Se taire pendant la vie et pardonner à la mort

 

NOUVELLE

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Fernan CABALLERO

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La ville populeuse de M*** offrait un spectacle extraordinaire qui attirait les regards des étrangers mais passait inaperçu aux yeux des habitants, accoutumés à le voir. Au milieu d’un des quartiers les plus animés, dans une des rues les plus fréquentées, où les beaux hôtels rivalisaient d’élégance, se voyait une maison toujours fermée, sale, délabrée, d’un aspect qui blessait la vue et attristait la pensée. Les deux constructions entre lesquelles elle se trouvait étaient d’une blancheur d’albâtre, les grilles et les balcons peints de frais ; le fer lui-même avait été forcé, en dépit de ses teintes austères, de revêtir la joyeuse parure verte du printemps, qu’étalaient à leur tour les plantes, dans leurs vases de terre cuite aussi rouges que le corail. À côté des dahlias, des lis, des héliotropes aux teintes effacées, des géraniums, on remarquait les camélias hautains mais privés de l’arôme qui est l’âme des fleurs, puis des œillets magnifiques, la plus espagnole de toutes les filles de Flore, penchaient leurs têtes avec langueur, comme si elles se sentaient alourdies par leur parfum capiteux. Derrière les fenêtres, sur des stores venus de la Chine, étaient représentés de ces oiseaux fantastiques qui ont emprunté leurs couleurs à l’arc-en-ciel, et font ressembler les habitations à de grandes volières où ils s’abritent sous des arbres enchantés.

Tout autre était la maison vide ; avec ses murs fuligineux, ses ferrures noircies par la rouille, ses contrevents toujours fermés, comme si elle voulait se dérober à la lumière du jour et aux regards des hommes, elle paraissait proscrite de la vie et accablée sous le poids d’une malédiction. Au balcon, pendaient les débris d’un écriteau déchiré par le vent et la pluie, et que le propriétaire, las de le renouveler, laissait dans cet état, sans vouloir rien faire pour corriger l’extérieur morne et mélancolique de cette demeure silencieuse et funèbre, ayant, entre ses deux jolies et gaies voisines, l’air d’une tête de mort entre deux corbeilles de fleurs.

Dans une des deux maisons contiguës à celle qui était déserte, une dame charmante et pleine d’amabilité recevait, en ce moment, de nombreuses visites à l’occasion de sa fête. Elle s’était tournée vers l’un des invités qui avait pris place au milieu du cercle groupé autour de son sofa, et lui demanda :

– Eh ! bien avez-vous enfin trouvé une maison ?

– Non, señora, répondit celui à qui s’adressait la question, et qui venait d’arriver dans la ville ; aucune de celles qu’on m’a proposées n’a pu me convenir ; les unes ne sont pas assez grandes pour ma nombreuse famille, les autres sont mal situées, et ma femme, qui est très casanière, m’a surtout recommandé la situation.

– Eh ! la population augmente, on ne trouve plus moyen de se loger, dit un des assistants.

– Mais señora, reprit l’étranger, je viens de remarquer une maison qui est tout à côté de la vôtre, elle est vide et pourrait, je crois, faire notre affaire pourtant, vous ne m’en avez jamais parlé.

– En effet, répondit la dame, je n’y avais pas fait attention, mais nous sommes tellement habitués à compter cette maison parmi les morts que je n’ai pas eu l’idée de la tirer de son linceul.

– Parmi les morts ? Vous voulez dire parmi les choses qui ne sont plus ? demanda l’étranger avec étonnement.

– Oui, puisque personne ne l’occupe et je doute que quelqu’un veuille lui rendre la vie.

– Et pourquoi donc ? Tombe-t-elle en ruines ?

– Pas du tout, elle est au contraire en très bon état.

– Mais laide, incommode ?

– Non, jolie et très habitable.

– Celui qui l’a habitée est mort phtisique, sans doute ?

– Non, pas que je sache... du reste, si l’on avait pu avoir quelques craintes à cet égard, elles auraient dû disparaître, car on a recrépi les murs et repeint les boiseries comme on fait toujours là où il y a eu un décès ; et il est assez ordinaire aujourd’hui de trouver un nouveau locataire aussitôt après l’enlèvement du corps de celui qui est mort dans la maison.

– Mais alors qu’a donc cette demeure pour rester inhabitée ? Serait-elle hantée par des revenants ? dit l’étranger en souriant.

– Précisément, répartit la dame.

– Et vous me dites cela en plein XIXe siècle où l’on fait, avec tant d’acharnement, la guerre aux préjugés.

– Oui, monsieur, car le spectre qui hante cette maison est l’esprit du mal que ni la philosophie moderne, ni la liberté de pensée n’ont pu chasser. Sachez que cette maison a été le théâtre d’un assassinat.

– J’admets, objecta l’étranger, que cet évènement a dû frapper de terreur ceux qui y demeuraient alors et causer un profond chagrin aux parents de la victime, mais le temps a dû effacer ces souvenirs, et je ne vois vraiment pas pourquoi cette maison, qui est dans d’aussi bonnes conditions, serait condamnée à être démolie et à rester toujours inhabitée. Combien de temps y a-t-il que cet assassinat y a été commis ?

– Six ans.

