La mouette

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Fernan CABALLERO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PREMIÈRE PARTIE

 

CHAPITRE PREMIER

 

 

Au mois de novembre 1836, le paquebot à vapeur Royal Sovereign s’éloignait des côtes brumeuses de Falmouth, fouettant les vagues avec ses longs bras et déployant ses voiles sombres et humides dans le brouillard, plus sombre encore et plus humide qu’elles.

L’intérieur du vaisseau présentait le triste spectacle du début d’un voyage maritime. Les passagers entassés étaient aux prises avec le mal de mer ; on voyait les femmes dans des attitudes étranges, les chemisettes fripées, les cheveux en désordre. Les hommes étaient pâles et de mauvaise humeur, les enfants abandonnés et pleurant ; les domestiques traversaient le pont à pas mal assurés pour porter aux patients du thé, du café ou quelque remède imaginaire, pendant que le vaisseau, roi et dominateur des eaux, sans s’occuper des maux qu’il occasionnait, luttait à force de bras contre les lames, les surmontant quand elles faisaient résistance, et les suivant de près quand elles fuyaient devant lui.

On voyait se promener sur le pont les hommes qui avaient su se préserver du mal général, soit grâce à leur complexion particulière, soit grâce à leur habitude des voyages. Parmi eux se trouvait le gouverneur d’une colonie anglaise, bel homme de haute taille, accompagné de deux aides de camp.

Quelques autres étaient enveloppés dans leurs mack intosh, les mains dans les poches, le visage rouge ou violet, ou très pâle et défait. Enfin le beau bâtiment semblait être devenu le séjour du malaise.

Au nombre des passagers, on remarquait un jeune homme d’environ vingt-quatre ans, dont le maintien, noble et simple à la fois, et la calme et belle figure n’indiquaient pas la moindre indisposition. Il était grand et bien tourné ; le port de sa tête était plein de grâce et de dignité. Son front blanc et majestueux était encadré de cheveux noirs et frisés. Ses grands yeux, noirs aussi, laissaient échapper des regards pleins de douceur et de pénétration. Sur ses lèvres ombragées d’une fine moustache se dessinait un sourire affable qui annonçait l’intelligence et la vivacité d’esprit, et dans toute sa personne, dans tous ses gestes, on devinait l’élévation de son rang et de son âme, sans le moindre mélange de cet orgueil, que quelques-uns croient à tort inséparable de toute espèce de supériorité.

Il voyageait pour son plaisir. C’était un homme essentiellement bon, qu’un sentiment de généreuse indignation portait à s’élever contre les vices et les égarements de la société, sans qu’il se sentît pour cela la vocation de combattre les moulins à vent comme un don Quichotte.

Il recherchait le bien, et éprouvait, à le rencontrer, le même plaisir qu’éprouve la jeune fille en faisant sa cueillette de violettes.

Sa physionomie, ses manières gracieuses, sa désinvolture quand il s’enveloppait dans son manteau, l’impassibilité qu’il montrait dans le désarroi général, disaient assez qu’il était Espagnol.

Il examinait rapidement, en se promenant, le spectacle formé par la foule que le hasard avait entassée sur ces planches dont l’ensemble s’appelle un vaisseau, comme dans d’autres dimensions on l’appelle un cercueil. Mais il y a peu à observer chez des hommes qui paraissent ivres et chez des femmes qui ont l’air de cadavres.

Cependant son intérêt fut excité particulièrement par la famille d’un officier dont la femme avait été amenée à bord tellement indisposée, qu’on fut obligé de la porter dans sa cabine. On avait agi de même avec la gouvernante que le père suivait avec un nourrisson sur les bras, après avoir fait asseoir sur le pont trois autres petites créatures de deux, trois et quatre ans en leur recommandant d’être bien sages et de ne pas bouger de là. Les pauvres petits, élevés sévèrement peut-être, restaient immobiles et silencieux comme les enfants qu’on représente aux pieds de la Vierge.

Peu à peu le bel incarnat de leurs joues disparut ; leurs grands yeux, ouverts démesurément, devinrent comme éteints et hébétés, et, sans qu’un mouvement ni une plainte révélât ce qu’ils enduraient, la souffrance comprimée se peignit sur leurs visages altérés et flétris.

Personne ne remarquait cette torture silencieuse, cette douce et douloureuse résignation.

L’Espagnol allait appeler le majordome, quand il l’entendit répondre avec mauvaise humeur à un jeune homme qui, en allemand, et avec des gestes expressifs, paraissait réclamer un secours en faveur de ces pauvres petits abandonnés.

Comme la personne du jeune homme n’annonçait ni élégance, ni distinction, et comme il ne savait parler qu’allemand, le majordome lui tourna le dos en lui disant qu’il ne le comprenait pas.

Alors l’Allemand descendit à sa cabine située à l’arrière du navire et revint lestement, apportant un oreiller, une couverture et un manteau de laine, avec lesquels il fit une espèce de lit, y coucha les enfants et les couvrit avec le plus grand soin.

Mais à peine y étaient-ils étendus, que le mal de mer, contenu dans ses effets par l’immobilité, fit soudain irruption avec violence, et, en un instant, oreiller, couverture et manteau furent inondés et souillés.

L’Espagnol regarda en ce moment l’Allemand sur le visage duquel il n’aperçut qu’un sourire de bienveillance et de satisfaction qui semblait dire : Dieu soit loué ! ils sont enfin soulagés.

Il lui adressa la parole en anglais, en français et en espagnol, mais il ne reçut d’autre réponse qu’un salut assez gauche avec cette phrase répétée : Ich verstehe nicht 1.

Lorsqu’après le dîner l’Espagnol remonta sur le pont, le froid avait augmenté. Il s’enroula dans son manteau et se mit à se promener. Alors il aperçut l’Allemand assis sur un banc et regardant la mer qui, comme par coquetterie, faisait briller sur les flancs du navire ses perles d’écume et ses lueurs phosphorescentes.

Le jeune observateur était bien légèrement vêtu ; son manteau était devenu hors de service, et il devait souffrir cruellement du froid.

L’Espagnol fit quelques pas pour s’approcher, mais il s’arrêta, ne sachant comment lui adresser la parole. Soudain il sourit comme d’une heureuse idée, et allant droit à lui, il lui dit en latin :

– Vous devez avoir bien froid.

Cette voix, cette phrase produisirent chez l’étranger la plus vive satisfaction, et souriant lui-même comme son interlocuteur, il lui répondit dans la même langue :

– En effet, la nuit est un peu froide ; mais je ne pensais pas à cela.

– À quoi pensiez-vous donc ? lui demanda l’Espagnol.

– Je pensais à mon père, à ma mère, à mes frères et à mes sœurs.

– Pourquoi voyagez-vous alors, si cette séparation vous fait tant de peine ?

– Ah ! monsieur, la nécessité... cet implacable tyran.

– Vous ne voyagez donc pas pour votre plaisir ?

– Ce plaisir est bon pour les riches, et moi je suis pauvre. Pour mon plaisir !... si vous connaissiez le motif de mon voyage, vous verriez combien il est loin de m’être agréable.

– Où donc allez-vous ?

– À la guerre, à la guerre civile 2, la plus terrible de toutes, en Navarre.

– À la guerre ! s’écria l’Espagnol en considérant l’aspect plein de bonté, de douceur, presque d’humilité, de l’Allemand. Est-ce que vous êtes militaire ?

– Non, Monsieur ; ce n’est pas là ma vocation. Ni mon goût, ni mes principes ne me porteraient à prendre les armes, excepté pour défendre la sainte cause de l’indépendance de l’Allemagne, si l’étranger tentait de nouveau de l’envahir. Je vais à l’armée de Navarre pour tâcher de m’y placer comme chirurgien.

– Et vous ne connaissez pas la langue ?

– Non, monsieur ; mais je l’apprendrai.

– Ni le pays ?

– Pas davantage : je ne suis jamais sorti de mon village que pour aller à l’université.

– Mais vous avez des recommandations ?

– Aucune.

– Vous avez quelque protecteur ?

– Je ne connais personne en Espagne.

– Mais alors, qu’avez-vous donc ?

– Mon instruction, ma bonne volonté, ma jeunesse et ma confiance en Dieu.

En entendant ces paroles, l’Espagnol demeura pensif. En observant ce visage sur lequel se peignaient la candeur et la mansuétude, ces yeux bleus, purs comme ceux d’un enfant, ce sourire triste et en même temps plein de confiance, il se sentit vivement intéressé et presque attendri.

– Voulez-vous, lui dit-il au bout d’un moment, descendre avec moi et accepter un punch pour chasser le froid ? Pendant ce temps-là, nous causerons.

L’Allemand s’inclina en signe de gratitude, et suivit l’Espagnol qui descendit dans la salle à manger et demanda un punch.

À la place d’honneur se trouvait le gouverneur avec ses deux acolytes ; il y avait deux Français sur un des côtés. L’Espagnol et l’Allemand s’assirent au bas bout de la table.

– Mais, demanda le premier, comment avez-vous pu concevoir la pensée de venir dans ce malheureux pays ?

L’Allemand lui fit alors un fidèle récit de sa vie. Il était le sixième enfant d’un professeur d’une petite ville de Saxe qui avait dépensé tout ce qu’il possédait pour l’éducation de ses enfants. Quand la sienne fut terminée, il se trouva sans occupation, ni emploi, après avoir consacré sa jeunesse à d’excellentes et sérieuses études et avoir exercé son art sous les meilleurs maîtres. Son entretien devenait une lourde charge pour sa famille ; c’est pourquoi, sans perdre courage et avec son flegme germanique, il prit la résolution de venir en Espagne, où la guerre sanglante et malheureuse du Nord lui donnait l’espoir de pouvoir utiliser ses connaissances.

– Sous les tilleuls qui ombragent la porte de ma demeure, dit-il en terminant son récit, j’ai embrassé pour la dernière fois mon bon père, ma bien-aimée mère, ma sœur Charlotte et mes petits frères, qui voulaient me suivre dans mon exil. Je suis donc entré bien triste et baigné de larmes dans cette vie qui se présente à d’autres parée de fleurs. Mais courage ! l’homme est né pour le travail et le Ciel récompensera mes efforts. J’aime la science que je professe, parce qu’elle est noble et grande et qu’elle a pour objet le soulagement de nos semblables ; et si son exercice est pénible, ses résultats sont beaux.

– Et vous vous appelez ?

– Frédéric Stein, répondit l’Allemand en s’enfonçant un peu sur sa chaise et en faisant un léger salut.

Peu d’instants après, les deux nouveaux amis sortirent.

Un des Français qui étaient en face de la porte vit qu’en montant l’escalier, l’Espagnol avait jeté sur les épaules de l’Allemand son beau manteau doublé de fourrure, que l’Allemand avait voulu s’y opposer, mais que l’autre s’était esquivé en gagnant sa cabine.

– Avez-vous entendu ce qu’ils disaient ? dit-il à son compatriote.

– À dire vrai, répondit l’autre (qui était un commis voyageur), le latin n’est pas mon fort ; mais le garçon blond et pâle me fait l’effet d’une espèce de Werther pleurnicheur, et j’ai compris qu’il y a dans son histoire quelque chose de Charlotte et aussi des petits enfants comme dans le roman allemand. Par bonheur, au lieu d’avoir recours au pistolet pour se consoler, il a préféré le punch, résolution moins sentimentale, mais beaucoup plus philosophique et allemande. Quant à l’Espagnol, je le regarde comme une espèce de don Quichotte, protecteur des abandonnés avec des allures de saint Martin partageant son manteau avec les pauvres. Joignez à cela ses manières hautaines, ses regards fermes et perçants et son visage pâle et mat comme un paysage au clair de lune, et vous aurez un ensemble parfaitement espagnol.

– Savez-vous, répondit l’autre, que je vais à Tarifa comme peintre d’histoire pour représenter le siège de cette ville au moment où le fils du Guzman demande à son père de le sacrifier plutôt que de rendre la place. Si ce jeune homme consentait à me servir de modèle, je suis sûr que je réussirais mon tableau. Je n’ai jamais vu la nature plus près de l’idéal.

– Les artistes sont tous comme cela, répondit le commis voyageur : toujours poètes. Pour moi, si je ne suis pas trompé par ce qu’il y a de gracieux dans cet homme, par son pied bien fait et petit comme celui d’une femme, par l’élégance et la finesse de sa tournure, j’en fais un torero. Peut-être est-ce Montès lui-même qui a à peu près le même air, et qui, d’ailleurs, est riche et généreux.

– Un torero ! s’écria l’artiste, un homme du peuple ! vous plaisantez.

– Non certainement, dit l’autre ; je suis loin de plaisanter. Vous n’avez pas vécu comme moi en Espagne et vous ne connaissez pas le caractère aristocratique de son peuple. Vous verrez, vous verrez. Comme, grâce aux progrès de l’égalité et de la fraternité, les airs choquants de l’aristocratie commencent à disparaître, je suis persuadé qu’on ne les rencontrera bientôt plus que chez les gens du peuple.

– Croire que cet homme est un torero ! dit l’artiste avec un sourire si méprisant que l’autre se leva tout piqué et cria :

– Je saurai bientôt qui il est : venez avec moi, et nous nous informerons auprès de son domestique.

Les deux amis montèrent sur le pont où ils ne tardèrent pas à rencontrer l’homme qu’ils cherchaient. Le commis voyageur qui parlait un peu l’espagnol entama conversation avec lui, et, après quelques phrases insignifiantes, il lui dit :

– Votre maître s’est retiré dans sa cabine ?

– Oui, monsieur, répondit le domestique, en jetant à son interlocuteur un coup d’œil plein de pénétration et de malice.

– Est-il très riche ?

– Je suis son valet de chambre et non son intendant.

– Voyage-t-il pour affaires ?

– Je ne crois pas qu’il en fasse.

– Ou pour sa santé ?

– Elle est excellente.

– Voyage-t-il incognito ?

– Non, monsieur, il voyage avec son nom et son prénom.

– Et il s’appelle ?

– Don Carlos de la Cerda.

– Nom illustre certainement ! s’écria le peintre.

– Moi je m’appelle Pedro de Guzman, dit le domestique, et je suis bien votre serviteur.

Après quoi il leur fit un salut et se retira.

– Gil Blas a raison, dit le Français. En Espagne, il n’y a rien de plus commun que les noms illustres. Il est vrai qu’à Paris mon cordonnier s’appelait Martel, mon tailleur, Roland, et ma blanchisseuse Mme Bayard. En Écosse, il y a plus de Stuarts que de pierres. Nous voilà bien avancés ! Ce vagabond de domestique s’est moqué de nous. Mais, tout bien considéré, je soupçonne que c’est un agent de la faction, un employé obscur de don Carlos.

– Non, certainement, répliqua l’artiste. C’est bien mon Alonso Pérez, le héros de mes rêves.

L’autre Français haussa les épaules.

Quand le vaisseau arriva à Cadix, l’Espagnol prit congé de Stein.

– Il faut que je m’arrête quelque temps en Andalousie, lui dit-il. Pedro, mon domestique, vous accompagnera à Séville et vous retiendra une place dans la diligence de Madrid. Voici une lettre de recommandation pour le ministre de la guerre et une autre pour le général en chef de l’armée. Si quelquefois vous avez besoin de moi, comme ami, écrivez-moi à Madrid à cette adresse.

Stein était trop ému pour pouvoir parler. D’une main, il prit les lettres, et, de l’autre, il repoussait la carte de visite que l’Espagnol lui présentait.

– Votre nom est gravé ici, dit l’Allemand en mettant la main sur son cœur. Ah ! je ne l’oublierai jamais ; vous êtes le cœur le plus noble, l’âme la plus élevée et la plus généreuse, le meilleur des hommes !

– Avec cette adresse, répondit Don Carlos en souriant, vos lettres risqueraient fort de ne pas arriver jusque dans mes mains. Il en faut une plus précise et plus courte.

Puis il lui remit sa carte et s’éloigna.

Stein y lut : Le duc d’Almansa.

Et Pedro de Guzman qui était près de lui, ajouta : marquis de Guadalmonte, de Val de Flores et de Roca-Fiel ; comte de Santa Clara, de Lucinasola et de Larai ; chevalier de la Toison-d’Or et Grand-Croix de Charles III, gentilhomme de la chambre de Sa Majesté, Grand d’Espagne de première classe, etc.

 

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

 

 

Dans une matinée du mois d’octobre 1838, un homme descendait à pied d’un village du comté de Niebla, et se dirigeait vers la plage. Il était si impatient d’arriver à un petit port de mer qu’on lui avait indiqué, que, croyant abréger son chemin, il entra dans une de ces vastes prairies, nombreuses dans le nord de l’Espagne, véritables déserts consacrés à l’élevage du bétail, dont les bandes ne sortent jamais de ces pâturages.

Cet homme paraissait vieux, bien qu’il n’eût pas plus de vingt-six ans. Il portait une sorte de capote militaire boutonnée jusqu’en haut et une mauvaise coiffure à visière. Sur son épaule était un gros bâton auquel étaient suspendus une petite caisse d’acajou enveloppée de serge verte, un paquet de livres attachés avec des bandes de lisières, un mouchoir renfermant quelque linge, et un grand manteau roulé.

Le poids de ce maigre bagage paraissait au-dessus de ses forces. De temps en temps il s’arrêtait, appuyait une main sur sa poitrine oppressée ou sur son front brûlant, ou bien jetait les yeux sur un pauvre chien qui le suivait et qui, dans ces moments d’arrêt, se couchait haletant à ses pieds.

« Pauvre Fidèle, lui disait-il, tu es le seul être qui me prouve qu’il y a encore dans le monde de la reconnaissance et de l’attachement !

» Je n’oublierai jamais le jour où je t’ai vu pour la première fois. C’était avec un pauvre berger qui mourut fusillé pour avoir refusé de trahir. Il était à genoux au moment de recevoir la mort, et faisait de vains efforts pour t’éloigner de lui. Il demanda qu’on te mît à l’écart ; mais personne n’osa le faire. La décharge retentit, et toi, fidèle ami de l’infortuné, tu tombas gravement blessé près du corps inanimé de ton maître. Je te recueillis, je guéris tes blessures, et, depuis ce moment, tu ne m’as plus quitté. Quand les plaisants du régiment se moquaient de moi et m’appelaient « guérisseur de chiens », tu venais lécher la main qui t’avait sauvé comme pour me dire : les chiens sont reconnaissants. Ô mon Dieu ! J’aimais cependant mes semblables. Quand j’arrivai dans ce pays, il y a deux ans, j’étais plein de vie, d’espérance et de bonne volonté, et je venais offrir mes veilles, mes soins, mon savoir et mon cœur. J’ai guéri de nombreuses blessures, et pour récompense, j’en ai reçu moi-même de bien profondes au fond de l’âme. Grand Dieu ! Je me sens le cœur brisé. Je me vois ignominieusement chassé de l’armée après deux ans de service, après deux ans de travail sans relâche. Je me sens accusé et persécuté pour le seul motif que j’ai soigné un homme du parti ennemi, un malheureux qui, poursuivi comme une bête fauve, vint tomber mourant dans mes bras.

» Est-il possible que les lois de la guerre changent en crime ce que la morale érige en vertu et la religion en devoir ? Et que me reste-t-il à faire maintenant ? J’irai reposer ma tête devenue chauve et mon cœur ulcéré sous l’ombrage des tilleuls de la maison paternelle. Là on ne me reprochera pas comme un crime d’avoir eu pitié d’un mourant. »

Après un repos de quelques instants, le malheureux fit un effort. « Allons, Fidèle, en avant, en avant. »

Et le voyageur et le fidèle animal reprirent leur pénible course, mais ils perdirent bientôt le sentier tracé par le passage des bergers qu’ils avaient suivi jusque-là. Le sol se couvrait de plus en plus de broussailles, de bruyères hautes et touffues ; il était devenu impossible de suivre la ligne directe, et d’avancer saris incliner tantôt à droite, tantôt à gauche.

Le soleil était vers son déclin, et on ne découvrait à l’horizon aucun indice d’habitation humaine ; on n’apercevait que la prairie sans fin, un désert de verdure uniforme comme l’océan.

Frédéric Stein, que nos lecteurs ont sans doute déjà reconnu, s’aperçut trop tard que dans son impatience il avait compté sur plus de forces qu’il n’en avait réellement. À peine pouvait-il se soutenir sur ses pieds gonflés et endoloris, ses artères battaient avec violence, une douleur aiguë lui fendait les tempes, une soif ardente le dévorait. Et pour augmenter l’horreur de sa situation, des mugissements sourds et prolongés lui annonçaient le voisinage de quelque troupe de ces taureaux à demi sauvages, si redoutables en Espagne.

« Dieu m’a sauvé de nombreux dangers, dit le malheureux voyageur ; il me protégera encore maintenant : sinon, que sa volonté soit faite ! » Puis il hâta le pas autant que cela lui fut possible. Mais quelle ne fut pas sa terreur, quand, au détour d’un épais massif de lentisques, il se trouva en face d’un taureau, éloigné de quelques pas seulement.

Stein resta sans mouvement et comme pétrifié. L’animal, surpris de cette rencontre et de tant d’audace, resta lui-même immobile, fixant sur Stein ses yeux féroces, ardents comme deux brasiers. Le voyageur comprit que s’il faisait le moindre mouvement, il était perdu. Le taureau qui, ayant la connaissance instinctive de sa force et de sa valeur, veut être provoqué pour attaquer lui-même, baissa et releva deux fois la tête avec impatience, gratta la terre du pied et souleva un nuage de poussière comme pour défier son adversaire. Puis faisant un pas en arrière, il baissa la tête et se préparait à l’attaque, quand il se sentit mordre au jarret. En même temps les furieux aboiements de son fidèle compagnon firent connaître à Stein quel était son libérateur. Le taureau irrité se retourna pour repousser cette attaque inattendue, et Stein profita de ce mouvement pour fuir. L’horrible situation à laquelle il venait d’échapper lui rendit des forces pour s’éloigner à toutes jambes entre les lentisques et les aloès dont l’épaisseur le mit à l’abri de son formidable ennemi.

Il avait déjà traversé une gorge de peu de largeur, et gravi un coteau, lorsqu’il s’arrêta ayant presque perdu la respiration, pour regarder le théâtre de sa dangereuse aventure. Alors il aperçut à travers les arbustes son pauvre compagnon que le féroce taureau lança plusieurs fois en l’air. Stein étendit les bras vers le généreux animal et répéta en sanglotant :

« Pauvre Fidèle ! mon seul ami ! que tu mérites bien ton nom ! Que tu paies cher ton attachement à tes maîtres ! »

Pour s’arracher à ce cruel spectacle, Stein pressa le pas, non sans répandre des larmes abondantes. C’est ainsi qu’il arriva au sommet d’une autre colline d’où un magnifique paysage se déroula à sa vue. Le terrain descendait par une pente imperceptible vers la mer qui, calme et tranquille, reflétait les rayons du soleil couchant et semblait un vaste champ semé de diamants, de rubis et de saphirs. Du milieu de ces splendeurs se détachait comme une perle la blanche voilure d’un vaisseau qui semblait immobile sur les vagues. La ligne accidentée qui dessinait la côte présentait, ici, une plage de sable doré que les vagues en expirant éclaboussaient d’une écume argentée : là, des roches capricieuses et altières qui paraissent se complaire à affronter le terrible élément aux assauts duquel elles résistent comme la fermeté résiste à la fureur. Au loin, et au-dessus d’un des rochers qui étaient à sa gauche, Stein aperçut les ruines d’une forteresse, œuvre de l’homme qui ne résiste à rien, fondée sur les rochers, œuvre de Dieu, qui résiste à tout. Quelques groupes de pins élevaient leurs sombres panaches au-dessus des broussailles. À droite, sur une colline, il découvrit un vaste édifice, sans pouvoir reconnaître si c’était un village, un palais avec ses dépendances, ou un couvent.

Presque épuisé par sa dernière course et par l’émotion qu’il venait d’éprouver, ce fut de ce côté qu’il se dirigea.

Il faisait déjà nuit quand il y arriva. L’édifice était un couvent comme ceux que l’on construisait dans les siècles passés quand régnaient la foi et l’enthousiasme, vertus si grandes, si belles, si élevées, et qui, par-là même, n’ont plus de crédit dans notre siècle à idées étroites et mesquines. Car alors on ne songeait pas à amasser l’or ou à en tirer des profits coupables, mais on l’employait à de dignes et nobles usages, parce que les hommes pensaient à ce qui était grand et beau avant de s’occuper de ce qui était commode et profitable. C’était un couvent qui jadis, somptueux, riche et hospitalier, donnait du pain aux indigents, soulageait les misères et guérissait les maux de l’âme et du corps ; mais qui, maintenant abandonné, vide, pauvre, démantelé, avait été mis en vente pour quelques morceaux de papier, sans que personne eût voulu l’acheter, même à si bas prix.

Bien que la spéculation ait pris des proportions gigantesques et menace d’envahir tout, comme un conquérant auquel rien ne peut faire obstacle, elle s’arrête d’ordinaire devant les temples du Seigneur comme le sable que soulève le vent du désert s’arrête aux pieds des pyramides.

Le clocher, privé de son ornement légitime, s’élevait comme un géant sans vie dont les orbites vides auraient perdu la lumière de la vie. En face de l’entrée, on voyait une croix de marbre blanc à qui son piédestal à moitié détruit faisait prendre une position penchée, comme si elle était inclinée sous le poids de l’abattement et de la douleur. La porte, jadis ouverte pour tous à deux battants, était maintenant fermée.

Les forces de Stein l’abandonnèrent, et il tomba à moitié inanimé sur un banc de pierre placé contre la muraille près de la porte. Le délire de la fièvre envahit son cerveau.

Il lui semblait que les vagues de la mer l’enveloppaient comme d’énormes serpents qui, se retirant soudain, le laissaient couvert d’une bave blanchâtre et empoisonnée. La lune paraissait le regarder avec un visage pâle et étonné ; les étoiles tournaient autour de lui en lui jetant des regards moqueurs. Il entendait des mugissements de taureaux, et un de ces sauvages animaux, sortant de derrière la croix, jetait aux pieds du malheureux tourmenté de la fièvre son pauvre chien privé de vie. La croix elle-même semblait s’approcher de lui en vacillant comme si elle était prête à tomber et à l’écraser sous son poids. Tout s’agitait et tournait autour de l’infortuné. Mais bientôt au milieu du chaos dans lequel ses idées allaient s’embrouillant de plus en plus, il n’entendit plus seulement des rumeurs sourdes et vagues comme le bruit de tambours éloignés, et produites par le battement de ses artères, mais un son clair et distinct qui ne pouvait se confondre avec aucun autre : le chant d’un coq.

Comme si ce bruit champêtre et domestique lui eût rendu immédiatement la faculté de penser et de s’émouvoir, Stein se leva, se mit en marche avec beaucoup de peine vers la porte, et la frappa avec une pierre. L’aboiement d’un chien lui répondit. Il fit un second effort pour répéter son appel, et tomba évanoui sur le sol.

La porte s’ouvrit, et deux personnes apparurent sur le seuil. L’une, jeune et portant une lampe dans la main, dirigea la lumière vers l’objet qu’elle aperçut à ses pieds, et s’écria :

– Jésus ! Marie ! Ce n’est pas Manuel : c’est un inconnu, et il est déjà mort, que Dieu nous vienne en aide.

– Secourons-le, dit l’autre qui était une femme âgée, vêtue avec une grande propreté. Frère Gabriel, frère Gabriel, cria-t-elle en entrant dans la cour ; venez vite. Voilà un malheureux qui se meurt.

On entendit des pas précipités, bien que pesants. C’étaient ceux d’un vieillard, d’une taille peu élevée, dont le visage calme et candide annonçait une âme pure et simple. Son vêtement bizarre consistait en un pantalon et une ample veste de laine brune à manches qui semblaient avoir été faites avec un costume de moine ; il était chaussé de sandales, et sa tête chauve et luisante était couverte d’un bonnet de laine noire.

– Frère Gabriel, dit la vieille, il faut secourir cet homme.

– Il faut secourir cet homme, répondit le frère Gabriel.

– Au nom de Dieu ! s’écria la femme à la lampe, où allez-vous mettre ce moribond ?

– Ma fille, dit la vieille, s’il n’y a pas d’autre place pour lui, je le mettrai dans mon propre lit.

– Et vous allez le recevoir dans la maison, sans savoir seulement qui il est.

– Qu’importe ! dit la vieille. Ne connais-tu pas le proverbe : « Fais le bien, et ne regarde pas à qui tu le fais » ? Allons, aide-moi et mettons la main à la besogne.

Dolorès obéit avec un empressement mêlé de crainte.

– Quand Manuel arrivera, dit-elle, Dieu veuille que nous n’ayons pas quelque désagrément.

– Je voudrais bien voir cela, dit la bonne vieille. Il ne manquerait plus que de voir un fils qui trouverait à redire à ce qui convient à sa mère.

À eux trois, ils portèrent Stein à la chambre du frère Gabriel. Avec de la paille fraîche et une épaisse peau de mouton on arrangea de suite un bon lit. La tante Maria (on appelait ainsi la vieille) prit dans l’armoire une couverture de laine et une paire de draps un peu gros, mais bien blancs.

Le frère Gabriel voulait céder son oreiller, mais la tante Maria s’y opposa en disant qu’elle en avait deux et qu’un seul lui suffirait pour dormir. Stein fut bientôt déshabillé et mis au lit.

On entendit alors à la porte des coups répétés.

– Voilà Manuel, dit alors sa femme. Venez avec moi, ma mère, car je ne me soucie pas d’être seule avec lui quand il apprendra que nous avons admis un homme dans la maison sans qu’il fût prévenu.

La belle-mère suivit sa bru.

– Dieu soit loué ! Bonsoir, ma mère, bonsoir, ma femme, dit en entrant un homme de haute taille et de bonne mine qui paraissait avoir trente-huit ou quarante ans et que suivait un jeune garçon qui en annonçait environ treize.

– Allons, Momo 3, ajouta-t-il, décharge la bourrique et conduis-la à son écurie. La pauvre Hirondelle n’en peut plus.

Momo porta dans la cuisine, centre de réunion de la famille, une certaine quantité de grands pains blancs, quelques autres provisions et le manteau de son père. Il disparut ensuite emmenant l’Hirondelle par la bride.

Dolorès alla fermer la porte et rejoignit dans la cuisine sa mère et son mari.

– M’as-tu apporté, dit-elle, le savon et l’amidon ?

– Les voici.

– Et mon lin ? demanda la mère.

– J’ai eu envie de ne pas l’apporter, dit Manuel en souriant, et en remettant quelques écheveaux à sa mère.

– Et pourquoi, mon cher fils ?

– Je me rappelais l’histoire de celui qui partait pour la foire et à qui tous ses voisins donnaient des commissions. Apporte-moi un chapeau, apporte-moi une paire de guêtres : une cousine voulait un peigne, une tante, du chocolat, et pour tout cela, personne ne lui donnait un sou. Lorsqu’il était déjà monté sur sa mule, un petit enfant accourut et lui dit : « Voici deux martos pour un sifflet ; voulez-vous bien m’en rapporter un ? » Et en parlant ainsi, il lui mit l’argent dans la main. L’homme s’inclina, prit l’argent et lui répondit : « Tu siffleras. » En effet, il revint de la foire, et, de toutes les commissions, il ne rapporta que le sifflet.

– Voilà qui est aimable, répondit la mère. Et pour qui est-ce donc que je passe les jours et les nuits à filer ? N’est-ce pas pour toi et tes enfants ? Veux-tu que je sois comme le tailleur du Campillo qui cousait pour rien et fournissait encore le fil ?

En ce moment Momo se présenta à la porte de la cuisine. Il était petit et gros ; ses épaules étaient hautes, et il avait de plus la mauvaise habitude de les élever encore davantage par un geste méprisant qui semblait dire : « Qu’est-ce que cela me fait ? » Alors elles arrivaient à toucher ses énormes oreilles, larges comme deux éventails. Il avait une grosse tête, les cheveux courts et les lèvres épaisses. De plus il avait le nez camard et louchait horriblement.

– Père, dit-il d’un air méchant, il y a un homme couché dans la chambre de frère Gabriel.

– Un homme dans ma maison ? dit Manuel en bondissant de son siège. Dolorès, qu’est-ce que cela veut dire ?

– Manuel, c’est un pauvre malade. Ta mère a voulu lui donner l’hospitalité. J’ai tâché de m’y opposer ; mais elle l’a voulu absolument. Que pouvais-je faire ?

– C’est bien. Mais quoiqu’elle soit ma mère, ce n’est pas une raison pour recevoir dans la maison le premier qui se présente.

– Non ; il fallait le laisser mourir à la porte comme un chien. Est-ce là ce que tu veux dire ?

– Mais, ma mère, est-ce que ma maison est un hôpital ?

– Non ; mais c’est la maison d’un chrétien, et si tu avais été ici, tu aurais agi comme moi.

– Non certainement, répondit Manuel, je l’aurais mis sur la bourrique, et je l’aurais porté au village puisqu’il n’y a plus de couvents.

– Nous n’avions ici ni bourrique ni personne qui pût se charger de ce malheureux.

– Et si c’est un voleur ?

– Un moribond ne vole pas.

– Et s’il a une longue maladie, qui en paiera les frais ?

– On a déjà tué une poule pour faire du bouillon, dit Momo ; j’en ai vu les plumes dans la basse-cour.

– Ma mère, avez-vous perdu l’esprit ? s’écria Manuel exaspéré.

– Assez, assez, dit la mère d’une voix sévère et pleine de dignité. Tu devrais courber la tête de honte de t’être emporté contre ta mère, parce qu’elle a fait ce que commande la loi de Dieu. Si ton père vivait encore, il ne pourrait croire que son fils veuille fermer sa porte à un malheureux qui y arrive mourant et sans refuge.

Manuel baissa la tête en effet, et il y eut un moment de silence général.

– Allons, ma mère, dit-il enfin ; supposons que je n’ai rien dit. Agissez à votre guise ; on sait bien que les femmes ont toujours le dernier mot.

Dolorès respira plus librement.

– Qu’il est bon ! dit-elle toute joyeuse à sa belle-mère.

– Est-ce que tu en doutais ! répondit celle-ci en souriant à sa belle-fille qu’elle aimait beaucoup, et en se levant pour aller reprendre son poste au chevet du malade. Moi qui l’ai mis au monde, je n’en ai jamais douté.

En passant près de Momo, son aïeule lui dit :

– Je savais déjà que tu avais mauvais cœur ; mais je ne l’avais pas encore vu aussi clairement que tout à l’heure. Que Dieu te préserve ; tu me fais pitié. Tu es méchant, et celui qui est méchant porte son châtiment en lui-même.

– Les vieilles ne sont bonnes qu’à faire des sermons, murmura Momo en jetant à sa grand-mère un regard de travers.

Mais il avait à peine prononcé la dernière de ces paroles, que sa mère qui l’avait entendu s’élança sur lui et lui donna un soufflet.

– Cela t’apprendra, lui dit-elle, à être insolent avec la mère de ton père qui est deux fois ta mère.

Momo s’enfuit en pleurant dans la cour et soulagea sa colère en battant le chien.

 

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

 

 

La tante Maria et le frère Gabriel luttaient à qui soignerait le mieux le malade ; mais ils n’étaient pas d’accord sur la méthode qu’il était préférable d’employer dans le traitement. La tante Maria, sans avoir étudié à Brown, tenait pour les bouillons substantiels et les toniques fortifiants, parce qu’il était, disait-elle, très faible et très épuisé.

Le frère Gabriel, sans avoir jamais entendu le nom de Broussais, préférait les rafraîchissants et les calmants, parce que, dans son opinion, le malade avait une fièvre cérébrale, que son sang était enflammé et sa peau brûlante.

Tous deux avaient raison ; et l’application de leur double système, composé des bouillons de la tante Maria et des limonades du frère Gabriel, opéra si bien, que Stein recouvra la vie et la santé le jour même où la bonne femme tua sa dernière poule et où le frère cueillit le dernier citron qui restât à l’arbre.

– Frère Gabriel, dit la tante Maria, quelle espèce d’homme croyez-vous que soit notre malade ? N’est-ce pas un militaire ?

– Il se pourrait que ce fût un militaire, répondit le frère Gabriel qui, excepté en matière de médecine et d’horticulture, était habitué à regarder la tante Maria comme un oracle, et à n’avoir pas d’autre opinion que la sienne, comme il avait fait jadis avec le prieur de son couvent. Aussi répétait-il machinalement tout ce que disait la bonne vieille.

– Cela ne se peut pas, poursuivit la tante Maria en secouant la tête. S’il était militaire, il aurait des armes, et il n’en a pas. Il est vrai qu’en pliant son vêtement pour l’en débarrasser, j’ai trouvé dans la poche quelque chose qui ressemblait à un pistolet, mais en l’examinant avec plus d’attention, j’ai pu me convaincre que ce n’était pas un pistolet, mais une flûte. Ce n’est donc pas un militaire.

– Cela ne peut pas être un militaire, répéta le frère Gabriel.

– Ne serait-ce pas un contrebandier ?

– C’est peut-être un contrebandier, dit le bon frère.

– Mais non, répondit la vieille ; car pour faire la contrebande, il faut avoir de la marchandise ou de l’argent, et il n’a ni l’un ni l’autre.

– C’est vrai, il ne peut être contrebandier, affirma le frère Gabriel.

– Frère Gabriel, il faut voir ce que disent les titres de ses livres. Nous saurons peut-être ainsi quel est son métier.

