Le saint patron de Baptistin

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Paul CAZIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

C’ÉTAIT une bien brave femme que ma tante Dugrésil, une de ces vieilles personnes comme on n’en fait plus, dit-on, mais bah ! elles se font toutes seules, il s’en fait tous les jours, puisque sans nous en douter nous devenons tout doucement comme elles, en vieillissant, et les jeunes diront bientôt qu’il ne s’en fait plus comme nous.

Elle tenait sa maison d’une poigne intraitable, dure. C’est grâce à ces poignes, durcies à tenir la barre, que l’esquif des petites fortunes navigue avec sûreté au milieu des écueils. Il fallait voir les piles de drap, entassées dans ses armoires, et ses boîtes d’argenterie, et tout l’ordre du ménage, pour comprendre comment les maisons subsistent parmi nous, créatures éphémères, dont le sort est de n’avoir point de demeure permanente.

Mme Dugrésil n’était pas avare. Elle n’épargnait les biens de la terre que pour les faire croître et fructifier. Sa parcimonie lui permettait d’être magnifique avec les moyens les plus modestes. Elle savait recevoir comme personne. La salle se régalait, l’office ne souffrait pas. Sa façon de découper, d’offrir ou de servir, puis de ramener au milieu, du bout de la cuiller, les morceaux dispersés, avant de renvoyer le plat, me faisait songer aux multiplications miraculeuses.

J’ai vu défiler chez elle une longue série de domestiques. Non que la place fût plus mauvaise qu’une autre, mais, avec l’évolution de nos sociétés modernes, les gens dits placés restent de moins en moins en place, et surtout se tiennent de moins en moins à leur place. Tante Dugrésil ne pouvait tolérer cela. Elle professait, sur l’ordre social, d’anciennes idées, très rigoureuses.

Parmi ces figures lointaines et fugitives, dont bon nombre me furent assez sympathiques, celle de Baptistin m’est demeurée au cœur. À l’époque dont je veux vous parler, il représentait un maître d’hôtel, âgé de treize ans, à qui tante Dugrésil avait taillé des tabliers dans de vieilles camisoles, et qui portait, vissée sur ses oreilles, une casquette de marchand de marrons.

Il ouvrait la porte, il allait en courses, il secondait de son mieux Juliette, la bonne, grosse fille de trente ans, qui était censée faire la cuisine, mais faisait réellement une cuisine insensée, et nous aurions eu maigre chère, si tante Dugrésil n’y avait mis souvent la main.

Juliette et Baptistin paraissaient s’entendre à merveille. La fille avait bonne nature et le gamin était assez docile. Je crois pourtant qu’elle lui donnait parfois quelques bonnes taloches, en audience privée, ce qui du reste est toujours salutaire à treize ans.

Ce Baptistin, abandonné par ses père et mère, avait été recueilli par l’Assistance publique.

Ma tante Dugrésil le connut tout jeune chez des ouvriers du faubourg qui lui servaient de nourriciers. À mesure que leur pupille grandissait, usait plus de sabots en allant à l’école et mangeait plus de soupe, les pauvres gens trouvaient la charge lourde, malgré les secours de l’administration.

– Ça broute, à cet âge-là, ça broute ! disait la bonne femme, en levant les deux mains avec épouvante.

Si bien que Mme Dugrésil s’offrit à le prendre chez elle, pendant les vacances, où il rendrait quelques petits services et gagnerait au moins sa nourriture. Il pouvait avoir alors huit à neuf ans.

C’est là qu’étant moi-même en vacances je le trouvai, un beau matin, debout au milieu de la cuisine. Ses lacets de souliers traînaient par terre. Une tête en bille, des cheveux plats, une mine rustaude, mais deux yeux où flottait cette buée d’innocence qui donne, ici-bas, une idée du paradis.

À ma vue, il se mit à sourire, d’un large sourire, muet comme le lever de la lune. On aurait pu jouer au jeu de tonneau dans cette bouche fendue jusqu’aux oreilles. Mais les prunelles, fleur de lin, papillotaient de mille points d’or. Je crus voir une prairie, pleine de pâquerettes, sous une aube de printemps.

– Tu n’attaches pas tes souliers ? lui demandai-je.