– Dans ce cas, señora, il me semble que le délaissement de cette maison, innocente après tout des faits dont elle a été témoin, tient à une cause étrange et peu en rapport avec notre époque où tout cède généralement à l’utilité et aux convenances personnelles.

– Que voulez-vous, señor ? répondit la maîtresse du logis, nous sommes, il est vrai, un peu arriérés ici, mais nous ne le regrettons pas beaucoup. Ce qui a rendu cet assassinat particulièrement odieux, c’est surtout l’innocence de la victime, une pauvre vieille inoffensive.

« Le mystère dont s’est entouré l’assassin, et qui est resté impénétrable, a comme imprégné d’horreur le lieu du crime, et l’éloignement qu’inspire cette maison est tel que, jusqu’ici, personne n’a osé y demeurer, ni braver la malédiction qui pèse, pour ainsi dire, sur ce séjour. La solitude de cette maison est comme un sceau posé sur une lettre fermée que Dieu ouvrira à son heure, sinon devant le tribunal des hommes, du moins devant celui où sera prononcé le jugement suprême.

En ce moment, entrèrent de nouveaux visiteurs et la conversation fut interrompue.

Mais la curiosité de l’étranger avait été excitée par ce qu’il avait entendu. Aussi revint-il, quelques jours après, avec l’intention bien arrêtée de renouer l’entretien interrompu.

Après les compliments d’usage, il dit à l’aimable maîtresse de maison :

– Mon insistance, señora, vous étonnera peut-être ; mais, je désirerais vivement avoir quelques détails plus circonstanciés sur le crime dont vous m’avez parlé l’autre jour ?

– Je suis toute prête à vous dire ce que je sais, répondit-elle, et ce qui, d’ailleurs, est connu de tout le monde, mais il est probable que la date déjà un peu reculée de l’évènement, et puis le fait que vous n’y avez pas assisté, enlèveront, à mon récit, quelque chose de l’impression dramatique et poignante qu’ont éprouvée jadis tous les habitants de cette ville.

« Il y a dix ans environ, arriva ici un commandant avec sa femme, trois jeunes enfants et sa belle-mère. Ils s’établirent dans la maison voisine. C’était, dans toute l’acception du mot, un vrai caballero, d’une tenue et d’une conduite irréprochables. Très affectueux pour sa femme, qui était fort jeune et d’une extrême simplicité, il avait en même temps l’attitude grave du père de famille ; en un mot, son intérieur paraissait heureux. La jeune femme était, suivant l’expression poétique du peuple, une colombe sans fiel, et se montrait aussi contente d’avoir fixé le choix d’un mari si digne que d’être la mère des trois anges charmants qui ne se séparaient jamais d’elle. Elle était le type de ces femmes d’élite dont l’existence se passe tout entière dans le cercle étroit de leurs devoirs de fille, d’épouse et de mère. Quant à la dame âgée, elle appartenait à cette catégorie que l’on désigne sous le nom de résignée, muette. Elle passait sa vie tranquille, à l’église, à prier Dieu pour ceux qu’elle aimait, et au foyer domestique, à entourer de soins et de tendresses ceux pour qui elle priait. Ces deux dames possédaient, dans un petit village, une maison et un champ, ce qui leur avait valu le nom de provinciales ; mais, elles étaient d’une courtoisie si délicate, d’une si grande sincérité, exemptes de toute hypocrisie, que si c’est là être provincial, on ne doit pas le regretter.

« J’aimais à visiter cette maison, parce que cette paix intérieure, ce bonheur modeste et tranquille me rendaient le cœur content. Une secrète sympathie m’attirait vers cet homme si digne et si scrupuleux de ses devoirs, vers cette jeune femme qui mettait toute sa joie dans la vertu, enfin, vers cette bonne vieille, si simple, si aimante, qui n’avait sur les lèvres que de bonnes paroles ou des prières. Peut-être cette félicité, fondée sur la piété et la modestie, était-elle trop parfaite pour être durable.

« Un matin ma femme de chambre entra toute troublée dans mon appartement, les traits bouleversés et la respiration haletante.

« – Qu’y a-t-il, Manuela ? m’écriai-je tout effrayée.

« – Ah ! señora, un affreux malheur, un malheur inouï.

« – Quoi donc ? Qu’est-il arrivé ? Parle...

« – Cette nuit... dans la maison d’à côté... Ne vous épouvantez pas, señora.

« – Achève donc...

« – La vieille dame est morte.

« – Morte ?

« – Assassinée, oui, señora, criblée de coups de poignard.

« – Sainte Vierge Marie ! m’écriai-je saisie d’horreur. Assassinée ! Et comment ? Est-il entré des voleurs ?

« – C’est probable, mais on n’a aucune certitude. Le matin du crime, l’ordonnance du commandant, qui couchait dans une chambre en bas près du vestibule, était sorti pour aller au marché. La porte de la rue était, dit-il, bien fermée comme il l’avait laissée la veille, il était donc évident que les assassins n’avaient pas pénétré dans la maison par la rue ; mais lorsqu’il était revenu, il avait été tout surpris de trouver la porte de communication poussée seulement de manière à céder sans résistance, et il était entré sans avoir appelé personne pour lui ouvrir. Quelle n’avait pas été sa stupéfaction, en voyant que l’eau du réservoir, d’ordinaire si limpide, était toute rouge de sang. Il était demeuré anéanti à la vue d’une main ouverte et sanglante qui était restée imprégnée sur la muraille polie de l’escalier. Sans doute l’assassin, se voyant en descendant couvert de sang, avait eu un moment de défaillance qui l’avait obligé à s’appuyer contre le mur ; et ce dernier avait conservé l’empreinte de la main homicide, comme pour dénoncer le meurtrier et indiquer le chemin qu’il avait pris.