Le frère se leva, saisit ses lunettes montées en corne, les posa sur son nez, puis, prenant le paquet de livres, il s’approcha de la fenêtre qui donnait sur la grande cour intérieure, et demeura longtemps à les examiner.

– Frère Gabriel, dit enfin la tante Maria, est-ce que vous ne savez plus lire ?

– Oui ; mais je ne connais pas ces caractères ; cela me paraît de l’hébreu.

– De l’hébreu ! s’écria tante Maria. Vierge sainte ! si c’était un juif !

À cet instant, Stein, qui avait été longtemps comme plongé dans la léthargie, ouvrit les yeux et dit en allemand :

– Mon Dieu ! où suis-je ?

La tante Maria recula d’un saut au milieu de la chambre. Le frère Gabriel laissa tomber les livres et resta comme pétrifié en ouvrant des yeux grands comme ses lunettes.

– Qu’a-t-il dit ? demanda la tante Maria.

– De l’hébreu sans doute comme ses livres. Ce doit être un juif comme vous l’avez dit, tante Maria.

– Que Dieu nous vienne en aide ! s’écria la vieille ; mais non ; s’il était juif, nous lui aurions vu la queue quand nous l’avons déshabillé.

– Tante Maria, dit le frère, le père prieur disait que cette queue des juifs est une fable, une absurdité, et que les juifs n’ont rien de semblable.

– Frère Gabriel, depuis la maudite Constitution 4, on ne voit que des changements. Ces gens-là qui gouvernent à la place du roi ne veulent pas qu’il reste rien de ce qui existait auparavant ; c’est pour cela qu’ils ne veulent plus que les juifs aient une queue, et cependant ils en ont toujours eu une comme le diable. Si le père prieur a dit le contraire, c’est qu’ils l’ont forcé de dire comme eux, comme ils l’ont obligé à dire à la messe : le roi constitutionnel.

– Cela se pourrait bien, dit le frère.

– Ce n’est pas un juif, poursuivit la vieille, mais c’est peut-être un Maure ou un Turc qui aura fait naufrage sur nos côtes.

– Un pirate du Maroc, répondit le bon frère ; c’est bien possible.

– Mais alors il porterait un turban et des souliers jaunes comme celui que j’ai vu à Cadix il y a trente ans, et qui s’appelait Seylan le Maure. Qu’il était beau ! Mais, pour moi, n’étant pas chrétien, il perdait toute sa beauté. Au surplus, qu’il soit juif ou Maure, peu importe ; secourons-le.

– Quand il serait juif ou Maure, dit le frère, secourons-le.

Et tous deux se rapprochèrent du lit.

Stein s’était mis sur son séant et regardait avec étonnement tous les objets qui l’entouraient.

– Il ne comprendra pas ce que nous lui dirons, dit la tante Maria ; essayons pourtant.

– Essayons, répéta le frère Gabriel.

Les gens du peuple, en Espagne, croient généralement que le meilleur moyen de se faire comprendre est de crier fort en parlant. La tante Maria et le frère Gabriel, convaincus qu’il en était ainsi, crièrent tous deux ensemble, la première :

– Voulez-vous du bouillon ?

Le second :

– Voulez-vous de la limonade ?

Stein, qui se débarrassait peu à peu du trouble de ses idées, demanda en espagnol :

– Où suis-je ? qui êtes-vous ?

– Ce monsieur, répondit la vieille, est le frère Gabriel, et moi je suis la tante Maria, toute prête à vous servir.

– Ah ! dit Stein, vous portez le nom du saint archange et de la Vierge bénie. Que celle qui est le salut des malades, la consolatrice des affligés et le secours des chrétiens vous récompense du bien que vous m’avez fait !

– Il parle espagnol, dit la tante Maria toute joyeuse, et il est chrétien, il sait les litanies !

Et, dans sa joie, elle se précipita sur Stein, le serra dans ses bras et l’embrassa sur le front.

– Avec tout cela, dit-elle après lui avoir donné une tasse de bouillon, qui êtes-vous ? Comment vous êtes-vous arrêté dans ce désert, malade, presque mourant ?

– Je m’appelle Stein et je suis chirurgien. J’ai été à la guerre en Navarre et je revenais par l’Estramadure pour chercher un port de mer où je pourrais m’embarquer pour Cadix, et, de là, regagner mon pays qui est l’Allemagne. J’ai perdu mon chemin et j’ai fait longtemps des détours inutiles jusqu’au moment où je suis arrivé ici sans forces, malade, presque mourant.

– Vous voyez bien, dit la tante Maria au frère Gabriel, que ses livres ne sont pas écrits en hébreu, mais dans la langue des chirurgiens.

– Et de quel parti étiez-vous ? demanda la vieille, de celui de don Carlos, ou de l’autre ?

– Je servais dans les troupes de la reine, répondit Stein.

La tante Maria se tourna vers son compagnon, et, en faisant un geste expressif, elle lui dit :

– Il n’est pas des bons.

– Il n’est pas des bons, répéta le frère Gabriel en inclinant la tête.

– Mais où suis-je ? redemanda Stein.

– Vous êtes, répondit la vieille, dans un couvent qui n’est plus un couvent ; c’est un corps sans âme. Il ne lui reste plus que ses murailles, sa croix blanche et le frère Gabriel. Les autres ont enlevé tout le reste. Quand il n’y eut plus rien à en tirer, on chercha un honnête homme pour garder le couvent, c’est-à-dire son squelette. On entendit parler de mon fils, et nous vînmes nous établir ici où j’habite avec ce fils, le seul qui me soit resté. Les pères quittaient le couvent au moment où nous y sommes entrés. Les uns sont partis pour l’Amérique, d’autres pour les missions de la Chine ; quelques-uns se sont retirés dans leur famille, certains enfin ont cherché à gagner leur vie en travaillant ou en demandant l’aumône. Nous aperçûmes un vieux frère lai accablé par le chagrin. Il était assis sur les degrés de la croix de marbre blanc et pleurait autant sur le départ de ses frères que sur l’abandon du couvent.

– Vous ne venez pas ? lui demanda un choriste.

– Et où irai-je ? répondit-il. Je ne suis jamais sorti de ces murs où les Pères m’ont recueilli enfant et orphelin. Je ne connais personne au monde et je ne sais faire autre chose que de soigner le jardin du couvent. Où irai-je ? Que puis-je faire ? Je ne puis vivre ailleurs qu’ici.

– Eh bien ! restez avec nous, lui dis-je alors.

– Bien parlé, ma mère, répondit mon fils. Nous sommes sept assis autour de la table ; nous serons huit. Nous mangerons un peu plus ou un peu moins, comme on dit.

– Et c’est grâce à cette charité que vous me trouvez ici cultivant le jardin, ajouta le frère Gabriel ; mais depuis qu’on a vendu la noria 5, je ne puis même arroser le plus petit coin de terre, de manière que les orangers et les citronniers meurent de sécheresse.

– Le frère Gabriel, continua la tante Maria, est resté dans ces murs auxquels il s’est attaché comme le lierre ; mais ainsi qu’il le disait : Il n’y a plus que les murailles. Quel brigandage ! Ils se sont dit : Détruisons le nid pour que les oiseaux n’y reviennent pas.

– Du reste, fit Stein, j’ai entendu dire qu’il y avait trop de couvents en Espagne.

La tante Maria tourna vers l’Allemand des yeux noirs, vifs et effrayés ; puis, se tournant vers le frère, elle lui dit à voix basse :

– Nos premiers soupçons seraient-ils fondés ?

– Ils sont peut-être fondés, dit le frère.

 

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

 

 

Stein, dont la convalescence avançait rapidement, put bientôt, avec l’aide du frère Gabriel, sortir de sa chambre, et examiner en détail ce noble édifice, si somptueux, si magnifique, si rempli de chefs-d’œuvre et de richesses artistiques. Placé loin des regards des hommes entre le ciel et la mer, il avait été la digne demeure d’hommes illustres et puissants, qui avaient vécu dans ce couvent, rehaussant leur noblesse et leurs richesses par les vertus et les grandes qualités dont Dieu les avait dotés, sans autre témoin que le Créateur, et sans autre fin que de le glorifier. Car ils se trompent fort ceux qui s’imaginent que la modestie et l’humilité se cachent toujours sous la livrée de la pauvreté. Non ; les chaumières et les plus pauvres réduits abritent souvent plus d’orgueil que les palais.

Le grand portique voûté par lequel Stein avait été introduit conduisait à une vaste cour carrée. Depuis la porte jusqu’au fond régnait une allée d’énormes cyprès. Là s’élevait une grille de fer immense qui séparait la première cour d’une autre aussi longue mais moins large, dans laquelle se prolongeait l’avenue des cyprès qui paraissaient y entrer d’un pas majestueux et former comme une garde d’honneur au magnifique portail de l’église située au fond de cette seconde cour.

Dans les églises des couvents, l’œil n’était pas arrêté par des objets qui masquent le chœur. Aussi quand la porte extérieure et la grille étaient ouvertes de toute leur largeur, des degrés de la croix en marbre blanc qui se trouvait en dehors de l’édifice, on apercevait parfaitement le magnifique maître-autel entièrement doré du pied jusqu’au sommet et dont les ornements couvraient complètement la muraille du chevet du temple. Quand des centaines de lumières se reflétaient sur les moulures étincelantes d’or et les innombrables têtes d’anges qui faisaient partie de l’ornementation ; quand les sons de l’orgue, s’harmonisant avec la grandeur du lieu et la solennité du culte catholique, retentissaient sous les voûtes de l’église trop étroites pour les contenir, et allaient se perdre sous la voûte céleste ; quand cette scène grandiose se passait sans autres témoins que le désert, la mer et le firmament, on eût dit que c’était pour eux seuls qu’on avait élevé cet édifice et que se célébraient les offices divins.

Aux deux côtés de la grille, en dehors de l’allée des cyprès, il y avait deux grandes portes. Celle de gauche, qui était du côté de la mer, conduisait à une cour intérieure, d’énormes dimensions. Un vaste cloître, soutenu de chaque côté par vingt colonnes de marbre blanc, régnait tout autour. Son passage était formé de dalles de marbre bleu et blanc. Au centre s’élevait une fontaine alimentée par une noria toujours en mouvement. Elle représentait une œuvre de miséricorde figurée par une femme donnant à boire à un pèlerin. Celui-ci, prosterné à ses pieds, recevait l’eau qu’elle lui présentait dans une coquille. La partie inférieure des murailles, jusqu’à dix pieds de hauteur, était revêtue de petits carreaux de faïence, dont les dessins en s’entrelaçant formaient une mosaïque artistique aux couleurs brillantes. Vis-à-vis de l’entrée, se trouvait un escalier en marbre d’une grande largeur, construction aérienne, qui semblait n’être soutenue que par ses savantes et habiles proportions.

Ces admirables chefs-d’œuvre d’architecture se rencontraient fréquemment dans nos anciens couvents. Les grands artistes, auteurs de ces merveilles, étaient animés par un saint zèle religieux et par le désir et la conviction de travailler pour la postérité la plus reculée. On sait que le premier et le plus populaire de tous 6 n’entreprenait aucun travail sans avoir communié auparavant.

Le cloître de l’étage supérieur était supporté par vingt colonnes plus petites que celles de l’étage inférieur. Tout autour il y avait une balustrade de marbre blanc, fouillée à jour, et d’un travail exquis. Sur ce cloître s’ouvraient les portes des cellules en bois d’acajou, petites, mais ornées de bas-reliefs. Les cellules se composaient d’une petite antichambre qui donnait entrée à un autre appartement, petit également, mais pourvu d’une alcôve. Dans la principale pièce, le mobilier se composait de quelques sièges en bois de sapin, d’une table et d’une bibliothèque ; dans l’alcôve il y avait deux chaises et un lit qui consistait en quatre planches sans matelas.

Derrière cette cour, il y en avait une autre du même genre. Là se trouvaient le noviciat, l’infirmerie, la cuisine et les réfectoires. Dans ces derniers, on voyait quelques longues tables de marbre et une espèce de pupitre pour celui qui lisait pendant les repas.

La partie située à droite de l’avenue de cyprès contenait une troisième cour semblable à celle du côté opposé. C’était là qu’était l’hospice où l’on recevait les étrangers, séculiers ou religieux. On y voyait aussi la bibliothèque, les sacristies, le garde-meubles et différents ateliers. Dans la quatrième cour où l’on pénétrait par une porte extérieure se trouvaient, en bas, les magasins pour l’huile, en haut, les greniers. Ces quatre cours au milieu desquelles s’élevait l’église avec son clocher, semblable lui-même à un immense cyprès de pierre, complétaient ce majestueux ensemble. Le toit se composait d’un million de tuiles dont chacune était assujettie par un grand clou de fer pour les empêcher d’être enlevées par les bourrasques fréquentes sur ce site élevé et voisin de la mer. À raison d’un réal par clou, ce seul détail de la dépense représentait cinquante mille douros.

La grande cour dont nous avons déjà parlé entourait le couvent par-devant, et il y avait, à droite et à gauche de la porte d’entrée, de petites constructions à un seul étage pour loger les journaliers quand les religieux cultivaient leurs terres. C’est là qu’à l’époque où se passe notre histoire habitait le garde Manuel Alerza avec sa famille. À gauche, du côté de la mer, s’étendait un grand jardin, étalant sous les fenêtres des cellules sa fraîche verdure, ses arbres, ses fleurs, et où l’on pouvait entendre en même temps le murmure de ses eaux, le chant des oiseaux et la clochette du bœuf attelé à la noria. Tout cela formait une sorte d’oasis au milieu d’un désert aride et uniforme, près de cette mer qui semble se complaire dans la ruine et la destruction et qui s’arrête devant une barrière de sable. Mais ce qui abondait le plus dans cette solitude silencieuse, c’était le cyprès et le palmier, véritables arbres de couvent, l’un à formes rigides et austères et se plaisant sur les hauteurs, l’autre, non moins élevé, mais inclinant ses bras vers la terre comme pour attirer les faibles plantes qui y végètent.

Les réservoirs et l’armature entière des norias étaient placés sur des monticules artificiels pour donner de l’élévation aux eaux et étaient cachés sous des voûtes de lierre si épaisses, que, l’entrée une fois fermée, on ne pouvait sans une lumière distinguer les objets. L’essieu qui soutenait la roue était porté par deux troncs d’olivier qui avaient jeté des racines et s’étaient couverts d’une couronne de feuillage vert cendré. La végétation agreste et touffue qui couvrait le toit était le refuge d’une multitude d’oiseaux heureux d’y cacher leurs nids, tandis que le bœuf tournant à pas lents faisait résonner la clochette qui lui pendait au cou, et dont le silence aurait appris au jardinier qu’il se livrait à un doux farniente.

Les cellules du rez-de-chaussée donnaient sur une terrasse garnie de bancs de pierre. Les religieux, quand ils s’y asseyaient, pouvaient contempler cette agréable retraite animée par le chant des oiseaux, embaumée par le parfum des fleurs, et qu’on pouvait comparer à une vie tranquille et retirée ; ou, à leur volonté, laisser flotter leurs regards dans l’espace, sur ses larges horizons, sur l’immense étendue de l’Océan, aussi brillant que trompeur, quelquefois doux et tranquille comme un agneau, quelquefois agité et violent comme une furie, semblable à ces grandes et bruyantes existences qui s’agitent sur la scène du monde.

Ces hommes au profond savoir, aux graves études, à la vie rude et solitaire, cultivaient des fleurs sur leurs terrasses et élevaient des oiseaux avec un soin tout paternel : car si le paganisme a placé le sublime dans l’héroïsme, le christianisme l’a placé dans la simplicité.

Du côté opposé au jardin, un espace de pareille dimension et compris dans l’enceinte du couvent contenait les moulins à huile dont les poutres de cinquante pieds de long sur quatre de large étaient en bois d’acajou ainsi que les râteliers des écuries et des étables.

Conduit par le bon frère Gabriel, Stein put admirer cette grandeur passée, ces ruines proscrites et gémir de cet abandon qui comme un chancre dévorait toutes ces merveilles, de cette destruction qui s’empare d’un édifice vide, bien que fort et solide, comme les vers prennent possession du cadavre d’un homme jeune encore et robuste.

Le frère Gabriel n’interrompait pas les réflexions du chirurgien allemand. Il appartenait à la catégorie des pauvres d’esprit qui sont en même temps sobres de paroles. Il renfermait en lui-même sa tristesse un peu vague, ses souvenirs fidèles et ses pensées quelque peu monotones. Aussi la tante Maria avait-elle coutume de lui dire :

– Vous êtes un brave homme, frère Gabriel ; on dirait que dans vos veines le sang se promène tout doucement au lieu de courir. S’il vous arrivait un jour d’éprouver quelque vivacité (et cela ne pourrait avoir lieu que si les Pères revenaient au couvent, les cloches dans leur clocher et les norias dans le jardin), vous seriez capable d’en étouffer.

Dans l’église vide et dépouillée, il restait encore assez de traces de magnificence pour qu’on pût juger ce qu’elle avait perdu. Le maître-autel tout doré, si resplendissant quand il reflétait la lumière des cierges qu’allumait la piété des fidèles, était couvert de la poussière de l’oubli. Les charmantes petites têtes d’anges disparaissaient sous les toiles d’araignées. Les fenêtres dont les vitraux avaient disparu donnaient entrée aux hiboux et aux autres oiseaux dont les nids défiguraient les fines moulures des corniches dorées et couvraient d’immondices le riche dallage de marbre. Les autels étaient privés de tous leurs ornements. Ces grandes cariatides d’anges qui semblaient sortir des piliers, et qui jadis portaient des lampes d’argent toujours allumées, étendaient encore leurs mains vides comme pour exprimer leur douleur. Les riches fresques des voûtes qu’on n’avait pu enlever étaient inondées par les eaux du ciel poussées par les bourrasques. Le sanctuaire qui, jadis, avait des portes d’argent massif ornées de bas-reliefs de Berruguete était abandonné ; les bénitiers étaient à sec et remplis de poussière.

Mon Dieu ! quel artiste ne gémirait en voyant ce spectacle ! Quel chrétien ne frémirait d’une douloureuse indignation, quel catholique ne se prosternerait en pleurant ?

Dans la sacristie, garnie tout autour d’armoires basses dont la partie supérieure formait une longue table, les tiroirs étaient ouverts et vides. C’était là qu’on serrait autrefois les ornements de velours ou d’autres tissus précieux brodés d’or, d’argent, ou de perles. Dans un réduit tout près de là, se trouvaient encore les cordes des cloches. L’une d’elles, plus légère que les autres, mettait en mouvement la cloche claire et sonore qui appelait les fidèles à la messe. La seconde ébranlait une cloche aux sons puissants et harmonieux comme un orchestre militaire ; grave et gaie en même temps et accompagnée d’acolytes moins bruyants, elle annonçait les grandes solennités religieuses. Une troisième cloche enfin répandait dans l’espace des sons sourds et imposants comme celui du canon pour réclamer les prières des fidèles et la clémence du Ciel en faveur du pécheur défunt.

Stein s’assit sur la première marche de l’escalier de la chaire supportée par un aigle en marbre noir. Le frère Gabriel s’agenouilla sur les degrés de marbre du maître autel.

– Mon Dieu ! dit Stein en appuyant sa tête sur ses mains : ces crevasses, cette eau qui pénètre dans les voûtes et qui, en tombant goutte à goutte, ruine cet édifice par un travail lent et sûr ; cette charpente qui s’affaisse, ces ornements qui tombent en ruine... Quel triste et désolant spectacle !

À la tristesse qu’inspire tout ce qui cesse d’exister se joint ici l’horreur que fait éprouver la vue de tout ce qui périt d’une mort violente et par la main de l’homme. Pauvre édifice, élevé à la gloire de Dieu par des hommes pieux, tu as été condamné à la destruction par leurs descendants !

– Mon Dieu ! disait le frère Gabriel, de ma vie je n’ai vu tant de toiles d’araignées. Il n’y a pas un pauvre petit ange qui n’en soit coiffé. Saint Michel en a une sur la pointe de son épée, on dirait qu’il me la présente. Si le Père prieur voyait cela !

Stein tomba dans une profonde mélancolie. Ce saint lieu, abrité des bruits du monde, où les rois venaient incliner leur tête altière et les pauvres relever la leur, ce lieu qui donnait d’austères leçons à l’orgueilleux et de si douces joies à l’humble, se voit aujourd’hui déchu et abandonné au hasard comme un bateau sans pilote.

Dans ce moment, un vif rayon de soleil pénétra par une des fenêtres, éclaira la partie supérieure du maître autel, et, par son éclat, fit ressortir, comme pour répondre aux plaintes de Stein, un groupe de trois figures qui se tenaient embrassées. C’était la Foi, l’Espérance et la Charité.

 

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

 

 

Les derniers jours d’octobre avaient été pluvieux, et novembre se revêtait déjà des sombres couleurs de l’hiver.

Stein se promenait devant le couvent d’où l’on apercevait une perspective immense mais monotone : à droite, la mer sans limites, à gauche, un désert sans fin. Au milieu, se dessinait sur le fond clair de l’horizon le profil sombre des ruines du fort de Saint-Christophe, semblable à l’image du néant au milieu de l’immensité. La mer que n’agitait pas le moindre souffle se balançait mollement, soulevant sans efforts ses vagues dorées par les reflets du soleil comme une reine qui laisse flotter son manteau d’or. Le couvent, avec la sévérité de ses grandes lignes, était en harmonie avec le grave et tranquille paysage. Sa masse cachait le seul point de l’horizon qu’on n’aperçût pas dans ce panorama un peu monotone.

Sur ce point se trouvait le village de Villamar situé près d’une rivière aussi gonflée et turbulente en hiver que mal pourvue d’eau en été. Les alentours, bien cultivés, présentaient de loin l’aspect d’un damier dont les carrés offraient toutes les nuances de la verdure : ici le ton jaunâtre de la vigne encore couverte de feuillage, ou le vert cendré de l’olivier ; là le vert d’émeraude du blé qu’avaient fait lever les pluies d’automne ; ailleurs, le vert sombre du figuier ; à toutes ces nuances, il faut joindre le vert bleuâtre des haies d’aloès. Dans la passe étroite de la rivière se croisaient quelques barques de pêcheurs. Du côté du couvent, une chapelle s’élevait sur une colline ; au-devant se dressait une grande croix supportée par un socle de forme pyramidale en maçonnerie blanchie à la chaux ; derrière, se trouvait une enceinte où le sol était couvert de croix peintes en noir. C’était le campo santo.

Devant la croix était suspendue une lanterne toujours allumée, et la croix, emblème de salut, servait ainsi de phare aux marins, comme si le Seigneur eût voulu rendre pour ainsi dire palpables ses paraboles à ces simples campagnards, comme il se montre lui-même tous les jours palpable aux hommes d’une foi humble et forte, qui sont dignes de cette grâce.

On ne pourrait comparer cet aride et monotone paysage aux vallées de la Suisse, aux bords du Rhin ou aux côtes de l’île de Wight. Du reste, il y a une magie si puissante dans les œuvres de la nature, qu’aucune ne manque de beauté, ni d’attrait.

Il n’y en a pas une qui soit dépourvue d’intérêt, et si quelquefois les paroles manquent pour expliquer en quoi il consiste, l’intelligence le comprend et le cœur le sent.

Pendant que Stein faisait ces réflexions, il aperçut Momo qui sortait de la maison et se dirigeait vers le village. En voyant Stein, il lui proposa de l’accompagner ; celui-ci accepta, et tous deux se mirent en marche dans cette direction.

La journée était si belle, qu’on ne pouvait la comparer qu’à un diamant de l’eau la plus pure, du plus vif éclat, et dont la beauté n’est ternie par aucun défaut. L’âme et l’oreille reposaient doucement au milieu du profond silence de la nature. Sur le bleu foncé du ciel on n’apercevait qu’un petit nuage blanc qui, dans sa paresseuse immobilité, ressemblait à une odalisque enveloppée de voiles de gaze et mollement couchée sur son ottomane bleue.

Ils arrivèrent bientôt à la colline voisine du village sur laquelle se trouvaient la croix et la chapelle.

L’ascension de la colline, bien que courte et peu rapide, avait épuisé les forces, non entièrement revenues, de Stein. Il voulut s’arrêter un moment, et se mit à examiner cet endroit.

Il s’approcha du cimetière. Il était si vert et si fleuri, qu’on aurait cru qu’il voulait éloigner de la mort l’horreur qu’elle inspire. Les croix étaient entourées de jolies plantes grimpantes dans les rameaux desquelles voltigeaient les petits oiseaux en chantant : « Repose en paix. » Personne n’aurait cru que c’était là la demeure des morts, si l’on n’avait lu à l’entrée cette inscription : « Je crois à la rémission des péchés, à la résurrection de la chair et à la vie éternelle. Ainsi soit-il. » La chapelle était un édifice carré, petit et simple, fermé par une grille, et son modeste dôme était couronné par une croix en fer. La seule entrée était une petite porte tout près de l’autel.

Il s’y trouvait un grand tableau peint à l’huile représentant une des chutes de Notre-Seigneur sous le poids de sa croix. Derrière on voyait la Vierge, saint Jean et les trois Marie ; à côté de Jésus étaient les féroces soldats romains. Avec le temps, cette peinture avait fini par prendre des tons si sombres, qu’il était difficile de discerner les détails. Mais le temps aussi avait augmenté la profonde dévotion qu’inspirait sa vue, soit que la méditation et le spiritualisme aiment peu les couleurs vives et criardes, soit à cause du cachet de vénération que le temps imprime aux œuvres d’art, surtout quand elles représentent des sujets de dévotion. Alors en effet, elles semblent doublement sanctifiées par le culte de tant de générations. Tout passe et tout change autour de ces pieux monuments, tandis qu’ils demeurent sans avoir épuisé les trésors de consolation qu’ils répandent à pleines mains. La dévotion des fidèles avait orné ce tableau de différents objets en feuilles d’argent, placés de telle manière qu’ils paraissaient faire partie de la peinture. C’étaient : une couronne d’épines sur la tête du Sauveur, un diadème de rayons sur la tête de la Vierge et des ornements aux extrémités de la croix. Cet usage étrange, ridicule même aux yeux d’un artiste, est bon et pieux aux yeux du chrétien. Mais heureusement la chapelle n’était pas un musée ; jamais un artiste n’avait passé à l’ombre de ses murailles ; il ne venait là que des hommes pieux et simples, et ils n’y venaient que pour prier.

Les deux murailles latérales étaient couvertes du haut en bas d’ex-voto.

Les ex-voto, déposés par la reconnaissance au pied des autels, sont les témoignages publics et authentiques des bienfaits reçus. Quelquefois on les a déposés avant d’obtenir la grâce demandée, d’autres fois on les a promis dans un moment de grand malheur ou dans des circonstances pressantes. Là se voient de longues tresses de cheveux qu’une fille aimante offrit comme son plus précieux trésor le jour où sa mère fut arrachée des étreintes de la mort ; des enfants d’argent attachés par des rubans couleur de rose qu’une mère affligée, voyant son fils blessé mortellement, donna pour obtenir son soulagement du Seigneur du Secours ; des bras, des yeux, des jambes d’argent ou de cire, selon les moyens de celui qui les offrait ; des tableaux représentant des naufrages ou autres grands dangers, au milieu desquels les fidèles eurent la naïveté de croire que leurs prières pourraient être entendues et exaucées par la miséricorde divine. Car on sait que les gens d’une raison élevée, les gens éclairés, ceux qui se disent les plus nombreux et qui se croient les meilleurs 7 ne croient pas que la prière soit un trait d’union entre Dieu et l’homme. Ces tableaux n’étaient pas des chefs-d’œuvre, mais s’ils l’avaient été, peut-être eussent-ils perdu de leur physionomie et de leur naïveté. Il y a quelquefois des personnes qui, se présumant douées d’un mérite supérieur, ferment leur âme aux douces impressions de la candeur que produisent l’innocence et la sérénité de l’âme. Ignorent-elles donc que la candeur va diminuant en même temps que l’enthousiasme s’éteint ? Conservez, Espagnols, et respectez les faibles vestiges qui restent encore de choses aussi saintes qu’estimables. N’imitez pas la mer Morte dont les exhalaisons tuent les oiseaux qui volent sur ses vagues ; ne desséchez pas, comme elle, les racines des arbres à l’ombre desquels tant de peuples et de générations ont trouvé le bonheur.

Parmi les ex-voto, il y en avait un qui surprit beaucoup Stein par sa singularité. Le corps de l’autel n’était pas parfaitement carré depuis le haut jusqu’en bas, mais se rétrécissait en ligne courbe vers le pied. Entre sa base et le pavé il y avait un petit espace resté libre. Stein y aperçut dans l’obscurité un objet appuyé contre la paroi intérieure ; à force d’y attacher ses regards, il découvrit que c’était une espingole. Elle était si volumineuse et son poids paraissait tel, qu’on ne pouvait comprendre qu’un homme fût assez fort pour la manier, comme cela nous frappe souvent à la vue des pesantes armures du Moyen Âge ; son embouchure était si large, qu’une orange pouvait y entrer facilement. Elle était brisée, et ses diverses parties étaient grossièrement attachées ensemble avec des cordes.

– Momo, dit Stein, qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce véritablement une espingole ?

– Mais il me semble que oui, dit Momo ; c’est bien visible.

– Mais pourquoi une arme meurtrière dans ce lieu saint et paisible ? On peut dire que c’est aussi bien placé là que le serait une paire de pistolets dans les mains de Jésus-Christ.

– Mais vous voyez bien, répondit Momo, qu’elle n’est pas dans les mains du Sauveur, mais à ses pieds, comme une offrande. C’est le jour où cette espingole fut apportée ici (et il y a bien des années de cela), qu’on donna à ce christ le nom de Seigneur du Secours.

– Et à quelle occasion ? demanda Stein.

– Don Frédéric, dit Momo, en ouvrant de grands yeux, tout le monde connaît cette histoire. Est-ce que vous l’ignorez ?

– Tu oublies que je suis étranger.

– C’est vrai, répondit Momo ; eh bien ! je vais vous la raconter. Il y avait dans ce pays un voleur de grand chemin qui ne se contentait pas de voler les gens, mais qui tuait les hommes comme des mouches, soit pour n’être pas dénoncé par eux, soit par caprice. Un jour deux frères, habitants de ce village, eurent besoin de faire un voyage. Tout le monde leur fit ses adieux en leur souhaitant de ne pas rencontrer ce malfaiteur qui ne faisait grâce de la vie à personne et tenait tout le pays dans la terreur. Mais les deux frères, qui étaient bons chrétiens, se recommandèrent à Dieu et partirent pleins de confiance dans sa protection. En arrivant près d’un olivier, voilà qu’ils se trouvèrent face à face avec le brigand qui s’avança à leur rencontre, son espingole dans les mains. Il porta son arme à l’épaule, et les ajusta. Dans ce péril extrême, les frères se jetèrent à genoux en s’écriant : « Secours, Seigneur. » Le scélérat déchargea son arme ; mais, qui passa dans l’autre monde ? Ce fut lui-même, car son arme lui éclata dans les mains ; par un miracle de Dieu, l’espingole n’avait pu résister à la détonation ; c’est elle que vous voyez devant vous car en souvenir du secours miraculeux, on l’attacha avec ces cordes, on l’a déposée ici et l’on a donné au Christ le nom de Seigneur du Secours. Vous ne saviez donc pas cette histoire, don Frédéric ?

– Je l’ignorais, répondit celui-ci ; et il ajouta, comme répondant à ses propres réflexions : si tu savais combien de choses ignorent ceux qui prétendent tout savoir !

– Allons, venez-vous, don Frédéric ? dit Momo après un moment de silence ; songez que je ne puis m’arrêter davantage.

– Je suis fatigué, répondit Stein ; va-t’en, je t’attendrai ici.

– Eh bien ! adieu, dit Momo qui se mit en route en chantant :

 

            Adieu et que Dieu vous garde,

            Dit le proverbe vulgaire :

            Car le pauvre peut devenir riche.

 

Mais le riche n’achète pas la science.

Stein contemplait ce petit village si paisible, demi agricole, demi marin, maniant d’une main la charrue et de l’autre la rame. Il ne se composait pas, comme ceux d’Allemagne, de maisons éparpillées sans ordre avec leurs toits de chaume si champêtres et leurs jardins, ni comme en Angleterre cachées sous l’ombrage de leurs arbres pittoresques, ni, comme ceux de la Flandre, formant une rangée de jolies maisons de chaque côté du chemin. Il consistait en quelques rues, larges, quoique mal tracées, dont les maisons d’un seul étage, mais d’inégale hauteur, étaient couvertes de vieilles tuiles ; les fenêtres étaient rares ; plus rares encore étaient les vitres ou toute espèce d’ornements. Mais il y avait une grande place, en ce moment verte comme une prairie, et, au milieu, une très belle église, et l’ensemble avait un aspect de propreté et de gaieté.

Quatorze croix pareilles à celle qui était près de Stein étaient placées de distance en distance et la dernière s’élevait au milieu de la place, en face de l’église ; c’était le chemin de la Croix.

Momo revint ; mais il n’était pas seul. Il était accompagné d’un monsieur âgé, grand, maigre et roide comme un cierge. Ce personnage portait une jaquette de gros drap gris, un gilet de piqué d’une couleur passée, orné de quelques reprises qui étaient de vrais chefs-d’œuvre dans leur genre, une ceinture de laine rouge comme en portent les gens de campagne, un chapeau à larges bords avec une cocarde qui jadis avait été rouge, mais à qui le temps, la pluie et le soleil avaient donné une teinte de carotte ; sur les épaules de la jupette il y avait deux galons étroits en or problématique, destines à assujettir deux épaulettes. Une vieille épée suspendue à un ceinturon, vieux comme elle, complétait ce costume demi militaire et demi paysan. Les années avaient fait de grands ravages sur le devant du crâne long et étroit de ce personnage. Pour suppléer au défaut de son ornement naturel, il avait relevé et ramené par devant le peu de cheveux qui lui restaient en les retenant au moyen d’un ruban de soie sur le haut de la tête où ils formaient une petite houppe d’une grâce toute chinoise.

– Momo, quel est ce monsieur ? demanda Stein à demi-voix.

– Le commandant, répondit celui-ci du ton le plus naturel.

– Commandant de quoi ? dit Stein.

– Du fort Saint-Christophe.

– Du fort Saint-Christophe ! s’écria Stein surpris.

– Pour vous servir, dit le nouveau venu en saluant avec politesse. Mon nom est Modesto Guerrero, et je mets mes faibles services à votre disposition.

Ces compliments d’usage avaient été articulés d’une manière si compassée par ce personnage, que Stein ne put s’empêcher de sourire en rendant au militaire son salut.

– Je sais qui vous êtes, reprit don Modesto ; je prends bien part à vos contrariétés, je fais des vœux pour votre rétablissement et vous félicite d’être tombé dans les mains des Alerza qui sont véritablement de braves gens ; ma personne et ma maison sont à votre disposition et à vos ordres. Je demeure sur la place de l’Église, c’est-à-dire de la Constitution ; car c’est ainsi qu’on l’appelle à présent. Si vous voulez bien me faire l’honneur de venir me voir, l’écriteau vous indiquera ma demeure.

– Puisque dans tout le village il n’y en a pas d’autres, dit Momo, à quoi bon tant d’indications ?

– Elle porte une inscription ? demanda Stein qui, dans la vie agitée des camps, n’avait pas eu l’occasion d’apprendre les usages et ne savait que répondre aux politesses de l’Espagnol.

– Oui, monsieur, répondit celui-ci, l’alcade dut se conformer aux ordres venus d’en haut. Vous comprenez que dans un petit village il n’est pas facile de se procurer une plaque de marbre avec des lettres d’or comme on en voit à Cadix et à Séville.

» On fut donc obligé de faire exécuter l’écriteau par le maître d’école qui a une belle écriture, et on devait le placer à une certaine élévation sur la muraille du Conseil de la commune. Le maître d’école prépara une peinture noire avec de la suie et du vinaigre, et, monté sur une légère échelle, il commença son travail en traçant des lettres d’un pied de hauteur. Par malheur, en voulant faire une gracieuse fioriture, il imprima une telle secousse à l’échelle, qu’elle vint tomber à terre avec le pauvre maître d’école et le pot de peinture, et les envoya rouler tous deux jusqu’au ruisseau. Rosita, ma gouvernante, qui aperçut la catastrophe de ma fenêtre, et vit ce malheureux se relever noir comme du charbon, en fut si saisie, qu’elle en resta trois jours malade, au point qu’elle m’a vraiment donné de l’inquiétude. Pourtant l’alcade ordonna au pauvre diable tout meurtri d’achever son travail, vu que l’écriteau ne disait encore que consti ; il fallut donc que le malheureux se remît à la tâche, mais cette fois il ne voulut pas se servir d’une échelle ; il fallut amener sur place une charrette et mettre dessus une table qu’on attacha avec des cordes. Perché là haut, notre homme était si déconcerté de sa mésaventure, qu’il ne pensa plus qu’à se hâter le plus possible. C’est pour cela que les dernières lettres, au lieu d’avoir un pied comme les premières, n’ont plus qu’un pouce de haut, et, ce qu’il y a de pire, c’est que, dans sa hâte, il laissa une lettre au fond de l’encrier, si bien que l’écriteau dit maintenant :

 

PLACE DE LA CONSTITUTION

 

» L’alcade se mit en colère, mais le maître d’école tint bon, et déclara qu’il ne recommencerait ni pour Dieu, ni pour ses saints, et qu’il aimerait mieux monter sur un taureau de huit ans que sur ces planches de danseur de corde. Ainsi l’écriteau est resté comme il était ; heureusement il n’y a personne dans le village qui puisse le lire. Mais, c’est vraiment dommage que le maître d’école ne l’ait pas achevé, car le commencement était très beau et faisait honneur à Villamar.

