Tristissima

 

 

 

                                         I

 

                  BRÈVE EXPOSITION – AUX MÈRES

                                       PRIÈRE

 

 

Hélas ! hélas ! il l’aime ! Ils s’aiment tous les deux,

Et voilà qu’un fantôme horrible au milieu d’eux

Soudain se dresse et dit : « Tu n’as pas de fortune,

Va-t’en, car pour avoir cet ange il en faut une. »

 

La gloire n’est plus rien, la vertu n’est qu’un mot,

Et l’amour, cette fleur qui dans nos cœurs éclot,

Souvent se flétrira, sans qu’une main la cueille,

Sous le souffle brûlant du destin qui l’effeuille.

Qu’importent la beauté, la noblesse du cœur ?

Cela ne manque pas à vos yeux de valeur ;

Cela brille, – mais l’or éblouit davantage.

 

Un homme sans vertu, dont un riche héritage

Éclaire l’horizon, vaut certainement mieux

Que ce pauvre officier qui, les larmes aux yeux,

Descend avec lenteur l’escalier, puis s’arrête,

Jette un dernier coup d’œil et détourne la tête.

 

Où va-t-il donc ? Il marche, et de ses yeux hagards,

Pareils à des éclairs, s’échappent les regards.

 

Vous aimez vos enfants d’une étrange manière.

Dans une pension vous tenez prisonnière

Votre fille ; enfin, quand elle sort du couvent,

Quand l’oiseau délivré veut déployer au vent

Ses ailes, alors vous pensez au mariage,

Et ne lui laissez pas même choisir sa cage !

 

Mais, Madame, Voyez, votre fille se meurt ;

Elle a perdu son teint avec sa bonne humeur ;

Elle s’habille en noir et sans coquetterie ;

Et, rose du matin, elle est presque flétrie !

Qu’a-t-elle ? Oh ! presque rien, et cela passera.

Certainement, ou bien, Madame, elle en mourra.

Voila tout... Quelques pleurs répandus sur sa tombe

Jusqu’à ce que l’oubli sur sa mémoire tombe ;

Puis c’est tout, c’est assez.

                                              Mais elle aime ! Ô mon Dieu,

Ô mon Dieu, quelle horreur vous cause cet aveu !

Oh ! devant ce malheur votre âme est confondue !

Comment peut-elle aimer ? Votre fille est perdue,

Madame, pleurez-la ; Madame, maudissez

Votre enfant ! Il vous est permis de la chasser,

De la jeter dehors ainsi qu’un domestique ;

Sur elle exercez donc ce pouvoir despotique

Que le ciel, paraît-il, a mis entre vos mains !

Choisissez, au milieu des ces cloîtres malsains,

Le plus sombre de tous, enfermez votre fille :

Elle vient de souiller l’honneur de sa famille !

 

Surtout n’allez pas croire un instant qu’au couvent

Vous enterrez, Madame, un être encor vivant.

L’enfant qu’on traite comme une prostituée,

Madame, est morte, et c’est vous qui l’avez tuée !

 

Ô Seigneur, dites-moi, quand dans un couvent noir

Vous voyez à genoux sur la dalle, le soir,

Une naïve enfant, ravissante de charmes,

Qui lève vers le ciel ses yeux mouillés de larmes,

Et mêle à l’oraison qu’elle t’adresse, à toi,

Le nom du pauvre amant qui possède sa foi ;

Qui, sans penser à vous lorsqu’elle dit : « Je t’aime »,

– Mots si souvent trouvés dans la prière même, –

Prononce ces deux mots en fermant ses beaux yeux,

Et croit ainsi parler à l’objet de ses vœux,

Dis-moi, Seigneur, au lieu de te mettre en colère,

Tu jettes, n’est-ce pas, un doux regard de père

Sur cette jeune enfant que frappe le malheur,

Dont l’amour d’une flèche a traversé le cœur,

Sur cette douce vierge, ignorante du vice,

Et du ciel tu bénis cette jeune novice ;

Et, voyant dans son cœur ce chagrin étouffant,

Tu murmures tout bas : « Ô pauvre, pauvre enfant ! »

 

 

 

 

                               II

 

         RÉCIT – HYMNE À LA DOULEUR

 

 

Ève, sur un sofa nonchalamment assise,

Rêve seule à l’écart, et, triste, elle méprise.