« Hors de lui, le domestique était monté à l’étage supérieur, et suivant les traces de sang qui, de place en place, comme des doigts vengeurs, le guidèrent jusqu’au lieu où le crime avait été commis, il arriva ainsi à la chambre écartée qu’habitait la vieille dame. Jusqu’à la porte s’étendait une mare de sang encore chaud, semblant avoir conservé la vie, qui avait abandonné le corps déjà glacé. La victime était étendue sur le lit les yeux grands ouverts et son bras, blanc comme de la cire, pendait inerte en témoignant du peu de résistance qu’elle avait faite au meurtrier.

« L’ordonnance, épouvanté, se mit à pousser des cris et courut appeler ses maîtres. Alors, il y eut un spectacle navrant. La jeune femme, terrassée, semblait frappée de la foudre ; le commandant était pâle et défait, mais, plus maître de lui, il fit fermer les portes de la rue où déjà les curieux s’étaient rassemblés, puis il alla faire sa déclaration à la justice.

« Mais on ne trouva rien que le cadavre, on constata les blessures qui ne laissaient aucun doute sur la réalité du crime, mais ne fournissaient aucun indice pour reconnaître son auteur. Et ce qu’il y eut de plus extraordinaire, c’est que pas un soupçon, même le plus éloigné, ne put atteindre personne et que rien ne put mettre sur une piste quelconque. Le soldat couchait en dehors de la grande porte donnant vers le vestibule, et elle ne pouvait s’ouvrir que du dedans, or il l’avait trouvée ouverte quand il était rentré, ce qui faisait croire que l’assassin s’était glissé dans la maison pendant le jour ou qu’il y avait pénétré par le toit ; mais cette dernière supposition était peu vraisemblable et même inadmissible, la maison se trouvant entre la mienne et celle de la comtesse ***.

« La femme de chambre était allée, cette nuit-là, à la noce d’une sœur, comme en témoignèrent tous ceux avec qui elle s’y était trouvée. Le second soldat d’ordonnance, malade, était à l’hôpital, et n’était pas sorti de son lit. Néanmoins, on avait mis en prison les deux premiers ; mais, quelque temps après, ils furent relâchés.

« Pour vous faire une idée de l’impression d’horreur et d’épouvante produite par ce meurtre, apprenez que l’ordonnance, brave garçon natif de Majorque, fut si bouleversé à la seule pensée qu’on le soupçonnait de complicité, qu’il perdit la raison et dût être conduit de la prison à l’hospice des aliénés. La servante ne put se laver de la tache qui avait rejailli sur elle pour avoir été emprisonnée et mêlée à ce ténébreux procès. Aucune maison ne voulut consentir à la prendre en service ; son fiancé l’abandonna. Ainsi jetée, en proie à la honte et à la misère, elle se livra à une vie de débauche, et s’y perdit.

« Cependant l’agitation persistait dans la ville. Ni indice, ni soupçon ne venaient aider la justice à répandre, sur cette affaire, la moindre lumière.

« Un crime, couvert du voile du mystère, fait une terrible impression, qui va en croissant comme l’angoisse au milieu des ténèbres. L’indignation exigeait un exemple, et les juges tenaient le glaive tout prêt, sans trouver qui frapper.

« C’était en vain qu’on en appelait à la justice, car Dieu s’était réservé le coupable ; encore une fois, on ne découvrit rien, ni alors, ni plus tard, et on ne découvrira jamais rien.

« – Et qu’advint-il du commandant et de sa famille ? demanda avec un vif intérêt l’étranger, ému de ce récit, et pour lequel cette maison, qui lui semblait d’abord condamnée sans motif, se transformait soudain en un lieu de mystérieuse horreur.

« – Vous savez, répondit en souriant la dame, que les étrangers nous accusent, nous autres Espagnoles, d’être trop vives en affaires, de nous abandonner toujours au premier mouvement et de ne pas observer assez strictement la conduite qu’impose à la femme le souci de sa dignité. Oui, les Espagnoles franches et au cœur ardent ne réfléchissent pas assez quand leur sentiment les entraîne : aussi paraissent-elles toujours tendres, vaillantes et généreuses, mais quelquefois aussi inconsidérées ; elles possèdent, pour parler comme les Français, les défauts de leurs qualités.

« En vraie Espagnole, je me hâtai, dès que les hommes de la justice furent partis de la maison, de courir auprès de mes malheureux amis, pour leur porter aide et consolation.

« Jamais je n’oublierai le lamentable spectacle dont je fus témoin. Mon impression fut si profonde, qu’elle coûta la vie au dernier enfant que Dieu m’envoyait. On ne voyait pas le cadavre qui était encore dans la chambre où on l’avait trouvé, mais on sentait sa présence ; il rendait l’air glacial, une odeur de sang emplissait la maison. L’eau du bassin demeurait rouge, comme si l’eau jaillissante, qui devait la renouveler, passait à travers sans s’y mêler. On eût dit qu’une seule goutte de sang innocent répandue suffisait pour troubler à tout jamais une fontaine, comme elle suffit pour souiller à tout jamais une conscience.

