Jeanne

 

                    Aux collaborateurs des Voix Poétiques.

 

 

                                        I

 

Avez-vous par hasard, dans un puissant empire,

Au milieu des palais de marbre et de porphyre,

Entouré des splendeurs qu’offre la vanité,

Dans un recoin obscur, cherché la vérité.

Au détour du chemin, dans un carrefour sombre,

Votre pas ressemblant au pas furtif d’une ombre,

Vous êtes-vous perdu, le front triste et rêveur,

Et vous êtes-vous dit, morne et plein de stupeur,

En sentant sur le corps comme un frisson étrange :

Je suis dans un quartier fait de honte et de fange ;

Quels sont les délaissés qui vivent en ce lieu ?

Jamais le doux soleil, ce saint regard de Dieu,

Ne réchauffe les murs de ce quartier sinistre.

 

À dix pas de cet antre, est l’hôtel d’un ministre,

Un hôtel merveilleux, dont une seule cour

De marbre et d’or, ressemble au temple de l’amour.

Pourquoi donc l’ombre est-elle auprès de la lumière,

Seigneur, ne sommes-nous plus égaux sur la terre ?

Ici la faim, – là-bas un luxe étincelant ;

L’orgueil et la paresse, au regard triomphant ;

Les jeux et les plaisirs, traçant de promptes rides,

Tandis que sur un lit, fait de haillons sordides,

Un malheureux se meurt, faute d’un peu de pain.

Si vous n’avez pas vu ces antres de la faim,

Si jamais vous n’avez fait ce sombre voyage

Lisez, j’écris pour vous.

 

                                     Jeanne, était belle et sage ;

Seize printemps brillaient sur son front ingénu.

Ses yeux noirs respiraient un bonheur inconnu

À ce monde orgueilleux qui gémit en silence.

Chaste et douce, elle avait une sainte croyance

Et priait ardemment, tous les jours, le Seigneur.

Sa mère était tailleuse et son père couvreur ;

Ils habitaient tous trois une humble maisonnette,

Souriant au bonheur d’une existence honnête,

Où les bruits de Paris, fait de lucre et d’orgueil,

S’arrêtaient, sans oser en profaner le seuil.

Auprès d’un feu modeste, où le fagot pétille,

Il fallait assister au repas de famille ;

Il fallait voir le père, au regard caressant,

S’arrêter tour à tour sur la femme et l’enfant.

Regard de l’homme heureux, dont un amour sincère,

Au bonheur de l’époux, joint le bonheur du père.

 

 

                                       II

 

Un matin de printemps, où le soleil joyeux

Souriait follement et caressait les yeux,

La mort, qui regardait – frémissante et livide,

Sous le pied chancelant du couvreur, lit un vide ;

La tête lui tourna comme un homme grisé.

Il luttait éperdu, – mais retomba brisé.

Sur le pavé sanglant gisait son corps inerte ;

La mort entrait déjà par la tête entr’ouverte,

Et du joyeux logis allait faire un linceul.

Pendant qu’il se mourait ainsi, presque tout seul,

Jeanne arrosait les fleurs de sa chère fenêtre,

En murmurant : Mon père est bien long à paraître

Aujourd’hui. Que fait-il, et qui peut amener

Le retard qu’il apporte à l’heure du dîner ?

Et Jeanne interrogeait aussi sa bonne mère.

 

Deux hommes, lentement portaient une civière,

Et frappèrent des coups bruyants à la maison.

 

L’âme avait pris son vol. – Sa charnelle prison

Reçut seule les pleurs d’une douleur profonde ;

Nul talent ne saurait retracer en ce monde,

Ces cris poignants, ces mains tendues, ces sanglots !

Lorsqu’un navire sombre haletant sous les flots,

Nul ne retient ses cris, – seul l’Océan farouche

Les emporte effrayés dans sa terrible bouche,

Et va les déposer brûlants aux pieds de Dieu !

 

 

                                      III

 

La terre a la douleur funèbre pour essieu.

Chaque chose ici-bas, a sa chute profonde,

Et l’axe lumineux, qui fait mouvoir le monde,

Est un grand composé des éléments divers.

Oui, tout ce qui respire en ce vaste univers,

Papillon, femme et fleur, vautour, aigle et colombe

Doivent subir les lois terribles de la tombe,

Se dissoudre et se fondre, au creuset niveleur,

De ce monde pétri de fange et de terreur.

 

 

                                       IV

 

Sur l’enfant orphelin et sur l’épouse veuve

N’envoyez point, Seigneur, une nouvelle épreuve ;

Elles ont imploré le Maître Souverain

Le cœur meurtri, le corps las du calvaire humain.

Sans murmurer pourtant une parole amère

La fille a partagé le malheur de la mère,

Et dans l’étroit logis, les regrets et les pleurs

Ont remplacé les chants et les petites fleurs.

Jeanne travaille avec un sublime courage ;

Le devoir a placé sur son charmant visage.

À la fois, une étrange et douce gravité.

Son front pur fait de grâce et de virginité

Du marbre de paros a la blancheur divine ;

Son œil noir est profond – et sa taille est si fine,

Qu’on peut la comparer au flexible roseau.

 

L’hiver a déployé sou lugubre manteau ;

Les toits sont recouverts d’une couche de neige ;

L’hiver, accompagné d’un funèbre cortège,

À tous les malheureux fait entendre sa voix.