La conversation. Son regard langoureux

Révèle qu’en son cœur repose un amoureux ;

Et, tandis que, blessé, son cœur tout bas sanglote,

Sur sa lèvre vermeille et tremblante un nom flotte,

– De même que l’abeille, au soir d’un jour d’été,

Voltige sur la fleur étalant sa beauté. –

 

Pourquoi viens-tu troubler, au milieu de ses joies,

L’esprit de cette enfant, Amour, toi qui déploies,

Pour t’envoler vers nous, ainsi qu’un papillon,

Des ailes ? Oh ! pourquoi laisses-tu ce sillon

Dans nos cœurs attristés, lorsque tu nous effleures ?

 

Or le sommeil régnait déjà dans les demeures.

Le silence profond succédait au grand bruit,

Comme au jour éclatant succède l’humble nuit.

Ève se retira.  .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .   .

 

.   .   .   .   .   .  Dans une chambre, un homme

Soupire tristement. C’est Robert qu’on le nomme.

C’est le pauvre officier ! Il a l’air malheureux,

Et le brouillard des pleurs couvre ses grands yeux bleus.

Oui, le front appuyé sur la main, Robert pleure.

Il est tard et tout dort ! Tout dort ! Qu’importe l’heure ?

Il ne veut pas dormir.

                                      Les voiles du sommeil

Couvriraient son esprit jusques à son réveil,

Effaçant quelque temps la vierge au doux sourire,

La pauvre et tendre Éva qui dans ses bras soupire

Il la voit, il lui parle...

                                      Ils sont là tous les deux :

La mémoire, l’esprit et le cœur ont des yeux.

 

Sa famille descend de la vieille noblesse

Du faubourg Saint-Germain ; et jamais il ne blesse

L’honneur de ses aïeux !

                                           Il aurait ce qu’il faut

Pour mériter Éva, s’il n’avait le défaut

De n’être pas aimé de la jeune déesse

Qu’adorent de tout temps les mortels : la Richesse.

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .

 

Désirant la doter de leurs dons précieux,

Les vertus pour Éva descendirent des cieux.

La Vérité d’abord lui donna le langage ;

Ensuite la Pudeur lui donna, comme gage

De son constant amour, le voile vaporeux

Dont la vierge se pare aux yeux de l’amoureux,

La Prudence à son tour lui donna la sagesse ;

L’Honneur se signala par sa grande largesse ;

Et de tous ses bienfaits la déesse Amitié

Para son chaste cœur, où régna la Pitié.

 

Mais la Fidélité, par son présent Céleste,

À cette pauvre enfant, hélas ! fut bien funeste.

Comme elle eut bientôt pris racine dans son cœur.

L’enfant ne put jamais oublier son vainqueur,

Et l’on sait que l’amour fait toujours des victimes,

Qu’aimer sur cette terre est le plus grand des crimes.

 

Ô Douleur inhumaine ! ô toi que l’on abhorre,

Que l’on chasse du cœur où tu verses la nuit,

Herbe maudite, fleur qu’on voit toujours éclore

Pour nous empoisonner de ton parfum maudit !

 

Elle a beau t’arracher, ta puissante racine

Reste au fond de son cœur ; elle arrache tes fleurs,

Mais ton arbre demain encor dans sa poitrine,

Encor doit refleurir, arrosé par ses pleurs !

 

Va-t’en, Douleur, va-t’en là-bas, dans tes demeures,

Là-bas, dans la caverne obscure où tu te plais,

Là-bas, où les serpents, du jour comptant les heures,

Attendent les cœurs dont toujours tu les repais !

 

Va-t’en là-bas, là-bas, où règne la nuit sombre,

Où les hideux corbeaux font entendre leurs cris,

Où nul arbre jamais ne réfléchit son ombre,

Où règnent nuit et jour de funestes esprits.