« Ma pauvre amie, qui était si attachée à sa mère, tombait en convulsions. À ma vue, elle éclata en larmes et en sanglots ; sa douleur comprimée put enfin se donner libre carrière. Son mari était abattu par le chagrin : l’attentat semblait avoir arrêté en lui la circulation du sang, tant son visage était livide, tant ses lèvres fermées étaient immobiles de terreur.

« J’emmenai chez moi la malheureuse femme ; et bientôt, son mari ayant demandé un changement de garnison, ils allèrent habiter une province éloignée, car il leur était devenu impossible de rester dans une ville où avait eu lieu une si horrible catastrophe. »

– Mais quelle avait été la cause du meurtre ? demanda l’étranger.

– On supposait, répondit la dame, qu’il avait eu le vol pour mobile. Le matin même du crime, d’après la déclaration de la fille, la mère avait reçu d’un notaire une somme importante. Le soupçon tomba même violemment sur cet homme et bien qu’on n’eût aucune preuve, sa réputation n’en resta pas moins perdue. Un soupçon, généralement partagé, est enraciné et fait plus de tort à un bon renom qu’un crime démontré et mis en pleine lumière, Car ici, l’accusé, s’il est coupable, est en mesure de diriger sa défense, de produire des excuses, et, même par son repentir, de montrer qu’il n’est pas indigne de pardon, que le Dieu miséricordieux ne se réserve pas à lui seul, mais dont il fait également un devoir à l’homme.

– Vous avez raison, reprit l’étranger. La société, qui est et doit être compatissante au criminel alors qu’il a subi son châtiment, est impitoyable pour le crime impuni. C’est logique. Avez-vous reçu depuis des nouvelles de vos infortunés voisins ?

– Plusieurs fois ; puis j’ai fini par les perdre de vue. Ils furent heureux dans la petite ville où ils s’étaient rendus. Le mari quitta le service militaire, mais ne demeura pas oisif pour cela et réussit dans toutes les affaires qu’il entreprit : si bien, qu’il est aujourd’hui un des personnages les plus considérables de l’endroit, une notabilité, selon l’expression moderne. Il a été maire, député de la province, et autre chose encore. Sa femme a toujours vécu d’une vie modeste et retirée, au sein de son foyer.

– De sorte que, dit l’étranger avec un sourire, la maison a mieux gardé l’impression du crime ténébreux que les cœurs !

– La maison a gardé la trace du crime ; dans les cœurs, l’empreinte s’en est adoucie. La douleur ne peut durer éternellement en ce monde ; ainsi l’a voulu celui qui sait bien ce qu’il nous faut. Chaque jour, un nouveau soleil fait oublier celui qui s’est couché la veille ; chaque fleur qui s’entrouvre étouffe l’image de celle qui se fane. L’absence est un voile impénétrable et le passé disparaît dans l’avenir. Ne vous moquez donc pas de l’oubli, ce baume, cette panacée, ce précieux élixir de vie que Dieu donne à ses créatures, comme aux plantes sa rosée rafraîchissante. Sans cela que deviendrions-nous ? Mais dites-moi, voulez-vous habiter la maison ? Il me serait précieux que la présence d’une bonne et aimable famille dissipât l’horreur de cette sombre demeure.

Merci de votre offre, madame, mais je ne puis m’y déterminer. Bien que je sois un enfant de ce siècle positif, son réalisme n’a point supprimé en moi certaines impressions. Et, puisque cette maison a seule le secret de ce monstrueux forfait, et en connaît seule les auteurs impunis, tous les honnêtes gens doivent la fuir et la laisser à son redoutable mystère, comme on devrait éviter d’approcher de ceux dont la conscience est chargée d’un crime.

 

Il y a en Espagne un village antique, profondément chrétien, nous le nommerons Val-de-Paz. Les cierges de l’hôtel et les rayons du soleil l’illuminent de leurs joyeux éclats et le progrès du siècle n’y a point encore pénétré. On y entendait de bien jolies choses, mais non des harangues politiques ou des chants patriotiques : on n’y avait aucune idée, ni des enrôlements volontaires ni du but pour lequel on s’enrôlait. Quel dut donc être l’étonnement des habitants de cette vallée, restés simples, quand une après-midi, ils virent passer dans le village une troupe de gens mi-paysans, mi-soldats, qui criaient : « Vive la liberté ! »

À la vue de ces hommes armés et tout poudreux, à leurs cris étranges, les villageois du Val-de-Paz furent bouleversés. Aussitôt le bruit se répandit que c’étaient des prisonniers échappés des prisons de la capitale, et fuyant vers la montagne, en célébrant la conquête de leur liberté. La terreur avait été générale ; mais bientôt le calme se rétablit, quand on entendit le son du tambour et qu’on vit une colonne de soldats descendre de la colline en bon ordre et au pas.

Il faut dire ici que le peuple regarde, moitié avec sympathie, moitié avec admiration, le soldat qui sort de son sein. Il le considère comme une victime, mais une victime consacrée à une sainte cause, celle de la religion, du roi et de l’indépendance du pays, cause qui fut défendue dans une guerre immortelle et héroïque, guerre qui en a gardé comme éternel souvenir le nom de guerre de l’indépendance.