– J’sais pas faire ma boucle.

Ce fut dit avec tant de candeur que je m’assis, lui pris un pied sur mes genoux et lui montrai comment on fait sa boucle. Si l’on veut avoir de bons serviteurs, il faut se donner la peine de les former.

– Voilà, lui dis-je, tu vas devenir maintenant un valet de chambre modèle. Et puis, tu apprendras la cuisine, tu gagneras beaucoup d’argent. Pour ça, faut bien travailler, bien obéir, être bien gentil. Alors, tu auras un gros ventre, avec une grosse chaîne d’or, en travers.

Je lui montrai le tout par geste, car je n’ai jamais eu à moi ni gros ventre, ni chaîne d’or. Il sourit de nouveau, largement, à ces perspectives resplendissantes, mais cette fois, tous les coquelicots de l’été flamboyèrent sur ses joues.

Depuis ce temps-là, je me pris à l’étudier, pour mon amusement et mon instruction. J’aurais voulu savoir ce qui se passait dans cette tête. Il n’était pas commode de lui tirer des confidences. Je voyais bien à son air qu’il m’aimait beaucoup. Une timidité invincible lui clouait les mots au fond de la gorge.

– Ohé ! Baptistin, criais-je, de mon ton le plus gaillard. Est-on heureux ou malheureux, dans cette maison ?

– Heureux, disait-il, aussitôt souriant.

– Est-ce qu’on s’aime ou si l’on se déteste ?

– On s’aime.

Sur quoi, je le quittais aussi brusquement que si l’on ne s’était pas aimé du tout, car j’entendais venir ma tante Dugrésil, qui n’avait aucune confiance en mes qualités d’éducateur et préférait gouverner le gamin à sa guise.

Elle prenait de lui le plus grand soin, le faisait brouter généreusement, mais lui épargnait, par principe, toute gâterie et toute adulation.

– Tu n’es qu’un âne, lui répétait-elle à chaque instant.

Et Baptistin opinait du chef avec une patience qui confirmait pleinement le verdict de sa maîtresse.

On faisait de lui ce qu’on voulait. Dès le début, il fut chargé de petits travaux de propreté qu’il exécutait avec une saleté incroyable, puis, peu à peu, il devint plus propre, moins gauche. Mais ce qui charmait, chez cet enfant, c’était le bonheur calme que respirait toute sa personne, l’assurance inébranlable d’être en sûreté, à l’abri.

En observant cette mine confiante, cette soumission toujours prête au sourire, cette manière qu’il avait de s’immobiliser, dès la besogne finie, en attendant nos ordres, je réfléchissais au sort de l’enfant abandonné. Je sentais combien celui-là était à notre merci. « Tu n’es qu’un âne !... » D’où sortait ce petit âne, et sous quels maîtres pouvait-il tomber ? Baptistin n’avait d’autre père que le Père qui est au ciel.

Une fibre inconnue vibrait en moi quand il m’arrivait de lui tailler un morceau de pain, pour ses quatre heures, tandis qu’il attendait, silencieux, résigné, les yeux fixés avec respect sur la miche.

Les paroles des Saints Livres me refluaient à l’âme : « Le Seigneur m’a dit : Tu es mon Fils, je t’ai engendré aujourd’hui. » Et je pensais aux pauvres dont le Psalmiste affirme qu’ils mangeront et seront rassasiés, et que leur cœur vivra dans les siècles des siècles. Je pensais aux pages admirables d’un admirable franciscain français sur Ismaël, perdu dans le désert : « Quand il n’y aurait ni cri, ni larme, la misère des enfants est une voix qui monte jusqu’au trône du Père infini. C’est assez demander que d’être misérable devant ses yeux. »

Tante Dugrésil, je vous l’ai dit, ne partageait pas mon attendrissement mystique. Elle entendait régir ce gosse avec un sceptre de fer. En fait, elle le menait plutôt rondement que durement.

Il lui fallait des domestiques jeunes pour assouvir son besoin de domination. Elle aimait les voir sauter au premier signe. Baptistin, de nature un peu molle et lambinant volontiers, la mettait hors de ses gonds.