 

Va-t’en, Douleur, va-t’en là-bas dans ton repaire,

Que du sang des mortels l’on voit ensanglanté ;

Va-t’en, loin des humains, dans un coin solitaire,

Ou dans quelque réduit par les démons hanté !

 

Prends pitié de ses pleurs. Regarde : elle est si belle !

Regarde ses grands yeux ! Ô Douleur ! prends pitié

De l’enfant dont le crime est de rester fidèle,

De cette vierge qui tombe enfin à tes pieds.

 

Regarde ta victime : elle verse des larmes,

Et pourtant elle veut, elle veut bien mourir.

À l’aspect de la mort elle n’a pas d’alarmes ;

Elle appelle la mort, mais ne veut pas souffrir !

 

Eh bien ! frappe toujours, frappe malgré ses larmes,

Frappe sans écouter les sanglots que lui font

Exhaler ses tourments. Si tu trouves des charmes

À la voir souffrir, frappe et plonge jusqu’au fond

 

Ton glaive ; et si tu crois que la mort est trop lente

À couronner ton œuvre, oh ! frappe encor, Douleur,

Et, sans perdre de temps dans une longue attente,

Ouvre-lui donc le sein et piétine son cœur !

 

 

 

 

                               III

 

                             SUITE DU RÉCIT

         PRIÈRE D’ÉVA – PLAINTE DU POÈTE

                       LA PRISE DE VOILE

 

 

Que fait Ève à genoux ? Elle dit sa prière

En joignant ses deux mains, en baissant sa paupière,

En inclinant son front sur son sein virginal.

 

Autour de cette enfant le démon infernal

N’osa jamais rôder.

                                   Elle est là demi-nue.

Comme un astre du ciel à travers une nue

Nous laisse deviner sa splendide lueur,

À travers la batiste on peut voir la blancheur,

Les formes, les contours de son corps admirable.

Sur sa lèvre vermeille un sourire adorable

Voltige, et ses cheveux ruissellent à grands flots

De sa tête charmante.

                                     Oh ! quels jolis tableaux

Pour les yeux d’un amant !

                                              En entr’ouvrant sa bouche

Elle laisse exhaler une plainte qui touche.

 

– Qui donc, voulant souiller cette enfant par hasard,

Ne reculerait pas devant son pur regard ? –

 

Mais Éva s’est levée. Une pâleur mortelle

S’étend sur son visage. Une étrange étincelle

Brille dans ses grands yeux. Elle avance la main

Devant le crucifix, et, d’un ton surhumain :

 

« Je fais vœu devant toi, mon Dieu, mon roi, mon père,

Devant toi, mon soutien, Seigneur en qui j’espère,

Oui, de n’appartenir à personne qu’à toi,

De ne suivre, ô mon Dieu, que ton unique loi.

Je passerai mes jours au fond d’un monastère

Jusqu’à l’heure bénie où, quittant cette terre,

Je prendrai mon essor pour m’envoler aux cieux

Peuplés de séraphins aux chants harmonieux.

 

J’oublierai donc Robert, qui déplaît à ma mère,

Et j’irai, sans rêver un bonheur éphémère,

Comme un flambeau brûler aux pieds de ton autel,

Et dans mon cœur sera l’amour de l’Éternel. »

 

En achevant ces mots elle fondit en larmes,

Son âme succombait sous le poids des alarmes.

Plus la souffrance est grande et moins l’on fait de bruit,

Mais en silence on meurt pour un rêve détruit.

 

– Ainsi tout est fini pour vous, ô jeune fille !

Et vous dites au monde un éternel adieu ;

Et vous, dont la beauté comme une étoile brille,

Vous allez, chaste vierge, épouser votre Dieu !

 

Vous allez au couvent, à genoux sur la dalle

Passer les jours bénis de votre doux printemps,

Et, cachant votre pied dans l’horrible sandale,

De la bure couvrant vos membres grelottants,

 

Prier le jour, prier la nuit, toujours, encore,

Et du matin au soir et du soir au matin

Prier sans cesse, quand la terre se décore !

Par le froid, la chaleur, prier est ton destin !