Tout fut donc expliqué, quand cette troupe arriva. On apprit (car à Val-de-Paz on l’ignorait encore), qu’un parti d’insurgés se trouvait dans la montagne et qu’à leur poursuite s’était jetée une division de volontaires du pays et de troupes de lignes, lesquels, par leur entrée tapageuse, avaient mis le village en émoi. Maintenant que les faits étaient connus, les esprits se rassurèrent ; mais les paysans restèrent encore stupéfaits, d’abord, de voir des soldats alors qu’il n’y avait pas de conscription ; ensuite, d’y rencontrer des hommes de moins de vingt et de plus de cinquante ans ; en troisième lieu, de ce qu’on célébrât la liberté, sans qu’elle eût jamais été enchaînée ; enfin, de ce que la montagne renfermât des insurgés.

Les volontaires parcoururent la contrée, et gagnèrent des ampoules aux pieds sans rien trouver ; aussi s’en retournèrent-ils par où ils étaient venus, seulement un peu brûlés par le soleil. Les cordonniers de leur bourg décrétèrent des actions de grâce en l’honneur de saint Crépin.

Les soldats reçurent l’ordre de rester au Val-de-Paz. Ils étaient commandés par un capitaine qui prit son logement chez la veuve d’un riche et notable cultivateur. Celle-ci avait un fils qui, sans songer aux idées modernes, continuait le mode de culture qui avait fait prospérer ses pères, et une fille de quinze ans, le soleil de ce simple et pieux foyer domestique.

Le capitaine, nommé Andrès Penalta, était un homme d’un extérieur assez agréable, mais avait le caractère sombre et aigri à la suite de fréquentes déceptions éprouvées dans le cours de l’existence, il était, lui aussi, victime d’évènements contraires, comme beaucoup d’autres, dans ces temps de troubles et de révolutions. Il était donc d’autant plus susceptible qu’il offrait le type achevé de ces hommes si nombreux aujourd’hui, qui se jugent au-dessus de leur situation.

Cependant l’ange bienfaisant de la paisible maison parut exercer une influence salutaire sur cet esprit assombri, concentré en lui-même, tourmenté par une passion inassouvie. Le capitaine éprouva bientôt de l’amour pour cette jeune fille, la bénédiction de la maison, l’ornement du village qui, charmante dans sa juvénile innocence, promettait d’assurer par ses vertus le bonheur intérieur d’un mari, et, par sa fortune, son rang extérieur. La dernière considération surtout devait toucher un homme dont l’ambition était d’autant plus avide de jouer un rôle que jusque-là les circonstances s’y étaient moins prêtées.

Penalta, avec son uniforme resplendissant et son aspect imposant, comme on appelait au village sa façon arrogante de se présenter, avait conquis l’admiration générale, surtout celle de ses hôtesses. Donc, quand un jour il demanda à doña Mariana la main de sa fille Rosalia, la bonne femme ne put ni voulut cacher sa joie. Sa fille obéissante, voyant sa mère heureuse, ne le fut pas moins : les commères et les voisines applaudirent : seul, le fils de la veuve exprima son mécontentement et son aversion à l’endroit de l’union projetée. Il représenta à sa mère que leur fortune, consistant en immeubles, en produits de la terre et en bétail, sans adjonction de capitaux, avait prospéré jusqu’ici parce qu’elle était restée en commun, qu’eux tous en avaient tiré profit, mais que, si on la partageait ou si on l’aliénait, il en résultait du préjudice pour tous. Il fit valoir de très bonnes raisons, pour prouver que sa sœur devait épouser un habitant du village et ne pas quitter les lieux qui l’avaient vue naître, et où, de père en fils, ils avaient vécu heureux et considérés.

Mais ces réflexions sensées étaient impuissantes contre l’aveuglement de doña Mariana, enivrée du sort brillant de sa fille. L’opposition résolue du fils n’eut d’autre effet que de pousser cette mère, assurément bienveillante, mais bornée et irritée à la fin, à lui déclarer que, s’il défendait ainsi l’indivision de leur fortune, c’était pour s’en approprier la meilleure part. En dépit de ces dures et injustes récriminations (qu’on avait soufflées à la brave femme), le fils persista à combattre ouvertement le mariage de sa sœur, de sorte que la mère, emportée par sa colère et entraînée par son excessive tendresse pour sa fille, affirma qu’elle ne se séparerait jamais d’elle, et que, pour la suivre partout où elle irait, elle abandonnerait volontiers un fils dénaturé.

Cette détermination de la riche veuve ne pouvait qu’être agréable au capitaine, qui, lui aussi, appuya vigoureusement ses vues.

Bientôt le mariage se fit, et les nouveaux époux quittèrent le village.

Six ans se passèrent dans une paix profonde, grâce à la bonté angélique et à la simplicité de la mère et de la fille, qui se renfermaient dans le cercle étroit du foyer domestique. Tout leur être se concentrait dans l’admiration du capitaine, qui était maintenant commandant, et dans l’adoration des trois enfants nés de ce mariage. Hors de là, les deux femmes n’avaient, pour ainsi dire, rien à exprimer, car l’orgueil dominateur de cet homme ne leur eût pas laissées prendre le pas sur lui.

