M. de Steenweghe

ou la mystification expérimentale

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Henry CARTON DE WIART

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À GEORGES VIRRÈS.

 

 

L’esprit souffle où il veut, et chacun cherche à sa mode la Vérité. Tandis que Diogène attendait sa visite au creux de son tonneau, Platon, déambulant avec ses disciples, guettait sa rencontre aux détours des jardins d’Academos. Dans le même temps que Siméon le Stylite l’implorait, perché au faîte de sa colonne, Saint Antoine l’Ermite l’avait trouvée au désert où, seul, son cochon lui tenait compagnie. Quant à Descartes, – s’il faut l’en croire – il s’enferma tout un jour dans son poêle d’Allemagne afin de la découvrir.

J’ai connu, dans ses vieux jours, un philosophe-amateur que tourmentait aussi le désir de voir clair en son âme et celle d’autrui. Pour discerner le vrai sous le masque du mensonge, pour dissiper les brouillards artificiels dont s’enveloppe le jeu des passions, il usait d’une méthode ingénieuse, autant que simple, et que j’exposerai tout à l’heure. Encore que ce sage authentique ait quitté depuis longtemps la scène de ce monde, il sied, me paraît-il – par scrupule de discrétion, – de l’appeler ici d’un nom qui n’était pas son nom patronymique, mais celui d’une terre qui appartenait, ou avait appartenu à sa famille.

M. de Steenweghe passait pour un personnage excentrique, et il l’était en effet. Les « originaux » se font de plus en plus rares dans notre civilisation du XXe siècle qui, esclave du machinisme et de l’économie dirigée, fabrique désormais des vies humaines en série, tout comme les autos Ford ou les rasoirs Gillette. Quiconque prétend se soustraire au lit de Procuste du conformisme général est aujourd’hui montré au doigt comme un outlaw, et il ne lui reste bientôt, à moins d’être armé d’un courage intrépide, qu’à se soumettre ou à se démettre. C’est d’ailleurs grand dommage pour la vie sociale qui y perd en intérêt ce qu’elle ne gagne pas en agrément. Ajoutons que M. de Steenweghe était très indifférent au qu’en dira-t-on. Plutôt taciturne et distant dans le commerce ordinaire de l’existence, avec quelque chose de réservé et d’énigmatique, le caractère le plus frappant de son personnage était un flegme imperturbable et une parfaite maîtrise de soi. Très courtois, mais d’une politesse un peu glacée. Très élégant, non sans un soupçon de dandysme qui se traduisait notamment par le port d’un monocle encerclé d’écaille et par sa fidélité à d’amples manteaux à collets d’une coupe déjà surannée.

Quant à son originalité, il avait de qui tenir. Lorsqu’il avait vu le jour, en un coin pittoresque et champêtre de la vallée mosane, son père, très féru de romantisme, lui avait infligé le prénom d’Ossian. On racontait que le curé de son village wallon s’étant tout d’abord refusé à baptiser un nouveau-né de ce nom étranger au calendrier chrétien, le père lui avait rétorqué avec le plus grand calme : – Qu’à cela ne tienne ! Si vous ne voulez. pas le baptiser, je le baptiserai moi-même... Sur quoi, le curé n’avait pas insisté et s’était incliné.

Dans la suite, encouragé par un tel précédent, ce gentilhomme affubla deux autres fils qui lui naquirent des vocables peu ordinaires de Zadig et de Perceval.

Tantôt aux champs, tantôt à Bruxelles, le jeune Ossian avait poursuivi cahin-caha des études privées, sous la férule de l’auteur de ses jours, dont une des manies favorites était la confection de feux d’artifice et autres curiosités pyrotechniques. Puis, il avait été expédié à l’Université de Louvain, où ses frères ne tardèrent pas à le rejoindre.