 

Toi la reine du bal, toi qu’enivrait la danse,

Toi que l’on admirait le front semé de fleurs,

Toi dont les yeux divins lançaient en abondance

Des éclairs qui perçaient la sombre nuit des cœurs,

 

Ton corps sera caché par une robe noire,

Ta poitrine étouffée ! Ô crime sans pardon !

Tes beaux seins étouffés ! Oh ! qui pourrait le croire ?

Est-ce donc pour cela que le Ciel t’en fit don ? –

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

 

Le couvent est paré comme pour une noce ;

Il est orné de fleurs.

                                    – Ainsi sur une fosse

Où s’endort un ami l’on place des bouquets. –

 

L’autel est flamboyant et des tableaux coquets

Partout s’offrent aux yeux ; et la supérieure

Porte ses petits yeux sur le cadran, car l’heure

Tarde trop à son gré.

                                    C’est aujourd’hui qu’Éva

Prononce ses vœux.

                                   L’heure a sonné :

                                                                  La voilà.

 

Elle a les yeux baissés. Sa chevelure blonde,

Qui porte une couronne où l’oranger abonde,

Jette, comme un soleil, des rayons éclatants.

Le couvent est rempli de nombreux assistants.

 

Elle a les yeux baissés. Les lèvres entr’ouvertes,

Pâles par le chagrin, par les douleurs souffertes,

Pour chasser les mots qui viennent les effleurer,

Parlent au roi du ciel qu’elle doit adorer.

 

Elle a les yeux baissés. Mais quel est donc cet homme

Caché par un pilier, habillé de noir, comme

S’il allait assister à quelque enterrement ?

Éva, le connais-tu ? Cet homme est ton amant !

 

Elle a les yeux baissés. Ainsi qu’une statue,

Robert est là debout ; il ne voit pas ; sa vue

Erre comme les yeux d’un aveugle. Robert,

Tes cheveux ont blanchi ! Quel mal as-tu souffert ?

 

Elle a les yeux baissés. Voilà qu’elle s’approche

De l’autel ; un son doux s’envole de la cloche.

Robert, n’a pas bougé, toujours il est debout.

Tu veux donc assister au drame jusqu’au bout ?

 

Elle a les yeux baissés. – Mais elle se retourne,

Toujours priant le Dieu qui dans l’autel séjourne.

Un rayon de soleil joue avec ses cheveux.

Tout se tait, car l’enfant va prononcer ses vœux.

 

Elle a les yeux baissés. Sur son pâle visage,

Où les larmes, hélas ! ont marqué leur passage,

On ne déchiffre rien, ni plaisir, ni chagrin ;

Son front, après l’orage, est devenu serein !

 

Elle a levé les yeux vers le coin solitaire

Où se trouve Robert... elle roule par terre.

Elle est morte, dit-on, et l’on maudit la mort.

Non, du bonheur Éva n’a pas atteint le port !

 

 

 

 

                                   IV

 

             SUITE DU RÉCIT – DÉLIRE DE ROBERT

 

 

Tout est fini. L’enfant est morte pour le monde !

Au nom d’Ève il n’est plus personne qui réponde.

Elle s’est faite sœur de Saint-Vincent de Paul,

Qui recueillait l’enfant qu’on jetait sur le sol.

Marguerite est son nom.

                                          Mais dans l’église sombre

Robert n’est plus. Hé quoi ! confondu dans le nombre,

Serait-il donc sorti sans qu’on ait pu le voir ?

Le soleil disparaît et le jour devient noir ;

Le brouillard obscur plane en ce ciel de décembre.

Je ne vois pas Robert ! Il n’est pas dans sa chambre.

Je l’aperçois enfin. Douleur ! Destin fatal !

Eh quoi ! Robert, c’est toi ? Robert à l’hôpital !

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

En sortant du couvent il est pris de vertige,

Il voit autour de lui la terre qui voltige ;

Il veut rester debout, mais il sent qu’une main

Le pousse et puis le fait tomber sur le chemin.

Des hommes qui passaient par là le ramassèrent,

Et dans un hôpital ces hommes le laissèrent.

 

Pour le pauvre Robert le tombeau s’apprêta ;

La Mort leva sa main, mais le Ciel l’arrêta.