Triste monde, où l’on ne pouvait avoir une place que par droit de conquête, et la conserver qu’en s’y fortifiant ! Malheureuse et faible humanité, qui écrase quiconque obéit modestement, et qui rampe devant celui qui s’élève outre mesure !

Ce fut ce qui arriva aux deux femmes. Leur modestie, leur humilité, leur inaltérable bonté, au lieu d’être appréciées comme les plus nobles perles des trésors de la femme, n’eurent d’autres effets que de les faire paraître faibles et petites, et d’affermir dans son mépris celui qu’elles vénéraient tant.

Don Andrès Penalta avait un amour-propre démesuré, des exigences sans limites, surtout l’ardent désir d’être estimé pour des vertus qu’il ne possédait pas. En présence des étrangers, il se montrait plein de respect et de tendresse pour sa femme et sa belle-mère ; il faisait le bon prince, selon le mot des Français ; il daignait descendre complaisamment au niveau des bonnes dames, qui s’inclinaient devant lui. Mais, quand ils étaient seuls, il se rattrapait par des traitements insolents et un écrasant dédain.

Il échappait à Rosalia, en société, des petites maladresses, des erreurs de langage, qui l’exaspéraient. Pourtant, il était bien naturel que la jeune femme, qui avait été élevée dans un village, ignorât les manières distinguées d’une ville populeuse. Elle ne savait ni s’habiller élégamment, ni passer six heures à sa table de toilette, ni chanter, ni danser, ni jouer du piano. Aussi son mari, dont l’orgueil insensé souffrait de tout cela, exprimait-il son dépit par une phrase toute trouvée avec laquelle il harcelait et humiliait la pauvre femme : « Tu ne sais rien ! »

Le despotisme le plus injuste, le plus méchant, ne peut rien contre deux choses : le fer, qui présente toujours une force de résistance égale, et le roseau, qui plie aussitôt.

De là régnait, dans cette maison, une paix profonde, car le dominateur n’y trouvait que des roseaux faibles et flexibles. La volonté du despote y éclatait, comme un vent d’orage passe sur un champ : le champ n’est pas pour cela devenu stérile et désert, mais est couvert d’un mol et frais gazon. rendu ici 28

Cependant, les rapports entre doña Maria et son fils s’étaient aggravés de plus en plus ; prise tout entière dans les filets de son gendre, elle trouvait mauvais les comptes que lui adressait son fils, qui continuait à administrer, avec sa fortune, celle de sa mère. Prêtant l’oreille aux conseils de don Andrès, doña Maria finit par exiger le partage de la fortune et la réalisation, en capitaux, de ce qui lui revenait. Après maintes négociations, l’opération fut conclue presque au moment de l’arrivée de la famille à M... L’affaire fut arrangée à la satisfaction de tout le monde, et la brave dame se sentait soulagée d’un grand poids, en songeant que, de cette manière, elle avait coupé court à tout motif de mésintelligence entre son fils et son gendre.

Un matin, en revenant de l’église, un notaire, fondé de pouvoirs de son fils, avait demandé à lui parler et lui avait remis cinq cents onces d’or, restant de compte de la vente de sa part de biens. Elle donna quittance, puis s’assit auprès de sa fille, et lui exprima sa joie de la conclusion de l’affaire. Alors l’aîné de ses petits-enfants, qui venait de l’école, entra. Tout fier, il apportait sa belle page d’écriture et la montrait à sa grand-mère. Avec le plaisir et la bienveillance que lui inspirait tout ce que faisaient ses petits-enfants, elle prit la feuille et lut ce proverbe, qui, écrit en tête d’une main ferme, était répété à chaque ligne :

Ne compte pas sur le lendemain, car il ne t’appartient pas sûrement.

La digne femme examina chaque ligne en approuvant tout, et dit à l’enfant :

– Toujours la même chose, Andressito ?

– Oui, grand-mère, répondit l’enfant, toutes les lignes se répètent, jusqu’à la dernière.

La grand-mère regarda plus bas et lut : « Écrit par Andrès Penalta, le 20 mars 1840. »

– Petit fou, dit-elle, c’est aujourd’hui le 19, fête de saint Joseph.

L’enfant rit et reprit :

– Oui, je me suis trompé, mais cela ne fait rien : admettons que j’aie écrit cela demain.

– Comme tu oublies vite les maximes que tu écris ! répliqua la grand-mère. Qu’y a-t-il là ? Ne compte pas sur le lendemain, car il ne t’appartient pas sûrement.

– Tiens. Je veux corriger cela, reprit l’enfant.

Puis il prit la feuille et s’en alla en courant. Un instant après il reparut et tendit la page à son aïeule.

– Enfant ! s’écria-t-elle aussitôt qu’elle l’eût vue, pourquoi as-tu corrigé ces chiffres à l’encre rouge ? Jésus ! cette date ressemble à du sang.

– L’encre rouge était sur la table de papa ; elle est bien jolie, répondit l’enfant.

– Elle me paraît très vilaine, dit sa mère, on voit tout de suite qu’il y a une correction. Déchire cette feuille, mon enfant, et demain, s’il plaît à Dieu, tu en écriras une plus belle pour ta grand-mère.