En ce temps-là, notre Ossian, devant faire un jour le voyage de la capitale à son Alma Mater louvaniste, avait retenu en location un cheval de selle dans un manège bruxellois, annonçant qu’il viendrait prendre possession de sa monture au cours de la matinée. Sur ces entrefaites, il rencontra un de ses amis, étudiant comme lui, qui lui proposa, ainsi qu’à ses deux frères, de faire le trajet en sa compagnie, dans un fringant attelage dont il avait la chance de disposer à ce moment. Cette invitation souriait fort à Ossian, et il n’y voyait qu’une ombre : la difficulté de se dégager sans frais vis-à-vis du propriétaire du manège avec lequel il avait traité. Mais son esprit fertile lui suggéra le moyen de se tirer d’affaire, sans bourse délier. Arrivant tout botté et éperonné dans l’établissement hippique, il fit sortir de l’écurie le cheval qui lui avait été préparé. Puis, ayant attentivement lorgné la bête au travers de son monocle, il dit simplement :

– Ce cheval n’est pas mal, mais il est trop court.

– Comment ! Trop court ?... interrogea, très ahuri, le maître de l’animal.

– Oui, beaucoup trop court, fit Ossian, – et joignant le geste à la parole : Quand je me serai mis en selle, je pourrai prendre ici Zadig en croupe, mais il n’y aura plus assez de place pour Perceval.

– Comment ! s’exclama l’homme. Vous voulez monter à trois sur mon cheval ?

– Sans doute, c’est bien mon intention. Mais je crains qu’avec cette bête-ci, cela nous soit impossible.

À ces mots, proférés avec une sereine assurance, l’homme du manège riposta par un flux de jurons bien sentis et affirma tout net qu’il se refusait à faire de sa bête un Cheval Bayard ou un Cheval de Troie. À son commandement, le destrier, déclaré trop court, fut aussitôt réintégré dans son box, tandis qu’Ossian, drapé dans sa dignité, se retirait en bon ordre pour aller retrouver, au tournant d’une rue voisine, le cabriolet où l’attendaient ses compagnons d’études.

Le jeune homme avait ajouté à ce trait d’autres inventions qui, tout en révélant aussi chez lui le sens du confort dans les voyages, dénotaient sa précoce connaissance de la mentalité humaine. Un jour, quittant Bruxelles pour le Luxembourg, il n’avait plus trouvé dans la diligence des Ardennes qu’une mauvaise place de coupé. Les autres places étaient occupées par des voyageurs massifs et encombrants. Le trajet s’annonçait très long, et, pour en rompre la monotonie, la conversation s’engagea peu-à-peu. Un des voyageurs était un représentant de commerce, de l’espèce loquace. Un autre se rendait dans la région de Bastogne pour y remplir quelque emploi d’ordre administratif ou fiscal. À son tour, Ossian cru devoir livrer à ses voisins l’objet de son voyage :

– Figurez-vous, leur confia-t-il, que j’ai été mordu il y a quelques jours par un chien errant, – oh ! un tout petit chien, et qui ne m’a pas fait grand mal... Mais ma famille, qui est prompte à s’émouvoir, a voulu que j’aille à Saint-Hubert, où vous savez que les reliques de ce grand saint sont souveraines contre le danger de la rage.

Dit sur le ton le plus anodin et le plus benoît, ce propos n’en provoqua pas moins un froid subit dans l’atmosphère, et Ossian, ayant été pris ensuite d’un innocent éternuement, put lire une expression grandissante d’inquiétude et de malaise dans les regards qu’échangeaient entre eux ses compagnons de hasard. Au premier arrêt de la diligence, ceux-ci, sans autre explication, descendirent prestement du coupé pour aller s’installer, vaille que vaille, avec le commun des voyageurs, dans la rotonde de la patache déjà encombrée... Maître de la place, Ossian put s’étendre à l’aise sur les coussins du coupé, et, tout au long de l’interminable route, s’abandonner aux jouissances d’un sommeil sans remords.