 

Et je veux m’efforcer de rendre sur la lyre

Les sons qui s’échappaient de son cœur en délire.

 

 

 

                                           I

 

Oh ! Seigneur, ce fut dans ton divin sanctuaire,

Qu’on avait tapissé de guirlandes de fleurs,

Oui ce fut là, Seigneur, que pour la fois dernière

               À travers tous mes pleurs,

 

À travers et l’encens et la blanche fumée,

Et tandis que les chants s’élevaient vers le ciel,

Que mes yeux ont pu voir, debout devant l’autel,

               Ma belle bien-aimée !

 

 

                                           II

 

Ses grands yeux me semblaient des astres radieux.

Seigneur, elle priait ! Seigneur, qu’elle était belle !

Et tandis que pour toi les pleurs mouillaient ses yeux,

               Moi je pleurais sur elle !

 

Elle levait, Seigneur, ses yeux, son cœur vers toi ;

Elle était toute à toi, Seigneur ! Ta fiancée,

Qui m’aima quelques jours, hélas ! n’avait pour moi

               Pas même une pensée !

 

Elle était toute à toi, l’ange que j’adorais,

C’est à toi, son époux et son maître suprême,

C’est à toi que l’enfant tout bas disait : « Je t’aime »,

               Tandis que je pleurais.

 

 

                                          III

 

Ève ! Ève ! Où donc es-tu ? Je te veux ; viens ici !

J’interroge les deux, j’interroge la terre ;

Rien ne répond jamais à mon cruel souci

               Que la cloche du monastère !

 

Ève ! Ève ! Où donc es-tu ? Pourquoi m’as-tu quitté ?

J’ai besoin des baisers de ta lèvre vermeille,

Et d’un ange gardien qui soit à mon côté

               Le soir pendant que je sommeille !

 

Ève ! Ève ! Où donc es-tu ? Quoi ! dans un noir cercueil

Tu dors, quoique vivante ; et, tandis que je pleure,

Je te vois à genoux dans ta sombre demeure

               Avec de longs habits de deuil !

 

 

                                          IV

 

Ève ! Ève ! Je comprends, c’est mon deuil que tu portes

Au pied de cet autel plein de fleurs, de parfums ;

Tu pleures à genoux nos espérances mortes

               Et nos amours défunts !

 

 

 

 

 

                            V

 

    SIÈGE DE PARIS – LA RENCONTRE

                       LA DOULEUR

 

 

La France à l’Allemagne a déclaré la guerre,

Et de ses jeunes fils elle a jonché la terre.

 

Maintenant l’ennemi, d’un bras victorieux,

Veut de Paris baisser le front impérieux.

 

– Avant d’être à Paris, que ta victoire navre,

Il te faudra fouler aux pieds plus d’un cadavre. –

 

Car Paris s’est armé.

                                   Ses fils autour de lui

Sont tous prêts à combattre, à mourir aujourd’hui ;

Et même le gamin de la dixième année

Dans son tout petit cœur sent qu’une ardeur est née

Si grande, qu’il s’étonne en cachette souvent

Que ce cœur ait si soif de courir en avant !

 

Mais l’ennemi s’avance, il marche.

                                                            Mais qu’importe ?

 

Paris, toujours vaillant, ferme sa grande porte.

 

Ils resteront dehors jusqu’à l’heure où la faim

En riant brisera nos murailles d’airain ;

Ils resteront dehors jusqu’à l’heure maudite

Où la Paix en chantant, d’une main hypocrite,

Nous offrira le pain, que demandent nos fils,

Et que nous recevrons le cœur plein de mépris !

 

Mais l’ennemi s’avance. Il marche.

                                                            Mais qu’importe ?

 

Le courage est vivant, si l’espérance est morte.

 

Les boulangers encor peuvent vendre du pain.

Nous sommes satisfaits, mais notre épée a faim.

 

Avancez !

 

                   Si de vin le roi du ciel nous sèvre,

Nous voulons dans le sang étancher notre lèvre !

Notre faim est pareille à la faim des corbeaux :

 

N’ensevelissez pas les morts dans des tombeaux !