Momo, qui portait sur l’épaule une besace bien garnie et qui était pressé, demanda au commandant s’il allait au fort Saint-Christophe.

– Oui, répondit celui-ci, et en passant, je vais voir la fille de Pedro Santalo, qui est malade.

– Qui ? la Mouette ? demanda Momo. N’en croyez rien ; je l’ai vue hier perchée sur un rocher et poussant des cris comme les mouettes ses pareilles.

– La Mouette ? s’écria Stein.

– C’est un méchant surnom que Momo a donné à cette pauvre enfant, dit le commandant.

– Parce qu’elle a de longues jambes, répondit Momo, parce qu’elle vit autant dans l’eau que sur terre, parce qu’elle chante, crie et saute de rocher en rocher comme les mouettes.

– Cependant, observa don Modesto, ta grand-mère l’aime beaucoup, et ne l’appelle pas autrement que Marisalada, à cause de ses aimables espiègleries, de la grâce avec laquelle elle danse et chante et de son talent pour imiter les oiseaux.

– Ce n’est pas à cause de cela, dit Momo, mais parce que son père est pêcheur et qu’elle nous apporte du sel et du poisson.

– Et elle habite près du fort ? demanda Stein, dont ces détails avaient piqué la curiosité.

– Tout près, répondit le commandant. Pedro Santalo, qui est de Catalogne, possédait une barque ; mais ayant fait voile pour Cadix, il essuya une tempête et fit naufrage sur cette côte. Tout fut perdu, corps et biens, à l’exception de Pedro qui voyageait avec sa fille. Le désir passionné de la sauver doubla ses forces, et il réussit à gagner la terre ; mais ruiné, et il resta si triste et si découragé, qu’il ne voulut pas retourner dans son pays. Puis il se mit à construire une cabane entre ces rochers avec les débris qu’il put recueillir de sa grande barque, et il se fit pêcheur. C’était lui qui fournissait le poisson au couvent, et les Pères, en échange, lui donnaient du pain, de l’huile et du vinaigre. Il y a douze ans qu’il habite ici en paix avec tout le monde.

Ils arrivèrent en ce moment à l’endroit où le chemin se divisait, et ils se séparèrent.

– Nous nous reverrons bientôt, dit le vétéran ; d’ici à peu, je viendrai me mettre à votre disposition et saluer vos hôtesses.

– Dites de ma part à la Mouette, cria Momo, que je ne suis pas inquiet de sa maladie, parce que la mauvaise herbe ne meurt jamais.

– Y a-t-il longtemps que le commandant est à Villamar ? demanda Stein à Momo.

– Je crois bien ! Il y avait déjà cent un ans qu’il était ici quand mon père est né.

– Et qu’est-ce que c’est que Rosita, sa gouvernante ?

– Qui ? dame Rosita Mystica ? répondit Momo avec un geste moqueur. C’est la maîtresse d’école. Elle est plus laide que la faim. Elle a un œil qui regarde au couchant et l’autre au levant, et des trous de petite vérole profonds comme des cavernes. Mais, don Frédéric, le ciel se charge, les nuages courent comme s’ils étaient poursuivis par des lévriers. Pressons le pas.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

 

 

Avant d’aller plus loin il est bon de faire plus ample connaissance avec le nouveau personnage que nous venons de voir.

Don Modesto Guerrero était fils d’un honnête campagnard qui ne laissait pas que d’avoir de bons titres de noblesse, lorsqu’ils furent brûlés par les Français pendant la guerre de l’indépendance ainsi que sa maison, sous le prétexte que les fils du propriétaire étaient brigands, c’est-à-dire coupables du grand crime de défendre leur patrie. Le brave homme trouva le moyen de reconstruire sa maison, mais les parchemins n’eurent pas le sort du phénix qui renaissait de ses cendres.

Modesto tomba au sort, et comme son père n’était pas assez riche pour lui acheter un remplaçant, il entra dans un régiment d’infanterie à titre de soldat noble.

Comme il était simple d’esprit et en même temps long et maigre, il lui arriva promptement de devenir l’objet des sarcasmes et des lourdes plaisanteries de ses camarades. Ceux-ci, enhardis par sa douceur, poussèrent à l’excès leurs moqueries, jusqu’à ce que Modesto y mît un terme de la façon suivante : Un jour qu’il y avait grand exercice à l’occasion d’une revue, Modesto était placé à l’extrémité d’un rang. Il y avait près de là une charrette. Adroitement ses camarades lui passèrent un nœud coulant à une jambe, et attachèrent l’extrémité de la corde à une des roues de la charrette. Les tambours battirent et toutes les files se mirent en marche à l’exception de Modesto qui resta arrêté, avec une jambe en l’air, comme les sculpteurs représentent Zéphir.

Après la revue, Modesto rentra au quartier aussi calme qu’il en était sorti, et, sans hâter le pas, il alla demander satisfaction à ses camarades. Comme personne ne voulait endosser la responsabilité de la mystification, il déclara qu’il se battrait avec chacun d’eux, l’un après l’autre. Alors celui qui avait inventé et dirigé la mauvaise plaisanterie se présenta : ils se battirent, et le mystificateur perdit un œil et Modesto lui dit toujours avec le même calme que s’il voulait perdre l’autre, il se mettrait à sa disposition.

Cependant Modesto, sans parents, ni protecteurs à la cour, sans ambitions, ni dispositions pour l’intrigue, suivit sa carrière à pas de tortue jusqu’au moment du siège de Gaète, en 1805, où son régiment reçut l’ordre de se joindre comme auxiliaire aux troupes de Napoléon. Modesto s’y distingua par sa bravoure et son sang-froid, si bien qu’il mérita la croix et les plus grands éloges de ses chefs.

Son nom brilla dans la Gazette comme un météore pour retomber ensuite dans une éternelle obscurité. Ces lauriers furent les premiers et les derniers qu’il recueillit dans sa carrière militaire, parce qu’ayant reçu une grave blessure à un bras, il demeura impropre au service ; et, comme récompense, on le nomma commandant du petit fort abandonné de Saint-Christophe. Il y avait quarante ans qu’il avait sous ses ordres un squelette de château et une garnison de lézards.

Au commencement notre guerrier ne pouvait se résigner à cet abandon. Il ne se passait pas d’année sans qu’il adressât des représentations au gouvernement, réclamant les réparations nécessaires et les canons et la troupe convenables pour ce point de défense. Toutes ces demandes étaient restées sans réponse, bien que, suivant les circonstances, il n’eût pas manqué de mettre en avant la possibilité d’un débarquement d’Anglais, d’insurgés américains, de Français, de révolutionnaires et de carlistes. On avait fait un accueil semblable aux continuelles requêtes qu’il présentait pour obtenir une augmentation de solde. Le gouvernement ne fit aucun cas de ces deux ruines : le château et son commandant. Don Modesto était patient, de sorte qu’il finit par se résigner à son sort sans aigreur et sans ressentiment.

À son arrivée à Villamar, il se logea chez la veuve du sacristain, femme tout adonnée à la dévotion, qui avait avec elle sa fille encore jeune. C’étaient d’excellentes femmes, un peu affectées, raides et intolérantes, mais bonnes, charitables, bien élevées et soignées dans leur tenue.

Les habitants du village, qui aimaient le commandant ou plutôt le « commaindant », comme ils l’appelaient, et qui connaissaient aussi sa détresse, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour la soulager. On ne tuait pas un porc dans une maison sans lui en envoyer un morceau ou une portion de boudin. À l’époque de la récolte, un cultivateur lui envoyait du froment, un autre des pois chiches ; d’autres lui donnaient du miel ou de l’huile. Les femmes lui faisaient présent de produits de leur basse-cour, de manière que, grâce à la sympathie générale qu’inspirait don Modesto, son heureuse gouvernante avait toujours un garde-manger bien garni. Loin de s’enorgueillir de tant de faveurs, don Modesto, dont le caractère était conforme à son nom, avait l’habitude de dire que la Providence se faisait sentir dans le monde entier, mais que son quartier général était à Villamar. Il est vrai qu’il savait répondre à tant de bienveillance en se montrant extrêmement serviable et obligeant pour tous. Il se levait avec le soleil, et la première chose qu’il faisait était de servir la messe au curé. Une voisine lui donnait une commission, une autre lui demandait une lettre pour son fils au service, une autre le priait de garder ses enfants pendant qu’elle montait dans la voiture publique. Il veillait au chevet des malades et récitait des prières avec leurs femmes. Enfin, il s’efforçait de se rendre utile à tout le monde en tout ce qui ne pouvait porter atteinte à son honneur et à sa dignité. Et cela n’est pas rare chez les Espagnols, grâce à cette inépuisable charité et à cette noblesse de caractère qui ne leur permet pas de thésauriser, mais leur fait donner tout ce qu’ils ont à celui qui est dans le besoin. Les moines et les religieuses chassés de leurs cloîtres, les artisans, les veuves de militaires, les employés privés de leurs places peuvent l’attester.

La veuve du sacristain mourut laissant sa fille Rosa âgée de quarante ans bien comptés et possédant une laideur qu’on pouvait voir de loin. Ce qui contribuait le plus à la disgracier ainsi, c’était la funeste conséquence de la petite vérole. Le mal avait sévi particulièrement sur un œil et surtout sur la paupière qui ne pouvait se soulever qu’à moitié, ce qui faisait que la prunelle demi-éteinte donnait à la physionomie un air peu intelligent et peu éveillé qui faisait contraster singulièrement cet œil seulement entrouvert avec son compagnon, lequel, au contraire, jetait des flammes comme un feu de sarments au moindre sujet de scandale, ce qui arrivait souvent.

Après l’enterrement, et quand les neuf premiers jours de deuil furent écoulés, dame Rosa dit à don Modesto :

– Don Modesto, je regrette vivement d’avoir à vous dire qu’il faut nous séparer.

– Nous séparer ! s’écria le brave homme en ouvrant de grands yeux et mettant sa tasse de chocolat sur la nappe au lieu de la poser sur le plateau. Et pourquoi donc, Rosita ?

Don Modesto avait eu pendant trente ans l’habitude d’employer ce diminutif quand il adressait la parole à la fille de son ancienne gouvernante.

– Il me semble, répondit celle-ci, que vous ne devriez pas me le demander. Vous comprenez que deux personnes d’une situation honorable ne peuvent habiter seules ensemble ; ce serait donner prise aux mauvaises langues.

– Et que peuvent dire de vous les mauvaises langues ? répondit don Modesto ; n’êtes-vous pas l’exemple du village ?

– Est-ce qu’on peut compter sur rien avec elles ? Que direz-vous quand vous saurez que vous avec votre âge, votre uniforme et votre croix, et moi, pauvre femme qui ne pense qu’à servir Dieu, nous sommes le jouet de ces langues empestées ?

– Que dites-vous, Rosita ? s’écria don Modesto frappé de surprise.

– Ce que vous venez d’entendre. Déjà personne ne nous connaît plus que sous le nom moqueur que nous ont donné ces vauriens d’enfants de chœur.

– Je suis étonné, Rosita ; je ne puis vraiment croire...

– Tant mieux pour vous, si vous ne le croyez pas, dit la dévote ; mais je vous assure que ces mauvais drôles (que Dieu leur pardonne) se disent l’un à l’autre quand ils nous voient arriver tous les matins à l’église pour la messe qui se dit au point du jour : « On sonne la messe ; voilà Rosa Mystica et Turris Davidica 8 qui viennent de compagnie comme dans les litanies. » Ils vous ont donné ce sobriquet à cause de votre grande taille et de votre raideur.

Don Modesto resta la bouche ouverte et les yeux baissés.

– Oui, monsieur, continua Rosa Mystica ; c’est la voisine qui m’a rapporté cela toute scandalisée, et en me conseillant d’aller me plaindre à M. le curé. Je lui ai répondu que je préférais souffrir et garder le silence. Notre Seigneur a souffert davantage sans se plaindre.

– Eh bien ! je vous dis, moi, que je ne souffrirai pas qu’on se moque de moi, et encore moins de vous.

– Il vaudra mieux, continua Rosa, prouver par notre patience que nous sommes de bons chrétiens, et, par notre indifférence, montrer le peu de cas que nous faisons des jugements du monde. D’ailleurs, si l’on châtie ces mauvais plaisants, ils feront pis encore ; croyez-moi, don Modesto.

– Vous avez raison comme toujours, Rosita, dit don Modesto. Je sais ce que c’est que les bavards ; si on leur coupait la langue, ils parleraient avec le nez. Mais si jadis un de mes camarades s’était avisé de m’appeler Turris Davidica, il aurait pu ajouter : « priez pour nous. » Mais comment se fait-il qu’une sainte fille comme vous ait peur des médisants ?

– Vous savez, don Modesto, ce que disent ceux qui ne pensent qu’au mal : entre saint et sainte le mur le plus épais n’est pas de trop.

– Mais entre vous et moi, dit le commandant, il n’y a pas même le soin de la moindre cloison. Moi qui porte le poids de tant d’années, moi qui dans ma vie n’ai jamais été amoureux qu’une seule fois... et qui l’étais d’une ravissante créature que j’aurais certes bien épousée, si je n’avais appris qu’elle avait donné son cœur à un galant tambour-major et que...

– Don Modesto, s’écria Rosa en se redressant sèchement, respectez votre nom et ma situation, et laissez là vos souvenirs amoureux.

– Je n’ai pas eu l’intention de vous offenser, dit don Modesto d’un ton repentant. Il suffit que vous sachiez que je n’ai jamais eu et que je n’aurai jamais une mauvaise pensée.

– Don Modesto, dit Rosa Mystica impatientée (en le regardant avec un œil brillant tandis que l’autre faisait de vains efforts pour l’imiter), me croyez-vous assez simple pour penser que deux personnes comme vous et moi, sensées et craignant Dieu, se conduisent comme des têtes sans cervelle qui n’ont ni pudeur, ni crainte du péché ? Mais dans ce monde, il ne suffit pas de bien agir ; il faut encore garder les apparences en toutes choses pour éviter de faire jaser.

– Voilà bien autre chose ! répondit le commandant. Quelles apparences peut-il y avoir entre nous ? Ne savez-vous pas que celui qui s’excuse s’accuse ?

– Je vous le dis, répondit la dévote ; il ne manquera pas de gens pour murmurer.

– Et que ferai-je sans vous ? demanda don Modesto navré.

– Celui qui nourrit les petits oiseaux, dit solennellement Rosa, prendra soin de ceux qui ont confiance en lui.

Don Modesto déconcerté et ne sachant où donner de la tête alla trouver le curé qui était son ami et celui de Rosa, et lui raconta ce qui se passait.

Le curé fit voir à Rosa que ses scrupules étaient exagérés et ses craintes sans fondement, et que la séparation qu’elle avait projetée donnerait lieu, au contraire, à de ridicules commentaires.

Ils continuèrent donc à habiter ensemble comme auparavant en paix et avec la grâce de Dieu, le commandant, toujours bon et serviable, Rosa toujours soigneuse, et désintéressée. Don Modesto n’aurait pu d’ailleurs récompenser pécuniairement ses services car si la poignée de son épée de grande tenue n’eût pas été en argent, il eût bien pu oublier de quelle couleur était ce métal.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

 

 

Quand Stein arriva au couvent, il trouva toute la famille réunie et se chauffant au soleil dans la cour.

Dolorès, assise sur une chaise basse, raccommodait une chemise de son mari. Ses deux petites filles, Pepa et Paca, jouaient près de leur mère. C’étaient deux jolies créatures âgées l’une de six ans et l’autre de huit. Le nourrisson soutenu par des lisières était l’objet de l’amusement d’un autre petit enfant, son frère, âgé de cinq ans, qui s’occupait à lui faire faire des mines et des grâces, chose qui aide beaucoup à développer l’intelligence si précoce d’ailleurs dans ce pays. Ce jeune garçon était fort joli, mais trop petit, ce qui était cause que Momo le faisait souvent enrager en l’appelant Francesco de Anis au lieu de Francesco de Asis qui était son véritable nom. Il avait un petit pantalon de gros drap avec une jaquette pareille dont les dimensions trop étroites faisaient bouffer la chemise autour de la ceinture, d’autant mieux que le pantalon n’était soutenu que par une seule bretelle de lisière.

– Fais la petite vieille, Manolillo, disait Anis.

Et le mioche faisait une moue gracieuse en fermant les yeux à demi, serrant les lèvres et baissant la tête.

– Manolillo, tue un petit Maure.

Et le pauvre petit ouvrait de grands yeux, fronçait les sourcils, serrait les poings et devenait tout rouge à force de se gonfler pour se donner un air belliqueux. Ensuite Anis lui prenait les mains et les tournait et les retournait en chantant :

 

          Quelles jolies petites mains

          Que celles que je tiens !

          Qu’elles sont jolies, qu’elles sont blanches,

          Qu’elles sont mignonnes !

 

La tante Maria filait, et le frère Gabriel fabriquait des sparteries avec des feuilles sèches de palmier.

Un énorme chien blanc à poil frisé, appelé Palomo, et appartenant à la belle race des chiens de berger de l’Estramadure, dormait étendu tout de son long, couvrant une large place avec son corps robuste et sa queue bien fournie, tandis que Morengo, gros chat jaunâtre, privé dès sa jeunesse de ses oreilles et de sa queue, dormait par terre sur un coin du jupon de la tante Maria.

Stein, Momo et Manuel arrivèrent en même temps de divers côtés. Ce dernier venait de faire le tour de la propriété dans l’exercice de ses fonctions de garde ; il tenait d’une main son fusil et de l’autre, deux lapins et trois perdrix.

Les enfants coururent vers Momo qui vida d’un seul coup sa besace d’où sortirent comme d’une corne d’abondance une quantité de fruits d’hiver, des noix, des châtaignes, des grenades, des patates dont on a coutume de se régaler en Espagne la veille de la Toussaint.

– Si Marisalada nous apportait du poisson demain, dit l’aînée des petites filles, cela nous ferait un vrai régal.

– Demain, répondit la grand-mère, c’est la fête, de la Toussaint, et certainement l’oncle Pedro n’ira pas à la pêche.

– Eh bien ! dit la petite fille, ce sera pour après-demain.

– On ne pêche pas non plus le jour des morts.

– Et pourquoi ? demanda l’enfant.

– Parce que ce serait profaner un jour que l’Église consacre aux âmes des trépassés. Ce qui le prouve, c’est ce qui arriva à quelques pêcheurs qui avaient voulu aller à la pêche un jour comme celui d’après-demain. Au moment de retirer leurs filets ils se réjouissaient déjà de les sentir très lourds ; mais au lieu de poisson, ils n’y trouvèrent que des têtes de mort. N’est-ce pas vrai ce que je dis là, frère Gabriel ?

– Certainement ; je ne l’ai pas vu, mais c’est comme si je l’avais vu, dit le frère.

– Et c’est pour cela que vous nous faites tant prier le jour des morts à l’heure du rosaire ? demanda la petite fille.

– Précisément, dit la grand-mère. C’est une pieuse habitude, et Dieu ne veut pas que nous la négligions ; et pour le prouver, je vais vous citer encore un exemple :

– Il y avait jadis un évêque qui ne suivait pas très exactement cette sainte pratique, et qui n’y exhortait pas les fidèles. Une nuit il rêva qu’il voyait un gouffre épouvantable. Tout au bord se trouvait un ange qui avec une chaîne de roses blanches et incarnat en retirait une femme belle, mais tout en pleurs et les cheveux en désordre. Quand elle se vit sortie de ce lieu ténébreux, la femme devint toute resplendissante et prit son vol vers le ciel. Le lendemain, l’évêque voulut avoir l’explication de son rêve et demanda à Dieu de l’éclairer. Il se rendit à l’église, et la première chose qu’il vît, ce fut un enfant à genoux et récitant le chapelet sur le tombeau de sa mère.

– Est-ce que tu ne savais pas cela, petite ? dit Pepa à sa sœur. Eh bien ! sache qu’il y avait un petit enfant qui était un saint et aimait beaucoup à dire son chapelet. Il y avait en même temps dans le purgatoire une âme qui brûlait plus que toute autre du désir de voir le bon Dieu. Voyant le petit enfant prier de si bon cœur, elle alla à lui et lui dit : « Veux-tu me donner tout le chapelet que tu as récité ? » – « Prends-le », répondit l’enfant ; et l’âme se présenta devant Dieu, et entra tout de suite dans sa gloire. Vois donc si cela sert à quelque chose auprès du bon Dieu de dire son chapelet.

– Certainement, dit Manuel, il n’y a rien de plus juste que de prier Dieu pour les morts. Je me souviens d’un homme de la Confrérie des trépassés qui priait une fois pour eux à la porte d’une chapelle en criant : « Celui qui jettera une peseta dans ce plateau retirera une âme du purgatoire. » Un plaisant vint à passer, et, après avoir donné sa pièce, il dit : « Croyez-vous, mon frère, que l’âme soit sortie déjà du purgatoire ? » – « Est-ce que vous en doutez ? » répondit le frère. – « Eh bien ! je reprends mon argent, car elle ne sera pas assez sotte pour y rentrer. »

– Je vous dirai, don Frédéric, dit la tante Maria, qu’il n’y a pas une circonstance pour laquelle, à propos ou hors de propos, mon cher fils ne trouve toujours une histoire, une facétie ou un bon mot.

En ce moment même, don Modesto entra dans la cour aussi raide et aussi sérieux que lorsqu’il s’était présenté à Stein à la sortie du village, avec cette différence qu’il portait suspendue à son bâton une morue enveloppée dans des feuilles de chou.

– Le commandant ! le commandant ! crièrent tous les assistants.

– Venez-vous de votre château de Saint-Christophe ? dit Manuel à don Modesto après les premiers compliments et après l’avoir invité à s’asseoir sur le banc de pierre qui servait déjà de siège à Stein. Vous auriez dû réclamer la protection de ma mère, qui est si bonne chrétienne, pour qu’elle demande au saint de reconstruire les murailles de la forteresse à l’opposé de ce que fit Josué pour celles de Jéricho.

– J’ai d’autres choses et de plus d’importance à demander aux saints, répondit la grand-mère.

– Certainement, la tante Maria a des choses plus importantes à demander aux saints que la reconstruction du château ; il vaudrait mieux leur demander le relèvement du couvent.

À ces mots, don Modesto se tourna d’un air sévère vers le frère qui, ayant aperçu ce mouvement, se cacha derrière la tante Maria en se faisant le plus petit possible, de sorte qu’il disparut presque aux regards des personnes présentes.

– D’après ce que je vois, dit le vétéran, le frère Gabriel n’appartient pas à 1’Église militante. Ne vous rappelez-vous pas que les juifs, avant de bâtir le temple, avaient conquis la terre promise l’épée à la main ? Y aurait-il des églises et des prêtres en Terre sainte, si les Croisés ne s’en étaient pas emparés avec leurs lances ?

– Mais pourquoi la bonne tante Maria irait-elle demander des choses impossibles ? dit Stein, avec la louable intention de détourner de cet entretien le commandant, dont la bile commençait à s’échauffer.

– Qu’importe, dit Manuel ; on ne peut réparer le passé. C’est comme celle qui demandait à Dieu de gagner à la loterie. Cependant elle n’avait pas pris de billet, et comme on le lui faisait observer : « Où serait le miracle, répondit-elle, si j’en avais pris un ? »

– Ce qui est certain, dit don Modesto, c’est que j’aurais bien de la reconnaissance pour le saint s’il inspirait au gouvernement la louable pensée de réparer la forteresse.

– Vous voulez dire de la rebâtir, dit Manuel, quitte à s’en repentir ensuite, comme cela arriva jadis à une femme qui avait une grande dévotion pour ce saint. Elle avait une fille si laide, si sotte et si inepte, qu’elle ne pouvait trouver personne qui voulût s’en charger. La pauvre femme désolée était sans cesse agenouillée devant l’image du saint, lui demandant un mari pour sa fille. Enfin, il s’en présenta un, et l’on ne saurait dire sa joie. Mais ce bonheur dura peu, car il devint tellement méchant et maltraita tellement sa femme et sa belle-mère, que cette dernière s’en fut à l’église, et s’étant placée devant le saint, elle lui dit :

 

          Vilain saint Christophe,

          Patazas, manazas 9, vieux cuir tanné,

          Tu es aussi juif que mon gendre.

 

Pendant cette conversation, Morrongo s’éveilla, arrondit son dos comme celui d’un chameau, poussa un grand bâillement, se pourléchant les moustaches, et aspirant dans l’air certaines émanations qui flattaient son odorat, il se rapprocha petit à petit de don Modesto jusqu’à ce qu’il se trouvât derrière l’objet au parfum prononcé suspendu à son bâton. Mais en ce moment il reçut sur ses pattes veloutées une petite pierre lancée par Momo avec cette dextérité particulière aux enfants de son âge. Le chat se retira lestement ; mais il ne tarda pas à venir se remettre en observation en faisant semblant de dormir. Don Modesto comprit la ruse et devint inquiet.

Pendant que ces évolutions s’exécutaient, Anis demandait à son petit frère :

– Manolito, combien y a-t-il de dieux ?

Et l’enfant leva trois doigts.

– Non, disait Anis, il n’y en a qu’un, un, un.

Et l’autre s’entêtait à lever trois doigts.

– Grand-mère, s’écria Anis scandalisé, le petit dit qu’il y a trois dieux !

– Sot que tu es, répondit celle-ci, est-ce que tu as peur qu’on le livre à l’Inquisition ? Ne vois-tu pas qu’il est trop jeune pour comprendre ce qu’on lui dit et retenir ce qu’on lui apprend.

– Il y en a de plus vieux, dit Manuel, qui n’en savent pas plus long ; témoin cet imbécile à qui son confesseur demandait : « Combien y a-t-il de dieux ? » – « Sept », répondit-il avec assurance. – « Sept ? s’écria le prêtre tout surpris. Et comment établis-tu ton compte ? » – « Très aisément. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit, en voilà trois ; les trois personnes distinctes en font trois autres ; cela fait six ; et un seul vrai Dieu, voilà bien les sept de mon compte. » – « Oison, lui répondit le Père, est-ce que tu ne sais pas que les trois personnes ne font qu’un seul Dieu ? » – « Un seul ! pas davantage ? Jésus ! combien la famille a diminué ! »

– Allons, interrompit la tante Maria, on peut voir combien mon fils a appris de sornettes pendant qu’il était au service du roi. Mais parlons d’autre chose. Comment, vous ne nous avez pas dit comment va la petite Marisalada ?

– Mal, très mal, tante Maria ; elle empire tous les jours. Cela me fait compassion de voir le pauvre père vieilli par le chagrin. Ce matin elle souffrait beaucoup ; elle ne prend aucune nourriture, et la fièvre ne la quitte pas un instant.

– Qu’est-ce que vous nous dites là, cher monsieur ? dit la tante Maria. Don Frédéric, vous qui avez fait de si belles cures, qui avez enlevé une loupe au frère Gabriel et redressé la vue de Momo, ne pourriez-vous pas faire quelque chose pour cette pauvre enfant ?

– Avec beaucoup de plaisir, répondit Stein ; je ferai ce que je pourrai pour la soulager.

– Et Dieu vous récompensera. Nous irons la voir demain matin. Êtes-vous fatigué de votre promenade d’aujourd’hui ?

– Je ne voudrais pas être dans sa peau, dit Momo en grommelant. Du reste, c’est bien la fille la plus orgueilleuse !...

– Pas du tout, répondit la grand-mère ; elle est un peu farouche, un peu irascible... Cela se comprend ; elle s’est élevée toute seule et à sa tête, avec un père qui est doux comme un agneau, bien qu’il ait l’écorce un peu rude en sa qualité de Catalan et de marin. Mais Momo ne peut supporter Marisalada depuis qu’elle l’a appelé Romo 10.

À ce moment on entendit un grand bruit. C’était le commandant poursuivant à grandes enjambées ce voleur de Morrongo qui, trompant la vigilance de son maître, s’était emparé de la morue.

– Mon commandant, lui dit Manuel en riant, la sardine volée par le chat retourne au plat tard ou jamais. Mais voici une perdrix pour la remplacer.

Don Modesto prit la perdrix, remercia et fit ses adieux ; puis il s’en alla en pestant contre les chats.

Pendant toute cette scène, Dolorès avait donné le sein à son nourrisson et cherchait à l’endormir en chantant ainsi :

 

          Là-haut sur la montagne du Calvaire,

          Mont des Oliviers, mont parfumé,

          La mort du Christ était chantée

          Par quatre chardonnerets et un rossignol.

 

Il serait difficile à celui qui recueille au vol, comme fait un enfant avec les papillons, ces émanations poétiques du peuple, de dire à celui qui voudrait les analyser, pourquoi le rossignol et les chardonnerets se lamentèrent sur la mort du Rédempteur, pourquoi l’hirondelle arracha les épines de sa couronne, pourquoi l’on montre un certain respect pour le romarin dans la croyance que c’était sur un buisson de cette plante aromatique que la Vierge faisait sécher les langes de l’Enfant Jésus ; pourquoi et comment on sait que le saule est regardé comme un arbre de mauvais augure, depuis que Judas s’est pendu à un arbre de cette espèce ; pourquoi une maison est préservée de tout mal, si l’on s’y parfume avec du romarin pendant la nuit de Noël ; pourquoi tous les instruments de la Passion sont représentés dans la fleur qui porte ce nom. Et, véritablement, à de semblables questions il n’y a pas de réponse. Le peuple n’en a pas lui-même et n’en demande pas. Il a recueilli ces chants comme les sons vagues d’une musique lointaine, sans s’occuper de leur origine, ni examiner leur authenticité. Les savants et les hommes positifs accorderont l’honneur d’un sourire méprisant à la personne qui publie ces lignes. Pour nous, nous nous contenterons de trouver quelque sympathie dans le cœur d’une mère, sous l’humble toit qui abrite peu de science et beaucoup de sensibilité, ou dans la retraite mystique d’un cloître, car nous sommes persuadé qu’il y a toujours eu et qu’il y a encore pour les âmes pieuses et austères des révélations mystérieuses que le monde regarde comme l’effet du délire d’imaginations surexcitées, et que les gens pleins de foi et de ferveur considèrent comme des faveurs particulières de la Divinité.

« Combien y a-t-il d’idées, dit Henri Blaze, que la tradition jette dans les airs à l’état de germes, qui sont ensuite vivifiées par le souffle du poète ! » Et cela nous paraît applicable à ces choses que rien ne nous oblige à croire, mais que rien non plus ne nous autorise à condamner. Une origine mystérieuse en a déposé le germe dans l’air, et les cœurs croyants et pieux lui donnent la vie. Que les apôtres du rationalisme s’efforcent tant qu’ils voudront de détruire l’arbre de la foi ; il a ses racines dans un bon terrain, c’est-à-dire dans les cœurs purs et fervents, et il donnera éternellement des rameaux vigoureux et couverts de fleurs qui s’élèveront vers le ciel.

– Mais, don Frédéric, dit la tante Maria, tandis que celui-ci se livrait aux réflexions qui précèdent, vous ne nous avez pas encore dit comment vous trouvez notre village.

– Je ne puis le dire, répondit Stein, car je ne l’ai pas vu ; je suis resté dehors à attendre Momo.

– Est-il possible que vous n’ayez pas vu l’église, ni le tableau de Notre-Dame-des-Douleurs, ni saint Christophe si grand et si beau avec son grand palmier et l’Enfant Jésus sur les épaules et une ville à ses pieds, si bien que s’il faisait un pas, il l’aplatirait comme un champignon ; vous n’avez pas vu le tableau montrant sainte Anne qui apprend à lire à la Sainte Vierge ? Vous n’avez rien vu de tout cela ?

– Je n’ai pas vu autre chose, dit Stein, que la chapelle du Seigneur du Secours.

– Je ne sors du couvent, dit le frère Gabriel, que pour aller tous les vendredis à cette chapelle demander à Dieu la grâce d’une bonne mort.

– Et avez-vous fait attention aux miracles, don Frédéric ? dit la tante Maria. C’est à ce calvaire que commence le « chemin de la Croix ». De là à la dernière croix, il y a le même nombre de pas qu’il y avait de la maison de Pilate au Calvaire. Une de ces croix se trouve juste en face de ma maison dans la rue Royale. Vous n’y avez pas fait attention ? C’est précisément elle qui forme la huitième station où notre divin Sauveur dit aux femmes de Jérusalem : « Ne pleurez pas sur moi ; pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. » Ces enfants, ajouta la tante Maria, en s’adressant au frère Gabriel, c’étaient ces chiens de juifs.

– C’étaient les juifs ! répéta le frère Gabriel.

– À cette station, poursuivit la vieille, les fidèles chantent ces paroles :

 

          Le Christ t’apprend à pleurer ;

          Si tu ne retiens pas sa leçon,

          Ou tu n’as pas de cœur,

          Ou il est de bronze ou de rocher.

 

– Près de la maison de ma mère, dit Dolorès, se trouve la neuvième station devant laquelle on chante :

 

          Considère combien tu serais dur,

          Pour Jésus accablé de souffrances,

          Si, dans ces trois chutes,

          Tu ne lui donnais pas la main une seule fois.

 

Ou bien encore :

 

          Le voilà encore une fois tombé,

          Jésus est tombé trois fois !

          Mon péché est si lourd,

          Et j’ai tant péché !

          Pleurons et gémissons ;

          Car c’est Dieu qui va mourir.

 

– Oh ! don Frédéric, reprit la bonne vieille, il n’y a rien qui me fende le cœur comme la passion de celui qui est venu pour nous racheter. Le Seigneur a révélé à ses saints les trois plus grandes douleurs qui déchirèrent son cœur : la première est le peu de fruits que produirait la terre qu’il arrosait de son sang ; la seconde, ce qu’il souffrit quand ils l’étendirent et l’attachèrent avec des clous sur la croix en disloquant tous ses os comme David l’avait prophétisé ; la troisième (ajouta la bonne femme en attachant sur son fils ses regards attendris), la troisième, quand il fut témoin de la désolation de sa mère. Voilà le seul motif pour lequel je me plais moins ici que dans le village, poursuivit-elle après quelques instants de silence, c’est qu’ici je ne puis faire toutes mes dévotions. Mon mari, oui, Manuel, ton père qui n’avait pas été soldat et qui était meilleur chrétien que toi, pensait comme moi. Le pauvre homme (que Dieu ait son âme) était de la confrérie du Rosaire de l’Aurore qui sort après minuit pour prier pour les morts.

Harassé du travail du jour, il se livrait au sommeil ; mais, à minuit précis, un frère venait sonnant avec une clochette à la porte et en chantant :

 

          Il y a à la porte une clochette ;

          Ce n’est pas elle ni moi qui t’appelle,

          C’est ton père et ta mère qui t’appellent

          Afin que tu pries Dieu pour eux.

 

Quand ton père entendait ce chant, il ne sentait plus de fatigue, ni d’envie de dormir. En un clin d’œil il se levait et courait après le frère. Il me semble que je l’entends encore chanter en s’éloignant :

 

          Marie ôte sa couronne ;

          Elle la présente à son fils.

          Et elle lui dit : « Je ne suis plus reine,

          Si tu n’arrêtes pas ta justice sévère. »

                     Jésus répondit :

           « Sans tes prières, ô ma mère

          J’aurais déjà châtié le pécheur. »

 

Les enfants, qui aiment tant à imiter ce qu’ils voient faire aux grandes personnes, se mirent à chanter sur l’air charmant des couplets de l’Aurore :

 

          Si tu savais l’entrée que fit

          Le roi des Cieux dans Jérusalem !

          Il ne voulut ni carrosse ni calèche,

          Mais un ânon qu’on lui prêta.

 

– Don Frédéric, dit la tante Maria après un moment de silence, est-il vrai qu’il y ait dans le monde des hommes qui n’ont pas de foi ?

Stein garda le silence.

– Ne pourriez-vous faire pour les yeux de l’intelligence de ces gens-là ce que vous avez fait pour ceux du visage de Momo ? dit la bonne vieille triste et pensive.

 

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

 

 

Le lendemain la tante Maria se rendait à la maison de la malade, en compagnie de Stein et de Momo, écuyer pédestre de son aïeule. Cette dernière était montée sur la grave Hirondelle qui, toujours serviable, douce et docile, marchait droit devant elle, la tête et les oreilles basses, sans se permettre aucun mouvement spontané, excepté quand elle rencontrait un chardon à la portée de sa dent.

Quand ils furent arrivés, Stein fut tout surpris de trouver, au milieu de cette contrée où la nature était si triste et si aride, un lieu ombragé et agréable qui ressemblait à une oasis dans le désert.

La mer s’ouvrait passage entre deux roches élevées pour former une anse circulaire, arrondie en fer à cheval ; entourés d’un sable très fin, et ressemblant à un plat de cristal sur une nappe dorée, quelques rochers se montraient timidement dans le sable comme pour inviter à s’asseoir au bord de ce rivage tranquille. À l’un de ces rochers était amarrée la barque du pêcheur balancée par le mouvement de la marée et s’agitant comme un coursier qui s’irrite d’être entravé.