– Non, non, cria celle-ci, donne-la-moi, mon chéri. C’est pour moi que tu l’as faite, et tu m’y rappelles une vérité sacrée : on ne doit pas compter sur le lendemain, car personne n’en est sûr. Cela signifie que nous devons toujours être prêts à la mort, qui nous conduit devant le trône du grand juge de nos âmes. Et vois, ajouta-t-elle, en prenant sur la table une pile de vingt onces d’or, je suis si contente de ton application et de la preuve que m’en donne cette page, que je te destine ces vingt onces ; quand je mourrai, elles seront à toi. Pour qu’on le sache bien, je vais écrire ma volonté au bas de cette feuille et y envelopper cet or.

L’aïeule prit la plume, avec laquelle elle avait signé la quittance et écrivit au bas de la page, sous la date rouge et le nom de l’enfant, qui s’appelait comme son père : Mariana Perez lui laisse ceci en souvenir.

Puis elle enveloppa les vingt onces dans le papier, les plaça avec le reste de l’or dans un coffret qu’elle ferma et qu’elle porta dans sa chambre.

C’est la nuit suivante que fut accompli, sur elle, l’épouvantable forfait raconté au début de ce récit ; nous avons, en même temps, décrit la douleur de la pauvre Rosalia, et la profonde impression que le crime produisit sur son époux, qui pouvait se repentir, en pensant à l’amertume dont il avait abreuvé la vie de la victime, en retour de sa tendresse et de sa vénération pour lui.

La perte notable que leur fit subir le vol de l’argent resté introuvable ; le mystère qui pesa sur le crime, malgré les plus minutieuses recherches ; la conviction qu’ils étaient exposés aux coups d’un ennemi habile et caché, leur rendirent odieux le séjour de cette ville, et, sur la demande du commandant, ils partirent pour un endroit éloigné.

Dix années s’étaient écoulées dans leur nouvelle résidence, où tous deux avaient reçu dès l’abord le plus cordial accueil. Leur situation aussi était au mieux. Don Andrès hérita d’un oncle d’Amérique, se retira du service militaire, se mit aux affaires, réussit dans toutes ses entreprises ; ainsi il démolissait de vieux couvents et en vendait à bas prix les matériaux, de grande valeur souvent. Il avait été maire et était à présent député de la province ; en un mot, il était devenu une notabilité, un vrai citoyen moderne. Il prodiguait le ton haut dans ses phrases, remplissait ses discours de termes étranges ; ardent apôtre de la morale ; prédicateur enflammé de la philanthropie ; adversaire acharné des superstitions, au nombre desquelles il rangeait le culte du dimanche et des fêtes ; prêtre de la déesse Raison ; grand-prêtre de saint Positif ; professeur de ces nobles arts modernes : le mépris des hommes et l’adoration de soi-même ; grand maître en présomptions, architecte consommé pour se dresser un piédestal ; rien ne lui manquait pour se poser en modèle du temps présent. Il passait pour le Salomon des jugements de conciliation, pour le Démosthène d’un comité récemment créé dans le but de construire un canal, dont les travaux, grâce aux paroles et sur le papier, étaient déjà poussés si avant, qu’il ne manquait plus que l’argent pour le creuser et l’eau pour l’emplir.

C’est un avantage des âmes douces, de ne pas se laisser abattre par le malheur. C’est la bénédiction des natures tendres, de rester loin de l’emportement et de la violence ; c’est le lot des cœurs résignés, de ne pas se révolter contre la souffrance. Aussi Rosalie avait retrouvé l’égalité et la paix de l’âme, qui sont les signes de la prédestination.

Elle se serait même proclamée heureuse, sans les procédés de son mari, qui, de plus en plus grisé par sa haute situation, par le succès de ses entreprises, par l’estime générale qu’il avait su conquérir, traitait sa pauvre femme avec une dureté et un mépris qui grandissaient de jour en jour.

L’éducation des enfants, un peu gâtés par Rosalia, offrait au mari de continuels reproches ; alors il répétait son mot blessant : « Tu ne sais rien faire. » Rosalia pleurait quelquefois ; quelquefois aussi elle se réfugiait dans la patience, sans rien répondre à son époux, car elle pensait en elle-même : il est bien naturel que mon mari raisonne et parle ainsi ; il sait tout, et moi, je ne sais que coudre et prier.

Quelle est vraie, cette parole : « Le cœur naturellement bon et l’innocence s’ignorent eux-mêmes. » Mais don Andrès devait apprendre ce que vaut une femme qui sait être une chrétienne, et combien l’humilité l’emporte sur les vertus tapageuses.

Un jour que Rosalie apprenait à sa fille, une gentille enfant, comme autrefois avait été sa mère, tout ce qu’elle savait elle-même, c’est-à-dire coudre et prier, le plus jeune de ses deux fils entra.

– Mère, dit-il, en lui tendant un papier, voilà l’écriture d’Andrès, quand il était petit.

Rosalia prit le papier et lut ; alors il lui passa comme un nuage devant les yeux.

« Ne compte pas sur le lendemain, car il ne t’appartient pas sûrement. »

Au bas était, en lettres rouges, la date : 19 mars 1840, date écrite par Andrès Penalta. Et, plus bas, de la main de sa mère, victime de l’attentat mystérieux et impuni, ce testament, le testament qu’elle eût laissé :

« Mariana Perez lui lègue ceci en souvenir. »

– Où as-tu trouvé ce papier, dit Rosalia d’une voix si singulièrement altérée que les enfants la regardaient étonnés.