 

 

Ayant mené à bien ses études de droit et destiné à la magistrature par le vœu de ses parents, Ossian avait été appelé de bonne heure aux fonctions de substitut du Procureur du Roi dans un morne chef-lieu de la West-Flandre. Mais bien vite dégoûté de cette vie stagnante et piqué par le démon de l’aventure, il avait cinglé vers l’Insulinde et entrepris là-bas avec succès diverses plantations tropicales. Puis, mué à Java en consul de Belgique, il s’était trouvé associé aux premiers projets d’expansion et de colonisation du duc de Brabant. C’était le moment où le futur Léopold II poussait le gouvernement à l’acquisition des îles Fidji et des îles Salomon et où, emporté par son grand rêve, il parlait, dans ses lettres à Brialmont, de « notre nouvelle province du Pacifique ». Chargé de tâter discrètement quelques radjahs et roitelets de la Mélanésie, M. de Steenweghe avait conservé bon souvenir de ses curieuses missions diplomatiques qui l’avaient entraîné jusque dans les forêts vierges et la jungle des antipodes, porté en palanquin d’honneur, sous un grand parasol de bambou. Il en avait gardé aussi le goût de l’exotisme et une sympathie intime pour les conceptions et les rites de ces races mystérieuses et immobiles. Enfin, la quarantaine déjà bien sonnée, il avait résigné son office et était rentré au pays natal. Il s’y était heureusement marié et y avait établi son foyer. Dès lors, il put multiplier à l’aise, et cette fois sur ses concitoyens, les explorations de psychanalyse auxquelles il employait le plus clair de ses loisirs et qui lui avaient valu déjà, quand j’eus l’heur de le connaître, une solide réputation d’originalité.

 

 

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Il y a mystificateurs et mystificateurs. Rien de plus pitoyable que l’espèce inférieure et banale des bouffons ou farceurs pour tables d’hôte, qui, n’ayant d’autre but que d’amuser la galerie, imaginent quelque piège facétieux, – le plus souvent renouvelé des Grecs, – puis, leur coup fait, s’ébaudissent bruyamment, et coram populo, du ridicule dont ils ont couvert leur honnête victime. Mais il est une mystification de qualité plus rare, qui permet à celui qui en use, et qui n’opère que pour lui-même (ceci est essentiel), de pénétrer dans l’âme des autres, d’y scruter la vérité ou la fausseté des sentiments, d’y démêler la vanité, la cupidité, la luxure, – parfois aussi la noblesse et la générosité latentes, – bref de se donner à soi-même l’édifiant spectacle de la comédie du monde. Cette méthode, très riche d’enseignements moraux, n’est, à tout prendre, pour un observateur exercé, qu’une recette de laboratoire, dont il doit se servir avec art pour étudier l’homme dans l’homme, et non pas dans les livres. Elle comporte quelque chose de secret et de confidentiel, qui se trouve impliqué d’ailleurs dans le radical du mot même de « mystification ». Tel était le système de M. de Steenweghe.

La loi bien connue des affinités électives devait mettre celui-ci en contact avec un numismate bruxellois, M. Renier Chalon, dont le nom est resté attaché au rôle d’un club mystérieux : la Société des Agathopèdes ainsi qu’au souvenir d’une vaste entreprise mystificatoire qui, tout en se rapprochant, par certains de ses aspects, du style Steenweghe proprement dit, s’en écartait par la publicité qu’exigea sa mise en œuvre. Je veux parler de la vente de la fameuse « Collection de livres provenant de la Bibliothèque de feu le comte J. N. A. de Fortsas ». Pour la jeunesse ignorante de l’histoire, rappelons qu’un beau jour, tous les grands bibliophiles et bibliomanes d’Europe reçurent le catalogue d’une vente, qui devait avoir lieu, après le décès d’un comte de Fortsas, habitant un château aux environs de Binche, d’ouvrages rarissimes et savamment écrits, – ouvrages d’autant plus rarissimes qu’il ne subsistait de chacun d’eux, disait le catalogue, qu’un exemplaire unique. Une notice expliquait comment cette curieuse collection avait été constituée, par un amateur aussi averti que maniaque. Elle annonçait que les livres pourraient être vus et collationnés la veille de la vente depuis 3 heures jusqu’à 6 heures de relevée. Ce que le prospectus n’ajoutait pas, c’est que ces exemplaires, titres compris, et le comte de Fortsas lui-même, n’existaient que dans l’imagination féconde en supercheries du rédacteur. À la date fixée pour cette adjudication sensationnelle, tous les trains déversèrent dans la région des amateurs venus des quatre points cardinaux et, parmi eux, les conservateurs de quelques importantes bibliothèques publiques de l’étranger, qui s’étaient bien gardés de compromettre leurs chances d’acquisition par des demandes d’informations plus précises qui eussent pu les découvrir. Ils en furent tous pour leur courte honte. Mais comme le jour de la vente coïncidait avec une fête carnavalesque à Binche, ils eurent, à titre compensatoire, le plaisir d’être bousculés par les Gilles haut-empennés et bombardés à coups de vessies et d’oranges.