Au-dessus du rocher qui se trouvait en face on apercevait le fort de Saint-Christophe dont le sommet était couvert de touffes de figuiers sauvages comme un vieux druide couronné de feuilles de chêne. À quelques pas de là, Stein découvrit un terrain qui le surprit beaucoup. C’était un de ces jardins souterrains qu’on appelle en Andalousie navazos. On les établit en creusant la terre à une certaine profondeur et en cultivant le fond avec un soin particulier. Des roseaux au feuillage vert et épais entouraient ce jardin placé sous terre, soutenant solidement par leurs racines fibreuses les terrains coupés perpendiculairement, et le défendant par leurs tiges élevées et serrées contre l’invasion du sable. À cette profondeur, malgré le voisinage de la mer, la terre produit, sans avoir besoin d’arrosement, des légumes abondants et savoureux, parce que l’eau de la mer, filtrée à travers les couches épaisses de sable, se dépouille de son âcreté, et arrive aux plantes avec les qualités convenables pour les alimenter. Les pastèques des navazos, en particulier, sont exquises, et atteignent une telle grosseur que deux suffisent pour la charge d’une bête de somme.

– Est-il beau le navazo de l’oncle Pedro ! dit la tante Maria ; ne dirait-on pas qu’il l’arrose avec de l’eau bénite ? Ce pauvre homme est toujours au travail ; mais on s’en aperçoit bien. Aussi il récolte des tomates grosses comme des oranges et des melons qui ont le diamètre d’une roue de moulin.

– Ceux que nous récoltons dans le cojumbral au bord de la rivière sont encore meilleurs, dit Momo.

Un cojumbral est un plan de melons, de maïs et de légumes semés dans un terrain humide que le maître d’une ferme a l’habitude de laisser gratuitement aux pauvres gens de la campagne qui, en le cultivant, l’améliorent.

– Quant à moi, je n’aime pas beaucoup les cojumbrals, dit la grand-mère en secouant la tête.

– Est-ce que vous savez, grand-mère, dit Momo, ce que dit le proverbe ? Il dit qu’un cojumbral produit chaque année à son maître deux mille réaux, un manteau, un porc gras et un héritier ?

– Tu as oublié la fin du proverbe, dit la tante Maria. Il dit qu’il y a des années bonnes et des années mauvaises, et que ces dernières font perdre le profit des autres à l’exception de l’héritier.

Le pêcheur avait construit sa cabane avec les débris de sa barque que la mer avait jetés sur la plage et en avait appuyé le toit contre le rocher. Cette demeure avait trois étages. Le premier se composait d’une pièce élevée, pouvant servir de salle, d’une cuisine, d’un poulailler et d’une étable pour abriter la bourrique en hiver. Le second, auquel on montait par quelques marches grossières taillées à pic dans le roc, se composait de deux petites chambres. Celle de gauche, sombre et appuyée contre le rocher, était la chambre de l’oncle Pedro ; celle de droite était la chambre de sa fille qui jouissait du privilège exclusif d’une petite fenêtre qui avait appartenu à la barque et qui donnait vue sur la petite anse. Le troisième étage auquel conduisait un petit passage qui séparait la chambre du père de celle de la fille, formait un galetas obscur et étroit. Le toit qui, comme nous l’avons dit, était appuyé sur le rocher, était horizontal et fait en joncs dont la première couche, pourrie par les pluies, produisait une forêt d’herbes et de petites fleurs, de manière que quand, grâce à l’humidité de l’automne, les plantes accablées par les chaleurs de l’été revenaient à la vie, la cabane paraissait couverte d’un jardin.

Quand les nouveaux venus entrèrent dans la maison, ils trouvèrent le pêcheur triste et abattu, et assis près du feu. En face de lui, sa fille avec les cheveux tombant en désordre des deux côtés de son visage pâle, ployée en deux et grelottant, enveloppait ses membres amaigris dans un vêtement de laine brune. Elle ne portait pas plus de treize ans. Avec une expression peu bienveillante, la malade tourna ses grands yeux noirs et hardis vers les personnes qui entraient, et se blottit de nouveau dans le coin du foyer.

– Oncle Pedro, dit la tante Maria, vous oubliez vos amis, mais eux, ils ne vous oublient pas. Voudriez-vous bien me dire pourquoi le bon Dieu vous a donné une bouche ? N’auriez-vous pas pu venir me dire que cette enfant était malade ? Si vous me l’aviez dit plut tôt, je serais venue déjà avec ce monsieur qui est un médecin comme il y en a peu, et qui ne tardera pas à vous la rendre bien portante.

Pedro Santalo se leva brusquement et s’avança vers Stein. Il voulut lui parler ; mais il était tellement ému, qu’il ne put articuler un seul mot ; il se couvrit le visage de ses deux mains.

C’était un homme âgé, d’un extérieur grossier et de haute stature. Il avait le visage brûlé par le soleil et portait une couronne de cheveux blancs et bien fournis ; sa poitrine, rouge comme celle d’un Indien de l’Ohio, était couverte de poils.

– Allons, oncle Pedro, poursuivit la tante Maria dont les larmes s’échappaient sur ses joues en voyant l’abattement du pauvre père ; un homme comme vous ! solide comme une cathédrale et qui a l’air de vouloir manger les enfants tout crus, s’effrayer ainsi sans motif ! Allons ! je vois bien que chez vous il n’y a que l’apparence de la force.

– Tante Maria, répondit le pêcheur d’une voix éteinte, avec celle-là, cela me fera cinq enfants de perdus.

– Eh ! mon Dieu ! Pourquoi vous désespérer ainsi ? souvenez-vous de votre saint patron qui s’enfonça dans la mer quand la foi qui le soutenait vint à lui manquer. Je vous dis qu’avec l’aide de Dieu, don Frédéric guérira l’enfant dans le temps qu’il faut pour dire : Jésus !

L’oncle Pedro secoua tristement la tête.

– Quels entêtés que ces Catalans ! dit avec vivacité la tante Maria, et, passant devant le pêcheur, elles s’approcha de la malade et lui dit :

– Allons, Marisalada, allons, lève-toi, mon enfant, pour que ce monsieur puisse t’examiner.

Marisalada ne fit pas un mouvement.

– Allons, pauvre créature, répéta la bonne femme, tu vas voir comment il va te guérir comme par enchantement.

En disant ces mots, elle prit la jeune fille par un bras en essayant de la faire lever.

– Je ne veux pas, dit la malade en se dégageant, par une secousse, de la main qui la retenait.

– La fille est aussi douce que le père et celui qui hérite d’une chose n’a pas besoin de la voler, murmura Momo qui avait présenté sa tête à la porte.

– Elle est impatiente, parce qu’elle est malade, dit son père cherchant à l’excuser.

Marisalada eut un accès de toux ; le pêcheur se tordait les mains de désespoir.

– C’est un refroidissement, dit la tante Maria ; elle aura gagné cela jeudi dernier ; mais aussi, oncle Pedro de mes péchés, pourquoi laissez-vous courir cette enfant dans les rochers par le froid qu’il fait avec les pieds et les jambes nues ?

– Elle le voulait, dit l’oncle Pedro.

Et pourquoi ne lui donnez-vous pas une bonne nourriture, de bon bouillon, du lait, des œufs et non pas de ces coquillages qui sont tout ce qu’elle mange.

– Elle ne veut pas ! répondit l’oncle Pedro abattu.

– Elle mourra d’avoir été mal dirigée, opina Momo, appuyé les bras croisés contre l’embrasure de la porte.

– Veux-tu bien mettre ta langue dans ta poche ? dit son aïeule impatientée, et s’adressant à Stein : tâchez, don Frédéric, de l’examiner sans qu’elle ait besoin de se déranger, car on ne la ferait pas bouger quand on la tuerait.

Stein commença par demander au père quelques renseignements sur la santé de sa fille : puis, s’approchant de la patiente qui était assoupie, il observa que ses poumons étaient oppressés dans l’étroite cavité qu’ils occupaient, et irrités par suite de cette oppression. Le cas était grave.

Elle avait une grande faiblesse occasionnée par le manque de bons aliments, une toux sèche et profonde et une fièvre continue ; enfin elle était menacée de consomption.

– Et pourra-t-elle encore chanter ? demanda la vieille pendant l’examen.

– Elle chanterait crucifiée comme une chauve-souris, dit Momo en mettant la tête en dehors de la porte pour que le vent emportât ses paroles et que sa grand-mère ne les entendît pas.

– La première chose à faire, dit Stein, est d’empêcher que cette enfant s’expose aux intempéries de la saison.

– Tu l’entends ? dit le pauvre père à sa fille.

– Il faut, continua Stein, qu’elle soit vêtue et chaussée chaudement.

– Mais si elle ne le veut pas ! s’écria le pêcheur en se levant précipitamment et ouvrant un grand coffre de cèdre d’où il tira une quantité de vêtements. Rien ne lui manque ; tout ce que j’ai et tout ce que je pourrai y ajouter est pour elle ! Maria, mon enfant, voudras-tu mettre ces effets ? Mets-les, ma petite Maria ; tu vois bien que le médecin l’ordonne.

La jeune fille, réveillée par le bruit qu’avait fait son père, lança un regard de mauvaise humeur à Stein en disant sèchement :

– Qui est-ce qui a la prétention de me commander à moi ?

– Je ne me donnerais pas tant de mal que cela ; il suffirait d’une bonne baguette de houx, murmura Momo.

– Il est nécessaire, poursuivit Stein, qu’on la nourrisse bien, et qu’elle prenne des bouillons fortifiants.

– La tante Maria fit un geste expressif d’approbation.

– Il faut la nourrir avec du lait, du poulet, des œufs frais et autres choses analogues.

– Quand je vous disais, s’écria la bonne femme, que monsieur est le meilleur médecin du monde entier.

– Ayez soin qu’elle ne chante pas, dit Stein.

– Je ne l’entendrai donc plus ! s’écria le pauvre père.

– Voyez quel malheur ! répondit la tante Maria. Laissez-la revenir à la santé, et alors elle pourra chanter jour et nuit comme une horloge. Mais je pense que ce qui vaut le mieux, c’est que je l’emmène chez moi ; car il n’y a ici personne qui soit capable de la soigner et de faire un bon pot-au-feu comme je sais les faire.

– Je le sais par expérience, dit Stein en souriant, et je puis affirmer que le bouillon fait par ma bonne garde-malade serait digne d’être présenté à un roi.

La tante Maria devint tout enflée de satisfaction.

– Ainsi donc, oncle Pedro, il n’y a pas à dire ; je l’emmène avec moi.

– Moi, rester sans elle ! c’est impossible.

– Oncle Pedro, ce n’est pas là aimer véritablement ses enfants, répliqua la tante Maria ; aimer ses enfants, c’est mettre leur intérêt au-dessus de tout le reste.

– C’est bien, répondit le pêcheur en se levant brusquement ; emmenez-la ; je la remets entre vos mains, je la confie aux soins de ce monsieur et je la recommande à la protection divine.

En disant ces mots, il sortit avec précipitation de la maison et alla harnacher sa bourrique.

– Don Frédéric, demanda la tante Maria quand ils furent restés seuls avec la jeune fille qui était comme en léthargie, n’est-il pas vrai que vous la guérirez avec l’aide de Dieu ?

– Je l’espère bien, répondit Stein ; je ne puis vous dire combien ce pauvre père m’inspire d’intérêt.

La tante Maria fit un paquet des vêtements que le pêcheur avait atteints, et celui-ci revint amenant sa bête par la bride. Tous ensemble ils placèrent dessus la malade qui, accablée par la fièvre, ne fit pas de résistance. Avant que la tante Maria fût montée sur l’Hirondelle qui paraissait assez satisfaite de revenir en compagnie d’Urca – tel était le nom de la bourrique de l’oncle Pedro –, ce dernier appela à part la bonne vieille, et lui dit en lui donnant quelques pièces d’or :

– J’ai pu sauver cela du naufrage ; prenez-le et donnez-le au médecin, car tout ce que j’ai est pour celui qui sauvera ma fille.

– Gardez votre argent, dit la tante Maria, et sachez que le docteur est venu ici premièrement pour Dieu, et, en second lieu... pour moi.

La brave femme laissa voir un peu de vanité en disant ces mots.

– Vous ne vous arrêterez pas, grand-mère, dit Momo qui marchait derrière l’Hirondelle, sans avoir rempli de monde le couvent, quelque grand qu’il soit. Comment ! Est-ce que cette cabane n’était pas assez bonne pour la princesse Mouette ?

– Momo, répondit son aïeule, reste dans tes chausses et ne te mêle que de ce qui te regarde.

– Mais, grand-mère, qu’avez-vous donc à voir avec cette Mouette sauvage, et en quoi vous intéresse-t-elle pour que vous la preniez ainsi à votre charge ?

– Momo, le proverbe dit : Qui est ta sœur ? Ta plus proche voisine ; et un autre proverbe ajoute : Mouche l’enfant du voisin et reçois-le dans ta maison. Et le commandement de Dieu nous dit : Aime ton prochain comme toi-même.

– Il y a un autre proverbe qui dit : Cogne la tête de ton voisin contre le mur, répondit Momo. Mais soit ! Vous vous êtes mis dans la tête d’enlever la palme à saint Jean de Dieu.

– Et tu ne seras pas l’ange qui m’aidera, dit tristement la tante Maria.

Dolorès reçut à bras ouverts la malade, approuvant vivement la détermination de sa belle-mère.

Avant de retourner chez lui, Pedro Santalo, qui avait amené sa fille, prit à part la charitable garde-malade et lui dit en lui mettant les pièces d’or dans la main :

– C’est pour payer les frais de la maladie et pour qu’il ne lui manque rien. Quant à votre charité, tante Maria, c’est Dieu qui la récompensera.

La bonne vieille hésita un instant ; puis elle accepta l’argent en disant :

– C’est bien ; il ne lui manquera rien ; partez sans inquiétude, oncle Pedro ; votre fille est en bonnes mains.

Le pauvre père sortit précipitamment et marcha sans s’arrêter jusqu’à ce qu’il fût arrivé sur la plage. Là il s’arrêta, tourna le visage vers le couvent, et se mit à pleurer amèrement.

Pendant ce temps-là, la tante Maria disait à Momo :

– Mets-toi en route, va-t’en au village et apporte-moi un jambon de chez Serrano qui aura l’obligeance de t’en donner un vieux, quand il saura que c’est pour un malade. Apporte aussi une livre de sucre et un quarteron d’amandes.

– Allez, allez-y donc, s’écria Momo, et vous vous figurez qu’on va me donner cela à crédit et sur ma bonne mine ?

– Voilà de quoi payer, dit la grand-mère en lui mettant dans la main une pièce d’or de quatre duros.

– De l’or ! s’écria Momo, qui, pour la première fois de sa vie, voyait une pièce de monnaie de ce métal. D’où diable avez-vous tiré cela ?

– Que t’importe ? répondit la tante Maria ; ne t’occupe pas des affaires des autres. Cours, vole ; tu n’es pas encore de retour ?

– Moi ! que je serve de valet à cette coquine de la plage, à cette damnée Mouette ! Il ne manquait plus que cela. Je n’irai ni pour elle ni pour les Catalans.

– Allons, mon enfant, en route et dépêche-toi.

– Je n’irai pas ; on me mettrait plutôt en pièces, répliqua Momo.

– José, dit la tante Maria, en voyant sortir le berger, vas-tu au village ?

– Oui, tante Maria, avez-vous quelque ordre à me donner ?

La bonne femme lui donna ses commissions et ajouta :

– Ce Momo, ce mauvais cœur, ne veut pas y aller, et je ne sais si je dois le dire à son père, car il s’emporterait et serait capable de lui rompre les os.

– Oui, oui, donnez-vous bien du mal à soigner cette corneille qui vous arrachera les yeux, dit Momo. Vous verrez comment elle vous récompensera ! Attendez !

 

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

 

 

Un mois après les scènes que nous venons de rapporter, Marisalada se trouva beaucoup mieux portante, sans montrer le moindre désir de retourner chez son père.

Stein était complètement rétabli. Son caractère bienveillant, ses modestes penchants, ses sympathies naturelles l’attachaient chaque jour davantage au groupe paisible de gens simples, bons et généreux au milieu desquels il vivait. Son découragement amer se dissipait peu à peu, son âme reprenait sa vigueur et se réconciliait avec l’existence et avec les hommes.

Un soir, appuyé contre un mur du couvent qui faisait face à la mer, il contemplait le spectacle grandiose d’une de ces tempêtes qui précèdent ordinairement l’hiver. Une triple couche de nuages passait au-dessus de lui poussée rapidement par le vent du sud-ouest. Les moins élevés, noirs et pesants, ressemblaient au dôme d’une vieille cathédrale en ruine et menaçant de s’écrouler. Quand ils tombaient sur le sol en se fondant en eau, on voyait la seconde couche, moins sombre et plus légère, défiant en vitesse le vent qui la déchirait et laissant apercevoir, par ses ouvertures, d’autres nuages plus élevés et plus blancs qui couraient encore avec plus de rapidité, comme s’ils avaient eu peur de tacher leur blanc manteau au contact des autres. Ces interstices donnaient passage à de subites échappées de lumière qui tombaient tantôt sur les vagues, tantôt sur la campagne, puis disparaissaient bientôt, remplacées par l’obscurité que ramenaient d’autres nuages plus sombres. Ces alternatives de lumière et d’ombre animaient singulièrement le paysage. Tous les êtres vivants avaient cherché un refuge contre la fureur des éléments, et l’on n’entendait autre chose que le lugubre duo produit par le mugissement des vagues et les hurlements de l’ouragan. Les arbres de la prairie ployaient leur tête vigoureuse sous la violence du vent qui, après les avoir fouettés, allait se perdre au loin avec de sourdes menaces. La mer agitée formait ces énormes lames qui graduellement s’enflent, se balancent, puis crèvent en mugissant et en jetant des torrents d’écume, selon l’expression de Goethe, quand il les compare, dans son Torquato Tasso, à la colère qui agite le cœur de l’homme. La mer se brisait avec tant de violence contre les rochers du fort Saint-Christophe, qu’elle couvrait de blancs flocons d’écume les feuilles sèches et jaunies des figuiers.

– Vous êtes dans une citerne, don Frédéric, pour vouloir recueillir toute l’eau qui tombe du ciel, dit le berger José ; rentrons dans l’intérieur, car les toits sont bien faits à coup sûr pour des soirées pareilles. Mes pauvres brebis donneraient bien quelque chose pour avoir l’abri de quelques tuiles.

Ils rentrèrent effectivement et trouvèrent la famille Alerza réunie auprès du feu.

À gauche de la cheminée, Dolorès, assise sur une chaise basse, soutenait avec son bras son nourrisson qui, tournant le dos à sa mère, s’appuyait sur le bras qui l’entourait, comme sur la rampe d’un balcon. Il remuait sans cesse ses petites jambes et ses petits bras nus, et poussait des éclats de rire et des cris de joie qu’il adressait à son frère Anis. Celui-ci, gravement assis sur le bord d’un grand vase vide, en face du feu, se tenait raide et immobile, de peur que quelque mouvement trop vif ne lui fît faire un plongeon, désagrément que sa mère lui avait prédit.

La tante Maria était occupée à filer à droite de la cheminée, ses deux petites-filles étaient sur des souches sèches d’aloès qui forment des sièges excellents, légers et solides. Presque sous le manteau de la cheminée, dormaient le robuste Palomo et le grave Morrongo, se tolérant par nécessité, mais gardant cependant entre eux une distance respectueuse.

Au milieu de l’appartement il y avait une petite table peu élevée sur laquelle brûlait une lampe à quatre becs. Près de la table était assis le frère Gabriel qui fabriquait ses cabas en sparterie de palmier ; Momo qui raccommodait le harnachement de la bonne Hirondelle et Manuel qui était occupé à moudre du tabac. Sur le feu chauffait une grande poêle remplie de patates de Malaga, de vin blanc, de miel, de cannelle et de clous de girofle, et la petite famille attendait avec impatience que la compote parfumée fût cuite à point.

– Avancez, avancez, cria la tante Maria, en voyant arriver son hôte et le berger ; que pouvez-vous donc faire dehors par une pareille tempête qui a l’air de vouloir engloutir le monde entier ? Ici, don Frédéric, ici donc, près du feu qui vous appelle. Sachez que notre malade a soupé comme une princesse et qu’elle dort à présent comme une reine. Sa guérison marche rapidement, n’est-ce pas, don Frédéric ?

– L’amélioration de sa santé dépasse mes espérances.

– Ce sont mes bouillons, insinua orgueilleusement la tante Maria.

– Et le lait d’ânesse, ajouta à voix basse le frère Gabriel.

– Il n’y a pas de doute, répondit Stein, et il faut qu’elle continue à en prendre.

– Je ne m’y oppose pas, dit la tante Maria ; car si le lait d’ânesse ne fait pas de bien, il ne fait pas de mal.

– Ah ! qu’on est bien ici, dit Stein en caressant les enfants ; si l’on pouvait vivre en ne pensant qu’au jour présent sans s’inquiéter de l’avenir !...

– Oui, don Frédéric, s’écria Manuel ; la chandelle remplit la moitié de l’existence, le pain et le vin l’autre moitié.

– Eh ! qu’avez-vous besoin de penser à ce lendemain ? répondit la tante Maria. Faut-il que le jour de demain nous gâte celui d’aujourd’hui ? Aussi il ne faut penser qu’au jour présent pour que celui de demain ne nous attriste pas.

– L’homme est un voyageur, dit Stein, et il doit regarder son chemin devant lui.

– Certainement, fit la tante Maria, l’homme est un voyageur ; mais quand il arrive à un lieu où il se trouve bien, il doit dire comme Élie ou comme saint Pierre, je ne sais pas au juste lequel des deux : nous sommes bien ici ; élevons-y nos tentes.

– Si vous allez nous faire perdre la soirée à parler de voyage, dit Dolorès, nous croirons que nous vous avons offensé ou que vous ne vous trouvez pas bien ici.

– Qui parle de voyage à la mi-décembre ? demanda Manuel. N’avez-vous pas vu les sombres vapeurs qui couvrent la mer ? Écoutez la chanson du vent. Embarquez-vous par un temps pareil comme vous vous êtes embarqué dans la guerre de Navarre, et vous en reviendrez avec les mains à la tête ; comme alors.

– D’ailleurs, dit la tante Maria, notre malade n’est pas encore entièrement guérie.

– Ma mère, interrompit Dolorès importunée par les enfants, si vous n’appelez pas ces bambins, les patates ne seront pas cuites avant le jugement dernier.

La grand-mère laissa la quenouille dans un coin, et appela ses petits enfants.

– Nous ne venons pas, dirent-ils tous ensemble, si vous ne nous racontez pas une histoire.

– Allons, je vais vous en raconter une, dit la bonne vieille.

Alors les enfants se rapprochèrent d’elles, Anis reprit sa position sur le bord du vase et elle commença en ces termes :

 

 

 

 

DEMI-POULET

 

Conte

 

 

Il y avait autrefois une belle poule qui vivait fort à l’aise dans une ferme, entourée de sa nombreuse famille dans laquelle on pouvait remarquer un petit poulet difforme et estropié. C’était justement celui que la mère aimait le plus ; les mères sont toujours ainsi. Ce pauvre avorton était né d’un œuf manqué. Ce n’était qu’une moitié de poulet, et l’on aurait cru que l’épée de Salomon avait exécuté sur lui le jugement de ce roi si sage. Il n’avait qu’un œil, une aile et une patte ; et, avec tout cela, il avait autant d’amour-propre que son père qui était le coq le plus vigoureux, le plus brave et le plus galant de toutes les basses-cours à vingt lieues à la ronde. Ce diminutif de poulet se croyait le Phénix de son espèce. Si les autres poulets se moquaient de lui, il croyait que c’était par envie, et si les jeunes poulettes en faisaient autant, il disait que c’était par rage à cause du peu de cas qu’il faisait d’elles.

Un jour il dit à sa mère :

– Écoutez, ma mère, la campagne m’ennuie. Je me suis proposé d’aller à la cour ; je veux voir le roi et la reine.

– Mon fils, s’écria-t-elle, qui t’a mis dans la tête une pareille extravagance ? Ton père n’est jamais sorti de son pays, et il a été l’honneur de sa race. Où rencontreras-tu une basse-cour comme celle-ci ? Où trouveras-tu un plus riche tas de fumier, une nourriture plus saine et plus abondante, un poulailler plus abrité auprès de l’écurie, et une famille qui t’aime davantage ?

Nego 11, dit Demi-Poulet en latin car il l’avait lu et écrit ; mes frères et mes cousins sont des ignorants et des imbéciles.

– Mais, mon enfant, répondit la mère, tu ne t’es donc jamais regardé dans un miroir ? Tu n’as pas vu que tu as une patte et un œil de moins ?

– Puisque vous me rappelez cela, dit Demi-Poulet, je dirai que vous devriez rougir de honte de me voir dans un pareil état. La faute en est à vous et à vous seule. De quel œuf suis-je sorti pour venir au monde ? N’était-ce pas celui d’un vieux coq ?

– Non, mon fils, d’œufs semblables il ne sort que des basilics 12. Tu es né du dernier œuf que j’ai pondu et tu en es sorti faible et mal conformé, parce que c’était le dernier de la ponte. Non, certainement, cela n’a pas été de ma faute.

– C’est possible, dit Demi-Poulet, la crête enflammée et rouge comme une grenade ; mais je puis trouver un chirurgien habile qui me mettra les membres qui me manquent. D’ailleurs c’est décidé ; je m’en vais.

Quand la pauvre mère vit qu’il n’y avait pas moyen de le détourner de son projet, elle lui dit :

– Écoute au moins, mon enfant, les conseils d’une bonne mère. Aie soin de ne pas passer par les églises où se trouve une image de saint Pierre ; ce saint n’aime pas beaucoup les coqs, et moins encore leur chant. Il y a aussi dans le monde certains hommes qu’on appelle des cuisiniers ; ce sont nos ennemis mortels et ils nous tordent le cou dans le temps de dire : amen. Et maintenant, mon cher fils, que Dieu te conduise ainsi que le bienheureux saint Raphaël qui est le patron des voyageurs. Va, et demande à ton père sa bénédiction.

Demi-Poulet alla trouver le respectable auteur de ses jours, inclina la tête pour lui baiser la patte, et lui demanda sa bénédiction. Le vénérable coq la lui donna avec plus de dignité que de tendresse, car il ne l’aimait pas à cause de son mauvais caractère. La pauvre mère s’attendrit tellement, qu’elle fut obligée d’essuyer ses larmes avec une feuille sèche.

Demi-Poulet se mit en marche, battit de l’aile et chanta trois fois en signe d’adieu. En arrivant sur le bord d’un ruisseau presque desséché car on était en été, il se trouva que le maigre filet d’eau qui restait était arrêté par quelques branches. Le ruisseau, apercevant le voyageur, lui dit :

– Tu vois, ami, combien je suis faible ; c’est à peine si je puis avancer, et je n’ai pas assez de forces pour pousser ces petites branches qui gênent mon passage. Je ne puis même faire un détour pour les éviter parce que cela me fatiguerait trop. Il t’est bien facile de me tirer de ma détresse en les écartant avec ton bec. En récompense, tu peux apaiser ta soif dans mon courant, et compter sur mes services quand l’eau du ciel m’aura rendu mes forces.

Demi-Poulet lui répondit :

– Je le pourrais bien, mais je ne le veux pas. Est-ce que j’ai la figure du valet des ruisseaux desséchés et bourbeux ?

– Tu te souviendras de moi quand tu y songeras le moins, murmura le ruisseau d’une voix faible.

– Il ne manquerait plus que de te voir regorger d’eau, dit méchamment Demi-Poulet ; on croirait que tu as tiré un terne à la loterie ou que tu comptes en toute assurance sur les eaux du déluge.

Un peu plus loin, il rencontra le vent qui était étendu par terre et presque sans souffle.

– Mon cher Demi-Poulet, lui dit-il, dans ce monde nous avons tous besoin les uns des autres. Approche et regarde-moi. Tu vois dans quel état m’a mis la chaleur de l’été, moi, si fort, si puissant, moi qui soulève les flots, qui ravage les campagnes et qui ne trouve rien qui puisse résister à mon impétuosité. Ce jour de canicule m’a tué ; je me suis endormi enivré par les parfums des fleurs avec lesquelles je jouais, et tu me trouves ici tombé en défaillance ; si tu voulais seulement me soulever de terre de la hauteur de deux doigts avec ton bec et m’éventer avec ton aile, j’en aurais assez pour prendre mon vol et regagner la caverne où ma mère et mes sœurs, les tempêtes, sont occupées à raccommoder quelques vieux nuages que j’ai mis en pièces. Là elles me donneront quelques aliments, et je recouvrerai ma vigueur.

– Monsieur, répondit le malveillant Demi-Poulet, trop souvent vous vous êtes diverti à mes dépens, en me poussant par derrière et ouvrant ma queue comme un éventail, afin que tous ceux qui me voyaient se moquassent de moi. Non, cher ami, à chacun son tour ; au revoir, monsieur le farceur.

Après avoir dit ces mots, il chanta trois fois d’une voix aiguë en se pavanant, et, plein de présomption, il continua son chemin.

Au milieu d’un champ dépouillé de sa récolte auquel les laboureurs avaient mis le feu, s’élevait une petite colonne de fumée. Demi-Poulet s’approcha, et vit une petite étincelle qui menaçait par moments de s’éteindre entre les cendres.

– Très cher Demi-Poulet, lui dit l’étincelle en le voyant, tu arrives à propos pour me sauver la vie. Faute d’aliments, je suis à la dernière extrémité. Je ne sais ce qu’est devenu mon cousin le vent qui vient toujours à mon secours dans ces occasions. Apporte-moi quelques brins de paille pour me ranimer.

– Est-ce que j’ai prêté serment de te servir ? lui répondit le poulet. Crève, si tu veux. Maudit soit le retard que tu me causes.

– Qui sait si je ne te manquerai pas quelque jour. Personne ne peut dire : Fontaine, je ne boirai pas de ton eau.

– Holà ! dit le méchant poulet, tu fais encore la fière ! Tiens, prends cela.

En parlant ainsi, il couvrit l’étincelle de cendres ; puis il se mit à chanter suivant son habitude, comme s’il avait fait une belle action.

Demi-Poulet arriva dans la capitale. Il passa devant une église qu’on lui dit être celle de saint Pierre ; alors il se mit en face de la porte, et là, il s’égosilla à chanter seulement pour faire enrager le saint et désobéir à sa mère.

Lorsqu’il fut arrivé au palais où il voulut entrer pour voir le roi et la reine, les sentinelles lui crièrent : Arrière ! Alors il fit un détour et entra par une porte de derrière dans une très grande salle où il vit beaucoup de gens qui entraient et sortaient. Il demanda qui ils étaient et il apprit que c’étaient les cuisiniers de Sa Majesté. Au lieu de fuir comme sa mère le lui avait conseillé, il entra en redressant le plus possible la crête et la queue. Mais l’un des marmitons lui mit la main au collet et lui tordit le cou en un clin d’œil.

– Allons, dit-il, viens, eau, pour échauder ce pénitent.

– Eau, ma chère doña Cristallina, dit le malheureux poulet, fais-moi la grâce de ne pas m’échauder ; aie pitié de moi.

– As-tu donc eu pitié de moi, mauvais avorton, quand je t’ai demandé secours ? dit l’eau bouillant de colère.

Et elle l’inonda de haut en bas, pendant que pour le guérir, les marmitons lui arrachaient jusqu’à la dernière plume.

Paca, qui était à genoux près de sa grand-mère, se mit à rougir et devint toute triste.

– Alors le cuisinier, continua la tante Maria, saisit Demi-Poulet et le mit à la broche.

– Feu ! feu brillant ! cria l’infortuné, toi qui es si puissant et si resplendissant, aie pitié de ma situation, réprime ton ardeur, éteins tes flammes, ne me brûle pas.

– Coquin ! répondit le feu, comment as-tu l’audace d’implorer mon aide, après m’avoir étouffé sous le prétexte que tu n’aurais jamais besoin de moi ? Approche-toi, et tu verras ce qui est bon.

Et en effet, il ne se contenta pas de le dorer, mais il le fit brûler jusqu’à le réduire en charbon.

En entendant cela, les yeux de Paca se remplirent de larmes.

– Quand le cuisinier le vit dans cet état, continua la tante Maria, il le saisit par la patte et le jeta par la fenêtre. Alors le vent s’empara de lui.

– Vent, cria Demi-Poulet, mon cher, mon respectable vent, toi qui règnes sur toutes choses et n’obéis à personne, toi, puissant parmi les puissants, aie pitié de moi, et laisse-moi tranquillement sur ce monceau de fumier.

– Te laisser ! rugit le vent en l’emportant dans un tourbillon et le faisant tourner en l’air comme une toupie, jamais !

Les larmes qui remplissaient les yeux de Paca coulaient le long de ses joues.

– Le vent, poursuivit l’aïeule, déposa Demi-Poulet au sommet d’un clocher. Saint Pierre étendit la main, et l’y cloua solidement. Depuis ce temps, il occupe cette place, noir, maigre et sans plumes, fouetté par la pluie, secoué par le vent qui le frappe toujours sur la queue. Il ne s’appelle plus Demi-Poulet, mais Girouette. Et sachez tous qu’il est là, expiant ses fautes, ses péchés, sa désobéissance, son orgueil et sa méchanceté.

– Grand-mère, dit Pepa, voyez Paca qui pleure à cause de Demi-Poulet. N’est-ce pas vrai que tout ce que vous nous avez dit n’est qu’un conte ?

– Sans doute, dit Momo, rien de tout cela n’est vrai ; mais quand cela le serait, ne serait-ce pas trop de bonté que de pleurer pour un misérable qui n’a eu que le châtiment qu’il méritait ?

– Quand j’étais à Cadix, il y a trente ans, répondit la tante Maria, j’ai vu une chose qui m’a laissé une profonde impression. Je vais te la dire, Momo, et Dieu veuille qu’elle ne s’efface pas plus de ta mémoire qu’elle ne s’est effacée de la mienne. C’était un écriteau en lettres d’or placé sur la porte de la prison ; voici ce qu’il disait :

 

          HAIS LE CRIME ET AIE PITIÉ DU CRIMINEL.

 

– N’est-ce pas, don Frédéric, que cela a l’air d’une sentence de l’Évangile ?

– Si ce ne sont pas les mêmes paroles, dit Stein, c’est bien le même esprit.

– Mais c’est que Paca a toujours les larmes aux yeux, dit Momo.

– Est-ce que c’est mal de pleurer ? demanda l’enfant à sa grand-mère.

– Non, ma fille, au contraire, c’est avec des larmes de compassion ou de repentir que la reine des anges compose sa couronne.

– Momo, dit le berger, si tu dis encore un mot qui puisse faire de la peine à ma filleule, je te tords le cou comme le cuisinier a fait à Demi-Poulet.

– Tu vois s’il est bon d’avoir un parrain, fit Momo en s’adressant à Paca.

– Il n’est pas mauvais non plus d’avoir une filleule, répondit Paca toute glorieuse.

– Vraiment ! reprit le berger ; eh ! pourquoi dis-tu cela ?

Alors Paca s’approcha de son parrain qui la prit sur ses genoux en lui faisant toute sorte d’amitiés, et elle commença le récit suivant en tournant sa petite tête pour le regarder.

– Il y avait une fois un malheureux tellement pauvre qu’il n’avait pas de quoi vêtir un huitième enfant que sa femme était sur le point de lui donner, ni de quoi fournir à manger aux sept autres. Il quitta un jour sa maison parce qu’il était trop chagrin de les entendre pleurer et lui demander du pain. Il se mit en route sans savoir où il allait, et après avoir continué à marcher toute la journée, il se trouva à la nuit... vous ne devinez pas où, parrain ? Eh bien ! il se trouva à l’entrée d’une caverne de voleurs. Le capitaine parut sur la porte ; c’était bien l’homme le plus farouche !

– Qui es-tu ? que veux-tu ? lui demanda-t-il d’une voix de tonnerre.

– Monsieur, répondit le pauvre diable en tombant à genoux, je suis un malheureux qui ne fais de mal à personne, et je me suis enfui de ma maison pour ne pas entendre mes pauvres enfants qui me demandent du pain et à qui je ne puis en fournir.

Le capitaine eut compassion de ce malheureux, et, lui ayant donné à manger, il lui fit cadeau d’une bourse pleine d’argent et d’un cheval ; puis il dit : va-t’en, et quand ta femme te donnera un nouvel héritier, avertis-moi, et je serai son parrain.

– Voilà le bon moment qui arrive, dit le berger.

– Attendez, attendez, vous allez voir la suite, continua la petite. L’homme retourna chez lui si content, que le cœur ne lui tenait plus dans la poitrine. Comme mes enfants vont être joyeux ! se disait-il. Quand il arriva, l’enfant qu’il attendait était déjà venu au monde ; il était dans le lit avec sa mère. Alors il retourna à la caverne et dit au voleur ce qui était arrivé ; le capitaine lui dit qu’il serait la nuit suivante à l’église, et tiendrait la promesse qu’il lui avait faite. Il le fit en effet, tint l’enfant sur les fonts baptismaux et lui fit présent d’un sac rempli d’or.

Mais peu de temps après l’enfant mourut et alla au ciel. Saint Pierre qui était à la porte lui dit d’entrer ; mais l’enfant lui dit :

– Je n’entrerai pas, si mon parrain n’entre pas avec moi.

– Et qui est ton parrain ? demanda le saint.