Vous pouvez lire au Traité de la peinture, de Léonard de Vinci, un chapitre où l’on apprend « comment on doit représenter les vieilles ». Il faut qu’elles paraissent « ardentes et colères, pleines de rages, comme des furies d’enfer ; mais ce caractère doit se faire remarquer dans les airs de tête et dans l’agitation des bras, plutôt que dans les mouvements des pieds. »

Un commentateur du grand maître a corrigé heureusement ce principe trop absolu.

« On peut, sans pécher contre les règles, dit-il, employer la vieillesse des femmes à d’autres rôles que celui de la colère. Peut-être l’auteur a-t-il voulu nous dire que les vieilles femmes sont plus irascibles, parce qu’elles poussent ordinairement à l’excès la prévoyance, l’inquiétude et la crainte de perdre ce qu’elles ont. »

Ces derniers traits conviennent fort bien à la psychologie de ma tante Dugrésil. C’est de là que venait l’expression soucieuse et chagrine, empreinte à l’ordinaire sur sa physionomie. Elle s’irritait aisément, par la faute d’un tempérament sanguin et d’une santé défaillante. Mais les gens disaient d’elle avec raison, en employant une nuance très juste du langage familier, qu’elle était moins méchante que « mauvaise ».

Au reste, elle possédait une éducation exquise, un esprit original, une imagination des plus pittoresques. Et je crois que, souvent, dans ses plus violents éclats, elle se grisait de paroles, jouait inconsciemment la comédie, bref, faisait des scènes dans toute l’acception du mot.

Alors que l’activité de Baptistin commençait à peine à s’éveiller, tante Dugrésil en était à ce triste moment de la vie où l’énergie de l’âme, encore active, s’exaspère devant le déclin des forces physiques. Si la vieille avait besoin d’être calmée, le gosse avait joliment besoin d’être secoué, et je vous promets qu’elle s’en chargeait.

– Tu n’es qu’un âne. Tu n’es qu’un âne...

Elle obtint des résultats. Les poulets de l’épinette, soignés par Baptistin, engraissaient exemplairement, les meubles reluisaient, les bassines à confitures brillaient comme des soleils.

Et Baptistin apprit aussi à faire intelligemment les commissions. Après une initiation lente et progressive, tante Dugrésil finit par lui confier, non plus ·seulement des pièces de dix ou quarante sous, mais des billets de dix et vingt francs. C’était un tableau que la reddition des comptes. Chacun d’eux prenait un bout de crayon, un bout de papier, et ils se lançaient dans des additions sans fin où il manquait toujours deux sous.

L’intelligence de Baptistin s’ouvrait lentement, intelligence pratique, inapte à toute spéculation. Je n’ai jamais vu mémoire plus rebelle, une vraie tête percée. J’admire que l’instituteur ait pu lui inculquer les connaissances élémentaires de calcul et de grammaire, et surtout, que les notions du catéchisme soient aussi bien entrées dans cette tête.

Mme Dugrésil le préparait à la première communion. Parfois, passant devant la cuisine, j’entendais les demandes et les réponses.

– Où est le Saint-Esprit ? demandait la tante.

Et Baptistin répondait tout d’une traite, en donnant à la finale une petite modulation scolaire :

– Le Saint-Esprit est partout, puisqu’il est Dieu, mais il habite particulièrement dans les âmes des justes.

Certes, il habitait celle de Baptistin. N’est-ce point l’illustre Anatole France qui s’est amusé à dire que l’Esprit saint faisait sa résidence dans le cœur des généraux de la Troisième République ? Mais en écoutant la voix de cette vieille femme et de ce jeune enfant, je sentais bien qu’il n’y a pas d’ironie d’homme d’esprit qui tienne devant le Saint-Esprit de Dieu.

Baptistin n’avait qu’une piété enfantine. Le dimanche lui agréait surtout comme jour de repos et de contemplation. Il aimait à mettre son beau costume neuf pour aller à la messe, ce qui ne veut pas dire qu’il n’allait à la messe que pour montrer son beau costume. Car son âme était sensible aux influences religieuses. Il écoutait respectueusement tout ce qu’on lui disait de ces grandes choses et se tenait toujours très bien quand on récitait, le soir, la prière en commun.

