la paroisse, et un petit enfant qui avait porté le flambeau devant le saint sacrement, étaient seuls auprès d’elle... Elle venait de recevoir la sainte communion, et, semblable à l’encensoir du temple, son âme, fermée du côté de la terre, n’était plus ouverte que pour le ciel. Recueillie, absorbée, elle ne parlait pas ; tout à coup, elle ouvrit les lèvres, et d’une voix douce et modulée, elle chanta ce couplet d’un cantique populaire :

 

J’ai mis dans le Seigneur toute mon espérance,

Lui seul est mon gardien, ma force et mon appui ;

J’ai connu sa douceur au jour de la souffrance :

Quand tous me délaissaient, je n’ai trouvé que lui...

 

En entendant cette voix, cette mélodie, où tremblaient déjà les premières joies de l’immortalité, le curé interrompit sa prière ; Anna resta immobile, mais le petit enfant joignit sa voix argentine à celle de la mourante : on aurait dit un ange qui venait la soutenir dans ses derniers combats. Ces deux voix, l’une qui sortait du berceau, l’autre de la tombe, résonnaient dans le silence, et versaient dans le cœur agité de madame d’Érouard un calme indicible : les impressions de son enfance, ses premiers sentiments, sa foi première rentraient dans son cœur comme des hôtes familiers reviennent dans leur maison longtemps déserte ; elle reconnaissait cet air – sa mère le chantait autrefois ; – sous les rideaux du lit de Nancy, elle voyait l’image de leur première communion, faite ensemble ; pieuse gravure dont la malade ne s’était jamais séparée. Dieu la conviait aux plus saintes espérances par les plus doux souvenirs. Il dissipait ses doutes en présence de cette couche funèbre, illuminée des rayons éternels ; il l’appelait ; elle ne résista plus. La voix de Nancy tomba ; elle joignit les mains, et dit d’un ton bas et pénétré : – Que Dieu est bon et que je suis heureuse ! je vais le voir face à face ! Encore un instant, et j’irai vers mon Dieu...

Elle se tut : personne n’osait parler, son visage avait pris une expression grave et majestueuse ; on aurait cru, à son regard fixe et rempli d’une joie céleste, qu’elle entrevoyait déjà les secrets d’un monde inconnu. Plusieurs fois elle s’écria : – Quand sera-ce ? quand sera-ce ? – Enfin, élevant les bras avec un mouvement véhément, elle dit : – Me voici ! et le corps retomba sans vie, tandis que l’âme de la chrétienne s’élançait, dans sa parure de fiancée, au-devant de l’Époux divin, accouru pour la recevoir.

– Quelle mort sublime ! dit Anna au curé lorsque l’émotion lui permit de parler. Quelle force ! quelle élévation ! et c’est une pauvre femme ignorante qui expire ainsi, sans terreur, en parlant à Dieu comme à un ami !...

– Bienheureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux, répondit le curé.

Madame d’Érouard leva les yeux au ciel, et elle dit enfin : – Mon père, croyez-vous que la conversion d’une pécheresse, pervertie par l’orgueil, ajoute aux joies de cette âme bienheureuse ? – Je n’en doute pas.

– Eh bien ! Nancy, qui, sans doute, a prié pour moi, est exaucée. J’appartiens à Dieu désormais et sans retour... Croyez-vous qu’il m’accepte, mon père ? – Elle priera pour nous ! dit le curé en montrant l’enveloppe terrestre de l’âme qui venait de partir...

Madame d’Érouard fut fidèle à cet appel de la grâce qui avait enfin retenti victorieuse dans son âme, et maintenant sa douleur n’est plus sans espérance. Nancy semble lui avoir légué avec son dernier souffle l’ardent amour qu’elle éprouvait pour le prochain, et, pauvre elle-même, elle a donné à de plus pauvres qu’elle une puissante bienfaitrice. Elle servait le Seigneur dans la prière et la patience, Anna le sert dans la prière et la charité.

 

 

 

Mathilde BOURDON, Les Béatitudes

ou la science du bonheur, 1869.

 

 

 

 

 

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