– C’est un capitaine de voleurs, répondit l’enfant.

– Eh bien ! mon enfant, tu peux entrer, mais non pas ton parrain.

L’enfant s’assit à la porte, bien triste et la joue appuyée sur sa main. La Vierge, venant à passer par-là, lui dit :

– Pourquoi n’entres-tu pas, mon enfant ?

L’enfant répondit qu’il ne voulait pas entrer si son parrain n’entrait pas avec lui et que saint Pierre avait dit que c’était demander l’impossible. Puis l’enfant se mit à genoux, croisa ses petites mains et pleura si fort, que la Vierge qui est la mère des miséricordes eut pitié de sa douleur. Elle s’en alla, et revint tenant une petite coupe d’or entre les mains ; elle la donna à l’enfant et lui dit :

– Va chercher ton parrain, et dis-lui qu’il remplisse cette coupe de larmes de contrition, et alors il pourra entrer dans le ciel avec toi. Prends ces ailes d’argent et vole.

Le voleur dormait sur un rocher, tenant son espingole dans une main et un poignard dans l’autre. En s’éveillant, il vit en face de lui, assis sur une touffe de lavande, un bel enfant qui avait des ailes d’argent reluisant au soleil et une coupe d’or dans la main.

Le voleur se frotta les yeux, croyant qu’il rêvait. Mais l’enfant lui dit :

– Ne crois pas que tu rêves ; je suis ton filleul.

Et il lui raconta tout ce qui lui était arrivé. Alors le cœur du brigand s’ouvrit comme une grenade et ses yeux versèrent de l’eau comme une fontaine. Sa douleur fut si violente, et son repentir si vif, qu’ils lui percèrent le cœur comme deux poignards, et qu’il mourut. Alors l’enfant prit la coupe pleine de larmes, et s’envola avec l’âme de son parrain vers le ciel où ils entrèrent, et Dieu veuille que nous y entrions tous.

– Et maintenant, parrain, continua l’enfant en tournant sa petite tête et regardant en face le berger, vous voyez qu’il est bon aussi d’avoir des filleuls.

À peine la petite fille finissait-elle son histoire, qu’on entendit un grand bruit : le chien se leva et dressa les oreilles, prêt à la défense ; le chat, le poil hérissé et jetant des regards effrayés, se prépara à fuir ; mais bientôt à ce moment d’effroi succéda une bruyante hilarité. Voici ce qui était arrivé. Anis s’était endormi pendant le récit de sa petite sœur ; si bien que perdant l’équilibre, il vérifia la prédiction de sa mère en tombant au fond du grand vase dans lequel sa petite personne disparut à l’exception de ses pieds et de ses mains qui s’élevaient de l’intérieur comme une plante d’une nouvelle espèce. Sa mère, impatientée, le saisit d’une main par le collet de sa veste, le retira de cette position critique et, malgré sa résistance, le tint quelques instants suspendu en l’air, de sorte qu’il avait l’air d’une de ces marionnettes qui, suspendues à une ficelle, agitent d’une manière désordonnée les bras et les jambes quand on les fait mouvoir par un autre fil.

Comme sa mère le grondait, et que tous riaient à ses dépens, Anis, qui avait mauvais caractère comme on dit que l’ont tous les petits hommes (ce qui n’empêche pas les grands de l’avoir également), se mit à pleurer bruyamment de colère.

– Ne pleure pas, Anis, dit Paca ; ne pleure pas, et je te donnerai deux châtaignes que j’ai dans ma poche.

Paca atteignit les châtaignes et les donna à son frère, et, au lieu de larmes, on vit briller à la lueur du feu deux rangées de petites dents blanches.

– Frère Gabriel, dit la tante Maria en s’adressant à celui-ci, ne m’avez-vous pas dit que vous aviez mal aux yeux ? Pourquoi donc travaillez-vous le soir ?

– J’y avais mal, répondit le frère Gabriel ; mais don Frédéric m’a donné un remède qui m’a guéri.

– Don Frédéric peut connaître plusieurs remèdes pour les yeux, dit le berger, mais il ne connaît pas celui qui ne manque jamais son effet.

– Si vous le connaissez, lui dit Stein, vous m’obligeriez en me l’apprenant.

– Je ne puis le dire, répondit le berger, car bien que je sache qu’il existe, je ne le connais pas.

– Qui donc le connaît ? demanda Stein.

– Les hirondelles, répondit le berger 13.

– Les hirondelles ?

– Certainement, monsieur, poursuivit le berger ; c’est une herbe qui s’appelle pito-real, mais que personne ne connaît à l’exception des hirondelles : si leurs petits perdent les yeux, elles les frottent avec le pito-real et ils recouvrent la vue. Cette herbe a aussi la vertu de briser le fer, rien qu’en le touchant. Aussi quand il arrive aux moissonneurs et aux jardiniers de voir leurs instruments de fer se briser entre leurs mains, sans qu’ils puissent s’expliquer pourquoi, c’est parce qu’ils ont touché au pito-real. Mais quelques recherches qu’on ait faites pour la trouver, personne ne l’a jamais vue, et c’est une bonté de la divine providence qu’il en soit ainsi, car, si on la découvrait, que de vols se commettraient dans le monde, puisqu’il n’y aurait plus ni serrures, ni verrous, ni chaînes, ni barres de fer qui pussent résister.

– Voyez les bêtises qu’avale José, dit Manuel en riant ; il a un gosier comme un requin. Don Frédéric, savez-vous une autre chose qu’il dit et qu’il croit comme un article de foi ? Il dit que les couleuvres ne meurent jamais.

– Mais cela se voit bien qu’elles ne meurent pas, répondit le berger. Quand elles voient que la mort approche, elles se dépouillent de leur peau, et se mettent à courir. Avec les années, elles deviennent serpents ; alors peu à peu elles se font des écailles et des ailes, jusqu’à ce qu’elles deviennent des dragons, et s’envolent dans les déserts. Mais toi, Manuel, tu ne veux rien croire. Tu voudras sans doute nier aussi que le lézard est l’ennemi de la femme et l’ami de l’homme. Si tu ne veux pas le croire, demande-le à l’oncle Miguel.

– Est-ce qu’il le sait ?

– Sans doute. Voilà ce qui lui est arrivé à lui-même.

– Eh ? que lui est-il arrivé ? demanda Stein.

– S’étant endormi dans la campagne, répondit José, il vit une couleuvre s’approcher de lui ; mais aussitôt un lézard qui était dans le fossé la vit venir. Il sortit pour défendre l’oncle Miguel, et un combat commença entre la couleuvre et le lézard qui était d’une taille extraordinaire. Mais comme, malgré tout cela, l’oncle Miguel ne s’éveillait pas, le lézard lui mit le bout de la queue dans le nez. Alors l’oncle Miguel s’éveilla et prit sa course comme s’il avait eu le feu sous les pieds. Le lézard est un bon petit animal et de bon caractère ; jamais il ne se retire, au coucher du soleil, sans descendre le long des murailles et venir baiser la terre.

Lorsqu’avait commencé cette conversation au sujet des hirondelles, Paca avait dit à Anis qui, assis par terre entre ses sœurs avec les jambes croisées, avait l’air du Grand Turc en miniature :

– Anis, sais-tu ce que disent les hirondelles ?

– Moi, non ; elles ne m’ont jamais parlé.

– Eh bien ! attends ; elles disent (et imitant le gazouillement des hirondelles, elle se mit à dire rapidement) :

 

          Manger et boire,

          Chercher notre proie ;

          Et si l’on veut nous prendre

          Pour n’avoir pas payé

          Fuir, fuir, fuir, fuiiiir,

          Commère Béatrice

 

– C’est pour cela qu’elles s’en vont ? demanda Anis.

– C’est pour cela, affirma sa sœur.

– Et je les aime !... dit Pepa.

– Et pourquoi ? demanda Anis.

– Parce que tu dois savoir, répondit la petite fille :

 

          Que sur le mont Calvaire

          Les hirondelles

          Retirèrent à Jésus-Christ

          Les cinq épines

          Sur le mont Calvaire

          Les chardonnerets

          Ôtèrent à Jésus-Christ

          Les trois clous.

 

– Et les moineaux, qu’ont-ils fait ? demanda Anis.

– Les moineaux, répondit sa sœur, je n’ai jamais appris qu’ils fissent autre chose que de manger et de se battre.

Pendant ce temps-là, Dolorès, portant son nourrisson endormi sur un bras, avait mis le couvert avec la main qui lui restait libre, placé au milieu de la table les patates, et distribué à chacun sa part. Les enfants mangeaient dans son assiette, et Stein remarqua que Dolorès ne goûtait même pas du plat qu’elle avait préparé avec tant de soin.

– Vous ne mangez pas, Dolorès ? lui dit-il.

– Vous ne savez donc pas le proverbe ? répondit celle-ci en riant : celui qui a des enfants près de lui ne mourra pas d’indigestion. Don Frédéric, ce qu’ils mangent m’engraisse.

Momo, qui était près de ce groupe, retira son assiette, de peur que ses sœurs eussent la tentation de lui demander d’en partager le contenu ; son père qui le remarqua lui dit :

– Ne sois pas avide, ce qui est un vilain défaut, ni avare, ce qui est un vice infâme. Apprends qu’un jour un avare tomba dans une rivière. Un paysan qui le vit emporté par le courant allongea le bras et lui cria : « Donne-moi la main ». « Comment ! Donner ! » Et plutôt que de rien donner, il se laissa entraîner par le courant. Il fut assez heureux pour que l’eau le portât près d’un pêcheur qui lui dit : « Ami, prenez cette main. » Comme il s’agissait de prendre, notre homme obéit promptement et fut sauvé.

– Ce n’est pas une pareille plaisanterie, Manuel, que tu aurais dû conter à ton fils, dit la tante Maria. Tu aurais dû lui citer l’exemple de ce qui arriva à ce mauvais riche qui ne voulut donner ni un morceau de pain, ni un verre d’eau à un pauvre qui mourait de faim. « Que Dieu permette, dit le pauvre, que tout ce que tu toucheras se change en cet or et en cet argent auxquels tu es si attaché ! » Et il en arriva ainsi. Tout ce qui se trouvait dans la maison de l’avare se convertit en ces deux métaux aussi durs que son cœur. Tourmenté par la faim et par la soif, il sortit dans la campagne, et ayant aperçu une source d’eau transparente comme le cristal, il se précipita sur elle avec avidité ; mais quand il la toucha des lèvres, l’eau se coagula et se changea en argent. Il alla prendre une orange à un arbre et quand il la toucha, elle se changea en or, de sorte qu’il mourut la rage au cœur et maudissant ce qu’il avait si passionnément aimé.

Manuel, l’esprit fort de la compagnie, secoua la tête.

– Vous voyez bien, tante Maria, dit José, Manuel ne veut pas le croire. Il ne croit pas non plus que le jour de l’Assomption, au moment de l’élévation à la grand-messe, toutes les feuilles s’unissent pour former une croix ; celles qui sont plus élevées s’inclinent, celles qui sont plus bas se dressent, sans qu’une seule manque de le faire. Il ne croit pas non plus que le 10 août, jour du martyre de saint Laurent qui fut brûlé sur un gril, en creusant la terre, on trouve du charbon partout.

– Quand ce jour-là viendra, dit Manuel, je creuserai un trou devant toi, José, et nous verrons si je pourrai te convaincre qu’il n’y a rien de semblable.

– Et quel beau succès tu remporteras si tu ne trouves pas de charbon ? lui dit sa mère. Crois-tu par hasard que tu en trouveras si tu n’y crois pas ? Mais, Manuel, tu t’es figuré que tout ce qui n’est pas article de foi ne doit pas être cru et que la disposition à croire n’appartient qu’aux imbéciles, tandis qu’au contraire, mon cher fils, c’est le fait des gens sensés.

– Mais, ma mère, répondit Manuel, entre courir et rester en place il y a un milieu.

– Eh ! pourquoi, dit la bonne vieille, lésiner tant avec la foi qui, après tout, est la première des vertus ? Que penserais-tu, enfant de mes entrailles, si je te disais : je t’ai mis au monde, je t’ai élevé, je t’ai mis en route ; j’ai donc rempli toutes mes obligations ? Comme si l’amour d’une mère n’était qu’une affaire d’obligation !

– Je dirais que vous n’êtes pas une bonne mère.

– Eh bien ! mon fils, applique cela à l’autre chose. Celui qui ne croit que parce qu’il y est obligé, et qui ne croit que ce qu’il ne peut se dispenser de croire sans être renégat, est un mauvais chrétien, comme je serais une mauvaise mère, si je ne t’aimais que par obligation.

– Frère Gabriel, dit Dolorès, comment se fait-il que vous ne voulez pas goûter mes patates ?

– C’est aujourd’hui jour de jeûne pour nous, répondit le frère Gabriel.

– Allons donc ! Il n’y a plus ni couvents, ni règles, ni jeûnes, dit brutalement Manuel pour encourager le pauvre vieillard à prendre sa part du régal général. Du reste vous avez passé l’âge, puisque vous avez soixante ans ; ainsi plus de scrupules ; mangez des patates ; vous ne serez pas damné pour cela.

– Pardonnez-moi, répondit le frère Gabriel ; mais je ne veux pas cesser de jeûner comme par le passé, tant que je n’en suis pas dispensé par le Père prieur.

– Bien parlé, frère Gabriel, dit la tante Maria ; Manuel, ne fais donc pas le métier de l’esprit tentateur avec tes idées de révolte et tes excitations à la gourmandise.

Ensuite la bonne vieille se leva et serra dans un buffet l’assiette que Dolorès avait servie au religieux en disant à celui-ci :

– Je vous la garde pour demain, frère Gabriel.

Après le souper, ils récitèrent les actions de grâces et pendant ce temps les hommes retirèrent leurs chapeaux qu’ils gardent toujours sur la tête dans l’intérieur de la maison.

Après le Pater noster, la tante Maria dit :

 

          Béni soit le Seigneur

          Qui nous donne à manger

          Sans que nous le méritions. Amen.

          De même qu’il nous prodigue ses biens,

          Qu’il nous accorde sa gloire. Amen.

          Que Dieu donne aussi du pain

          Au pauvre qui n’en a pas. Amen.

 

Une fois la prière finie, Anis fit un saut à pieds joints aussi droit et aussi soudain que l’aurait fait un poisson dans l’eau.

 

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

 

 

Marisalada était déjà en convalescence, comme si la nature eût voulu récompenser l’excellente méthode de traitement de Stein et les soins charitables de la bonne tante Maria.

Elle s’était habillée convenablement, et ses cheveux bien peignés et relevés en chignon derrière la tête faisaient honneur au zèle de Dolorès qui s’était chargée de la coiffer.

Un jour que Stein était occupé à lire dans sa chambre dont la petite fenêtre donnait sur la grande cour où jouaient en ce moment les enfants avec Marisalada, il entendit celle-ci se mettre à imiter le chant des oiseaux avec une telle perfection, qu’il suspendit sa lecture pour admirer un talent si extraordinaire. Peu après, les enfants commencèrent un de ces jeux si communs en Espagne dans lesquels on chante en même temps. Marisalada jouait le rôle de la mère, Pepa, celui d’un cavalier qui venait lui demander la main de sa fille. La mère la refuse ; le cavalier veut employer la force pour s’emparer de la jeune fille, et tout ce dialogue se compose de couplets chantés sur un air dont la mélodie est extrêmement agréable.

Le livre tomba des mains de Stein. Comme tout bon Allemand il adorait la musique et jamais voix aussi belle n’était arrivée à ses oreilles. C’était un métal pur et solide comme le cristal, doux et flexible comme la soie. Stein osait à peine respirer dans la crainte de perdre la moindre note.

– Vous voudriez devenir tout oreilles, dit la tante Maria qui était entrée sans qu’il l’eût vue. Ne vous ai-je pas dit que c’était un oiseau des Canaries sans cage ? Vous verrez.

Puis elle alla dans la cour et demanda à Marisalada de chanter une chanson. Celle-ci avec sa maussaderie habituelle s’y refusa.

En ce moment arriva Momo, de mauvaise humeur, précédé d’Hirondelle chargée de charbon de bois. Il avait les mains et le visage barbouillés et noirs comme de l’encre.

– Le roi Melchior ! cria Marisalada en l’apercevant.

– Le roi Melchior ! le roi Melchior ! répétèrent les enfants.

– Si je n’avais pas autre chose à faire, dit Momo furieux, que de chanter et de danser comme toi, grande fainéante, je ne serais pas barbouillé des pieds à la tête. Heureusement, don Frédéric t’a défendu de chanter ; comme cela tu ne me blesseras pas les oreilles.

Marisalada répondit en entonnant une chanson à plein gosier.

Le peuple andalou possède une grande quantité de chants, les uns tristes, les autres gais, l’ole, la fandango, la cana aussi gracieuse que difficile à chanter et d’autres ayant leur nom particulier et parmi lesquels se distingue la romance. L’air de la romance est un peu monotone, et nous n’oserions affirmer que, mise en musique, elle satisferait les dilettantes. Mais son agrément, pour ne pas dire son charme, consiste dans les modulations de la voix qui la chante, dans la manière dont certaines notes se tamisent, pour ainsi dire, et se balançant suavement, baissant, montant, augmentant le son ou le laissant mourir. Aussi la romance, dont l’air est composé d’un très petit nombre de notes, est très difficile à chanter bien et sans altération. Elle appartient si spécialement au bas peuple, que nous ne l’avons jamais entendu chanter dans la perfection qu’à des gens de cette classe et, encore, à un très petit nombre d’entre eux seulement. Il semble que ceux qui y réussissent le font comme par intuition, sans effort. Lorsque, à la chute du jour on entend de loin dans la campagne une belle voix chanter une romance pleine de mélancolie et d’originalité, elle fait un effet extraordinaire. Nous ne pouvons le comparer qu’à celui que produit en Allemagne le son du cor des postillons, quand il vibre doucement répété par les échos au milieu de forêts magnifiques et de lacs délicieux. Le sujet de la romance est le plus souvent emprunté à l’histoire des Maures ou porte sur de pieuses légendes ou des histoires de brigands.

Cette fameuse et antique romance qui a passé de père en fils jusqu’à nous comme une tradition mélodieuse, a eu plus de durée avec son petit nombre de notes confiées à l’oreille que les grandeurs de l’Espagne appuyées sur les canons et soutenues par les mines du Pérou !

Du reste le peuple possède des chansons charmantes et pleines d’expression dont l’air a été composé pour les paroles, ce qui n’existe pas pour celles que nous avons mentionnées plus haut, pour celles auxquelles s’adaptent cette quantité de couplets dont chacun garde un riche répertoire au fond de sa mémoire.

Marisalada chantait une de ces chansons que nous transcrirons ici dans toute sa simplicité et son énergie populaires :

 

          Il y avait un jeune cavalier

             Dans l’île de Léon.

          Il s’enamoura d’une dame

             Qui partagea son amour.

                   Avec l’arétin, avec l’aréton.

 

             – Seigneur, restez un jour,

          Restez un jour ou deux ;

             Car mon mari est allé

             Dans ces montagnes bénies

                   Avec l’arétin, etc.

 

          Pendant qu’il lui faisait la cour,

          Le mari arriva.

          – Ouvre-moi la porte, ciel !

          Ouvre-moi la porte, sol,

                   Avec l’arétin, etc.

 

          Elle a descendu l’escalier,

          Toute pâle de frayeur.

          – As-tu eu la fièvre,

          Ou un nouvel amour ?

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – Je n’ai pas eu la fièvre,

          Ni un nouvel amour ;

          Mais j’ai perdu la clef

          De ton riche appartement.

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – Si tes clefs sont d’acier,

          Les miennes sont en or.

          À qui est le cheval

          Qui vient de hennir dans l’écurie ?

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – C’est le tien, mon doux seigneur,

          Car ton père l’a envoyé

          Pour que tu ailles à la noce

          De ma sœur aînée.

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – Que ton père vive mille ans !

          Je ne manque pas de chevaux.

          À qui donc est l’espingole

          Suspendue à ce clou ?

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – Elle est à toi, mon doux seigneur,

          Car mon père l’a envoyée

          Pour te conduire à la noce

          De ma sœur aînée.

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – Que ton père vive mille ans !

          Je ne manque pas d’espingoles.

          Quel est l’audacieux

          Qui s’est introduit chez moi

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – C’est une de mes petites sœurs

          Que mon père a envoyée

          Pour me conduire à la noce

          De ma sœur aînée.

                   Avec l’arétin, etc.

 

          Il la saisit par la main

          Et la conduit à son père.

          – Père, reprends ta fille

          Qui m’a fait trahison.

                   Avec l’arétin, etc.

 

          – Emmène-la, toi, mon gendre,

          Car l’Église te l’a donnée.

          Il la saisit par la main

          Et l’emmène dans le champ.

                   Avec l’arétin, etc.

 

          Il lui donna trois coups de poignard

          Et la laissa morte sur place.

          La dame mourut à une heure.

          Le galant mourut à deux heures.

                   Avec l’arétin, etc.

 

À peine eut-elle fini de chanter, que Stein, qui avait une excellente oreille, prit sa flûte, et répéta note pour note l’air qu’il venait d’entendre ; saisie de surprise et d’admiration, Marisalada se mit à tourner la tête de tous côtés comme si elle cherchait d’où partait cet écho si fidèle.

– Ce n’est pas un écho, crièrent les enfants ; c’est don Frédéric qui souffle dans un bâton percé de trous.

Marisalada entra précipitamment dans la chambre où se trouvait Stein, et se mit à l’écouter avec la plus grande attention, se penchant en avant, le sourire aux lèvres, et mettant toute son âme dans ses yeux.

Depuis ce moment la rude grossièreté de Marisalada se changea envers Stein, en confiance et en une certaine docilité qui causa le plus grand étonnement à toute la famille. La tante Maria, pleine de joie, conseilla à Stein de profiter de l’ascendant qu’il exerçait sur la jeune fille pour la persuader de s’habituer à bien employer son temps en apprenant la loi de Dieu, et à travailler pour devenir une bonne chrétienne et une femme raisonnable, destinée à devenir une mère de famille attachée à son ménage. La bonne vieille ajouta que pour atteindre le but qu’on se proposait, comme pour dompter le caractère orgueilleux et détruire les habitudes sauvages de Marisalada, le mieux serait de prier dame Rosita, la maîtresse d’école, de s’en charger, vu que ladite maîtresse était une femme sensée, craignant Dieu, et très habile dans les travaux manuels.

Stein approuva beaucoup cette proposition, et obtint de Marisalada qu’elle se prêtât à la mettre à exécution, lui promettant en retour d’aller la voir tous les jours et de la divertir avec sa flûte.

Les dispositions que cette enfant avait pour la musique firent naître en elle un attrait extraordinaire pour l’étude de cet art, et ce fut l’habileté de Stein qui lui donna la première impulsion.

Quand Momo apprit que Marisalada allait se mettre sous la direction de Rosa Mystica pour apprendre à coudre, à balayer et à faire la cuisine, et, surtout, comme il disait, pour apprendre à avoir du jugement, et que c’était le docteur qui l’avait décidée à cela, il dit que cela lui rappelait ce que le docteur lui avait raconté de ce qui se passait dans son pays, à savoir qu’il y avait certains hommes que toutes les souris suivaient quand ils se mettaient à jouer du fifre.

Depuis la mort de sa mère, dame Rosa avait établi une institution de jeunes filles qu’on appelle, dans les villages, école, et dans les villes, académie, nom plus à la mode. Les jeunes filles, dans les villages, y sont retenues depuis le matin jusqu’à midi, et l’on n’y enseigne que la doctrine chrétienne et la couture. Dans les villes, elles apprennent la lecture, l’écriture, la broderie et le dessin. Il est évident que ces établissements ne peuvent créer des puits de science, ni des pépinières d’artistes, ni des modèles d’éducation correspondant à l’expression de femme émancipée. Mais en échange il en sort habituellement des femmes laborieuses et d’excellentes mères de famille, ce qui vaut beaucoup mieux.

Une fois que la malade fut rétablie, Stein exigea de son père qu’il la confiât à l’excellente femme qui devait remplacer, auprès de cette créature indomptée, la mère qu’elle avait perdue, et lui enseigner les obligations de son sexe.

Quand on proposa à dame Rosa d’admettre dans sa maison la fille du pêcheur, sa première réponse fut un refus formel, comme font en pareil cas les personnes de son caractère ; mais elle finit par céder quand on lui donna à entendre les bons effets qui pourraient naître de cette œuvre de charité. C’est ainsi qu’agissent en pareilles circonstances les personnes pieuses pour lesquelles le devoir n’est pas une chose de convention, mais une ligne droite tracée d’une main ferme.

Il serait impossible de dire ce que souffrit la pauvre femme pendant le temps qu’elle fut chargée de Marisalada. D’une part, les moqueries et les révoltes ne cessaient pas ; de l’autre, les sermons sans profit et les exhortations sans succès.

Deux incidents épuisèrent la patience de dame Rosa, et avec d’autant plus de raison que chez elle, ce n’était pas une vertu innée, mais laborieusement acquise.

Marisalada avait réussi à former une sorte de conspiration dans le bataillon que commandait dame Rosa. Cette conspiration finit par éclater un beau jour, d’abord timide et hésitante, puis hardie et la tête levée. Voici ce qui arriva.

– Je n’aime pas les roses à la livre, dit soudainement Marisalada.

– Silence ! commanda la maîtresse dont la discipline sévère défendait qu’on parlât pendant les heures de classe. Le silence se rétablit.

Cinq minutes après, on entendit une voix perçante qui disait insolemment :

– Je n’aime pas les roses lunaires.

– Personne ne te le demande, dit dame Rosa, pensant que cette déclaration intempestive avait été provoquée par celle de Marisalada.

Cinq minutes plus tard, une autre des conjurées dit en ramassant son dé qui était tombé :

– Moi, je n’aime pas les roses blanches.

– Qu’est-ce que cela veut dire ? cria alors Rosa Mystica dont le petit œil noir jetait des feux comme un phare. Vous moquez-vous de moi ?

– Je n’aime pas les roses de pitimini, dit une des plus petites en se cachant immédiatement après sous la table.

– Ni moi les roses de la Passion.

– Ni moi les roses de Jéricho.

– Ni moi les roses jaunes.

La voix forte et claire de Marisalada couvrit toutes les autres en criant :

– Je ne puis voir les roses sèches.

– Les roses sèches, je ne puis les voir, crièrent en chœur toutes les jeunes filles.

Rosa Mystica, qui au commencement avait été plongée dans la stupéfaction, voyant ensuite une telle insolence, se leva, courut à la cuisine et en revint armée d’un balai.

En l’apercevant, toutes les écolières s’enfuirent comme une bande d’oiseaux. Rosa Mystica, restée seule, laissa tomber son balai, et se croisa les bras.

– Patience, mon Dieu ! s’écria-t-elle, après avoir fait tout son possible pour se calmer ; je supportais avec résignation mon sobriquet comme tu as supporté ta croix, mais il me manquait encore cette couronne d’épines. Que ta sainte volonté soit faite.

Peut-être aurait-elle pardonné à Marisalada dans cette circonstance, s’il ne s’en était pas bientôt présenté une autre qui l’obligea enfin à prendre la résolution de la congédier une bonne fois. Il arriva que le fils du barbier, Ramon Pérez, grand joueur de guitare, venait toutes les nuits en jouer et chanter des couplets sous les fenêtres sévèrement fermées de la dévote.

– Don Modesto, dit-elle un jour à son hôte, quand vous entendrez le soir cet oiseau de nuit de Ramon nous déchirer les oreilles, faites-moi le plaisir de sortir et de lui dire d’aller faire de la musique ailleurs.

– Mais, Rosita, répondit don Modesto, voulez-vous que je me fâche avec ce garçon quand son père (que Dieu l’en récompense) me rase gratuitement depuis mon arrivée à Villamar ? Et puis, voyez ce que c’est ; j’aime à l’entendre, moi, car on ne peut nier qu’il joue de la guitare et qu’il chante parfaitement.

– Grand bien vous fasse, dit dame Rosa. Il est possible que vous ayez les oreilles à l’épreuve de la bombe ; mais si cela vous plaît, cela ne me plaît pas à moi. Cette idée de venir chanter devant la maison d’une femme honnête ne lui fait pas honneur et n’a pas de raison.

La physionomie de don Modesto fit une réponse muette qu’on peut diviser en trois parties : d’abord, elle exprima l’étonnement et semblait dire : Eh ! quoi, Ramon fait la cour à ma gouvernante ! en second lieu, le doute, comme s’il eût dit : Est-ce possible ? en troisième lieu, la certitude, qui s’exprimerait par ces mots : c’est certain ! Ramon est un effronté.

Après avoir réfléchi, darne Rosa continua :

– Vous pourriez vous enrhumer en passant de la chaleur de votre lit à la fraîcheur de l’air extérieur. Il vaut mieux que vous restiez tranquille et que je dise moi-même à un pareil braillard que s’il veut s’amuser, il aille chercher fortune ailleurs.

Quand minuit sonna, on entendit le son d’une guitare, puis une voix qui chantait :

 

          Le teint

          De ma brune

          Vaut mieux que la blancheur

          D’un lis...

 

– Quelles folies ! s’écria Rosa Mystica en se levant de son lit. Il sera long le compte qu’il aura à rendre à Dieu de tant de vaines paroles !

La voix poursuivit en chantant :

 

          Jeune fille, quand tu vas à la messe,

          L’église resplendit d’un nouvel éclat ;

          L’herbe fanée que ton pied foule,

          En te revoyant, reverdit...

 

– Dieu nous protège, s’écria Rosa en passant un jupon ; voilà qu’il tire comparaison de la messe dans ses couplets profanes ; et ceux qui l’entendent et qui savent que je suis adonnée aux pratiques de dévotion, diront qu’il chante ainsi pour me flatter. Ce barbier sans barbe veut-il se moquer de moi ? Il ne manquerait plus que cela.

Rosa arriva dans la salle, et quel fut son étonnement en voyant Marisalada présentant sa tête au guichet et écoutant le chanteur avec toute l’attention dont elle était capable ! Alors elle fit un signe de croix en s’écriant :

– Et elle n’a pas encore treize ans ! Il n’y a plus d’enfants.

Elle prit Marisalada par le bras, l’écarta de la fenêtre et s’y plaça au moment où Ramon, attaquant vigoureusement les cordes de sa guitare, entonnait bruyamment le couplet suivant :

 

          Présente-toi à cette fenêtre,

          Ouvre tes beaux yeux ;

          Leur feu nous éclairera,

          Car la rue est bien sombre...

 

Et le jeu de l’instrument continua plus vif et plus bruyant que jamais.

– C’est moi qui t’éclairerai avec une torche de l’enfer, cria d’une voix aigre et furieuse Rosa Mystica : libertin, profanateur, chanteur sempiternel et insupportable.

Ramon Pérez, revenu de sa première surprise, se mit à courir plus leste qu’un daim, sans tourner le visage en arrière.

Ce fut le coup décisif. Marisalada fut renvoyée cette fois malgré la timide intervention de don Modesto en sa faveur.

– Don Modesto, répondit Rosita, le proverbe dit : les charges sont les charges ; et pendant que je suis chargée de cette effrontée, j’ai à répondre de ses actions à Dieu et aux hommes. Eh bien ! c’est assez pour chacun de répondre pour lui-même, sans avoir à se charger des péchés des autres. Du reste, vous le voyez, c’est une créature qu’il est impossible de mettre dans le bon chemin ; il suffit qu’on veuille la faire aller à droite, pour qu’elle aille à gauche.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

 

 

Il y avait trois ans que Stein vivait dans cette paisible retraite. Adoptant le caractère du pays qu’il habitait, il vivait au jour le jour, comme disent les Français, ou, en d’autres termes, suivait le conseil de sa bonne amie la tante Maria qui lui disait que le jour de demain ne devait pas nous faire perdre celui d’aujourd’hui, et que la seule chose dont on devait se préoccuper, c’était de faire en sorte que celui d’aujourd’hui ne nous gâtât pas celui de demain.

Pendant ces trois années, le jeune médecin avait été en correspondance avec sa famille. Son père et sa mère étaient morts pendant qu’il se trouvait à l’armée de Navarre. Sa sœur Charlotte avait épousé un fermier aisé qui avait fait des deux jeunes frères de sa femme deux laboureurs peu savants, il est vrai, mais habiles et laborieux. Stein se voyait donc entièrement libre et maître de disposer de son sort.

Il s’était dévoué à l’éducation de la jeune malade à laquelle il avait sauvé la vie et quoiqu’il cultivât un sol ingrat, à force de patience, il était parvenu à y faire germer les premiers éléments d’une instruction rudimentaire. Mais ce qui surpassa ses espérances, ce fut le parti qu’il tira des facultés musicales exceptionnelles dont la nature avait doué la fille du pêcheur. Elle avait une voix incomparable, et il ne fut pas difficile à Stein, qui était bon musicien, de la diriger avec succès, comme on fait avec les branches de la vigne qui sont à la fois flexibles et vigoureuses.

Mais le maître dont le cœur était bon et tendre, et dont le caractère avait une propension à la confiance qui approchait de l’aveuglement, s’éprit de son écolière. La tendresse exaltée du pêcheur pour sa fille et l’admiration que la tante Maria montrait pour elle contribuèrent à exciter en lui-même ce sentiment : car tous deux avaient un certain pouvoir de sympathie communicative qui devait exercer son influence sur une âme sincère, bienveillante et douce comme celle de Stein. Il se persuada donc avec Pedro Santalo que sa fille était un ange, et, avec la tante Maria, que c’était un prodige. Stein était un de ces hommes qui peuvent assister à un bal masqué, sans arriver à se persuader que derrière ces physionomies grotesques, ces figures de carton peint, il y a d’autres physionomies et d’autres figures qui sont celles que chaque individu a reçues de la nature. Et si Santalo était aveuglé par son amour paternel excessif et la tante Maria par sa grande bonté, tous deux arrivèrent à faire partager à Stein leur aveuglement.

Mais ce qui le séduisit par-dessus tout, ce fut la voix douce, pure et pénétrante de Maria 14.

Il est certain, se disait-il à lui-même, que celle qui exprime d’une manière si admirable les sentiments les plus sublimes, possède une âme pleine d’élévation et de tendresse.

Mais comme un grain de froment semé dans un riche terrain se développe et jette des racines avant que ses germes se montrent à la lumière du jour, de même croissait et poussait, des racines dans le cœur de Stein, cet amour tranquille et sincère qu’il avait ressenti avant de pouvoir se le définir à lui-même.

De son côté, Maria s’était aussi attachée à Stein, non qu’elle appréciât ses excellentes qualités, qu’elle comprît la supériorité de son âme et de son intelligence ou qu’elle ressentît pour lui cet attrait qu’exerce toujours l’amour vrai sur la personne qui en est l’objet, mais bien par pure reconnaissance et naïve admiration pour le talent du médecin et le génie du musicien qui l’avait initiée aux secrets de l’art. Du reste l’isolement dans lequel elle vivait éloignait d’elle tout terme de comparaison. Don Modesto n’était plus d’âge à figurer dans le tournoi des prétendants ; Momo, outre qu’il était d’une laideur repoussante, conservait toute son aversion contre Maria qu’il continuait à appeler la Mouette, et la fillette le regardait avec un souverain mépris. Il est certain cependant qu’il ne manquait pas de jeunes garçons dans le village à commencer par le barbier qui s’obstinaient à soupirer pour Maria ; mais tous étaient loin de pouvoir entrer en lutte avec Stein.

Trois étés et trois hivers s’étaient écoulés dans ce paisible état de choses, quand survint ce que nous allons raconter.

Il se formait dans le tranquille Villamar (qui l’eût dit ?) une intrigue ; et son promoteur et son chef était (qui l’eût pensé ?) la tante Maria ; et son confident était (qui l’eût cru ?) don Modesto.

Bien que ce soit une indiscrétion que d’épier les gens, écoutons-les, cachés dans le jardin, derrière cet oranger dont le tronc reste ferme, quoique ses fleurs se soient flétries et que ses feuilles soient tombées, comme la résignation reste au fond de l’âme, même après que la joie est éteinte et que les espérances sont mortes. Écoutons-les pendant que le frère Gabriel, qui est à mille lieues de ce qu’ils disent, quoique matériellement bien près d’eux, attache des laitues pour les rendre blanches et tendres.

– Ce n’est pas moi qui l’imagine, don Modesto, disait l’instigatrice, c’est une chose réelle ; il faudrait ne pas avoir d’yeux à la tête pour ne pas le voir. Don Frédéric aime Marisalada qui, de son côté, ne trouve pas que le docteur soit un « sac de paille ».

– Tante Maria, qui donc pense à cela ? répondit don Modesto dont la calme et tranquille existence n’avait jamais réalisé le type éternel, classique, mais invariable, de l’inséparable alliance de Mars et de Cupidon. Qui donc pense à cela ? répéta don Modesto du même ton qu’il aurait dit : Qui donc pense à jouer au billard ou à faire résonner le tambour de basque ?

– Les jeunes gens, don Modesto, les jeunes gens, et s’il n’en était pas ainsi, le monde finirait. Mais dans le cas dont il s’agit, il est nécessaire de leur donner un coup d’éperon, parce qu’il me semble que ces gens de là-haut agissent avec un calme excessif. Il y a en effet deux ans que notre homme aime tant son rossignol, comme il l’appelle, que cela saute aux yeux ; et pour mon compte, je suis sûre qu’il ne lui a pas encore dit : « Tu as de beaux yeux. » Vous qui tenez un rang, qui êtes un homme de considération et pour qui don Frédéric a tant d’estime, vous devriez lui faire une petite insinuation là-dessus, et lui donner un bon conseil pour leur plus grand bien et celui de nous tous.

