Le chevalier au cœur lâche

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry CARTON DE WIART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À Paul Claudel.

 

 

Sur la route poussiéreuse qui s’en va de Viterbe jusqu’à Rome, un pauvre homme chemine d’un pas pesant et régulier. Son visage hâve, qui est comme tanné et ravagé par le soleil, le vent et la pluie, et sans doute par les soucis et les remords, s’encadre d’une barbe broussailleuse semée de fils blancs. Il est vêtu d’une mauvaise houppelande de bure et s’appuie, à chaque pas qu’il fait, sur un haut bâton de pèlerin dont le va-et-vient semble, comme une sorte de balancier, marquer le rythme de sa vie errante.

Qui pourrait reconnaître en ce personnage minable, dont l’allure est celle d’un vagabond ou d’un mendiant, le brillant chevalier qui, il y a trois ou quatre ans, sous son véritable nom de Gislebert, seigneur de Vlasloo, accompagnait à la croisade le comte de Flandre, Robert dit le Frison, dont il était à la fois l’ami et le féal ?

Répondant comme tant d’autres aux objurgations du Pape Urbain, il s’était équipé en guerre, réalisant à cette fin une grande partie de son patrimoine, et avait pris rang dans l’immense cortège qui, de toutes les contrées de l’Occident, avait déferlé sur les Balkans, puis de là sur l’Asie Mineure, afin d’arracher aux Infidèles le Tombeau du Sauveur. À ce dessein sacré, dont la contagion exaltait toutes les âmes chrétiennes, s’ajoutait la soif de venger le massacre des bandes qui, conduites par Pierre l’Ermite et Gauthier-sans-Avoir, s’étaient bousculées en désordre sur la route de la Terre Sainte et avaient été exterminées en chemin. Ainsi, dans les derniers jours de l’an de grâce 1096, quatre grandes armées féodales avaient, au cri de « Dieu le veut ! » opéré leur concentration à Byzance : les Lorrains et les Allemands, sous les ordres de Baudouin de Hainaut et de Godefroid de Bouillon, les Français du Nord, avec le comte de Vermandois et le duc de Normandie, – les Provençaux, menés par le comte de Toulouse, – et les Normands d’Italie conduits par Tancrède et Bohémond de Tarente. Ensemble, elles avaient pris, en juin 1097, la ville de Nicée, pour le compte de l’empereur Alexis Comnène ; puis avaient, non sans peine, battu les troupes de Soliman dans un premier engagement à Dorylée ; puis encore, avaient délogé les Sarrazins de la place d’Édesse. Le sire Gislebert n’était point demeuré étranger à ces faits d’armes. Il y avait donné plus d’un coup d’épée et acquis bon renom. Mais une autre entreprise attendait déjà les Croisés et s’annonçait comme beaucoup plus ardue. À tout prix, il leur fallait s’emparer de la cité d’Antioche, capitale de la Syrie, qui commandait la route de Jérusalem. Située sur la rive de l’Oronte, cette cité était défendue à la fois par ses montagnes, par une formidable enceinte de murailles et de tours, et par une armée puissante que secondait une population fanatique. Il ne s’agissait plus cette fois des équipées coutumières où les chevaliers se lançaient en une charge furieuse, puis se reformaient et s’élançaient pour se précipiter à nouveau avec la vitesse du gerfaut. L’opération serait cette fois œuvre de stratégie et de patience. L’enveloppement de l’immense forteresse avait été commencé avec tous les moyens mécaniques dont les Pisans avaient amené les instruments : mangonneaux, trébuchets, catapultes, arbalètes, balistes à ressorts, échelle sur roues et tours d’assaut. Du haut de leurs remparts, les Infidèles se riaient de ces machines et en avaient déjà détruit un grand nombre, ayant comme alliée de leur résistance la disette qui déprimait de jour en jour les forces des assaillants.