 

 

Cette expérience, qui avait éclairé d’une lueur décevante la qualité de quelques érudits professionnels, détermina peut-être M. de Steenweghe à tenter, pour son seul profit, un curieux essai sur un naturaliste chevronné, membre de plusieurs sociétés scientifiques, et de qui le logis et le jardin étaient contigus aux siens. Ce vieux savant, qui avait abordé l’étude des reptiles chéloniens, et plus spécialement des « chersides », connues sous le nom vulgaire de tortues, élevait au milieu de sa pelouse un échantillon de cette espèce commune et surveillait sa croissance avec autant de sollicitude qu’une mère le fait de son poupon. La tortue se développait normalement et sa carapace d’écaille grandissait avec elle, lorsqu’un beau matin, le digne homme remarqua que son élève avait diminué de poids et de dimension. Il en fut très étonné, mais après avoir fait et refait ses mensurations au cordon et au compas, il dut bien se rendre à l’évidence : la tortue avait maigri et son vêtement avec elle... Huit jours plus tard, bien qu’il lui eût prodigué ses meilleures salades, son élève accusait une nouvelle réduction de volume et, de semaine en semaine, sa carapace se rétrécissait, telle une peau de chagrin. Ému et fier de ces constatations, le savant ne manqua pas de faire à ses collègues de la Société royale de zoologie une communication sur ce phénomène de rétractilité de la Testitudo chersina. Il ne se doutait pas que, tout au long de ses observations, il était observé lui-même, de derrière sa fenêtre, par M. de Steenweghe. C’était celui-ci qui, pénétrant de temps en temps au travers de la haie mitoyenne dans le jardin de son voisin, substituait chaque fois à la tortue, qu’il y trouvait solitaire dans son petit enclos, une autre tortue d’un format un peu réduit, n’ayant d’autre peine, pour opérer cette métamorphose, que de s’approvisionner à cette fin au marché de la Grand’Place. Moyennant ces emplettes d’un prix modique, M. de Steenweghe put accroître la somme de ses aperçus sur les tares de la science humaine, toujours courte par quelque endroit.

Les promenades et les flâneries par la ville, auxquelles il se plaisait volontiers, ne faisaient nul tort à ses expériences. Au contraire, elles lui fournissaient maintes occasions imprévues de dépister des sentiments cachés et parfois d’intéressants cas de conscience.

Au Parc de Bruxelles, il s’était assis sur un banc où avait pris place, à son tour, une jeune femme accompagnée de son enfant en bas âge. Le marmot était d’humeur difficile et bruyante... M. de Steenweghe tenta, mais en vain, quelques efforts pour l’apprivoiser. S’adressant alors à la mère :

– Quel charmant enfant ! fit-il aimablement.

Puis, après un silence :

– Comme il ressemble à son père !

– Vous le connaissez ? interrogea-t-elle avec intérêt...

– Non, Madame,... pas du tout... mais on voit cela du premier coup d’œil.

