Les ailes tombées

 

 

    Un jour, parmi ces vers dont l’impure famille,

Dans la fange se tord, s’entrelace et fourmille,

Sur le sombra limon d’un sol marécageux

Deux ailes de ramier brillèrent à mes yeux ;

Et je les contemplais, accoudé contre un saule,

Lorsqu’un oiseau plaintif vola sur mon épaule ;

Et ces mots de son bec sortirent tristement :

« Te voilà tout rêveur, tu demandes comment

Ces ailes qu’on dirait les dépouilles d’un ange

Ont pu se détacher et tomber dans la fange ?

Bien que le souvenir d’un si cruel malheur

Soit pour mon cœur en peine une grande douleur,

Je vais te le conter : fruits d’un amour fidèle,

Pondus au même nid, couvés sous la même aile,

Et, pour éclore ensemble, ayant, le même jour,

Rompu les blancs remparts de leur premier séjour,

Tant que l’abri natal captiva leur faiblesse,

Deux ramiers s’entr’aimaient d’une égale tendresse,

Mais lorsque, heureux et fier de son vol faible encor,

Chacun put à son gré diriger son essor,

Impatient et sourd à la voix de son frère,

Chacun fut entraîné par un destin contraire :

L’un, élevant toujours son regard vers les cieux,

Se plaisait à planer dans l’azur radieux ;

S’il abaissait parfois son vol jusqu’à la terre,

C’était dans le vallon plein d’ombre et de mystère,

Vers le hardi sommet des chênes, des sapins,

Ou le vert éventail que déployaient les pins,

On le voyait se plaire, ou bord des pures ondes,

Sous l’abri des vergers, dont les branches fécondes

Se courbaient avec grâce, étalant au soleil

Des fruits, riants joyaux, des fleurs, trésor vermeil.

L’autre, toujours en bas, regardait ; sa pensée

Au sol marécageux semblait être fixée ;

Son désir enviait le sort des animaux,

Hôtes rampants et vils des croupissantes eaux.

 

    Un jour, sur cette mare, il planait en extase,

Il s’abattit soudain et goûta de sa vase...

Mais une voix : « Déchois, toi qui voulus déchoir !

Au lieu de l’air splendide, habite ce flot noir,

À moins que quelque ami déplore ta démence,

Et, trois ans sur ces bords invoquant ma clémence,

Te fasse remonter dans ton noble élément,

Toi qui voulus ramper, rampe éternellement ! »

Cet arrêt formidable était la voix austère

Du vieux sylphe gardien de ce bois solitaire ;

Les ailes du ramier tombèrent à l’instant,

D’un reptile son corps prit l’aspect rebutant,

Et, depuis quinze mois, pour délivrer mon frère,

Au sylphe jour et nuit j’adresse ma prière ! »

 

    À ces mots, de la vase un monstre noir sortit,

Dans l’air, à son aspect, un long cri retentit,

Et le plaintif ramier, fuyant de mon épaule,

Cacha son désespoir dans les branches du saule.

 

    Alors, mes souvenirs attristant mon esprit,

Je méditai longtemps ce funèbre récit,

Et je médis : « Hélas ! dans les eaux criminelles

Combien j’ai déjà tu tomber de blanches ailes !

Que d’amis, pour le vice et son enivrement,

Ont dédaigné l’air pur du calme firmament,

Et rampent aveuglés par la vapeur immonde

De ce marais trompeur qu’on appelle le monde ! »

 

    Je m’éloignai pensif, chagrin, plein de regrets,

Au bord des mêmes eaux j’errais deux ans après,

Et du conteur ailé la déplorable histoire

Revint solliciter mon cœur et ma mémoire.

Je cherchai vainement sur les flots corrompus ;

Les ailes du ramier ne s’y dessinaient plus ;

Mais, croisant les ébats de leur vol plein de fête,

Deux blancs oiseaux dans l’air se jouaient sur ma tête.

Ah ! du frère pieux le noble dévoûment

Avait donc obtenu la fin du châtiment !

 

    Hélas ! me dis-je alors, je n’ai point la puissance

D’arracher ceux que j’aime à leur folle existence ;

Pourtant je veux prier. Qui sait ?... Peut-être un jour

Je les verrai sortant de leur honteux séjour,

Fiers de reconquérir la pureté première,

Remontés vers l’azur sauvés par ma prière,

Et, plaçant dans l’éther paisible et radieux,

S’enivrer des splendeurs et des parfums des cieux !

 

    Puisque de cet espoir mon âme s’est bercée,

Seigneur, qu’il ne soit pas une vaine pensée,

Car, pour tout noble cœur, c’est un bien dur tourment

Que de mépriser ceux qu’on aima tendrement !

 

 

 

Jules CANONGE.

 

Paru dans La France littéraire, artistique, scientifique en 1857.

 

 

 

 

 

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