– Excusez-moi, tante Maria, répondit don Modesto, mais Ramon Pérez est intéressé dans cette affaire ; c’est un ami, et je ne veux pas le desservir. Il me rase pour ma bonne mine, et aller ainsi contre son intérêt, serait mal agir. Cela lui fait beaucoup de peine de voir que Marisalada ne l’aime pas ; il est devenu si maigre et si jaune, que cela fait mal à voir. L’autre jour il disait que s’il n’épousait pas Marisalada, il briserait sa guitare, et que ne pouvant pas se faire moine, il irait rejoindre les factieux. Vous voyez donc, tante Maria, que de toutes manières je me compromets, si je me mêle de cette affaire.

– Commandant, vous prenez donc pour argent comptant ce que disent les amoureux ? Comment pouvez-vous croire que Ramon Pérez qui n’est pas capable de tuer un moineau, s’en aille tuer des chrétiens ? Mais considérez que si don Frédéric se marie ; il restera ici pour toujours. Et quel bonheur ce serait pour nous tous ! Je vous assure que cela me fend le cœur quand il parle de s’en aller. Heureusement que chaque fois nous lui ôtons cette idée de la tête. Et la jeune fille, comme elle serait heureuse ! Il faut que vous sachiez que don Frédéric gagne beaucoup d’argent. Quand il soigna le fils de l’alcade, don Perfecto lui donna cent réaux brillant comme cent étoiles. Quel joli couple ils feraient, mon commandant !

– Je ne dis pas non, tante Maria, répondit don Modesto, mais ne me mêlez pas à cette affaire, et laissez-moi garder une neutralité absolue. Je n’ai pas deux figures ; j’ai celle que rase Ramon, et pas d’autre.

À ce moment Marisalada entra dans le jardin. Ce n’était plus du reste la jeune fille ébouriffée et mal ajustée que nous avons connue. Bien coiffée et vêtue avec soin, elle venait tous les matins au couvent où elle était attirée moins par son affection ou sa gratitude pour ceux qui l’habitaient, que par le désir d’entendre Stein et d’apprendre de lui la musique : car elle était chassée de la cabane par l’ennui de s’y trouver seule avec son père qui la divertissait peu.

– Et don Frédéric ? dit-elle en entrant.

– Il n’est pas encore revenu de voir ses malades, répondit la tante Maria. Il devait vacciner aujourd’hui plus d’une douzaine d’enfants. C’est comme je vous le dis, don Modesto. Il a tiré le pus, comme vous dites, de la mamelle d’une vache ; car les vaches ont un contrepoison contre la petite vérole. C’est bien certain, puisque don Frédéric le dit.

– C’est tellement vrai, répondit don Modesto, que c’est un Suisse qui en est l’inventeur. Cependant quand j’étais à Gaète, j’ai vu les Suisses qui forment la garde du Pape ; mais aucun d’eux ne m’a dit que c’était lui qui en était l’inventeur.

– Si j’avais été Sa Sainteté, dit la tante Maria, j’aurais récompensé l’inventeur par une indulgence plénière. Assieds-toi, ma petite Marisalada, car j’ai soif de te voir.

– Non, répondit celle-ci, je m’en vais.

– Tu ne pourrais aller chez des gens qui t’aiment davantage, dit la tante Maria.

– Qu’est-ce que cela me fait qu’on m’aime ? répondit Marisalada. Qu’ai-je faire ici, si don Frédéric n’y est pas ?

– Allons ! Tu ne viens donc ici que pour voir don Frédéric ? petite ingrate.

– Et sans cela pourquoi viendrais-je ? répondit la jeune fille ; serait-ce pour me trouver avec Momo qui a les yeux, la figure et l’âme tout de travers ?

– Ainsi tu aimes donc beaucoup don Frédéric ? demanda la bonne vieille.

– Je l’aime, répondit Marisalada, et si ce n’était pour lui, je ne mettrais pas les pieds ici pour ne pas rencontrer ce démon de Momo qui a un aiguillon dans la langue comme les abeilles dans la queue.

– Et Ramon Pérez ? demanda malicieusement la tante Maria pour convaincre don Modesto que son protégé devait renoncer à toute espérance.

Marisalada poussa un éclat de rire.

– Si ce Raton Pérez (Momo avait donné ce sobriquet au jeune barbier), si ce Raton Pérez, répondit-elle, tombe dans la marmite, ce n’est pas moi qui le plaindrai, ni surtout qui l’écouterai chanter ; car quand il chante, il m’attaque le système nerveux, comme dit don Frédéric qui prétend que je l’ai plus susceptible que les cordes d’une guitare. Vous allez voir, tante Maria, comment chante ce Ramon Pérez.

Marisalada ramassa vivement une feuille d’aloès qui était par terre parmi celles dont le frère Gabriel se servait comme de paravents contre le vent du nord pour garantir ses tomates quand elles commençaient à sortir de terre, et l’appuyant sur son bras comme une guitare, elle se mit à contrefaire d’une manière grotesque les gestes de Ramon Pérez, et, avec son rare talent d’imitation et ses roulades, elle chanta ainsi :

 

          Qu’as-tu donc, homme de Dieu,

          Que tu deviens tout déééfait ?

          – C’est parce que tu as jeté les yeux

          Sur un château trop éééélevé !

 

– Oui, dit don Modesto, qui se rappela les sérénades à la porte de Rosita, ce pauvre Ramon a toujours porté les regards bien haut.

Les évènements qui avaient suivi n’avaient pu persuader à don Modesto que Rosita n’était pas l’objet qui avait attiré les fameuses sérénades, parce qu’une idée qui entrait dans le cerveau de ce brave homme y tombait comme dans une tirelire, et lui-même ne pouvait réussir à l’en retirer. Les cases de son entendement étaient à la fois si étroites et si réglées, qu’une fois qu’une idée pénétrait dans la case correspondante, elle y restait enchâssée, enfoncée, incrustée in saecula saeculorum.

– Je m’en vais, dit Maria, en jetant sa feuille d’aloès de telle manière qu’elle vint frapper avec bruit contre le frère Gabriel qui, tournant le dos et accroupi, attachait son cent vingt-cinquième lien.

– Jésus ! s’écria tout surpris le frère Gabriel ; puis il se remit à attacher ses liens sans ajouter un mot.

– Quelle décharge ! dit Maria en riant. Don Modesto, prenez-moi pour artilleur quand vous obtiendrez des canons pour votre fort.

– Ce n’est pas gentil, Maria ; ce sont là de mauvaises plaisanteries, et tu sais que je ne les aime pas, dit la bonne vieille mécontente. Dis-moi ce que tu voudras, mais laisse le frère Gabriel en paix, car c’est là le seul bien qui lui soit resté.

– Allons, tante Maria, ne vous fâchez pas, répondit la Mouette ; rassurez-vous en réfléchissant qu’à part ses lunettes, le frère Gabriel n’a rien du verre. Mon commandant, dites à dame Rosa Mystica qu’elle transporte son école dans votre fort quand il aura des canons de vingt-quatre, afin que ses élèves soient bien défendues des embûches du démon qui se cachent dans les guitares discordantes. Je m’en vais, puisque don Frédéric ne vient pas ; je suis sûre qu’il vaccine tout le village, y compris dame Rosa Mystica, le maître d’école et l’alcade.

Mais la bonne vieille qui était habituée aux manières peu aimables de Maria, qui pour cette raison même ne la blessaient pas, l’appela et lui dit de s’asseoir à côté d’elle.

Don Modesto, qui en conclut que la bonne dame allait armer ses batteries, fidèle à la neutralité qu’il avait promise, prit congé, fit demi-tour à droite et battit en retraite, non sans que la tante Maria lui eût donné deux laitues et une botte de radis.

– Ma fille, dit la vieille, quand elles furent seules, que dirais-tu si don Frédéric t’épousait et si tu devenais ainsi madame la doctoresse, la plus heureuse des femmes avec cet homme qui est un autre saint Louis de Gonzague, qui est si savant, qui joue si bien de la flûte et gagne de si bon argent ? Tu serais parée comme un petit palmier, tu mangerais et boirais comme si tu avais un majorat, et, surtout, mon enfant, tu pourrais soutenir ton pauvre père qui se fait vieux, si bien que c’est une affliction que de le voir encore aller à la mer, qu’il pleuve ou qu’il vente, pour que tu ne manques de rien. De cette manière aussi, don Frédéric resterait ici consolant et soulageant chacun dans ses maux comme un ange qu’il est.

Maria avait écouté la bonne vieille avec une grande attention, tout en feignant d’être distraite ; quand celle-ci eut terminé, elle garda le silence un moment, puis elle dit sur le ton de l’indifférence :

– Je ne veux pas me marier.

– Allons ! s’écria la tante Maria, est-ce que tu veux te faire religieuse ?

– Pas davantage, répondit la Mouette.

– Comment ! dit la tante Maria toute surprise. Tu ne veux être ni chair ni poisson ? Je n’ai jamais entendu rien de pareil. La femme, mon enfant, doit appartenir à Dieu ou à son semblable ; autrement, elle n’accomplit pas sa vocation, ni celle d’en haut, ni celle d’ici-bas.

– Eh ! mon Dieu, que voulez-vous ? Je n’ai de vocation ni pour me marier, ni pour me faire religieuse.

– Alors, mon enfant, ta vocation est celle de la mule. Quant à moi, ma petite Maria, je n’aime rien de ce qui sort de l’ordre commun, et cela va mal aux femmes en particulier de ne pas faire comme tout le monde. Du reste, ton cœur est dans tes mains, et c’est ton affaire. Mais, ajouta-t-elle avec sa bonté habituelle, tu es bien jeune, et tu as le temps de faire plus de tours que la clef dans la serrure. Le temps fait son œuvre sans avoir besoin qu’on l’aide.

Marisalada se leva et partit.

« Oui, disait-elle en s’en allant et tout en arrangeant son mouchoir de tête, il m’aime, oh ! cela, je le savais bien. Mais... il m’aime comme le frère Gabriel aime la tante Maria, c’est-à-dire comme peuvent s’aimer les vieilles gens. Il ne s’exposerait pas au danger de s’enrhumer sous ma fenêtre. Il est vrai que s’il m’épouse, il me fera une existence agréable, oh ! cela est certain. Il me laissera faire ce qui me plaira, il me jouera de la flûte quand je le lui demanderai et m’achètera ce que je voudrai et me sera agréable. Si j’étais sa femme, j’aurais un fichu de crêpe comme celui de Quela, la fille de l’oncle Jean Lopez, et une mantille de blonde d’Almagro comme la femme de l’alcade. C’est cela qui les ferait enrager. Mais je crois que don Frédéric, qui s’enflamme comme le lard dans la poêle quand il m’entend chanter, ne pense pas plus à se marier avec moi que don Modesto avec sa chère Rosa... de tous les diables. »

Dans tout ce beau monologue, il n’y eut pas une pensée ni un souvenir pour son père, dont le soulagement et le bien-être avaient été les premières considérations qu’avait fait valoir la tante Maria.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

 

 

La tante Maria, convaincue qu’elle ne devait attendre aucune aide, ni aucun appui de l’homme qu’elle avait voulu s’associer dans son entreprise matrimoniale, prit le parti de la mener à bonne fin par elle-même, sûre de vaincre les objections de Maria et celles que pourrait mettre en avant don Frédéric, comme Samson avait mis en déroute les Philistins. Rien ne la décourageait, ni l’indifférence de Marisalada, ni le flegme habituel de Stein ; car l’amour est persévérant comme une sœur de charité, intrépide comme un héros ; et l’amour était le mobile de tout ce que faisait cette excellente femme. Aussi, sans plus tarder, elle dit un jour à Stein :

– Savez-vous, don Frédéric, que ces jours derniers Marisalada est venue ici, et qu’elle a dit très clairement, et avec cette grâce dont elle a reçu le don de Dieu, qu’elle ne venait ici que pour vous ? Comment trouvez-vous cette franchise ?

– Ce qui est certain, c’est que mon gentil rossignol ne saurait être ingrat ; l’enfant aura voulu plaisanter.

– Cela veut dire, don Frédéric, que les grandes barbes rasent les petites, et que la première place appartient à qui la poursuit. Est-ce que vous ne savez pas mieux que cela qu’on vous aime, docteur ?

– Non certainement, car nous sommes d’accord sur cet axiome que vous répétez si souvent : Amour ne dit pas assez. Mais, tante Maria, en fait d’affection, j’ai toujours donné plus que je n’ai reçu.

– Vous ne dites pas cela pour moi ! s’écria la bonne vieille avec vivacité.

– Non certainement, ma bonne tante Maria, répondit Stein en prenant la main de la bonne vieille et la serrant dans les siennes. Pour les sentiments, nous sommes en compte courant, et nous ne nous devons rien ; mais quant aux preuves, je suis bien en arrière. Dieu veuille que je puisse vous prouver en quelque chose ma gratitude et mon affection.

– Eh bien ! rien n’est plus facile, et je vais vous demander cette preuve.

– Je suis prêt, tante Maria, quelle est cette preuve ?

– C’est de rester avec nous, et, pour cela, il faut vous marier, don Frédéric. De cette manière nous serions délivrés de cette crainte continuelle que nous avons de vous voir vous en aller dans votre pays ; car comme dit le proverbe : Quel est ton pays ? – C’est celui de ma femme.

Stein sourit.

– Me marier ! dit-il ; mais avec qui, ma bonne tante Maria ?

– Avec qui ? Avec qui cela pourrait-il être, sinon avec votre rossignol ? Vous aurez ainsi un printemps éternel au fond du cœur. Elle est si belle fille, si bien habituée à vous, qu’elle ne peut vivre sans vous, ni vous sans elle. Vous vous aimez comme deux tourtereaux ; cela saute aux yeux.

– Je suis bien vieux pour elle, répondit Stein en soupirant et en souriant à la pensée que pour ce qui le concernait la bonne femme avait raison. Je suis bien vieux, répéta-t-il, pour une enfant de seize ans, et mon cœur est un pauvre invalide auquel je voudrais donner une vie douce et tranquille sans l’exposer à de nouvelles blessures.

– Vieux ! s’écria la tante Maria, quelle folie ? C’est à peine si vous avez trente ans ! Allons, c’est là une mauvaise raison, don Frédéric.

– Que, pourrais-je souhaiter de mieux, répliqua Stein, que de partager avec une jeune fille innocente la paisible et sainte félicité domestique, qui est la plus vraie, la plus parfaite et la plus solide dont puisse jouir l’homme et qui est bénie de Dieu, parce qu’il nous l’a indiquée lui-même. Mais, tante Maria, il n’est pas possible qu’elle m’aime.

– Voilà une plaisanterie encore plus forte ! Il faudrait qu’elle fût bien difficile celle qui ferait fi de vous, don Frédéric. Jésus ! Ne dites pas le contraire ; cela aurait l’air d’une moquerie. Car la femme que vous aimerez sera la femme la plus heureuse du monde entier.

– Vous croyez cela, ma bonne tante Maria ?

– Comme je crois que j’ai à faire mon salut ; si elle ne se trouvait pas heureuse, elle mériterait d’être mise en croix.

Le matin suivant, quand Marisalada arriva, elle se trouva, en entrant dans la cour, face à face avec Momo qui, assis sur une des meules du moulin, déjeunait avec du pain et des sardines.

– Te voilà déjà ici, la Mouette ? (tel fut le gracieux accueil que lui fit Momo). Nous te trouverons à quelque jour dans la marmite ! Tu n’as donc rien à faire chez toi ?

– J’abandonne tout, répondit Maria, pour venir voir ta chère figure et ces oreilles dont l’Hirondelle est jalouse. Écoute : sais-tu pourquoi vous avez, vous autres, les oreilles si longues ? Quand notre père Adam se trouva dans le paradis avec tant d’animaux, il leur donna à chacun un nom ; il appela bourriques ceux de ton espèce. Quelques jours après il les réunit, et leur demanda à chacun leur nom. Tous répondirent excepté ceux de ton espèce qui ne le savaient pas. Cela mit tellement en colère le père Adam, que, prenant par les oreilles le malheureux qui avait manqué de mémoire, il se mit à les tirer vivement en même temps qu’il criait de toutes ses forces : Tu t’appelles bourriiiicooo !

Et, joignant le geste aux paroles, Maria avait saisi les oreilles de Momo et les tirait de manière à les lui arracher.

Ce fut heureux pour Maria, qu’au premier hurlement que poussa Momo de toute la force de ses larges poumons, une bouchée de pain et de sardines se mit en travers dans son gosier, ce qui lui occasionna un accès de toux si violent, que, légère comme une véritable mouette, la jeune fille put s’échapper.

– Bonjour, mon rossignol, dit Stein qui, en l’entendant, était descendu dans la cour.

– En voilà un rossignol ! Éhé, éhé, éhé, éhé, éhé, dit Momo en grommelant et toussant tour à tour, rossignol ! c’est bien la cigale la plus fatigante qu’ait engendré l’été. Éhé, éhé, éhé !

– Viens, Maria, dit Stein ; viens écrire, et lire les vers que j’ai traduits hier. Est-ce que tu ne les aimes pas ?

– Je ne me les rappelle pas, répondit Maria. Sont-ce les vers du pays où fleurissent les orangers ? Ils ne sauraient convenir ici où ces arbres se sont desséchés parce que les larmes du frère Gabriel n’ont pas suffi à les arroser. Laissons-là les vers, don Frédéric, et jouez-moi le nocturne de Weber dont voici les paroles : « Écoute, écoute, ma bien-aimée, le chant du rossignol se fait entendre ; sur chaque rameau brille une fleur ; avant que l’oiseau se taise et que les fleurs se flétrissent, écoute, écoute ma bien-aimée. »

– Voyez donc les grands mots qu’a appris cette Mouette ! murmurait Momo ; cela lui va aussi bien que des dragées dans une sauce à l’ail.

– Quand tu auras lu, je jouerai la sérénade de Charles de Weber, dit Stein, qui ne pouvait que grâce à cette récompense obliger Maria à apprendre ce qu’il voulait lui enseigner. Maria prit avec mauvaise humeur le papier que lui présentait Stein, et lut couramment quoique malgré elle :

 

 

À LA SOLITUDE

(traduit du poète allemand Salis)

 

À l’ombre agréable de la solitude j’ai rencontré la paix, la paix qui nous calme et nous fortifie en même temps, et je regarde avec tranquillité les coups du sort comme le saint contemple les tombeaux.

Doux oubli de la marche du temps, agréable éloignement des hommes qui excite à les aimer plus que ne l’a mérité leur manière d’agir. Tu retires doucement de la blessure le poignard que l’injustice a enfoncé dans le cœur.

C’est pour l’homme indulgent et juste, pour celui qui exige beaucoup de lui-même et peu des autres, que germent les plus doux rameaux de l’olivier dont la modération couronnera son front.

Quant à moi, je couronne mes pénates de lotus, et les soucis de l’avenir ne pénètrent pas sous mes ombrages, car l’homme sage renferme sa félicité dans un cercle étroit.

 

 

– Maria, dit Stein quand celle-ci eut fini sa lecture, toi qui ne connais pas le monde, tu ne peux apprécier tout ce que ces vers renferment de vérité et de profonde philosophie. Te rappelles-tu que je t’ai expliqué ce que c’est que la philosophie ?

– Oui, monsieur ; c’est la science du bonheur. Mais ici il n’y a plus ni règle ni science qui serve, car chacun entend le bonheur à sa manière. Ainsi, pour don Modesto, ce serait de voir mettre des canons à son fort, quelque ruiné qu’il soit. Pour le frère Gabriel, ce serait de voir relever son couvent et revenir son Prieur et ses cloches ; le bonheur de la tante Maria, ce serait que vous ne vous en alliez jamais ; celui de mon père, de prendre un congre, et celui de Momo, de faire tout le mal qu’il pourrait.

Stein se mit à rire, et, posant amicalement la main sur l’épaule de Maria :

– Et toi, lui dit-il, en quoi le fais-tu consister ?

Maria hésita un moment sur ce qu’elle avait à répondre, leva ses grands yeux, regarda Stein puis baissa les paupières, regarda en dessous Momo et sourit intérieurement en lui voyant les oreilles rouges comme des tomates, et répondit enfin :

– Et vous, don Frédéric, en quoi le feriez-vous consister ? à retourner dans votre pays ?

– Non, répondit Stein.

– En quoi donc ? poursuivit Maria.

– Je te le dirai, mon rossignol, dit Stein ; mais dis-moi auparavant quel serait le tien.

– Ce serait de vous entendre toujours faire de la musique, répondit Maria en toute sincérité.

Dans ce moment la tante Maria sortit de la cuisine avec la bonne intention de faire avancer les choses, mais il lui arriva ce qui arrive à beaucoup d’autres qui, par excès de zèle, nuisent au succès de ce qu’ils désirent le plus.

– Ne voyez-vous pas, don Frédéric, comme Marisalada est belle fille et quelle prestance elle a prise ?

Momo, en entendant son aïeule, murmura tout en guillotinant une sardine :

– Elle est comme le bâton dont se sert son père pour pêcher ; voyez ses bras et ses jambes, elle a l’air d’une grande sauterelle ; elle est si longue et si sèche qu’elle ferait une bonne barre pour ma porte. Fi donc !

– Va-t’en, gros imbécile qui as l’air d’un chou sans tige, répondit la Mouette à demi-voix.

– Oui, oui, répondit Stein à la tante Maria ; elle est belle, ses yeux ont le type arabe qui est si renommé.

– Ils sont doux comme deux hérissons et chacun de leurs regards est comme un dard, dit Momo toujours grommelant.

– Et cette belle bouche qui chante comme un séraphin, poursuivit la tante Maria, en prenant la figure de sa protégée.

– Voyez, dit Momo, une bouche grande comme un cabas et qui vomit des crapauds et des couleuvres.

– Et ta bouche à toi, dit Maria, avec une colère que cette fois elle ne put dominer, ta bouche effroyable qui n’a pu arriver d’une oreille à l’autre, parce que ta figure est si large, qu’elle s’est fatiguée à mi-chemin.

Momo, pour toute réponse, chanta sur trois tous différents :

– La Mouette, la Mouette, la Mouette.

– Romo, Romo, Romo, camard, nez en croupion de canard, chanta-t-elle avec sa belle voix.

– Est-il possible, ma petite Maria, lui dit Stein, que tu te blesses de ce que dit Momo seulement pour te taquiner. Ses plaisanteries sont sottes et grossières mais sans malice.

– Don Frédéric, vous manquez de quelque chose de ce qu’il a en trop. Et pour que vous le sachiez, je n’ai nulle envie de supporter cet être grossier, plus dur qu’un caillou, plus brut qu’un fagot d’épines, plus raboteux qu’un cuir non tanné. Aussi, je m’en vais.

En disant ces mots, la Mouette sortit et Stein la suivit.

– Tu es un polisson, dit la tante Maria à son petit-fils, tu as plus de fiel dans le cœur que de sang dans les veines : c’est un devoir de respecter les femmes, oison que tu es ! Mais dans tout le village il n’y a personne de plus insociable et de plus haineux que toi.

– Comme vous êtes habituée au bon ton de cette pillarde de la plage qui m’a mis les oreilles dans l’état où vous les voyez, dit Momo, tous les autres vous paraissent grossiers. Le diable seul sait de quel sortilège a fait usage cette agua-mala 15 pour ôter la vue à don Frédéric et à vous. Voyez donc une mouette qui lit et écrit... qui a jamais rien vu de pareil ? Aussi cette grande fainéante qui ne s’occupe pas d’autre chose pendant toute la journée que de faire des roulades comme l’eau qui bout sur le feu, ne prépare pas les repas de son père qu’elle force ainsi à les apprêter lui-même, et n’a pas soin de son linge dont vous êtes obligée de vous occuper. Mais son père, don Frédéric et vous, vous ne connaissez pas de place assez bonne pour elle et vous voudriez qu’elle fût béatifiée par Sa Sainteté le pape. Elle vous paiera de vos peines ! Elle vous paiera de vos peines. Laissez faire le temps. Faites du bien, et vous ferez des ingrats.

Stein avait rejoint Marisalada, et lui disait :

– À quoi servent, Maria, tous les soins que j’ai pris pour éclairer ton intelligence, si tu n’as pas même acquis le peu d’élévation d’esprit nécessaire pour te mettre au-dessus des sottises sans portée ?

– Écoutez, don Frédéric, j’entends que cette élévation m’apporte plus de considération et non plus de mépris.

– Que Dieu me vienne en aide ! Maria. Est-il possible que tu entendes ainsi les choses de travers ? La supériorité nous enseigne à ne pas nous enorgueillir de nos succès et à ne pas nous irriter contre l’injustice. Mais, ajouta-t-il, il faut attribuer cela à ton âge qui est presque celui d’un enfant, et à l’ardeur de ton sang méridional. Quand tu auras des cheveux blancs comme moi, tu sauras combien de pareilles choses ont peu d’importance. As-tu remarqué que j’ai des cheveux blancs, Maria ?

– Oui, répondit celle-ci.

– Vois cependant ; je suis bien jeune, mais la souffrance mûrit promptement la tête. Mon cœur n’a pas vieilli et je t’offrirais des fleurs de printemps si je ne craignais de t’effrayer par les tristes annonces d’hiver qui se montrent sur mon front.

– Il est vrai, répondit Maria qui ne put dominer sa propension naturelle, qu’un fiancé avec des cheveux blancs n’est pas engageant.

– Je l’avais bien pensé, dit Stein avec tristesse. Mon cœur est sincère, et la tante Maria s’est trompée, lorsqu’en m’assurant que je pourrais être heureux, elle a fait naître en moi l’espérance, comme naît la fleur de l’air, sans racines, rien qu’au souffle de la brise.

Finissant par comprendre qu’elle avait repoussé par sa rudesse une âme trop délicate pour insister et un homme assez modeste pour se persuader que cette seule objection suffisait pour mettre à néant tous ses autres avantages, Maria dit avec précipitation :

– Si un prétendant à cheveux blancs n’est pas attrayant, cela n’a rien d’effrayant chez un mari.

Stein fut extrêmement surpris de cette brusque saillie et encore plus de la décision et de l’impassibilité avec laquelle elle l’avait faite. Mais il lui dit en souriant :

– Tu consentirais donc à te marier avec moi, belle enfant de la nature ?

– Pourquoi pas ? répondit la Mouette.

– Maria, dit Stein vivement ému, celle qui accepte un homme pour mari et consent à s’unir à lui pour toute la vie, ou, pour mieux dire, à faire de leurs deux vies une seule vie comme dans une torche deux mèches réunies ne font qu’une seule flamme, celle-là lui accorde plus que celle qui l’accepterait pour ami.

– Et à quoi servent donc, dit Maria avec un mélange d’indifférence et d’innocence, les entretiens au clair de lune ? À quoi servent les joueurs de guitare qui jouent et chantent faux, si ce n’est à mettre les chats en fuite ?

Ils étaient arrivés sur la plage, et Stein pria Maria de s’asseoir à ses côtés. Ils demeurèrent longtemps sans parler. L’émotion de Stein était profonde ; Maria, ennuyée, avait pris une baguette avec laquelle elle dessinait des figures sur le sable.

– Comme la nature parle au cœur de l’homme ! dit enfin Stein : quelle sympathie l’unit à tout ce, que Dieu a créé ! Une vie pure est comme un jour serein, une vie livrée aux passions ressemble à une tempête. Vois ces nuages obscurs et à la marche lente qui viennent se placer entre le ciel et la terre. Ils sont comme le devoir qui vient s’interposer entre le cœur et une affection coupable, laissant tomber sur le premier ses inspirations froides, mais claires et pures. Heureux le sol sur lequel elles ne glissent pas ! Mais notre bonheur sera inaltérable comme le ciel de mai ; car tu m’aimeras toujours, n’est-ce pas, Maria ?

Maria dont l’âme dure et grossière ne pouvait apprécier la poésie des sentiments élevés de Stein, n’avait guère envie de répondre, mais comme elle ne pouvait pas non plus se dispenser de le faire, avec la baguette qui servait à distraire son oisiveté, elle écrivit sur le sable le mot : Toujours.

Stein prit son air ennuyé pour de la modestie et continua toujours ému :

– Vois la mer : écoute comme ses vagues murmurent avec une voix remplie à la fois de charme et de terreur ! On dirait qu’elles chuchotent de graves secrets dans une langue inconnue. L’imagination fleurie des Grecs, Maria, a personnifié les vagues dans la création fantastique des sirènes, êtres beaux mais sans cœur, aussi séducteurs que terribles, qui attirent l’homme par la douceur de leurs voix pour le perdre. Mais toi, Maria, tu n’attires pas par la douceur de ta voix pour payer ensuite par l’ingratitude, non : tu as l’attraction de la sirène, mais non sa perfidie. N’est-ce pas, Maria, que tu ne seras jamais ingrate ?

– Jamais ! écrivit Maria ; et les vagues paraissaient s’amuser à effacer les mots écrits par elle, comme pour imiter le pouvoir des jours, ces vagues du temps, qui effacent dans le cœur, comme elles sur le sable, ce qu’on croit y avoir gravé pour toujours.

– Pourquoi ne réponds-tu pas avec ta douce voix ? dit Stein à Maria.

– Que voulez-vous, don Frédéric ? mon gosier se rétrécit à l’idée de dire à un homme que je l’aime. Je suis sèche et peu sociable, comme dit la tante Maria qui m’aime malgré cela. Chacun est comme Dieu l’a fait. Je suis comme mon père ; je parle peu.

– Eh bien ! si tu es comme ton père, je ne désire rien de plus ; car le bon oncle Pedro – que j’appellerai mon père – Maria, a le cœur le plus aimant qu’ait jamais renfermé poitrine d’homme. Des cœurs comme le sien ne battent que dans les poitrines des anges ou des hommes d’élite.

« Mon père un homme d’élite ! se dit intérieurement Maria, pouvant à peine retenir un sourire moqueur. Que Dieu le protège ! Il paraît qu’il vaut plus qu’il n’en a l’air. »

– Allons, Maria, dit Stein en s’approchant d’elle. Offrons à Dieu notre amour saint et pur. Promettons de le lui rendre agréable par notre fidélité à tous les devoirs qu’il impose, quand il a été consacré sur ses autels ; et laisse-moi t’embrasser comme ma femme, comme ma compagne.

– Quant à cela, non ! dit Maria en sautant rapidement en arrière et en fronçant les sourcils ; je ne me laisse toucher par personne !

– C’est bien, ma belle intraitable, répondit Stein avec douceur ; je respecte toutes les délicatesses et je cède à ta volonté. Le plus grand des bonheurs, comme dit un de vos plus anciens et plus illustres poètes, n’est-il pas d’obéir en aimant ?

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

 

 

La reconnaissance qu’éprouvait le pêcheur pour celui qui avait sauvé sa fille, s’était convertie en attachement passionné en voyant l’intérêt marqué que Stein montrait pour elle et on ne pouvait comparer cet attachement qu’à l’admiration que lui causaient les grandes qualités qui le distinguaient.

Dès que le marin grossier et l’homme instruit s’étaient connus, ils avaient senti naître en eux une mutuelle sympathie, car les personnes également remplies de bons sentiments éprouvent une telle attraction quand elles sont mises en contact, que, laissant de côté les distances sociales, elles se saluent comme sœurs.

Aussi, quand Stein s’offrit à lui comme gendre, le bon père se tut d’abord, profondément remué par la joie que son cœur en ressentit ; puis prenant la main du futur époux de Marisalada, il le pria d’habiter la chaumière, ce à quoi celui-ci consentit de bon cœur. Alors le pêcheur parut recouvrer les forces et l’agilité de sa jeunesse pour les employer à améliorer, approprier et embellir sa demeure. Il débarrassa le petit grenier où il se retira pour abandonner à ses enfants les petites chambres du second étage. Il badigeonna les murailles, aplanit le sol et le couvrit ensuite d’une belle natte de palmier qu’il tissa à cet effet chargeant seulement la tante Maria de pourvoir au simple ameublement qui était nécessaire.

La nouvelle du mariage de Stein réjouit également toutes les personnes qui le connaissaient et l’aimaient. La tante Maria, dans l’excès de sa joie, ne put dormir pendant trois nuits consécutives. Elle prédit que puisque don Frédéric allait se fixer dans le pays, aucun de ses habitants ne mourrait plus que de vieillesse.

Le frère Gabriel se montra si content de cette résolution et surtout de voir la tante Maria si joyeuse, qu’abondant dans ce sentiment, il se risqua à faire une plaisanterie, la première et la dernière de sa vie. Il dit à voix basse que M. le curé allait oublier son De profundis.

La plaisanterie plut tant à la tante Maria que, pendant l’espace de quinze jours, elle ne parla à personne sans lui en faire part à l’honneur et à la gloire de son protégé, aussitôt après les premiers compliments de bienvenue. Quant au bon frère, le succès prodigieux de son bon mot lui causa un tel embarras, qu’il fit vœu de ne plus céder à une pareille tentation pendant le reste de sa vie.

Don Modesto fut d’avis que la Mouette avait gagné le gros lot à la loterie, et les gens du village, le second ; car il ne serait certainement pas devenu manchot, s’il y avait eu au siège de Gaète un chirurgien aussi habile que Stein.

L’opinion de Dolorès fut que si le pêcheur avait donné deux fois la vie à sa fille, la bonté de Dieu avait donné deux fois le bonheur à celle-ci en lui accordant un tel père et un tel mari.

Manuel observa qu’il y avait dans le ciel un gâteau réservé pour les maris qui ne regretteraient pas de l’être, et que jusqu’à présent personne n’y avait mis sa dent. Sa femme lui répondit que c’était parce que les maris n’y entraient pas, saint Pierre l’ayant promis à sainte Geneviève.

Quant à Momo, il soutint que puisque la Mouette avait trouvé un mari, la peste elle-même pouvait bien en trouver un.

Rosa Mystica prit la chose d’une autre manière. Maria avait augmenté la liste de ses griefs par un nouveau méfait, et de fraîche date. On était arrivé au mois de Marie, et, dans le culte qu’on lui rendait, quelques femmes se réunissaient pour chanter des cantiques en l’honneur de la Vierge accompagnées par un mauvais piano que touchait le vieil organiste aveugle. Rosita présidait cette société philharmonique et religieuse. Quelques voix pures et agréables se joignaient dans ce concert à la sienne, qui ne laissait pas que d’être dure et criarde. Rosa, qui ne pouvait méconnaître les admirables aptitudes de Marisalada, imposa silence à ses vieux ressentiments, par zèle pour le mois de Marie, et imagina d’employer la médiation de don Modesto pour obtenir que la fille du pêcheur fît partie de ce chœur virginal.

Don Modesto prit son bâton et se mit en route.

Maria, qui était peu dévote et qui se souciait médiocrement d’exercer son talent sous la direction d’un pareil maître, répondit par un « non » bien articulé, sans préambule et sans épilogue.

Ce monosyllabe atterra plus don Modesto qu’une décharge d’artillerie, et il ne sut que faire.

Don Modesto était un de ces hommes qui ont assez bon cœur pour désirer sincèrement le bien de leurs amis, mais ne possèdent pas ce qu’il faut pour arriver à le réaliser, ni une imagination assez fertile pour trouver les moyens d’y parvenir.

– Oncle Pedro, dit-il au pêcheur après ce refus péremptoire, savez-vous que j’en ai la chair de poule ? Que va dire Rosita ? Que va dire M. le curé ? Que va dire tout le village ? Vous ne pourriez donc pas trouver moyen de la décider ?

– Si elle ne veut pas, que puis-je y faire ? répondit le pêcheur.

Le pauvre don Modesto dut donc se résigner à porter un si triste message qui devait non seulement offenser, mais aussi scandaliser sa mystique gouvernante.

– J’aimerais mille fois mieux, disait-il en retournant à Villamar, affronter toutes les batteries de Gaète, que de me présenter devant Rosita avec ce « non » dans la bouche. Jésus ! comment cela va-t-il se passer ?

Et il avait raison ; il eut beau envelopper son message d’un exorde propre à l’atténuer, le commenter par des notes explicatives et l’orner de paraphrases verbeuses, il ne laissa pas d’offenser gravement Rosita qui s’écria d’un ton sentencieux :

– Celui qui a reçu des dons du ciel et ne les emploie pas mérite de les perdre.

Aussi, quand elle apprit le mariage projeté, elle dit en poussant un soupir et en levant les yeux au ciel :

– Pauvre don Frédéric ! si bon, si pieux ! si brave homme ! Que Dieu les rende heureux comme il peut le faire, puisque rien n’est impossible à sa toute-puissance.

Momo, avec sa méchanceté habituelle, eut le plaisir d’annoncer le mariage à Ramon Pérez.

– Écoute, Raton Pérez, lui dit-il ; tu peux manger des oignons tant que tu voudras, car le diable a tenté don Frédéric et il épouse la Mouette.

– Vraiment ? s’écria le barbier consterné.

– Cela t’étonne ; j’en ai été encore plus surpris que toi. Il y a des goûts qui mériteraient des coups de bâton. Voyez un peu ; s’éprendre de cette fille sans cœur qui a l’air d’une couleuvre debout, jetant des éclairs par les yeux et du venin par la bouche. Mais don Frédéric a vérifié le proverbe : Qui se marie tard, se marie mal.