C’était déjà la cinquième semaine du siège. Un jour, Gislebert avait été désigné, avec une troupe d’hommes de main, pour manœuvrer des béliers de bois de chêne recouverts de fer et destinés à défoncer un rempart à sa base. Tout à coup, les Musulmans firent pleuvoir sur cette troupe des torrents de bitume enflammé et de poix bouillante. Un nègre gigantesque, et qui semblait être le diable en personne, les excitait de la voix et du geste. Se garant tant bien que mal de ces flots de flamme, Gislebert voyait à ses côtés plusieurs de ses compagnons brûlés et étouffés, tandis que les bois de l’appareil prenaient feu eux aussi. Puis ce fut une autre avalanche : celle des pierres et des quartiers de roc que les assiégés lançaient par-dessus les créneaux. Alors, le chevalier eut peur, peur de cette mort ignoble par l’écrasement ou par l’incendie. Son cœur devint lâche. En un mouvement de défaillance instinctive, il se débarrassa de son heaume et de son armure et jeta bas sa cotte de mailles, son glaive et la targe qui portait son blason. La tête basse, il s’enfuit parmi la fumée, le tumulte et la confusion et, dans sa course, il entendit derrière lui la chute de nouveaux blocs de rochers qui écrasaient les quelques compagnons de combat qui étaient demeurés fidèles à leur tâche. Au passage, il s’empara d’une défroque qu’il arracha à un cadavre inconnu. Il s’en revêtit et continua son chemin, gagnant la montagne, s’enfonçant dans l’inconnu jusqu’au moment où il cessa d’entendre le tumulte du siège et le son des buccins. Puis, le soir tombant, seul dans un paysage inconnu, il reprit enfin conscience. Alors seulement, il comprit quelle était sa faute et quel était son déshonneur. Il s’étonna d’être vivant, mais, dans le même moment, il sentit que sa vie ne serait plus qu’une vie de honte et d’infamie. Lorsqu’il s’aperçut, au petit jour, qu’une croix rouge en étoffe était restée cousue sur l’épaule droite de sa défroque, il l’arracha brusquement, se jugeant désormais indigne d’un tel symbole. Ayant creusé de ses mains un trou dans le sol au pied d’un jeune cèdre, il enterra cette croix rouge, après l’avoir baisée dans l’effusion de ses larmes. Une pensée le dominait désormais : son nom, celui de ses aïeux, dont il était si fier, serait voué à l’opprobre. Jamais, en tout cas, il n’oserait rejoindre ses compagnons, ses chefs et ses soldats, reconnaître devant eux sa lâcheté. Il décida d’abolir le personnage qu’il avait été. Les jours et les semaines qui suivirent, il s’en fut, tout seul, de bourgade en bourgade, tantôt dans les montagnes, tantôt dans le vent du désert. Les passants le prenaient pour quelque fugitif, chassé comme tant d’autres de sa terre ou de sa maison par les opérations de guerre. Les chiens grondaient à son approche et parfois des femmes lui jetaient des pierres pour l’écarter de leur logis. Il avait pris d’ailleurs le parti de se taire, de telle sorte qu’on le tenait pour un sourd-muet ou pour un simple d’esprit. Sa nourriture : des racines arrachées au sol, des fruits cueillis dans les champs d’oliviers, de grenadiers ou d’amandiers. Son gîte : la belle étoile ou quelque hangar rencontré au bord de la route. Tel le juif errant, il poursuivait sa marche à l’aventure, ne trouvant que dans l’excès de la fatigue l’espoir d’un court sommeil qui ne parvenait pas à le soustraire tout à fait à son désespoir.

Par des rumeurs surprises aux carrefours, il apprit, au mois de juillet, que la place d’Antioche était tombée aux mains des Croisés, non pas par la force de leurs armes, mais grâce à la trahison d’un riche Arménien. Bohémond, fils de Robert Guiscard, avait été couronné prince d’Antioche. Mais ce succès connut bientôt son revirement, car, au début de l’an 1099, l’émir de Mossoul survenait tout à coup et enfermait les chrétiens dans la capitale syrienne. L’alarme était grande parmi les Croisés assiégés à leur tour lorsque, une nuit, Robert le Frison eut une apparition. L’Apôtre Saint André se montra à lui et lui confia que, dans la crypte d’une église de la ville, était cachée la lance dont Longus s’était servi pour percer le cœur de Jésus sur la croix. Exaltés par la découverte de cette relique, les Croisés avaient retrouvé leur ardeur et Antioche avait été délivrée. Puis ce fut au mois de juillet, la grande rumeur qui courut à travers le monde : Jérusalem était en possession des Croisés et avec elle le tombeau du Sauveur. Le chevalier, quand il apprit cette victoire décisive, en glorifia le Tout-Puissant, mais sa honte en était plus lourde et accablante d’avoir fait défaut, en une pareille journée, à la fidélité de son serment. Plus que jamais, il résolut d’achever sa vie dans le mystère d’un vagabond sans feu ni lieu. Il remonta de Syrie en Cilicie ; puis un jour, au port d’Alexandrette, comme il voyait des Vénitiens occupés à armer une galère, il s’engagea parmi les hommes de peine et prit place à un banc de rameurs. Le bateau fit escale à Chypre, puis à Raguse, et aborda enfin à Venise. Là, ayant reçu son salaire, le chevalier recommença la vie des grands chemins. Poussé par une sorte de voix intérieure, il décida d’aller implorer son pardon à Rome.