Son regard, à treize ans, était aussi limpide qu’à l’époque où il ne savait pas faire sa boucle. Il ne mentait jamais. Ma tante, la droiture même, le prévenait du reste assez éloquemment contre les dangers du mensonge ; sa voix tremblait d’horreur et d’épouvante, quand elle lui disait :

– Vois-tu, si l’on ment, il n’y a plus de parole humaine, il n’y a plus moyen de s’entendre.

J’étais là, un soir de Noël. Baptistin, ayant achevé ses classes, habitait la maison à demeure depuis plusieurs mois. Il remplissait un service régulier. Je l’avais baptisé maître d’hôtel, mais pour Mme Dugrésil, c’était toujours le même âne.

Il devait aller se confesser au patronage, avant la messe de minuit.

– Es-tu prêt ? lui demanda la tante, au moment où il mettait le couvert pour le souper. As-tu bien fait ton examen de conscience ?

– Oh ! oui, madame, j’ai écrit tous mes péchés sur un carton.

– Montre voir.

– C’est que j’ai perdu le carton..., dit Baptistin, en reculant de deux pas et en prenant une mine confondue.

– Tu écris tes péchés et tu les perds ? Mais tu n’es qu’un âne, mon pauvre enfant.

Baptistin ne semblait plus avoir aucun doute à ce sujet.

– Eh bien, moi, je les sais, je vais te les dire.

La figure de Baptistin prit une expression complexe de stupeur, de soulagement et d’inquiétude. On ne savait trop s’il se réjouissait tant que cela de ces péchés, si heureusement retrouvés.

– D’abord, tu as été à la glissade, avec les gamins du quartier, en allant chercher le lait, ce matin, quand je t’avais défendu de traîner en route. Dis voir que non ?

Baptistin ne dit pas que non, mais on lisait dans ses yeux qu’il ne tenait pas le cas pour pendable.

Tante Dugrésil s’en aperçut vite. Elle dit, en appuyant sur les mots :

– C’est de la désobéissance, c’est un gros péché de désobéissance.

Baptistin fit un immense effort. Jamais je ne lui en avais entendu dire si long à la fois :

– Mais, madame, y a ben des coups que c’est pas un si gros péché qu’on croit.

– C’est vrai, dit tante Dugrésil, d’un air grave, il y a des âmes scrupuleuses qui s’estiment plus coupables qu’elles ne le sont. Mais tu n’en es pas là, mon ami, c’est tout le contraire. Je te dis que tu m’as désobéi. Et puis, tu as mis le doigt dans les confitures d’oranges ; j’ai vu la marque sur un dossier de chaise. Ce n’est pas de la gourmandise, cela ? Et puis, tu m’as cassé deux verres de lampe en quinze jours, tu as marché sur mon dé d’argent, hier soir, il est perdu. Ce n’est pas faire tort à son prochain, cela ? Allons, mets ton couvert. Tu n’es qu’un âne, rappelle-toi-le bien.

Il me semblait entendre Baptistin chuchoter au saint tribunal : « Mon père, je m’accuse d’être un âne. » Jamais pénitent n’aurait poussé l’humilité aussi loin.

J’avais préparé, avec l’aide d’une cousine qui passait la veillée chez nous, une petite crèche de Noël. Nous avions acheté quelques figurines en plâtre et de minuscules bougies. N’ayant pu trouver de sapin, on avait taillé au jardin des branches de houx et de huis. Des houppettes de coton devaient figurer la neige.

Le tout était disposé sur une table, dans la chambre de tante Dugrésil, et la table dissimulée dans un coin sombre, pour ménager la surprise de l’illumination. Baptistin ne savait rien, mais se doutait de quelque chose. Je le soupçonne fort d’être allé fureter là-haut, dès que nous eûmes le dos tourné.

Tante Dugrésil, que l’hiver éprouvait beaucoup, se couchait toujours en sortant de table. Elle nous dit :

– Mes enfants, je vais me mettre au lit. Vous veillerez près de moi tant que vous voudrez. Si je m’endors, vous ne ferez pas attention. Quand Juliette et le petit auront fini leur vaisselle, on les appellera. Je verrai tout de mon coin. Mon Dieu ! encore un Noël...