– Je ne suis pas surpris que don Frédéric l’aime, mais je m’étonne que Marisalada puisse aimer un pareil homme qui a des cheveux couleur de lin, une figure qui ressemble à une pomme et des yeux de poisson. Cette ingrate a oublié le dicton : Celui qui va se marier au loin est trompeur ou trompé. Eh bien ! ce ne sera pas le premier ; car c’est un brave homme, il n’y a pas à dire. Mais cette moricaude l’a amadoué avec son chant qui ne cesse pas depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher ; car elle ne fait pas autre chose. Et je lui ai déjà dit : « Don Frédéric, le proverbe dit : Prends une maison où tu aies ton foyer et une femme qui sache filer. » Il n’en a pas tenu compte, car c’est un homme sans malice. Quant à toi, Raton Pérez, te voilà resté avec le nez plus long que celui d’un espadon.

– On a toujours vu, répondit le barbier (en tournant si brusquement la cheville de sa guitare qu’il fit sauter la chanterelle), que c’est celui qui vient du dehors qui nous chasse de la maison. Mais il faut que tu saches, Momo, que cela m’est égal. Quand le roi est mort, vive le roi.

Et se mettant à attaquer avec fureur les cordes de sa guitare, il chanta d’une voix arrogante :

 

          On dit que tu ne m’aimes pas ;

          J’en ai peu de chagrin :

          La tache de la mûre

          Est effacée par la mûre verte.

          

          Si tu ne m’aimes pas,

          Je prendrai du bon temps,

          Avec mon argent

          Je trouverai une nouvelle femme.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XIV

 

 

 

Le mariage de Stein et de la Mouette fut célébré dans l’église de Villamar. Au lieu de la chemise de laine de couleur qu’il portait habituellement, le pêcheur en avait une blanche, fortement empesée et une veste de gros drap bleu, et il se trouvait si embarrassé dans ses habits, qu’il pouvait à peine se remuer.

Don Modesto, qui était un des témoins, se présenta avec toute la splendeur d’un vieil uniforme brillant à force d’avoir été brossé, et devenu beaucoup trop large parce que son propriétaire avait beaucoup maigri. Le pantalon de nankin que Rosa Mystica avait lavé pour la millième fois, en le passant à l’eau de paille, qui n’était malheureusement pas l’eau de Jouvence, s’était raccourci de telle sorte, qu’il lui arrivait à peine à mi-jambe. Les épaulettes avaient pris une couleur de cuivre rouge. Le tricorne, dont quarante ans de durée n’avaient pu altérer l’aspect altier, occupait dignement son poste élevé. Mais on voyait aussi briller sur la poitrine du pauvre et honnête invalide, comme un diamant pur enchâssé dans une monture vieillie et fanée, la croix d’honneur qu’il avait gagnée vaillamment sur le champ de bataille.

Les femmes, comme c’est l’usage dans le pays, assistèrent à la cérémonie vêtues de noir ; mais elles changèrent de toilette pour la fête. Marisalada était vêtue de blanc. La tante Maria et Dolorès portaient des vêtements dont Stein leur avait fait présent pour cette occasion. Ils étaient d’un tissu de coton venu de Gibraltar par contrebande. Le genre de disposition des couleurs qui était alors à la mode s’appelait arc-en-ciel, sans doute parce qu’on y voyait la réunion des nuances les plus opposées et les moins capables de s’harmoniser entre elles. On eût pu croire que le fabricant avait voulu se moquer de ses consommateurs andalous. Enfin tous voulurent se parer et s’endimancher à l’exception de Momo qui ne voulut pas se gêner dans une pareille circonstance, ce qui donna occasion à la Mouette de lui dire :

– Tu as bien fait, chenapan, car la guenon, même vêtue de soie, reste guenon. Tu as manqué à ma noce autant qu’un chien à la messe.

– Tu te figures donc, répondit Momo, que parce que tu es la femme d’un médecin, tu n’es plus Mouette, et que parce que tu es bien habillée, tu es jolie ? Ah ! oui, tu es jolie avec cette robe blanche ! si tu mettais un bonnet rouge, tu aurais l’air d’une allumette chimique.

Puis il se mit à chanter d’une voix discordante :

 

          Tu es blanche comme le corbeau,

          Et jolie comme la faim,

          Fraîche comme la cire jaune,

          Et grasse comme un fil d’archal,

 

Marisalada répliqua à l’instant :

 

          Tu as une bouche

          Grande comme un panier

          Pour mettre la lessive ;

          Tu as des dents

          Semblables à des boucles d’oreilles

          À trois pendants.

 

Puis elle lui tourna le dos.

Momo, incapable de rester en arrière en fait d’injures et d’insolences, lui dit avec colère :

– Va, va recevoir la bénédiction, car c’est la première qu’on t’aura donnée dans ta vie, et ce sera bien la dernière.

On fit la noce au village dans la maison de la tante Maria, la chaumière du pêcheur étant trop petite pour recevoir tant de monde. Stein, qui avait fait quelques économies dans l’exercice de sa profession (bien que la plupart du temps il donnât ses soins gratuitement), voulut que cette fête fût célébrée largement, et qu’il y eût du plaisir pour tout le monde. On parvint donc à réunir jusqu’à trois guitares, et il y eut abondance de vin, de punch, de biscuits et de gâteaux. Les invités chantèrent donc ; ils dansèrent, burent et poussèrent des cris joyeux, et les plaisanteries et les bons mots caractéristiques de la contrée ne manquèrent pas à la fête.

La tante Maria allait, venait, servait à boire et remplissait le rôle de marraine de la noce, répétant sans cesse :

– Je suis aussi contente que si j’étais la mariée.

Ce à quoi le frère Gabriel ajoutait sans y manquer :

– Je suis aussi content que si j’étais le marié.

– Ma mère, dit Manuel à la tante Maria en la voyant passer près de lui, la couleur de cette robe est bien gaie pour une veuve.

– Tais-toi, méchante langue, répondit sa mère. Tout doit être gai dans un jour comme celui-ci. D’ailleurs, à cheval donné on ne regarde pas à la dent. Frère Gabriel, voilà un verre de punch et un gâteau. Portez la santé des mariés avant de retourner au couvent.

– Je bois à la santé des mariés avant de retourner au couvent, dit le frère Gabriel.

Et, après avoir vidé son verre, il s’esquiva, sans que personne, à l’exception de la tante Maria, se fût aperçu de sa présence ou remarquât son départ.

La réunion s’animait peu à peu.

– Bomba ! cria le sacristain qui était petit, timide et boiteux.

Tout le monde se tut à l’annonce du toast de ce personnage.

– Je bois, dit-il, à la santé des nouveaux époux, à celle de l’honorable compagnie et au repos des âmes des défunts.

– Bravo ! buvons, et vive la Manche qui nous donne du vin au lieu d’eau.

– À ton tour, Ramon Pérez ; chante-nous un couplet ; ne garde pas ta voix pour une meilleure occasion.

Ramon chanta :

 

          À la nouvelle mariée

          Je lui présente mes compliments ;

          Je ne puis les offrir au marié :

          Je ne puis en être que jaloux.

 

– Très bien, cria l’assemblée ; maintenant le fandango, et dansons.

En entendant le prélude de cette danse éminemment nationale, un homme et une femme se levèrent en même temps et, s’avançant, s’arrêtèrent l’un en face de l’autre. Leurs mouvements gracieux s’exécutaient, presque sur place, par un léger balancement du corps, et en marquant la mesure au joyeux son des castagnettes. Au bout d’un moment, les deux danseurs étaient remplacés par d’autres qui s’avançaient à leur tour, quand les deux premiers se retiraient. Cet exercice se répétait plusieurs fois selon l’usage du pays.

Pendant ce temps-là, un joueur de guitare chantait :

 

          Par le « oui » prononcé la jeune fille

          En entrant dans l’église,

          Par le « oui » prononcé la jeune fille

          Est entrée libre et est sortie captive.

 

– Bomba ! cria alors l’un de ceux qui jouaient le rôle de bouffon ou de loustic. Je bois à la santé de ce « guérit-tout » que Dieu nous a envoyé dans ce pays pour que nous vivions tous plus longtemps que Mathusalem ; mais à condition que, quand le cas se présentera, il ne s’occupe pas de prolonger la vie de ma femme et mon purgatoire.

Cette boutade amena une explosion de vivats et de battements de mains.

– Et que dis-tu à tout cela, Manuel ? lui crièrent-ils tous.

– Ce que je dis, répondit Manuel, c’est que je ne dis rien.

– Celle-là ne passera pas. Si tu veux faire le réservé, va-t’en d’ici. Allons, porte une santé, et dégourdis-toi.

Manuel prit un verre de punch et dit :

– Je bois aux nouveaux mariés, aux amis, au commandant et à la résurrection de saint Christophe.

– Vive le commandant, vive le commandant, cria toute la réunion. Et toi, Manuel, qui t’y entends, chante-nous un couplet.

Manuel chanta le suivant :

 

          Homme, songe à ce que tu fais

          En épousant une jolie femme :

          Jusqu’à ce que tu sois vieux,

          Tu seras toujours dans le tourment.

 

Après qu’on eut encore chanté quelques couplets, celui qui jouait le rôle de loustic dit :

– Ces gens-là, Manuel, chantent des choses qui n’ont ni rime, ni raison ; mais toi qui sais dire les choses en bon vers, adresses-en une dizaine en règle aux mariés, et prends ce verre de vin pour te délier la langue.

Manuel prit le verre de vin et dit :

 

          Viens ici, ôte-chagrin,

          Soulagement de mes peines

          Toi qui es né sous le feuillage vert

          Et qui as été foulé dans nos pressoirs,

          Éclaircis-moi, je t’en prie,

          Le passage du gosier

          Pour porter la santé des nouveaux mariés

          En levant ce petit verre.

 

– À ton tour, Ramon du diable, est-ce que la liqueur t’a émoussé le gosier ? Tu es plus fade qu’une salade de tomates.

Ramon prit sa guitare et chanta :

 

          Quand la jeune mariée va à la messe,

          Et que j’arrive à la rencontrer,

          Tout mon bonheur est de baiser

          La terre raboteuse qu’elle foule de son pied.

 

Un autre couplet moins convenable ayant succédé à celui-là, la tante Maria s’approcha de Stein et lui dit :

– Don Frédéric, le vin commence à faire un peu trop marcher les langues ; il est minuit et les enfants sont seuls à la maison avec Momo et le frère Gabriel, et je crains que Manuel ne lève le coude plus qu’il ne conviendrait : l’oncle Pedro s’est endormi dans un coin, et je crois qu’il ne ferait pas mal de sonner la retraite. Les ânes sont sellés ; voulez-vous que nous nous disions adieu à la française ?

Un moment après les trois femmes chevauchaient sur leurs ânes dans la direction du couvent. Les hommes suivaient à pied, pendant que Ramon, pris d’un accès de jalousie et de colère en voyant partir les mariés, attaquait les cordes de sa guitare avec un brio inaccoutumé et beuglait plutôt qu’il ne chantait le couplet suivant :

 

          Tu m’as donné congé,

          Et je l’ai avalé avec des tomates ;

          J’aime bien mieux être congédié

          Que d’entrer dans la famille.

 

– Quelle belle nuit, disait Stein à sa femme en élevant les yeux vers le ciel. Vois ces étoiles, vois cette lune dans son plein, comme je suis moi-même dans la plénitude de mon bonheur. Comme à mon cœur, rien ne lui manque.

– Et moi qui m’amusais tant ! répondit Maria de mauvaise humeur. Je ne sais pas pourquoi nous avons quitté la fête d’aussi bonne heure.

– Tante Maria, disait Pedro Santalo à la bonne vieille, maintenant nous pouvons mourir en paix.

– C’est certain, répondit celle-ci, mais nous pouvons aussi vivre heureux et cela vaut mieux.

– Est-il possible que tu ne saches pas t’arrêter quand tu as le verre en main ? disait Dolorès à son mari. Quand tu lâches les voiles, il n’y a plus de câble qui puisse te retenir.

– Caramba ! répliqua Manuel, puisque je suis venu que veux-tu de plus ? Si tu dis encore un mot, je vire de bord, et je retourne à la fête.

On distinguait encore les chants et les cris des buveurs :

– Vive la Manche qui nous donne du vin au lieu d’eau.

Dolorès gardait le silence, craignant que Manuel exécutât sa menace.

– José, dit Manuel à son beau-frère qui était aussi de la compagnie, est-ce que nous sommes en pleine lune ?

– Je suppose que oui, répondit le berger. Ne vois-tu pas ce qui lui sort de l’œil ? Est-ce que tu ne sais pas ce que c’est ?

– C’est une larme probablement, dit Manuel en riant.

– Non, ce n’est pas autre chose qu’un homme.

– Un homme ! s’écria Dolorès, croyant fermement à ce que disait son frère. Et quel est cet homme ?

– Je ne le sais pas, répondit le berger ; mais je sais comment il s’appelle.

– Et comment s’appelle-t-il ? demanda Dolorès.

– Il s’appelle Vénus, répondit José.

Manuel poussa un éclat de rire. Il avait bu plus que de raison, et avait le vin gai, comme on dit vulgairement.

– Don Frédéric, voulez-vous que je vous donne un conseil comme plus ancien dans la confrérie ?

– Tais-toi pour l’amour de Dieu, Manuel, dit Dolorès.

– Veux-tu me laisser en paix ? sinon, je tourne les talons. Écoutez, don Frédéric. D’abord, pour la femme comme pour le chien, il faut avoir du pain dans une main et un bâton dans l’autre.

– Manuel, reprit Dolorès.

– Laissez-moi tranquille, ou je m’en vais, répondit Manuel.

– Fais-moi le plaisir de te taire, Manuel, interrompit sa mère.

– Voilà qui est par trop fort, murmura Manuel ; ne dirait-on pas que nous sommes à un enterrement ?

– Ne sais-tu pas, observa le berger, que don Frédéric n’aime pas les plaisanteries de ce genre ?

– Don Frédéric, dit Manuel en prenant congé des nouveaux mariés qui poursuivaient leur chemin jusqu’à la chaumière, quand vous vous repentirez de ce que vous venez de faire, nous nous réunirons et nous chanterons à deux voix la même chanson.

Et pendant qu’il s’avançait vers le couvent on l’entendait chanter de sa voix forte et claire :

 

          Ma femme et mon cheval

          Sont morts en même temps :

          Quelle femme ! ou plutôt quel démon !

          C’est mon cheval que je regrette.

 

– Va te coucher, Manuel, et rondement, lui dit sa mère quand ils furent arrivés.

– Ma femme en prendra soin, répondit celui-ci. N’est-ce pas, ma brune ?

– Ce que je voudrais, répondit Dolorès, ce serait que tu fusses déjà endormi.

– Menteuse ! Comment voudrais-tu garder dans ton gosier le sermon qu’il faudra que j’avale avant de m’endormir, si toutefois je dois dormir.

– Est-ce que tu ne sais pas bien lui fermer la bouche ? lui dit son beau-frère en riant.

– Écoute, José, répondit Manuel. Est-ce que dans les halliers ou les grottes de la campagne tu aurais trouvé par hasard ce qui peut fermer la bouche à une femme ? Fais bien attention que si tu l’as trouvé, tu ne manqueras pas d’acheteurs qui te l’achèteront au poids de l’or ; pour moi je ne l’ai jamais trouvé ni connu dans le monde entier. Et il se mit à chanter :

 

          Il est plus aisé d’éteindre

          Les rayons du soleil brûlant

          Que d’arrêter la langue

          D’une femme de mauvaise humeur.

          

          La caresse ne sert à rien,

          Ni le bâton non plus ;

          Il ne sert à rien d’être bon,

          Il ne sert à rien d’être méchant.

 

 

 

 

 

CHAPITRE XV

 

 

 

Trois années s’étaient écoulées. Stein, qui était du petit nombre de ceux qui sont peu exigeants, se croyait heureux. Il aimait tendrement sa femme ; il s’était attaché chaque jour davantage à son beau-père et à l’excellente famille qui l’avait recueilli mourant et dont l’affection ne s’était jamais démentie. Sa vie uniforme et champêtre était en harmonie avec ses goûts modestes et avec son caractère doux et pacifique. D’ailleurs, la monotonie a aussi ses charmes. Une existence toujours égale est comme une mélodie simple et composée de peu de notes qui nous berce agréablement. Il n’y a peut-être rien qui laisse de plus doux souvenirs que cet enchaînement de jours dont chacun ne diffère pas plus de celui qui le suit, que de celui qui l’a précédé.

Quelle fut donc la surprise des habitants de la chaumière quand ils virent accourir un matin Momo tout effaré, et qu’ils l’entendirent crier à Stein d’aller au couvent sans perdre un instant.

– Quelqu’un de la famille est-il tombé malade ? demanda Stein effrayé.

– Non, répondit Momo ; c’est un monsieur qu’ils appellent « son Essence » (Son Excellence) qui chassait dans le pays les sangliers et les chevreuils avec ses amis. En sautant un fossé, son cheval a glissé, et tous deux ont roulé par terre. Le cheval en a crevé et l’Essence s’est brisé autant d’os qu’il en a dans le corps. On l’a apporté sur un brancard au couvent qui est devenu une vraie Babylone. On dirait le jour du jugement dernier. Ils sont tous bouleversés comme le troupeau au milieu duquel le loup est entré. Le seul qui soit calme est celui qui a fait la chute. On voit d’ailleurs que c’est un solide garçon. Tous étaient déroutés et ne savaient que faire. Grand-mère leur a dit qu’il y avait ici un chirurgien d’un rare talent ; mais ils ne voulaient pas la croire. Cependant comme il faut deux jours pour en amener un de Cadix et deux autres jours pour en faire venir un de Séville, son Essence a dit que sa volonté était qu’on demandât celui que recommandait ma grand-mère, et c’est pour cela que j’ai eu à venir ici ; car on dirait qu’on ne peut rien faire en ce monde sans moi. Maintenant, je vous le dirai franchement : si j’étais à votre place, et qu’ils n’eussent pas fait plus de cas de moi, je n’irais pour rien au monde.

– Quand même, dit Stein, je serais capable d’enfreindre mes devoirs de chrétien et de médecin, il faudrait que j’eusse un cœur de bronze pour voir souffrir un de mes semblables sans le soulager, pouvant le faire. Du reste, ces messieurs ne peuvent avoir confiance en moi, puisqu’ils ne me connaissent pas, et ce n’est pas une offense ; et ce n’en serait même pas une, si, quoique me connaissant, ils n’avaient pas encore cette confiance.

Tout en parlant, ils arrivèrent au couvent.

La tante Maria, qui attendait Stein avec impatience, le conduisit à l’appartement où se trouvait l’inconnu. On l’avait mis dans la cellule du prieur où on lui avait dressé un lit à la hâte et du mieux qu’on avait pu. La tante Maria et Stein traversèrent le groupe de chasseurs et de domestiques qui entouraient le malade. C’était un jeune homme de haute taille. Autour de sa belle figure, pâle mais tranquille, tombaient les boucles de ses cheveux noirs.

Stein ne l’eût pas sitôt aperçu, qu’il poussa un cri, et s’élança vers lui ; mais il s’arrêta tout de suite, craignant de le toucher, et croisant ses mains toutes tremblantes, il s’écria :

– Oh ! mon Dieu, monsieur le duc.

– Est-ce que vous me connaissez ? demanda le duc ; car la personne que Stein venait de reconnaître était en effet le duc d’Almansa.

– Vous me connaissez ? répéta-t-il en élevant la tête et fixant ses grands yeux noirs sur Stein, sans pouvoir s’imaginer quel était celui qui venait de lui adresser la parole.

– Vous ne vous souvenez pas de moi ! murmura Stein, tandis que deux grosses larmes coulaient sur ses joues. Ce n’est pas étonnant : les âmes généreuses oublient le bien qu’elles font, comme les cœurs reconnaissants conservent éternellement le souvenir du bien qu’on leur a fait.

– Mauvais début, dit un des assistants. Un chirurgien qui pleure ; nous voilà bien.

– Quelle malheureuse rencontre ? dit un autre.

– Monsieur le docteur, dit le duc à Stein, je me remets en vos mains. J’ai confiance en Dieu, en vous et en ma bonne étoile. Mettez la main à l’œuvre sans perdre de temps.

En entendant ces mots, Stein leva la tête. Son visage devint parfaitement calme, et d’un geste modeste, mais ferme et impératif, il éloigna ceux qui l’entouraient. Ensuite il examina le blessé, montra une main habile et exercée dans ce genre d’opérations, et tout cela avec tant d’assurance et d’adresse, que tous gardèrent le silence et qu’on n’entendait dans l’appartement que la respiration oppressée du patient.

– Monsieur le duc, dit le chirurgien après avoir terminé son examen, a la cheville du pied démise et la jambe cassée, sans doute parce que tout le poids du cheval a porté sur elle. Du reste, je crois pouvoir répondre d’une guérison complète.

– Serai-je boiteux ? demanda le duc.

– Il me semble que je puis vous assurer que non.

– Faites comme vous le dites, continua le duc, et je dirai que vous êtes le premier chirurgien du monde.

Stein, sans se troubler, fit appeler Manuel sur la force et la docilité duquel il savait qu’il pouvait compter. Avec son aide, il commença l’opération qui fut certainement fort douloureuse ; mais Stein ne paraissait pas s’occuper des souffrances du blessé, quoiqu’elles fussent tellement vives, qu’elles le privaient presque de sentiment. Au bout d’une demi-heure, le duc reposait, non sans souffrir encore, mais plus calme. Au lieu de leurs premières dispositions à la méfiance et au soupçon, les amis du grand personnage prodiguèrent à Stein leurs félicitations et leurs marques d’estime. Lui, revenant à son naturel modeste et timide, répondait à tous avec affabilité. Mais la plus contente était la tante Maria qui se trouvait comme dans un bain d’eau de rose.

– Ne vous l’avais-je pas dit ? répétait-elle à toutes les personnes présentes. Ne vous l’avais-je pas dit ?

Les amis du duc, tranquillisés, et à sa prière, se mirent en route pour retourner chez eux. Le blessé avait exigé qu’on le laissât seul sous la direction de son habile docteur, de son vieil ami, comme il l’appelait, et il congédia même presque tous ses domestiques.

Ainsi le duc et son médecin purent renouveler connaissance à leur aise. Le premier était un de ces hommes qui savent s’élever au-dessus de la matière et ne se laissent asservir ni par l’habitude ni par l’attrait du bien-être physique ; un de ces êtres privilégiés, capables de se mettre au-dessus des circonstances, non par un mouvement passager et par conséquent peu durable mais par l’énergie propre et la fermeté soutenue de leur nature qui les protège comme une cuirasse de fer impénétrable et qu’on pourrait symboliser par ce mot : « qu’importe ? » Un de ces cœurs comme il en battait sous les armures du quinzième siècle et dont on ne pourrait aujourd’hui rencontrer les pareils qu’en Espagne.

Stein raconta au duc ses campagnes, ses malheurs, son arrivée au couvent, ses amours, son mariage. Le duc l’écouta avec beaucoup d’intérêt, et son récit lui inspira le désir de faire connaissance avec Marisalada, avec le pêcheur et avec la chaumière que Stein préférait à un riche palais. C’est ainsi que, dès la première sortie qu’il fit, accompagné de son médecin, il se dirigea vers le bord de la mer. L’été commençait : une brise fraîche, venant de la mer, rendit leur promenade délicieuse. Le fort de Saint-Christophe apparaissait avec sa couronne de verdure nouvelle comme pour faire honneur au haut personnage aux yeux duquel il se montrait pour la première fois. Les petites fleurs qui couvraient le toit de la chaumière à l’imitation des jardins de Sémiramis, balancées par le souffle léger du vent, se serraient l’une contre l’autre comme des jeunes filles pour se dire à l’oreille le secret de leur cœur. La mer poussait doucement ses vagues presque jusqu’aux pieds du duc, comme pour lui souhaiter la bienvenue. On distinguait le chant de l’alouette qui planait si haut dans les airs que l’œil ne pouvait l’apercevoir. Le duc, un peu fatigué, s’assit sur un rocher. Il avait l’imagination poétique et jouissait en silence de cette belle scène. Tout à coup une voix s’éleva, chantant un air simple et mélancolique. Le duc, surpris, regarda Stein qui se mit à sourire. Le chant continuait.

– Stein, dit le duc, est-ce qu’il y a des sirènes sur ces flots ou des anges dans les airs ?

Au lieu de répondre à cette question, Stein prit sa flûte et répéta la mélodie qu’on venait d’entendre.

Alors le duc vit s’approcher, moitié courant, moitié sautant, une jeune femme au teint basané, qui s’arrêta brusquement en l’apercevant.

– C’est ma femme, dit Stein, c’est ma chère Maria.

– Eh bien ! dit le duc, elle a la voix la plus admirable du monde. Madame, dit-il en s’adressant à Marisalada, j’ai été dans tous les théâtres de l’Europe, mais je n’ai jamais rien entendu qui ait davantage excité mon admiration.

Si le teint brun et mat de Maria eût été susceptible de se couvrir d’une autre couleur, la rougeur de l’orgueil et de la satisfaction se serait montrée sur ses joues en entendant ces louanges enthousiastes sortir de la bouche d’un si grand personnage qui était en même temps un juge si compétent.

Le duc poursuivit :

– À vous deux, vous possédez tout ce qui est nécessaire pour faire votre chemin dans le monde. Et vous voudriez rester ensevelis dans l’obscurité et l’oubli ? Cela est impossible ; vous ne pouvez empêcher la société de profiter de pareils talents ; je répète que c’est impossible et que cela ne sera pas.

– Nous sommes si heureux ici ! monsieur le duc, répondit Stein ; je me croirais ingrat envers le sort si je changeais quelque chose à ma situation.

– Stein ! s’écria le duc, qu’est donc devenue cette ferme et froide résolution que j’admirais en vous quand nous étions ensemble à bord du Royal Sovereign ? Qu’est devenu cet amour de la science, ce désir de vous consacrer au soulagement de l’humanité affligée ? Vous êtes-vous laissé enivrer par le bonheur ? Serait-il vrai que le bonheur rend les hommes égoïstes ?

Stein baissa la tête.

– Madame, continua le duc, à votre âge et avec un pareil talent, pouvez-vous vous résigner à rester toujours attachée à votre rocher, comme ces ruines ?

Maria, dont le cœur battait vivement, rempli qu’il était de joie et d’espérances séduisantes, répondit cependant avec une froideur apparente :

– Qu’est-ce que cela me fait ?

– Et ton père ? lui demanda son mari d’un ton de reproche.

– Il est à la pêche, répondit-elle, feignant de ne pas avoir compris le véritable sens de la demande.

Le duc entra ensuite dans une longue explication de tous les avantages que pouvait lui procurer cet admirable talent capable de lui valoir une fortune et un trône.

Maria écoutait avidement ces détails, tandis que le duc admirait le jeu varié de cette physionomie, tout à tour froide ou enthousiaste, glacée ou respirant l’énergie.

Quand le duc prit congé, Maria dit précipitamment à son mari en lui parlant à l’oreille :

– Nous nous en irons. Comment ! la fortune m’appelle et m’offre des couronnes, et je ferais la sourde oreille ! Non ! non !

Stein suivit tristement le duc.

Quand ils entrèrent dans le couvent, la tante Maria demanda au duc, qui traitait sa garde-malade avec beaucoup de bonté, comment il avait trouvé sa chère Maria.

– N’est-ce pas, dit-elle, que Marisalada est une jolie personne ?

– Certainement ; elle a des yeux qu’un aigle seul pourrait regarder en face, selon l’expression d’un poète.

– Et la grâce de sa personne, continua la bonne vieille, et sa voix ?

– Quant à sa voix, dit le duc, elle est trop belle pour rester perdue dans ce désert. Vous avez assez de vos rossignols et de vos chardonnerets. Il faut que le mari et la femme viennent avec moi.

La foudre qui serait tombée aux pieds de la tante Maria l’aurait moins atterrée que ces paroles.

– Et le veulent-ils, eux ? s’écria-t-elle toute saisie.

– Il faut bien qu’ils le veuillent, répondit le duc en entrant dans ses appartements.

La tante Maria resta consternée et interdite pendant quelques instants. Puis elle s’en alla trouver le frère Gabriel.

– Ils s’en vont ! dit-elle en fondant en larmes.

– J’en rends grâces à Dieu, répondit le frère. Ils ont assez abîmé les dalles de marbre de la cellule du père prieur. Que dira Sa Révérence à son retour !

– Vous ne m’avez pas compris, dit la tante Maria ; c’est don Frédéric et sa femme qui s’en vont.

– Comment, ils s’en vont ? dit le frère Gabriel ; c’est impossible !

– Est-ce vrai ? demanda la tante Maria à Stein qui venait à sa recherche.

– Elle le veut ! répondit celui-ci dont le visage était tout abattu.

– C’est ce que dit toujours son père, et, avec cette belle réponse, il l’aurait laissée mourir, si nous n’avions pas été là. Ah ! don Frédéric, vous êtes si bien ici ! Vous voilà comme cet Espagnol qui, étant bien, voulut être mieux.

– Je ne crois ni n’espère être mieux nulle part ailleurs que dans ce lieu, ma bonne tante Maria, dit Stein.

– Quelque jour, répondit celle-ci, vous aurez à vous en repentir. Et le pauvre oncle Pedro ! mon Dieu ! pourquoi faut-il avoir vécu jusqu’à un pareil bouleversement !

Don Modesto entra dans ce moment. Depuis quelque temps ses visites étaient devenues plus rares, non parce que le duc lui faisait moins bon accueil, ni parce que le vétéran n’éprouvait pas le même attrait sympathique que le grand personnage exerçait sur tous ceux qui l’approchaient. Mais comme de raison, don Modesto s’était fait une loi de ne jamais paraître devant le duc, général et ancien ministre de la guerre, autrement que dans toutes les règles de l’étiquette. Rosa Mystica lui avait dit que son uniforme n’était plus capable d’un service actif, et c’est pour cela que ses visites étaient devenues plus rares. Quand la tante Maria lui apprit que le duc avait l’intention de partir au bout de deux jours, don Modesto se retira immédiatement. Il avait formé un projet, et il lui fallait un peu de temps pour le réaliser.

Quand Marisalada communiqua à son père la résolution qu’elle avait prise de suivre les conseils du duc, la douleur du pauvre vieillard aurait fendu un cœur de pierre. Son chagrin cependant resta renfermé dans le silence. Il écouta les magnifiques projets de sa fille sans les blâmer, ni les approuver, et ses promesses de retour sans les avoir exigées et sans les repousser. Il la regardait comme l’oiseau considère son petit quand celui-ci s’apprête à quitter le nid dans lequel il ne doit jamais revenir. Ce pauvre père pleurait en dedans, s’il est permis de s’exprimer ainsi.

Le jour suivant, on vit arriver les domestiques, les chevaux et les bêtes de somme que le duc avait fait venir pour son voyage. Les cris, les souhaits de bon voyage retentissaient dans tous les coins du couvent. Le frère Gabriel en fut réduit à aller travailler à ses cabas en sparterie sous le lierre à l’ombre duquel se trouvaient autrefois les norias.

Morrongo monta sur la partie la plus élevée du toit, et s’étendit au soleil, considérant d’un air de mépris toute l’agitation qu’on se donnait dans la cour. Palomo aboya, grogna et protesta si bruyamment contre l’invasion étrangère, que Manuel ordonna à Momo de l’enfermer.

– Certainement, disait Momo, ma grand-mère, qui est la plus intrépide infirmière qu’il y ait sous la calotte du ciel, a un aimant pour attirer les malades ici. Avec celui-ci, en voilà déjà trois. Sans doute que dans le ciel elle se mettra à soigner saint Lazare.

Le jour du départ était arrivé. Le duc se tenait déjà tout prêt dans son appartement. Stein et Maria étaient accompagnés du pauvre pêcheur dont le corps était ployé en deux sous le poids du chagrin et dont les yeux ne quittaient pas la terre. Cette immense douleur l’avait plus vieilli que les années et toutes les bourrasques de la mer. En arrivant, il s’assit sur les degrés de la croix de marbre.

Quant à don Modesto, il était venu aussi mais avec la consternation peinte sur le visage. Ses deux sourcils se relevaient comme deux arcs d’une hauteur prodigieuse. Une mèche de ses cheveux clairsemés tombait d’un côté, tristement aplatie ; de profonds soupirs s’échappaient de sa poitrine.

– Qu’avez-vous, mon commandant ? lui demanda la tante Maria.

– Tante Maria, lui répondit-il, c’est aujourd’hui le 15 juin, jour de la fête de mon patron, jour tristement mémorable dans les fastes de ma vie. Oh ! saint Modesto ! Est-il possible que tu me traites ainsi le jour même où l’Église te glorifie ?

– Mais qu’y a-t-il donc de nouveau ? lui demanda la tante Maria inquiète.

– Voyez, dit le vétéran en levant le bras, et montrant que son uniforme avait une déchirure par laquelle on apercevait la doublure blanche comme une rangée de dents sous un rire moqueur.

Le pauvre don Modesto était tellement identifié avec son uniforme, qu’avec lui il aurait perdu le dernier indice de sa profession.

– Quel malheur ! s’écria tristement la tante Maria.

– Cet accident a valu une migraine à Rosita, poursuivit don Modesto.

– Son Excellence prie M. le commandant de se rendre dans son appartement, dit alors un des domestiques.

Don Modesto se redressa de toute sa hauteur. Il prit dans sa main un papier soigneusement plié et cacheté, serra le plus possible près du corps le bras sous lequel se trouvait la malheureuse déchirure, et se présentant devant le grand seigneur, il le salua avec respect en prenant la sévère position d’ordonnance.

– Je souhaite à Votre Excellence un heureux voyage, dit-il, et je désire qu’elle retrouve Madame la duchesse et toute sa famille en bonne santé. Je prie aussi Votre Excellence de vouloir bien remettre à M. le ministre de la guerre ces observations relatives au fort que j’ai l’honneur de commander. Votre Excellence a pu se convaincre par elle-même de l’urgence des réparations dont aurait besoin le fort de Saint-Christophe, surtout s’il s’agissait d’une guerre avec l’empereur du Maroc.

– Mon cher don Modesto, répondit le duc, je n’ose pas me flatter du succès de cette requête ; je vous conseillerais plutôt de planter une croix sur les créneaux de votre forteresse, comme on en met une sur une sépulture. En revanche, je vous promets d’obtenir qu’on vous paie vos arrérages de solde.

Cette agréable promesse ne suffit pas à effacer la triste impression produite sur l’esprit du commandant par l’espèce de condamnation à mort prononcée par le duc sur sa chère forteresse.

– En attendant, continua le duc, je vous prie d’accepter comme souvenir d’amitié...

En disant ces mots, il lui montra une chaise près de lui.

Quelle ne fut pas la surprise de cet excellent homme en voyant étalé sur cette chaise un uniforme complet, neuf, brillant, avec des épaulettes dignes d’orner les épaules du plus grand capitaine du siècle ! Don Modesto, comme cela était tout naturel, resta étonné, confus, ébloui à la vue de tant d’éclat et de magnificence.

– J’espère, M. le commandant, reprit le duc, que vous vivrez assez longtemps pour que cet uniforme ait pour vous autant de durée, pour le moins, que son prédécesseur.

– Ah ! Excellence, répondit don Modesto recouvrant peu à peu la parole, c’est vraiment trop beau pour moi.

– Pas du tout, pas du tout, répondit le duc. Combien y en a-t-il qui portent des uniformes plus riches sans le mériter autant ! Je sais de plus que vous avez une amie, une excellente gouvernante, et je crois que cela ne lui déplairait pas d’avoir aussi un souvenir. Faites-moi le plaisir de lui remettre ce cadeau de ma part.

C’était un rosaire en corail et filigrane d’or.

Ensuite sans donner à don Modesto le temps de revenir de son étonnement, le duc se tourna du côté de la famille Alerza qu’il avait fait réunir dans l’intention de leur témoigner sa reconnaissance et de laisser à tous un souvenir. Le duc ne faisait pas le bien avec l’indifférence et la prodigalité dédaigneuse et quelquefois blessante que montrent trop souvent les riches. Il le faisait comme le font ceux qui ne possèdent pas la richesse, c’est-à-dire en étudiant les goûts et les besoins de chacun. C’est ainsi que tous les habitants du couvent reçurent de lui ce qui leur manquait le plus ou qui leur pouvait être le plus agréable. Manuel eut un manteau et une bonne montre ; Momo, un habillement complet, une ceinture de soie jaune et un fusil de chasse ; les femmes et les enfants, des étoffes pour faire des vêtements et des jouets ; Anis eut un tambour et un cerf-volant de dimensions telles, que, quand il en était couvert, sa petite personne disparaissait comme aurait fait une souris derrière le bouclier d’Achille. Quant à la tante Maria, à l’infatigable garde-malade, à celle qui savait faire des bouillons si fortifiants, le duc lui assura une rente viagère.

Seul, le frère Gabriel n’eut rien. Il faisait si peu de bruit dans le monde, et il s’était si bien caché aux regards du duc, que celui-ci n’avait pu parvenir à l’apercevoir.

La tante Maria, sans être remarquée de personne, coupa quelques mètres d’une des pièces de cretonne dont le duc lui avait fait présent, et prit en outre deux mouchoirs de coton et s’en alla trouver son protégé.

– Tenez, frère Gabriel, voilà un petit cadeau que vous fait M. le duc. Je me charge de vous faire les chemises.