 

Mais l’Allemand est là !

                                          Nos portes sont fermées

 

Il attend !

 

                   Car il sait que, bientôt affamées,

Les foules en pleurant accepteront leur sort,

Et que la faim fera ce que n’a pu l’effort !

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

 

Comme l’on se bat bien ! Voyez à la frontière

Combien de jeunes gens roulent dans la poussière,

Et, près de ces blessés, combien de nobles sœurs,

Se dévouant pour eux, vont soulager leurs cœurs.

 

Tenez, précisément, un officier succombe,

Une petite sœur dans ses bras, lorsqu’il tombe,

Le reçoit... Juste à temps cette sœur arriva...

Mais... Grand Dieu ! c’est Robert ! Cette sœur est Éva !

 

– Douleur, retire-toi, rentre dans ta demeure,

Car maintenant le ciel prend en pitié leur sort ;

De l’affranchissement voilà que sonne l’heure,

Va-t’en, retire-toi, laisse passer la Mort ! –

 

 

 

 

                               VI

 

         LA GOUTTE D’EAU – LE BAISER

             LES FIANÇAILLES FUNÈBRES

 

 

Ève l’a reconnu ! pauvre enfant ! Elle hésite.

S’éloigne-t-elle ? Non. Il faut qu’elle s’acquitte

De son noble devoir.

                                     Robert ouvre les yeux.

« De l’eau, ma sœur ! » dit-il. Ô destin malheureux !

Où pourrait-elle bien en trouver ?

                                                          « Je veux boire,

Rien qu’une goutte d’eau. »

                                            Qui pourrait bien le croire ?

Une larme jaillit des yeux de cette enfant,

Qui, tombant, vint mouiller les lèvres du mourant !

 

« Vous pleurez, dit Robert, oh ! vous êtes trop bonne ;

La vie, avec plaisir, ma sœur, je l’abandonne :

Je n’ai plus de lien qui m’attache ici-bas... »

 

Ève ferma les yeux et ne répondit pas.

 

« Ma sœur, n’avez-vous pas connu par hasard Ève,

Une sœur comme vous, la vierge de mon rêve,

Et qui comme vous doit veiller sur les soldats ? »

 

Ève ferma les yeux et ne répondit pas.

 

« Mais vous ne dites rien ! Ma sœur, l’avez-vous vue ? »

Et Robert, en disant ces mots, porta la vue

Sur la petite sœur :

                                  « Ciel ! Éva ! c’est donc toi ?

Oh ! je bénis la mort ! Dieu prend pitié de moi.

Éva, c’est toi, c’est toi ! Dans ma douleur extrême

Je n’ai pas reconnu cet idéal que j’aime.

Mon Ève, est-ce bien toi que je serre en mes bras ? »

 

Elle ferma les yeux et ne répondit pas.

 

« Éva, je meurs, dit-il dans un accès de fièvre.

Approche de ma bouche, approche donc ta lèvre,

Que je puisse en mourant te donner un baiser.

Dis, auras-tu le cœur de me le refuser ? »

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

.  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  . 

 

 

Mais, tandis que tremblants ils unissent leur bouche,

Une balle les frappe et par terre les couche !

 

Ils étaient séparés ; sur un lit de granit

Ils rompent leurs liens, et la mort les unit.

 

Le ciel, qui jusqu’alors était couvert de voiles,

Se montra tout à coup étincelant d’étoiles,

Et de la sombre terre où brillaient les éclairs,

Des concerts infinis vinrent charmer les airs ;

Et le canon garda ce soir un long silence,

Et, du vil Allemand oubliant l’insolence,

Paris, le grand Paris, resta calme un instant

En voyant sur son front cet azur éclatant !

 

Le ciel, qui jusqu’alors était couvert de voiles,

Se montra tout à coup étincelant d’étoiles,

Tandis qu’ils s’en allaient dans la splendeur du ciel

Passer les jours sans fin de leur lune de miel !

 

 

            1879.

 

 

 

CARLOS-RENDON,

Préludes, les prémices du cœur,

s. d.

 

 

 

 

 

 

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