Le Pape Urbain était mort peu de temps après la prise de Jérusalem, qui était pour une grande part son œuvre, et le Pape Pascal l’avait remplacé sur le siège de Saint Pierre. Que ferait le vagabond ? Irait-il se jeter aux pieds du Père des Fidèles ?... Bientôt les murs de la Ville Éternelle, ses dômes et ses tours apparurent à l’horizon. Quand il eut franchi la porte ouverte dans les remparts, il marcha tout d’abord au hasard, découvrant les vieux obélisques, les temples, les arcs de triomphe et les colonnes dont les ruines racontaient les péripéties de l’histoire. Il trouvait une sorte d’apaisement dans l’usure et l’agonie de ces pierres abandonnées. Il croyait les entendre chuchoter à son passage : Pourquoi n’est-il pas mort ?... Mais dans la foule humaine qu’il découvrait sur d’autres points, personne ne s’occupait de lui. Il s’en fut à la basilique de Saint Pierre et se mêla à des inconnus qui défilaient un à un sous la haute verge du Grand Pénitencier. À genoux, il reçut comme les autres le coup de baguette sur la tête, mais se releva toujours morne et découragé. À ce moment, un vieux moine le prit à part : « Quelle faute as-tu commise, mon enfant ? Aie confiance et confesse-toi humblement ». Dans un élan de confiance, il avoua sa faute et son remords. Le vieux moine lui dit : « Ta faute fut grande d’avoir fait défection à la Croix. Et je devine que, plus intolérable encore que ta faute, pèse sur toi le déshonneur que tu as encouru. Mais puisque tu te repens, que le Père t’absolve, et le Fils, et le Saint-Esprit ! Lève-toi. Et si tu le veux ainsi, continue à vivre en dehors du monde, car rien ne t’oblige à révéler ton nom et à subir la souillure. »

Plus calme, mais nullement consolé, le chevalier continua pendant des années à errer parmi des peuples étrangers, traversant les Alpes, la Provence, les Pyrénées et les hauts plateaux rocailleux de la Castille où le vent rugissait parfois comme une bête déchaînée. Il était devenu très maigre et paraissait très vieux. Sa barbe était longue et flottait au vent par-dessus son épaule. Logeant le plus souvent dans quelque couvent d’étape, s’attardant parfois à rendre service à des paysans ou à des marchands qui le payaient de quelque mauvais repas, il s’en fut à Saint-Jacques de Compostelle. Il ne gémissait pas, il ne se plaignait pas. Il acceptait la pauvreté et la solitude comme une rançon justifiée. Quand il reprit le chemin de France, les coquilles de pèlerin dont s’ornait son manteau lui valurent à plus d’un endroit des égards qui le laissaient surpris et gêné.