– Dans la chambre de papa, sous d’autres papiers, répondit son fils.

Rosalia se leva toute pâle, courut à sa chambre, poussa le verrou et ferma les volets pour ne plus voir la lumière du jour. Le voile qui, pendant dix années, avait caché l’assassin de sa mère, se déchirait à ses yeux, l’horrible secret sortait de l’ombre. Du fond de la tombe, la victime étendait le doigt vers la date sanglante, inscrite dans un document conservé avec de l’argent volé, et qui ne pouvait se trouver qu’en la possession du meurtrier ; et cette pièce accusatrice se trouvait entre les mains de son mari !

Rosalie se laissa tomber sur un sofa et se cacha le visage dans les mains. Elle resta ainsi trois heures, sans mouvement, pétrifiée, froide comme un cadavre où ne circule plus le sang, muette et comme frappée de paralysie.

La première heure, elle ne pensa à rien ; toutes ses idées tourbillonnaient dans un vertige effrayant. Durant la seconde, le désespoir tortura son âme, semblable à une lionne qui, derrière ses barreaux, guette un moyen de s’échapper dans le libre désert, pour y pousser son rugissement. À la troisième heure, la réflexion lui revint peu à peu, amenant d’une main la résignation chrétienne avec son frein salutaire, de l’autre, la prudence humaine avec ses yeux perçants. Alors elle se sentit tout à coup chrétienne, mère, épouse ; elle joignit les mains et s’écria :

« À toi, à toi, notre père et notre juge, à toi appartient la justice, à toi la vengeance. »

Elle se releva vaillante, alluma une bougie d’une main ferme ; elle brûla à sa flamme le papier accusateur et se jeta sur son lit.

Bientôt arriva son mari qui lui demanda durement ce que signifiait cette réclusion.

En entendant la voix de l’assassin de sa mère, en le voyant approcher d’elle, un frisson convulsif s’empara de la malheureuse, et elle répondit, pendant que ses dents s’entrechoquaient, qu’elle était malade.

Don Andrès sortit avec impatience ; elle n’avait même pas le droit d’être malade !

Pendant huit jours, Rosalie resta enfermée, sans voir personne, pas même ses enfants, prétextant un violent mal de tête, mais, en réalité, parce qu’elle craignait de laisser échapper, en cris de désespoir, le redoutable secret qu’elle voulait ensevelir dans son cœur brisé.

Dans ce but, elle chercha à perdre sa force physique en affaiblissant son corps par le jeûne et les larmes, et elle espéra puiser une vigueur morale dans son amour maternel.

Quand elle reparut et que son mari la revit pour la première fois, il recula terrifié, et il avait raison : les cheveux de la jeune mère étaient tout blancs. Sur ses traits amaigris était une teinte jaune et livide ; ses yeux égarés, sombres, étaient entourés d’un cercle bleuâtre.

– Vraiment, dit-il, tu es malade, très malade. Tu dois avoir bien souffert !

– Oui, beaucoup, répondit l’infortunée.

– Mais pourquoi n’as-tu pas fait appeler un médecin ? répliqua impatiemment son mari. Tu ne sais rien, pas même te soigner quand tu souffres !

La martyre vécut encore une année, la mort dans l’âme, sans autre consolation que la certitude qu’elle était près de mourir.

Sa descente au tombeau dura une année entière ; la vie est si vigoureuse à trente ans !

– Mais, qu’a donc votre femme ! demandaient à don Andrès Penalta ses nombreux amis.

– Une fièvre maligne qui tue à la fois son corps et son âme, répondait-il. Les médecins lui ordonnent beaucoup de remèdes, mais rien ne la soulage ! Je suis vraiment très inquiet.

Puis, seul avec sa femme, il lui disait :

– Le médecin déclare qu’il née comprend pas ce que tu as, et que tu ne lui expliques pas. Non, tu ne sais rien, même pas expliquer ce que tu souffres.

La seconde victime du crime succomba enfin. Les médecins étaient là, les bras croisés, disant que leurs moyens étaient épuisés. L’heure du repos éternel avait sonné ; le confesseur était assis près de la moribonde, en la pleurant et en la consolant.

Elle était déjà prête à comparaître devant le tribunal souverain de Dieu. Quand elle sentit qu’elle n’avait plus que quelques instants à vivre, la noble femme fit signe à tous de s’éloigner et appela son mari.

– Père de mes enfants, lui dit-elle d’une voix solennelle, j’ai su deux choses dans la vie.

– Toi ! dit son mari stupéfait.

– Oui.

– Et quelles ont-elles été ? s’écria le criminel atterré ; et, d’effroi, ses yeux semblaient sortir de leurs orbites.

– Me taire dans la vie, car j’étais mère, et pardonner dans la mort, car je suis chrétienne, répondit la sainte martyre.

Puis elle ferma les yeux pour ne plus jamais les rouvrir.

 

 

 

 

Fernan CABALLERO,

Contes andalous.

 

Paru dans Les grands auteurs

de toutes les littératures,

2e série, tome 3e, 1888.

  

 

 

 

 

 

www.biblisem.net