La mère parut interloquée et, avec un peu de rougeur aux joues et un peu de trouble dans le regard, elle se leva, emportant son enfant pour calmer ses cris.

Une autre fois, par une après-midi de printemps, il se trouvait au carrefour du Cantersteen quand il fut surpris par une giboulée soudaine. Afin de se garer de l’averse, il se réfugia sous une porte cochère où avaient déjà cherché abri, dans les encoignures, deux aveugles qui stationnaient d’habitude dans ce quartier alors à la mode, où ils sollicitaient la charité des passants. La pluie ne s’arrêtait pas de tomber. Jugeant le temps long, M. de Steenweghe s’avisa d’un jeu singulier pour tromper son ennui et mettre à l’épreuve le tempérament des deux voisins qui ne pouvaient soupçonner sa présence. Détachant d’abord de sa boutonnière un bouquet de violettes fraîches dont elle était parée, il accrocha les fleurs au bec de sa canne. Puis, ayant remarqué qu’une innommable ordure avait été oubliée sur le trottoir par quelque chien malappris, il y trempa délicatement le bout ferré de son bâton. Cela fait, toujours silencieux, il prit sa canne des deux mains, la disposant horizontalement à hauteur du nez de chacun des aveugles. Entre ceux-ci, un dialogue s’engagea, tel que M. de Steenweghe l’avait escompté.

– Hum ! comme il sent bon ici !... on dirait de la violette.

– La violette !... Tu en as un flair !... C’est une pure infection...

Lorsque cette conversation fut montée au ton aigu, M. de Steenweghe, par une révolution savante imprimée à sa canne, présenta le bout malodorant au brave gueux qui, tout d’abord, avait joui de l’extrémité fleurie, et l’extrémité parfumée devint la revanche de son compagnon.

– C’est étonnant, fit celui-ci en s’épanouissant... Tu avais tout de même raison... Voilà que je respire comme toi la violette.

– Ah ! Zut ! Tu appelles cela de la violette...

Des mots plus colorés, – et tels que le langage populaire en est farci, – ne tardèrent pas à voltiger dans l’air. Mais l’averse ayant cessé, M. de Steenweghe apaisa la querelle en octroyant aux deux aveugles une large et commune aumône. Puis, les violettes repiquées au revers de sa redingote, il rentra satisfait dans la circulation.

Il usait parfois des omnibus, – ces longues voitures d’omnibus de jadis à traction chevaline, – où l’on se rendait l’un à l’autre de petits services. Il en profitait pour procéder à un sondage moral, on dirait aujourd’hui : un « test » – dont on a parfois, mais à tort, attribué la paternité à Henry Monnier. Voici comment il opérait : Lorsqu’un voyageur ou une voyageuse, placé à l’extrémité de la voiture, avait payé sa place, M. de Steenweghe, en lui faisant passer au retour la monnaie de sa pièce, avait soin d’ajouter, au milieu des sous, une pièce de cinquante centimes. Il était rare qu’un bourgeois, après avoir compté sa monnaie, retournât la pièce surérogatoire. Mais sur sa physionomie divers sentiments pouvaient se lire.

– Le receveur s’est trompé à son détriment.

– Bah ! les tarifs sont suffisamment élevés et je puis bien faire moi-même un petit bénéfice...

– Oui, mais si le receveur s’en aperçoit !

M. de Steenweghe prenait grand intérêt à ce petit drame intime : à ces jeux de physionomie, à ce manège des mains, à ce conflit de cupidité et de remords, et il jugeait qu’un tel spectacle valait bien dix sous.

Ou bien, corsant un peu l’expérience, il glissait furtivement, parmi la monnaie qu’il passait à une voyageuse, un petit billet plié avec ces mots :

« Je vous aime. Le Receveur. »

Pour peu que le receveur fût de mine jeune et avantageuse, le résultat d’une telle déclaration était riche en nuances : rougeurs pudiques, yeux en coulisse, lèvres pincées.