Le pauvre homme fut encore plus stupéfait que ne l’avait été le commandant, car il était d’une modestie qui allait jusqu’à l’humilité.

Tout étant disposé pour le départ, le duc parut dans la cour.

– Adieu, Romo, honneur de Villamar, dit Marisalada à celui-ci. Sois sûr que si je t’ai vu quelque part, je ne m’en souviens pas.

– Adieu, Mouette, répondit Momo, si tout le monde regrettait ton départ comme le fils de ma mère, les cloches pourraient sonner à toute volée.

L’oncle Pedro était resté assis sur les degrés de marbre. La tante Maria était auprès de lui, pleurant à chaudes larmes.

– On croirait, dit Marisalada, que je m’en vais en Chine, et que nous ne devons plus nous revoir. Quand je vous dis que je reviendrai... Allons donc ! ne dirait-on pas un enterrement de bohémiens... Est-ce que vous avez juré de troubler la joie que j’éprouve d’aller à la ville ?

– Ma mère, dit Manuel, tout ému de voir les larmes de la bonne vieille, si vous pleurez si fort en ce moment, comment feriez-vous donc si je mourais ?

– Oh ! je ne pleurerais pas, mon cher fils, répondit sa mère en souriant au milieu de ses larmes. Je n’aurais pas le temps de pleurer ta mort.

Les chevaux arrivèrent, Stein se jeta alors dans les bras de la tante Maria.

– Ne nous oubliez pas, don Frédéric, dit la bonne vieille en sanglotant. Revenez avec nous.

– Si je ne reviens pas, dit celui-ci, ce sera parce que je serai mort.

Le duc avait pris ses mesures pour que Marisalada montât promptement sur la mule qui lui était destinée, afin de lui épargner la longueur d’adieux si pénibles. L’animal prit le trot, les cavaliers la suivirent et la compagnie disparut derrière un angle des murs du couvent.

Le pauvre père étendait les bras vers sa fille.

– Je ne la verrai plus ! s’écria-t-il suffoqué par la douleur et laissant tomber son visage sur les degrés de la croix.

Les voyageurs poursuivirent leur chemin en pressant le trot de leurs montures. Stein, en arrivant au Calvaire, soulagea son cœur oppressé en adressant une prière fervente au Seigneur du Secours dont la bienfaisante influence se répandait dans la contrée comme la lumière autour de l’astre qui la dispense.

Rosa Mystica était à sa fenêtre quand les voyageurs traversèrent la place du village.

– Dieu me pardonne ! s’écria-t-elle en voyant Marisalada chevauchant à côté du duc ; non seulement elle ne me salue pas, mais elle ne daigne pas même me regarder. Allons, le démon de l’orgueil a déjà pénétré dans son cœur. Je parie, ajouta-t-elle en avançant sa tête jusqu’à la grille, qu’elle ne saluera pas non plus M. le curé qui est sous le porche de l’église. Oui, pourtant, mais c’est parce que le duc lui en donne l’exemple. Ah ! il s’arrête pour lui parler... il lui met une bourse dans les mains... c’est sans doute pour les pauvres... c’est un excellent monsieur ; il est très généreux et a fait beaucoup de bien : que Dieu l’en récompense.

Stein en passant la salua tristement avec la main.

– Allez en paix avec Dieu ! dit Rosa en agitant un mouchoir. Quel brave homme ! Hier, en prenant congé de moi, il pleurait comme un enfant. Quel dommage qu’il ne reste pas ici ! Et il ne serait pas parti sans cette folle de Mouette, comme dit très justement Momo.

La petite troupe des voyageurs était arrivée au sommet d’une colline et elle commença à descendre l’autre versant. Les maisons de Villamar disparurent aux regards attristés de Stein qui ne pouvait s’arracher de ces lieux où il avait vécu si tranquille et si heureux.

Pendant ce temps-là le duc prenait la peine fort inutile de consoler Maria en présentant à son imagination les rêves les plus séduisants pour l’avenir. Stein n’avait d’yeux que pour contempler les objets dont il s’éloignait.

La croix du Calvaire et la chapelle du Seigneur du Secours disparurent à leur tour. Puis la grande masse du couvent parut s’enfoncer peu à peu dans la terre. Enfin, de tout ce petit coin du monde si tranquille, il n’aperçut que les ruines du fort dessinant leur sombre silhouette sur le fond bleu du firmament, et la tour qui, selon l’expression d’un poète, semblait, comme un doigt levé, montrer le ciel avec une muette éloquence.

Enfin, toute cette perspective s’évanouit, et Stein, pour cacher ses larmes, se couvrit le visage avec les mains.

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE

 

 

 

La Deuxième partie a pour cadre Séville où Stein emmènera sa femme et où il développera la culture musicale de Marisalada. Sous la direction de son mari, la Gaviota acquiert un tel talent qu’elle devient bientôt la plus grande chanteuse de Madrid, et la plus adulée. Même le duc, son protecteur, lui fait l’hommage de sa passion silencieuse. Mais c’est un toréador qui, un jour, la compromettra. Son mari, désespéré, s’en va mourir à Cuba de la fièvre jaune non sans lui avoir pardonné. Le duc, « outré », revient à sa femme et ne veut plus rien savoir d’elle, et le beau toréador meurt tragiquement dans l’arène. Ayant perdu sous le coup de ses malheurs et la santé et la voix, la Gaviota se réfugie dans son village natal où elle a fini par épouser le coiffeur. Voici le point final de cette longue et romantique péripétie :

 

 

Si, avant que nous nous séparions pour toujours, le lecteur veut bien encore jeter un coup d’œil sur le petit coin de terre appelé Villamar, bien qu’il soit peut digne de recevoir un hôte aussi distingué, nous l’y conduirons sans qu’il ait à se préoccuper de la fatigue et de la dépense du voyage. Et en effet, sans y penser, nous voici déjà arrivés. Eh bien ! aimable lecteur, voici le bonnet de Merlin : fais-moi le plaisir de t’en couvrir, parce que si tu restes aussi visible qu’en ce moment, tu troubleras par ta présence ce lieu calme et tranquille, comme un objet quelconque jeté dans les eaux dormantes et limpides d’un étang en trouble la transparence et le repos.

Quatre ans après, c’est-à-dire, un jour d’été de 1848, tu trouveras le pauvre petit village assis aussi tranquillement au bord de la mer qu’un pêcheur à la ligne.

Nous allons rendre compte de quelques graves évènements tant publics que privés qui y avaient eu lieu pendant cet espace de temps.

Commençons par la malencontreuse inscription qui avait valu tant de soucis à l’alcade éclairé, forgeron de son métier, qui avait l’habitude de dire que le fer n’était pas plus dur que la tête de ses administrés. Le lecteur se souvient que cette inscription qui avait occasionné une chute terrible au maître d’école et trois jours de suffocations à Rosa Mystica, avait, en revanche, frappé d’admiration don Modesto Guerrero.

Le reste des habitants avait pris l’inscription pour un bando 16, un de ces bandos dans le genre :

Quatre ducats d’amende à celui qui déposera des immondices de quelque espèce que ce soit sur cette place.

Les averses si fréquentes en Andalousie et qui paraissent plutôt faites pour fouetter la terre que pour l’arroser, étant tombées abondamment sur les lettres grandes et petites qui la composaient, l’avaient presque effacée.

L’alcade, craignant que cette vue ne produisît un effet analogue sur le patriotisme des habitants, se proposa de réveiller dans leurs cœurs ce noble sentiment par un autre moyen plus puissant et plus efficace. Le nom de rue Royale offensait ses oreilles libérales ; il voulut le patriotiser, et publia un bando en vertu duquel ce nom malsonnant fut remplacé par celui de rue des Enfants de Padilla.

Il y eut à ce propos un peu d’agitation à Villamar. Dans le siècle où nous vivons, quel est le coin du globe à l’abri de tout trouble ?

Un des habitants de ladite rue, nommé Christophe Padilla, venait de mourir, et ses enfants héritèrent naturellement de la maison qu’il possédait dans la localité. Mais les Lopez, les Pérez et les Sanchez, qui se trouvaient dans le même cas, protestèrent énergiquement contre une préférence si mal fondée. Ce fut vainement que l’alcade voulut leur expliquer que jadis ceux qu’on appelait les enfants de Padilla avaient formé une association d’hommes libres. Ils lui répondirent que tout le monde savait que les Padilla étaient des hommes libres, et que personne ne songeait à leur contester ce titre ; mais que les Lopez, les Pérez et les Sanchez l’étaient également, et l’avaient été depuis la création du monde ; enfin ils déclaraient qu’ils ne souffriraient pas qu’on mît ainsi les Padilla au-dessus d’eux. Ils déclarèrent que si l’alcade persistait dans son projet, ils se plaindraient à l’autorité compétente, parce qu’il y avait toujours des tribunaux supérieurs auxquels on pouvait recourir contre l’arbitraire et l’injustice, à moins que, par suite des nouveautés du jour, cela aussi eût disparu.

L’alcade, ennuyé de tant de clameurs, les envoya à tous les diables.

Ne sachant à quel saint se recommander pour donner à Villamar un certain air moderne qui le mît à la hauteur du jour, il imagina de pourvoir le chemin qui menait du village à la colline où se trouvaient le cimetière et la chapelle du Seigneur du Secours, du nom de chemin d’Urdax, en souvenir d’une bataille qui précéda la Convention de Vergara 17.

Mais la chose lui réussit encore plus mal. Il y eut une émeute de femmes commandée par Rosa Mystica en personne. Leurs cris et leurs lamentations auraient étourdi des sourds.

– Que veut dire Urdax ? criait l’une.

– Qu’avons-nous à voir avec Urdax ? criait l’autre.

– Qui donc voudra se faire enterrer à Urdax ? s’écriait d’une voix perçante une vieille femme.

– Monsieur l’alcade, dit une pauvre veuve, si vous avez tant d’envie de faire des améliorations, diminuez les impôts, remettez-les au taux où ils étaient du temps du roi, et laissez aux choses les noms qu’elles ont toujours portés.

– Si vous aimez tant le nom d’Urdax, dit une jeune fille, prenez-le pour vous.

– Monsieur, dit gravement Rosa Mystica : ce chemin s’appelle Via Crucis 18, vous le profanez en lui donnant ce nom mauresque.

L’alcade se boucha les oreilles, et s’enfuit.

Frustré dans de si belles idées, il déclara que les habitants de Villamar étaient des animaux, des brutes stupides, des partisans du temps abominable de l’absolutisme, n’ayant d’autre mobile que le vil intérêt pécuniaire, ennemis de tout progrès social comme de toute amélioration ; de méprisables routiniers qui ne méritaient pas d’être appelés villageois, et, bien moins encore, citoyens libres.

Et après ce formidable anathème, Villamar et ses habitants poursuivirent comme auparavant le cours de leur paisible existence. Peu de jours après, on lisait dans un journal de l’opposition :

 

Notre correspondant de Villamar (Basse-Andalousie) nous écrit : La tranquillité publique a été menacée dans ce village. Quelques malintentionnés, excités sans doute par d’infâmes agents de l’odieuse faction, ont voulu s’opposer aux sages améliorations, aux utiles progrès que notre digne alcade don Perfecto Civico voulait introduire, sous le ridicule prétexte qu’ils n’étaient pas nécessaires. Mais l’admirable sang-froid et la fermeté héroïque qu’a montrés cet excellent représentant de l’autorité ont intimidé les audacieux, et tout est rentré dans l’ordre, sans que nous ayons eu à déplorer aucun accident grave. Que les bons patriotes vivent sans inquiétude ; leurs frères de Villamar sauront déjouer les manœuvres de nos ennemis.

Comme nous sommes en juillet, la température est assez élevée, sans pouvoir dire à combien de degrés elle a monté, Villamar ne possédant pas encore de thermomètre.

La récolte se présente bien, surtout pour ce qui concerne les citrouilles dont la grosseur et la quantité remplissent de joie et de satisfaction nos honnêtes cultivateurs.

Signé : Le patriote modèle.

 

Il est inutile de dire que ce modèle de patriotisme était l’alcade lui-même, auteur de l’article.

Ce brave homme avait été vétérinaire, et en courant le monde, il était arrivé à une hauteur prodigieuse en fait d’idées modernes et de vues avancées. Il parlait beaucoup et s’écoutait lui-même, de manière qu’il ne manquait jamais d’auditoire. Il était aussi le seul représentant de son parti à Villamar, comme le médecin qui avait remplacé Stein était celui du « juste milieu ».

La coterie du curé, de Rosa Mystica et des bonnes femmes comme la tante Maria, tenait pour les vieilles idées. Celle de Ramon Pérez et autres amateurs de chant n’avait pas de couleur politique. Celle de José et autres pauvres gens de sa classe regrettait les biens passés et déplorait les maux présents sans en rechercher les causes. Restait le greffier, effronté drôle, comme le sont trop souvent ses pareils dans les petits villages ; c’était un aigre défenseur du parti triomphant et un persécuteur acharné du vaincu, animal malfaisant et hostile qui ne s’apprivoise qu’avec de l’argent.

Mais retournons à notre sujet.

La tour de Saint-Christophe s’était écroulée, et avec elle, les dernières espérances que nourrissait don Modesto de voir un jour sa forteresse sur la même ligne que Gibraltar, Brest, Cadix, Dunkerque et Sébastopol.

Mais rien n’avait causé autant d’étonnement à nos amis, les habitants de Villamar, que le changement survenu dans la boutique du barbier Ramon Pérez.

Ramon Pérez, après la mort de son père qui avait eu lieu dans les premiers mois qui suivirent le départ de Maria, n’avait pu résister au désir d’aller, lui aussi, dans la capitale à la suite de l’ingrate qui l’avait sacrifié à un sot étranger. Il entreprit donc ce voyage et revint au bout de quinze jours rapportant avec lui :

D’abord, un approvisionnement inépuisable de mensonges et de fanfaronnades ;

En second lieu, une foule de chansons italiennes plus détestables les unes que les autres ;

En troisième lieu, un air de : « qu’est-ce que cela me fait à moi ? » une désinvolture, un sans-gêne capables de révolter tous les habitants de Villamar dont les malheureuses oreilles et les mâchoires plus malheureuses encore conservèrent longtemps le souvenir de ses nouvelles acquisitions.

En quatrième lieu, la plus funeste aspiration à imiter le « lion » des barbiers, Figaro, que par malheur il avait vu représenter à Séville. En conséquence, et pour imiter son modèle, il s’était efforcé de faire sortir l’alcade de la voie du progrès pour l’entraîner dans celle du comte d’Almaviva. Mais d’abord l’alcade était marié et il aurait été difficile de trouver à Villamar une Rosine qui consentît à passer par-dessus cet inconvénient. De plus, l’alcadesse était une Galicienne d’une vigueur remarquable et par conséquent plus redoutable à ses yeux que le docteur Bartholo ne l’avait été pour son modèle.

Ramon avait rapporté de son voyage une autre chose dont il ne parla à personne et dont il avait fait l’acquisition de la manière suivante :

Une nuit que, soupirant comme une baleine, il rôdait dans la rue qu’habitait Marisalada, il appela l’attention d’un jeune homme qui attendait dans un carrefour enveloppé jusqu’aux yeux de son manteau ; celui-ci, s’approchant de lui, lui dit ces seuls mots : au large !

Ramon voulut répliquer ; mais il reçut un coup de pied tellement vigoureux que la douleur qu’il lui causa contribua puissamment à lui rendre le voyage horriblement pénible à son retour, la partie atteinte se trouvant le plus directement en contact avec la selle.

Par suite d’une circonstance qu’on connaîtra plus tard, le barbier était parvenu à réunir une certaine somme d’argent. Alors les souvenirs de Séville et de Figaro s’étaient réveillés en lui avec une force nouvelle. Il avait embelli sa boutique avec un luxe asiatique. Des sièges peints en vert émeraude, des patères larges comme des assiettes pour supporter les essuie-mains faits avec une toile épaisse d’un doigt ; des gravures représentant un Télémaque très long, un Mentor très barbu et une Calypso très décharnée, tels étaient les ornements qui rivalisaient à qui donnerait le plus de splendeur à l’établissement. Ramon avait affirmé, et avec d’autant plus d’assurance que lui-même le croyait, que ces figures représentaient saint Jean, saint Pierre et la Magdeleine. Quelques-uns, moins faciles à contenter, avaient observé en branlant la tête que tout avait été renouvelé dans le laboratoire de Ramon Pérez à l’exception des rasoirs. Mais le barbier répondit que c’était une malice des hommes de l’autre monde qui n’avaient pas perdu la vieille manie d’observer le fond des choses quand la règle du jour était, au contraire, de n’accorder d’importance qu’à l’extérieur et aux apparences.

Mais ce qui fit pâmer d’admiration les bons habitants de Villamar, ce fut une formidable enseigne qui couvrait une partie de la façade de la maison du barbier. Au milieu figurait, peint avec un art merveilleux, un pied qui avait l’air d’un pied chinois, de couleur jaunâtre, d’où s’échappait un jet de sang digne de rivaliser avec les fontaines d’Aranjuez et de Versailles. De chaque côté se voyaient deux gigantesques rasoirs entrouverts, formant deux pyramides. Entre les rasoirs se trouvaient deux molaires colossales. Le tout était entouré d’une guirlande de roses qui ressemblaient à des rondelles de betteraves, et à la guirlande était suspendue une monstrueuse paire de ciseaux. Pour comble de luxe, Ramon Pérez avait recommandé au peintre l’emploi de la dorure, et l’artiste avait distribué l’or de la manière suivante : dans les épines des roses, sur les lames des rasoirs et les ongles du pied. Cette enseigne indiquait ce qui était d’ailleurs à la connaissance de tous, à savoir, que son possesseur exerçait à Villamar les quadruples fonctions de faiseur de saignées, de barbier, d’arracheur de dents et de perruquier.

Mais il arriva que l’enseigne était si grande et si pesante, que la muraille de la maison faite de pierres et de terre ne put en supporter le poids. Il fallut élever de chaque côté de la porte un pilier en briques pour la soutenir. Cette construction forma à l’entrée de la maison une espèce de portique, que Ramon déclara avec l’aplomb le plus imperturbable être la copie exacte de celui de la Bourse de Séville qui, on le sait, est un des chefs-d’œuvre de notre grand architecte Herrera.

Le lecteur étant maintenant au courant des évènements passés, reprenons le récit des choses du présent.

Le silence était si profond dans ce petit coin de l’univers, qu’on pouvait entendre de loin la voix d’un homme qui, s’accompagnant de la guitare, chantait, non des rondenas, des malares, une chanson de contrebandier ou une cana 19, mais une romance larmoyante, celle d’Atala. Et ce qui était pire encore, il l’ornait de tant de roulades, de si absurdes fioritures, de cadences si détestables, et les vers étaient tellement pauvres, que Chateaubriand aurait eu incontestablement le droit de citer devant un tribunal le poète, le compositeur et le chanteur pour avoir abusé de sa popularité.

Ce chant infernal sortait de la boutique dont nous venons de présenter la description, et l’exécutant était le maître lui-même de l’établissement, l’insigne Ramon Pérez.

Il entonnait les mots : « Triste Chactas... » avec un tel entrain et un tel enthousiasme, qu’il en était lui-même ému au point que ses yeux étaient pleins de larmes. En face du chanteur se tenait, roide comme toujours, don Modesto Guerrero, écoutant dans une attitude grave et recueillie, semblable au vénérable Mentor qui décorait la muraille, avec cette différence qu’il était rasé de frais et qu’il portait un toupet luisant et bien d’aplomb sur son chef.

Soudain, par la porte qui était au fond de la boutique et qui s’ouvrit toute grande, entra une femme avec un enfant sur les bras et un autre qui la suivait en pleurant et en se cramponnant à ses jupons. Cette femme, pâle et maigre, à la physionomie hautaine et peu bienveillante, était vêtue d’une vieille robe de crêpe aux couleurs fanées. Ses longs cheveux mêlés, en désordre et non retenus par un peigne, tombaient jusqu’à terre. Elle avait des souliers de soie, mis en pantoufles, et portait aux oreilles de longs pendants d’or.

– Tais-toi, Ramon, tais-toi donc, dit-elle en entrant dans la boutique ; ne m’écorche pas ainsi les oreilles. Les croassements de tous les corbeaux et les miaulements de tous les chats de la contrée seraient préférables à ta manière de gâter la musique sérieuse. Je t’ai déjà dit mille fois de t’en tenir aux chansons du pays ; tant bien que mal, cela peut encore passer. Ta voix est flexible et tu ne manques pas de la grâce particulière que demande ce genre-là. Mais il n’y a personne qui puisse supporter ta manie de chanter des choses plus délicates. Je te le dis, et j’entends qu’il en soit ainsi. Tes absurdes roulades m’affectent tellement les nerfs, que si tu persistes à m’infliger cette torture, je quitte pour toujours cette maison. Tais-toi, ajouta-t-elle en donnant un coup sur la tête de l’enfant qui pleurait ; tais-toi, car tu beugles déjà comme ton père.

– Va-t’en avec tous les saints, et tout de suite, répondit le barbier piqué dans le plus vif de son amour-propre. Va-t’en, prends ta course et ne reviens pas sans que je t’appelle, comme cela tu pourras courir sans t’arrêter.

– Tu ne m’appelleras pas, dis-tu, répliqua la femme. Ce serait sans doute faire une trop grande faveur à celle qui a été tant de fois appelée par les grands, par les ambassadeurs, par la cour entière. Sais-tu, imbécile, oison, ce qu’on donnait rien que pour m’entendre ?

– Si les mêmes personnes te voyaient maintenant avec la mine que tu as, dit le barbier, et s’ils entendaient ta voix de poulet enrhumé, je suis sûr qu’ils paieraient le double pour ne pas t’entendre.

– Qui donc m’a mise dans ce vilain trou, au milieu de ce troupeau de rustres ? s’écria la femme exaspérée. Qui m’a mariée à ce méchant coupe-barbe, à ce vagabond qui, après avoir mangé la dot que m’a envoyée le duc, ose encore m’insulter ? M’insulter, moi, la célèbre Marisalada Santalo qui ai fait tant de bruit dans le monde !

– Il vaudrait mieux pour toi en avoir fait moins, dit Ramon à qui l’enthousiasme que lui inspirait le chant d’Atala et son indignation de le voir méprisé donnaient un courage inusité.

En entendant ces mots, la femme s’élança sur son petit mari, qui, saisi de peur, n’eut que le temps de déposer sa guitare sur un siège et de s’enfuir.

À la porte, la femme se heurta contre un personnage qu’elle faillit renverser et qui s’arrêta sur le seuil.

À peine Maria l’aperçut-elle, que sa colère céda à une envie de rire non moins violente.

Celui qui en était cause était Momo dont l’une des joues était horriblement enflée. Il portait un mouchoir attaché autour de son visage déformé, et venait pour se faire arracher une dent par le barbier.

– Quelle épouvantable apparition ! s’écria Maria au milieu des éclats de rire. On dit que le sergent d’Utréra a crevé de laideur ; comment ne t’en arrive-t-il pas autant ? Tu es capable d’effrayer la peur elle-même. Est-ce un coup de poing qui a rendu ta joue aussi grosse ? Alors elle engendrera un melon, et tu pourras le faire voir pour de l’argent. Que tu es affreux ! Viens-tu pour faire mettre ton portrait dans l’Illustration qui est à la recherche des curiosités ?

– Je viens, dit Momo, pour que ton Raton Pérez m’enlève une dent gâtée, et non pour que tu m’accables de grossièretés ; mais tu as été Mouette, tu es encore Mouette, et tu seras toujours Mouette.

– Si tu viens pour qu’on t’arrache tout ce que tu as de gâté, répondit Maria, on peut bien commencer par le cœur et les entrailles.

– Par la vie des chats 20 ! répliqua Momo, voyez donc qui parle de cœur et d’entrailles ! C’est celle qui a laissé mourir son père dans des mains étrangères, sans se souvenir de son saint patron et sans même lui envoyer le moindre secours.

– Et à qui la faute, méchant oison ? répondit Maria. Cela ne serait pas arrivé, si tu n’avais pas agi comme un vrai sauvage, si tu n’étais pas revenu de Madrid sans avoir fait la commission qu’on t’avait donnée et en répandant la nouvelle de ma mort ; si bien que lorsque je suis revenue au village après le décès de mon père, tout le monde m’a prise pour un revenant. Il n’y a que ton entendement aussi camus que ton nez qui soit capable de prendre une représentation pour une réalité.

– Représentation ! s’écria Momo ; tu dis toujours que c’était une fiction. Ce qu’il y a de certain, c’est que si ce Telo avait su te donner comme il faut son coup de poignard, et si tu n’avais été guérie par ton mari que tout le monde pleure, excepté toi, tu serais maintenant mangée par les vers pour le plus grand repos de tous ceux qui te connaissent. Quant à moi, tu ne me feras pas gober cela, méchante menteuse.

– Eh bien ! double-face, dit Maria, en ouvrant la main et en la plaçant devant son nez, sache bien que j’ai cent ans à vivre pour te faire enrager et pour voir ton nez camus s’épater de plus en plus.

Momo regarda Maria avec la méprisante dignité que pouvait exprimer son visage de travers, et dit d’une voix profonde et d’un ton concluant en élevant et abaissant successivement l’index :

– Tu fus Mouette, tu es Mouette, tu resteras Mouette.

Et il lui tourna le dos fièrement.

Quand don Modesto, décontenancé par les cris de la dispute, vit que les éclats de rire succédaient à la colère, grâce à la vilaine et grotesque figure de Momo dont le crayon de Cruikshank, le célèbre caricaturiste anglais, pourrait seul donner une juste idée, don Modesto, disons-nous, profita de cette occasion pour s’esquiver, sans que personne s’en aperçût, de ce champ de bataille.

Nos lecteurs savent que don Modesto, essentiellement grave et pacifique, avait une profonde antipathie pour toute espèce de disputes et d’altercations. Mais à peine fut-il rentré chez lui, très satisfait de sa retraite opportune, que de nouvelles terreurs vinrent l’assaillir à la vue du seul œil valide de Rosita, sévère, irrité et menaçant comme un soldat sous les armes, et de sa bouche sérieuse, pincée et imposante comme un juge sur son tribunal. Don Modesto s’assit dans un coin, la tête baissée, à la manière de l’oiseau qui, pressentant la tempête, se pose sur une branche, la tête cachée sous son aile.

Il est bon de savoir que les bonnes qualités comme les défauts de Rosita avaient été en augmentant avec les années. Son amour pour la propreté s’était converti en manie fatigante. Il fallait que don Modesto changeât de souliers chaque fois qu’il entrait pour la voir. Si Rosita eût entendu parler des pantoufles qu’à Bruxelles les curieux se mettent aux pieds pour visiter le palais du prince d’Orange, elle aurait sans aucun doute adopté le même moyen pour préserver les nattes de sparterie qui couvraient les lames du parquet de son salon. Si don Modesto laissait tomber une goutte d’huile sur son manteau, elle frémissait ; si c’était une goutte de vin rouge, elle pleurait. Son abstinence et sa sobriété arrivaient aux dernières limites du possible, et donnaient à penser qu’elle voulait rivaliser avec Manuela Torrès, la célèbre femme du village de Gansar, qui était morte récemment, après avoir vécu quarante ans, disait-on, sans boire ni manger.

– Rosita, lui disait don Modesto, jadis vous mangiez ce qu’un oiseau peut porter dans son bec ; maintenant, vous prouvez que ce qu’on raconte du caméléon n’est pas une fable.

– Vous voyez cependant, répondait Rosita, que je jouis d’une très bonne santé, ce qui prouve bien que nous avons besoin de fort peu de chose pour vivre, et que tout le reste est pure gourmandise.

Quant à sa sévérité, elle était devenue plus que rigoureuse ; la Rosa Mystica était grincheuse.

– Est-ce une chose convenable pour vous, dit-elle à don Modesto, pendant que celui-ci se recommandait de tout son cœur à Notre-Dame de la Paix, est-ce une chose convenable pour un homme de votre âge et de votre rang, pour une des premières autorités du village, pour un homme qui a vu son nom imprimé dans la gazette, d’aller chez de pareilles gens, chez ces écervelés, pour ne pas en dire plus, et de se compromettre avec un pareil ménage qui est le scandale du pays ?

– Mais, Rosita, répondit don Modesto, je ne me suis pas compromis dans la dispute ; c’est elle qui est venue me trouver là où j’étais.

– Si vous n’aviez pas été chez ce coupe-barbe, chanteur sempiternel ; si vous n’aviez pas été là, écoutant, la bouche béante, ses chansons grossières, vous ne vous seriez pas exposé à être le témoin d’un pareil scandale.

– Mais, Rosita, vous ne réfléchissez pas qu’il faut bien que je me fasse raser de temps en temps, sous peine d’avoir l’air d’un sapeur ; que ce bon Ramon Pérez me rase gratuitement, comme le faisait son père avant lui, et que la politique aussi bien que la reconnaissance exige que, quand il se met à chanter devant moi, je prenne patience et que je me prête à l’écouter. Du reste, il n’a rien chanté de malséant, mais une chanson comme en chantent les gens délicats et distingués et dans laquelle on dit qu’une jeune fille nommée Atala...

– Quelle histoire allez-vous me conter, don Modesto ? dit Rosita indignée. Comme si j’ignorais ce que dit l’Année chrétienne sur Attila ; ce fut un roi des Barbares qui envahirent Rome et dont triompha l’éloquence de saint Léon le Grand, pape à cette époque. Si vous voulez que ce soit une jeune fille, contrairement à ce que disent la sainte raison et l’Année chrétienne, grand bien vous fasse à Ramon Pérez et à vous. Ce siècle de lumières, comme dit cette huître d’alcade qui voulait changer le chemin de la Croix en chemin d’Urdax, bouleverse toutes les idées. Ainsi, vous êtes bien libre de croire que c’était une jeune fille qui commandait les farouches armées des Barbares. Quant aux chansons profanes et malséantes, sachez qu’elles ne conviennent ni à mon âge ni à ma manière de voir. Mais les hommes ont toujours l’oreille complaisante pour les choses d’amour. Vous vous animez quand vous entendez les chansons de pareilles gens, tandis que je vous ai vu... oui ! je vous ai vu pendant la fête de saint Jean Népomucène, (ce modèle des confesseurs), au moment où à la fin de l’office on chante un cantique en l’honneur du saint, je vous ai vu, dis-je, dormir comme une souche !

– Moi ! Jésus ! Soyez sûre, Rosita, que vous vous êtes trompée. J’aurai fermé les yeux, et vous aurez pris mon recueillement pour un sommeil irrévérencieux.

– Ne disputons pas, don Modesto ; car vous seriez capable de pécher effrontément contre le huitième commandement. Mais pour en revenir à ce que nous disions, je vous répète que c’est une honte pour vous de fréquenter de pareilles gens.

– Ah ! Rosita, comment pouvez-vous parler ainsi du bon Ramon qui me rase pour l’amour de Dieu, et de cette illustre Marisalda qui a été applaudie par des généraux et par des ministres.

– Tout cela n’empêche pas, répliqua Rosa Mystica, qu’elle n’ait été comédienne, c’est-à-dire de ces femmes qui jadis étaient excommuniées et qui devraient l’être encore. Je voudrais bien savoir pourquoi elles ne le sont plus.

– Il est probable, dit don Modesto, que le théâtre était alors une très mauvaise chose, tandis que maintenant, comme dit le feuilleton du journal, c’est l’école des mœurs.

– Le théâtre... l’école des mœurs ! Il n’y a plus de remède. Vous vous pervertissez de plus en plus, don Modesto. C’est bien pis que de s’endormir dans l’église. Ah ça ! est-ce que vous prenez ce que disent les journaux pour des textes de l’Écriture sainte ? Je vous le dis, le pape a très mal fait de lever l’excommunication qui pesait sur ces femmes scandaleuses.

– Jésus ! Maria ! Joseph ! s’écria don Modesto tout bouleversé. Comment, Rosita ! vous osez blâmer ce que fait le pape, et justement quand on chante des hymnes à sa louange, comme dit le journal !

– C’est bon, c’est bon, répondit Rosita, je le sais mieux que vous et je me garderai bien de blâmer ce que fait le pape ; je me bornerai à souhaiter que nous n’ayons pas à chanter le Miserere après l’hymne. Mais pour en revenir à cette femme que tant de personnages ont applaudie, pensez-vous que ces sots applaudissements l’absolvent de ses mauvaises actions et de son détestable caractère ?

– Ne soyez pas si sévère, Rosita. Au fond elle n’est pas méchante ; elle m’a fait une cocarde pour mon chapeau.

– Elle ne l’a fait que pour se moquer de vous en vous donnant pour une cocarde une tarte grande comme une assiette. Ah ! elle n’est pas méchante au fond, celle qui a laissé mourir seul, pauvre et oublié, son père qui l’aimait tant, pendant qu’elle faisait des roulades sur les planches !

– Mais, Rosita, si elle ignorait la triste situation...

– Elle savait qu’il était malade ; c’était assez. Une fille ne doit pas chanter, quand son père souffre... Une femme dont la conduite a forcé son pauvre mari à s’enfuir et à s’en aller mourir de honte là-bas dans les Indes !

– Il est mort de l’épidémie, observa le vétéran.

– Comment ! elle serait bonne, continua la sévère maîtresse d’école en s’animant de plus en plus, celle qui fut la seule dans le village qui ne veilla pas dans sa dernière maladie la tante Maria qui l’avait tant aimée et qui lui avait fait tant de bien, la seule qui ait manqué à son enterrement, la seule qui n’ait pas prié pour elle dans l’église et qui n’ait pas été pleurer sur sa tombe dans le cimetière.

– Elle relevait de maladie, et il n’aurait pas été prudent pour elle de sortir avant la quarantaine.

– Qu’est-ce que vous en savez ? s’écria Rosa Mystica, exaspérée du zèle avec lequel don Modesto défendait ses amis. Est-elle vraiment bonne au fond, celle qui, lorsque peu après la mort de sa bienfaitrice, le frère Gabriel la suivit dans la tombe, se mit à rire en disant qu’elle croyait qu’il n’y avait qu’au théâtre que les gens mouraient d’amour et de chagrin ?

– Pauvre frère Gabriel ! dit don Modesto, ému par les souvenirs que Rosa venait de réveiller. Tous les vendredis, pendant sa vie, il venait à la chapelle du Seigneur du Secours pour lui demander la grâce d’une bonne mort. Depuis la mort de sa bienfaitrice, il y venait tous les jours, parce qu’il n’y avait plus que le bon Dieu qui le comprît et le consolât. Ce fut moi qui le trouvai un vendredi matin à genoux devant la grille de la chapelle du Christ, la tête appuyée sur les barreaux. Je l’appelai ; il ne répondit pas. Je m’approchai... il était mort ! mort comme il avait vécu, dans la solitude et le silence, pauvre frère Gabriel ! ajouta le commandant après quelques instants de silence. Il est mort sans avoir vu rétablir son couvent ; moi aussi, je mourrai sans avoir vu relever mon fort !

 

 

Fernan CABALLERO, La Mouette, 1849.

 

Traduction française de Teotimo T.

 

 

 

 

 



1 Je ne comprends pas.

2 Entre don Carlos, frère de Ferdinand VII, prétendant au trône, et la reine Isabelle II.

3 Diminutif de Jeronimo : Jérôme.

4 La Constitution libérale de 1812.

5 Roue garnie de godets pour faire monter l’eau.

6 Murillo.

7 Souligné dans le texte.

8 Rose mystique et Tour de David.

9 C’est-à-dire : grands pieds et grandes mains.

10 Camus.

11 Je refuse.

12 C’est une superstition assez répandue dans le peuple espagnol que les vieux coqs pondent un œuf, d’où sort, au bout de sept ans, un basilic. Celui-ci tue par son regard la première personne qu’il voit, mais il meurt lui-même si c’est la personne qui l’aperçoit le premier. (Note du traducteur.)

13 Les choses que croit et raconte le peuple, bien qu’embellies par sa riche et poétique imagination, ont toujours eu quelque fondement à leur origine. Dans la seconde partie de l’ouvrage intitulé : Simples Inconnus en Médecine, écrit par le frère Étienne de Villa et imprimé à Burgos en 1654, nous trouvons ce paragraphe qui s’accorde avec ce que dit le berger : « L’ibis (qu’on dit n’être pas autre chose que la cigogne) a appris la manière de se soulager en se remplissant d’eau l’entrée de l’estomac, avec son long bec. Le chien a appris à se purger en mangeant l’herbe appelée chiendent, qui pour lui a la propriété d’un vomitif. Le cheval marin pratique la saignée quand il se trouve gêné par le sang, en se perçant la veine avec la pointe d’un crin qui lui sert de lancette, de même que la boue dans laquelle il se roule lui sert de bandage pour fermer l’incision. L’hirondelle connaît le collyre de la Célidonie, avec lequel elle rend la vue à ses petits et qui s’appelle « plante de l’hirondelle » à cause de l’hirondelle qui l’a trouvée. » (Note de l’auteur.)

14 Le vrai nom de l’héroïne désignée jusqu’ici par le diminutif Marisalada.

15 Nom vulgaire d’un polype qui vit flottant dans la mer, enveloppé d’une matière glutineuse, et dont le contact produit une sorte de cuisson à la peau comme l’ortie. (Note de l’auteur.)

16 Un édit.

17 Qui mit fin à la guerre civile en 1839.

18 Chemin de la Croix.

19 Noms de divers genres de chansons populaires.

20 Juron andalou.

 

 

 

 

 

 

 

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