Un jour qu’il était au repos, à une table des hôtes, à l’Abbaye de Saint-Matthias, de Trêves, il entendit des propos échangés entre des voyageurs qui étaient ses voisins. À leur accent, il reconnut en eux des Flamands de son pays natal et ne put s’empêcher de prêter l’oreille. Il apprit que Robert le Frison, lorsqu’il était rentré dans son comté, avait fait ériger près de Bruges un monastère qu’il avait dédié à Saint André en souvenir de l’apparition qui s’était offerte à lui pendant le siège d’Antioche par les Musulmans. Puis tout à coup il frissonna lorsqu’il entendit prononcer son propre nom. Ces inconnus parlaient du chevalier Gislebert, sire de Vlasloo, qui jadis s’était croisé avec le comte de Flandre. Qu’allaient-ils ajouter ? De quels opprobres et de quelles injures allaient-ils accabler le chevalier félon ?... Il crut rêver lorsqu’il entendit un de ces hommes qui exaltait la mémoire de Gislebert, tombé, disait-il, en pleine gloire, sous les murs d’Antioche. Le voyageur flamand décrivait avec admiration le mausolée qui avait été élevé dans la petite église de Vlasloo en hommage au chevalier croisé. Une immense surprise envahissait l’âme de Gislebert partagé entre la confusion de cette imposture inexplicable et le vague sentiment d’une rédemption mystérieuse. Il se garda d’interroger les voyageurs, mais il ne put résister bientôt au désir de regagner son pays et de connaître le secret d’une méprise aussi étrange. Lambeau par lambeau, tantôt sur la place d’un marché, tantôt au seuil de quelque sanctuaire, il sut comment sa conduite au siège d’Antioche avait été travestie au profit de sa renommée. Lorsque la trahison les avait rendus maîtres de la place, les Croisés avaient pu enfin relever leurs morts qui, sous les remparts de la ville, avaient été abandonnés depuis de longues semaines à la pourriture et aux bêtes immondes. Dans ce mélange informe de corps fracassés, le bouclier et les pièces d’armure qui portaient les armes du sire de Vlasloo avaient été ramassées avec piété, et personne n’avait mis en doute que Gislebert n’eût été, comme ses compagnons, la victime des assiégés. Nul n’avait vu sa défection. Qui donc en aurait eu le soupçon ? C’est pourquoi, lorsque le comte Robert revint en Flandre, il rapporta avec lui les reliques de son ami, et, grâce à ses libéralités et au concours d’une population où le bon chevalier n’avait laissé que des regrets, un tombeau monumental fut édifié par un artisan qui vint de Tournay. Ce tombeau représentait le chevalier couché sur une lame de pierre noire, le visage couvert du heaume à la visière abaissée, et les pieds reposant sur un lion, emblème du courage. Autour de cette statue de pierre, courait une légende latine disant le nom du chevalier, ses titres, et sa mort glorieuse.

Parmi ses anciens vassaux, aucun ne devait soupçonner jamais la personnalité véritable du vieil homme barbu, à la taille voûtée, à la tête rasée que couvrait le plus souvent un capuchon de gros drap, et qui vivait à l’ombre de l’église de Vlasloo, rendant aux prêtres d’humbles services, toujours silencieux, édifiant chacun par sa piété et sa bonté pour les autres pauvres. On s’habitua à le voir soit au parvis, soit plus souvent à l’intérieur de l’église dont il devenait en quelque sorte le gardien et le veilleur. Puis, toute une génération s’étant écoulée, le chevalier Gislebert comprit que l’heure de sa fin était venue. Dans l’église envahie par l’ombre du soir, il s’agenouilla devant l’autel éclairé par une lampe à la lueur vacillante : « Je sens que mon destin sur la terre est accompli et que je vais trépasser. Tu as voulu, Seigneur Dieu, qu’au prix de mon repentir et de mes souffrances, mon nom auquel je tenais plus qu’à la vie fût soustrait à l’opprobre et à la honte. Et voici que je me présente à Toi, non plus avec cette croix rouge sur l’épaule, dont je me suis montré indigne, mais avec ton pardon dans le cœur, qui m’enveloppe de sa douceur et qui rachète ma faute ignominieuse... Que ta miséricorde soit louée et bénie dans les siècles des siècles ! » Il croisa les bras sur sa poitrine et ferma les yeux.

Le lendemain, au petit matin, on trouva son cadavre étendu tout du long sur les dalles de l’église. Il était émacié et sec comme un vieux parchemin. Le clergé et les bonnes gens de Vlasloo, que ce pauvre homme avait édifiés par sa piété, déposèrent le corps dans la crypte, tout juste au-dessous du mausolée de Gislebert.

Ainsi fut pardonné le chevalier au cœur lâche, dont Dieu seul connut la faute.

 

 

Henry CARTON DE WIART,

Nouveaux contes hétéroclites, 1947.

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net