Une fois qu’une duègne farouche, ayant reçu le billet, voulait descendre précipitamment au premier arrêt, et que le receveur, qui n’y entendait pas malice, lui prenait obligeamment le bras pour l’aider, un soufflet retentissant récompensa cette prévenance et acheva d’édifier M. de Steenweghe sur la vertu de ses concitoyennes.

À la tombée du jour, notre philosophe – qui était bon fils – avait l’habitude de se rendre chez sa mère, personne percluse et d’un très grand âge, à laquelle il faisait la lecture de la gazette quotidienne. Il trouvait souvent quelques amis en visite chez la vénérable dame et qui s’instruisaient ainsi des évènements. Lorsque les articles du journal lui paraissaient trop maigres ou insipides, M. de Steenweghe n’hésitait pas à les assaisonner de quelques nouvelles inédites puisées dans son propre fonds, et que, parfait improvisateur, il mêlait gravement à sa lecture. Ces nouvelles se répandaient bientôt par la ville, où les auditeurs ne manquaient pas d’en apporter la primeur en sortant de visite, et M. de Steenweghe en recueillait ainsi bientôt la confirmation par des tiers. On lui apprenait de la sorte maintes informations toutes fraîches : le Guatemala avait déclaré la guerre au Monténégro. Un gisement aurifère venait d’être découvert sous les pavés de Paris. Une riche Américaine, réduite à l’état de femme-tronc par un accident de railway, offrait à tout intrépide épouseur sa main (?) et sa fortune, etc., etc.

Avec les réactions variées dont elles lui procuraient la leçon, les investigations de plus en plus raffinées de M. de Steenweghe (dont on ne peut relater ici que quelques exemples) lui avaient permis d’engranger une abondante moisson de connaissances psychologiques, en lui révélant les replis, les faiblesses et les lacunes de la nature humaine.

 

 

Il put en jouir jusqu’à un âge avancé. Quand il se sentit aux approches du tombeau, il alla sonner à la porte d’un vicaire de sa paroisse. Au vicaire qui vint lui ouvrir lui-même, s’enquérant de ce qu’il souhaitait :

– C’est pour vous prier, Monsieur l’abbé, de vouloir bien administrer un vieillard en danger de mort.

– Fort bien ! Monsieur, et où habite ce malade ?

– C’est moi, Monsieur l’abbé.

Ayant ainsi mis ordre à ses affaires, M. de Steenweghe prit bientôt congé de la vie, avec la dignité qu’il apportait en toutes choses.

Il entendit cependant se survivre par une expérience posthume. Obéissant à une vieille tradition d’hospitalité, il avait voulu qu’après la cérémonie funèbre, un repas de circonstance réunît à sa maison mortuaire les parents et les amis qui s’étaient dérangés pour lui apporter un ultime et pieux hommage. Ce repas, il en avait lui-même réglé avec soin l’ordonnance par ses dernières volontés : le menu comportait notamment des poulardes truffées, dites de demi-deuil et des crêpes au chocolat, que devaient arroser un Châteauneuf-du-Pape et un crû de Graves de derrière les fagots. En revanche, – et pour éviter sans doute qu’on ne s’attendrît en vains regrets sur sa perte ou qu’on ne commentât légèrement ses faits et gestes –, il avait ordonné le silence et stipulé qu’un de ses héritiers lirait, tout au long de ces agapes, le magnifique sermon de Bossuet sur la Mort.

M. de Steenweghe n’a pas écrit ses mémoires. Il n’a pas laissé non plus de manuel de sa méthode. On doit le déplorer. Dans les bibliothèques de philosophie, un « Traité de la mystification considérée comme mode d’analyse du monde intérieur » aurait sans aucun doute pris rang auprès du fameux « Die Welt als will und Wordstellung » (Le monde comme volonté et comme représentation) et aurait servi d’heureux contrepoids au pessimisme de Schopenhauer.

 

 

 

 

Henry CARTON DE WIART,

Nouveaux contes hétéroclites, 1947.

 

 

 

 

 

 

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