Les foyers sont déserts faute d’un peu de bois,

Et dans le ciel brumeux, ô douleur ! c’est à peine

Si le soleil sourit une fois par semaine ;

Le soleil, ce regard d’un Dieu compatissant

Dont les divins rayons caressent l’indigent.

 

Jeanne est sans doute un ange égaré sur la terre ;

Nuit et jour elle veut travailler pour sa mère,

Dont la frêle santé s’affaiblit chaque jour.

Elle entoure de soins, de bonheur et d’amour

La veuve, qui voudrait retrouver le courage ;

C’est en vain ; on peut voir comme un triste présage

Le teint pâle, et les yeux bordés d’un cercle noir,

Et la fièvre arriver dès que revient le soir.

La fièvre avec la soif atroce et dévorante,

Avec le rêve affreux qui se dresse et tourmente,

Et vous met frissonnant en face de la mort.

 

La malade eut un soir un terrible transport ;

Elle appela sa fille et lui dit des injures ;

De ses lèvres sortaient d’indicibles murmures :

Mots amers que dictait une longue douleur,

– Que dit la lèvre en feu – mais que dément le cœur.

Bientôt, Jeanne comprit cet atroce délire,

Et ce qu’elle souffrit ne saurait se décrire.

Elle cacha ses pleurs, étouffa ses soupirs,

Elle eut une voix calme et parla de plaisirs,

D’amusements prochains et de fêtes nouvelles

Où la mère et l’enfant pourraient se faire belles.

Et Jeanne avait alors un regard saint et pur,

Un regard où le ciel avait mis son azur.

 

 

                                        V

 

Jeanne allait tous les jours, d’un pas modeste et sage,

Rapporter le travail et chercher de l’ouvrage ;

Parfois elle entendait parler de sa beauté,

Son beau front rougissait, – ô sainte humilité !

Sa marche devenait plus vive et plus rapide ;

Elle entendait des voix qui l’appelaient : Sylphide.

Un passant souriait et murmurait tout bas

Qu’elle ne devait point ainsi presser le pas ;

Car, qu’importe après tout, qu’on soit juive ou chrétienne

Une vertu n’a point une robe d’indienne.

Celui qui la faisait travailler, un beau soir

La regarda pensif, et dit : il faudra voir.

Cette enfant là me plaît, son regard est superbe,

Elle pourrait tomber sur quelque fat imberbe.

Je veux ces deux grands yeux qui pétillent d’amour,

Et le maudit tailleur l’appela certain jour ;

Et sans rougir lui fit de sa honteuse flamme,

L’aveu le plus impur qui soit sorti d’une âme.

 

Jeanne frémit, – l’éclair qui jaillit de ses yeux

Fut la seule réponse à ces ignobles vœux.

Elle partit tremblante et retrouva sa mère

Se tordant de douleur sur un lit de misère.

 

 

                                       VI

 

Entendez-vous la mort sous le râle effrayant,

Elle vient arracher la mère à son enfant...

Elle vient sourdement et se tapit dans l’ombre

Comme un larron qui cherche un recoin le plus sombre.

Jeanne pleure, et la mère au milieu d’un frisson

D’une voix presque éteinte, hélas ! veut sa boisson.

La soif brûle sa gorge et double son supplice,

Pour calmer la mourante il n’est plus d’artifice :

Elle a soif ; – le foyer s’éteint faute de bois,

Le sucre est épuisé, tout arrive à la fois,

La mort vient ! Ô douleur ! pas la moindre ressource,

Pas un sou dans la poche et dans l’étroite bourse ;

 

Elle a soif, pauvre mère, et son regard brûlant

Demande qu’on termine au plus tôt son tourment.

Il est nuit ; on entend dans la petite chambre

Les vitres tressaillir sous le vent de décembre.

Où donc est le bonheur ? où donc est le printemps ?...

Le vent souffle au dehors et la mort au dedans.

 

 

                                      VII

 

Jeanne pleure toujours sur le coup qui l’accable ;

Il ne lui reste plus qu’une petite table

De laquelle un marchand a refusé dix sous.

À prier tout le jour, elle use ses genoux ;

Nul n’entend ses sanglots, le ciel n’y veut point croire,

Et la mère qui meurt demande encore à boire.

Jeanne n’hésite pas, une minute encor ;

Pour sauver la mourante, il lui faut un peu d’or ;

La vertu n’est qu’un mot, la morale est infâme ;

On peut vendre son corps, on vendrait bien son âme

Pour sauver de la mort un être bien-aimé.

 

Vous n’avez point souffert sans avoir blasphémé ;

En ce monde où le cœur est composé de fange,

La faim est un besoin, l’honneur un mot... étrange.

 

La fille au désespoir frappa chez le tailleur.

Il sourit en voyant sa fatale pâleur,

Et joyeux s’écria : Je t’attendais ma belle.

– Donnez-moi de l’argent ! me voici, lui dit-elle.

 

 

                                     VIII

 

Une heure après, l’enfant revint toucher le seuil

De la sombre maison, que visitait le deuil ;

Et, comme frémissante elle entr’ouvrait la porte...

Son pied sentit un corps ! C’était sa mère morte !

 

 

 

Évariste CARRANCE.

 

Recueilli dans Les voix poétiques, 1868.

 

 

 

 

 

 

 

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