On alluma donc la crèche au milieu de la vaste pièce. Quel joli tableau cela faisait ! Une paix céleste tombait du haut plafond. Le gros poêle ronflait sous le soufflet de la bise, et l’on n’entendait dans le silence que la palpitation sourde de sa flamme.

Toutes lampes éteintes, seules les petites bougies bleues brûlaient, à travers l’obscurité, comme des vers luisants au fond d’un buisson noir. Le plâtre blême des statuettes et la verdure sombre des feuillages se doraient à leur lumière. Autour de cet idéal Bethléem, courait une ronde joyeuse d’oranges, de papillotes et de menus cadeaux dans du papier de soie.

Quand Baptistin vit cela, son émotion fut telle qu’il voulut se mettre à rire, mais il ne lui sortait de la gorge que des hoquets douloureux. Avant qu’il n’eût le temps de pleurer, je le pris par la main et l’amenai vers la crèche.

– Regarde bien, lui dis-je, voilà le Saint Enfant Jésus qui naît aujourd’hui pour nous. Et voilà la Sainte Vierge qui croise les mains sur sa poitrine, parce qu’elle prie de tout son cœur. Et voilà saint Joseph avec son bâton. Et ça, c’est un saint petit mouton que les bergers ont apporté. Mais on ne le tuera pas, on le tondra pour faire un tricot au petit Jésus. Et ça, c’est le saint bœuf qui souffle tant qu’il peut pour le réchauffer... Et ça, mon vieux, – continuai-je, en baissant la voix, de peur d’être entendu par la tante, – ça c’est le saint âne. Tu sais ce qu’on te répète toute la journée ? Eh bien, tu as trouvé ton saint patron. Tu n’es pas fier ?

De fait, le patron de Baptistin ne faisait point si mauvaise figure. Il était habilement modelé, avec de longues oreilles, droites, sensibles, une crinière cossue, de fins sabots, et surtout, il portait, imprimée sur sa cuisse, une très honorable estampille : « Made in France. »

On l’avait représenté couché. Ses naseaux charitables atteignaient juste aux pieds du bon Jésus, et je ne vois pas pourquoi le divin Enfant, qui sanctifie tout ce qui l’approche, n’aurait pas fait aussi fleurir, suivant l’expression du Psalmiste, sur ce bon petit âne, sa sanctification.

Quand on eut chanté plusieurs cantiques et que les bougies, rapidement consumées, menacèrent de s’éteindre, il fut convenu qu’on disperserait le personnel de la crèche, et que chacun emporterait dans sa chambre, pour la nuit, le personnage qui lui convenait.

Nous n’étions que cinq, il y avait six statuettes.

Baptistin, invité à choisir le premier, eut la permission d’en prendre deux. Sans hésiter, il prit d’abord l’Enfant Jésus, puis, après une certaine hésitation, il prit l’âne. Juliette choisit saint Joseph auquel elle était dévote ; ma cousine eut le bonheur d’avoir en partage la Sainte Vierge. Il resta, pour moi, le bœuf, emblème du travail intensif, et, polir tante Dugrésil, le mouton, symbole de douceur...

Mais avant que nous ne la quittions, tante Dugrésil témoigna le désir de vénérer l’Enfant-Jésus.

Baptistin s’approcha de son lit. Et, en voyant, penchée sur elle, cette jeune frimousse souriante, la vieille eut un soutire qui la transfigura. Elle l’attira par le menton et lui donna un gros baiser que le gosse lui tendit à pleine bouche. Après quoi, tout troublé, il leva au hasard ses deux mains, dont l’une tenait le Bon Dieu et l’autre la bonne bête.

Dans la pénombre et avec sa vue basse, Mme Dugrésil ne se rendit pas bien compte où elle posait ses lèvres. Moi, j’aperçus fort bien qu’elle embrassait le saint âne.

Je ne crois pas, je vous assure, que Baptistin l’ait fait exprès. Non, il était trop innocent, si l’on ne peut jamais l’être trop. Mais, Dieu me pardonne ! je le regrette.

 

 

Paul CAZIN, Histoires plaisantes, 1933.

 

 

 

 

 

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