Le fils de l’exilé

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

la baronne de CHABANNES

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

C’était au mois de mai de l’an 1834 : un soleil radieux éclairait cette vallée de la Savoie que les Alpes cottiennes et les Alpes grecques resserrent entre leurs flancs montueux ; les eaux limpides de l’Arc, augmentées par la fonte des neiges, roulaient avec fracas sur leur lit de cailloux, et les troupeaux, conduits par des jeunes bergers, paissaient paisiblement l’herbe fleurie que foulaient leurs pieds, sans lui enlever sa fraîcheur et son verdoyant aspect.

Parmi ces petits pâtres se trouvait le fils unique d’une pauvre veuve. Pierre était son nom ; douze ans était son âge ; il paraissait triste, abattu, et quand il revint au hameau pour y prendre le repas du soir, sa mère s’aperçut à ses yeux rouges et gonflés de larmes que ce cher objet de sa tendresse nourrissait un profond chagrin.

– Qu’as-tu, Pierre ? lui dit-elle, en mettant devant lui un peu de fromage et de lait ; pourquoi ces pleurs ? pourquoi cet air morne et lugubre ? À ton âge, mon fils, on doit sourire à l’espérance, et toi, enfant, tu pleures comme si déjà tu connaissais les pénibles déceptions et les amers regrets.

– Ah ! répondit l’enfant en portant sur sa mère un regard tendre et mélancolique, si le printemps a ses jours d’orage, l’adolescence peut aussi connaître la douleur... D’ailleurs, ajoute-t-il en baissant la voix et en indiquant du bout du doigt l’église du village, là-bas, autour de la maison de Dieu... se trouve, vous le savez...

– N’achève pas, enfant, je te comprends.

– Eh bien ! quand je songe que je vais dire adieu à cette tombe chérie, que bientôt je ne vous verrai plus, que je n’entendrai plus votre voix si douce me parler du bon Dieu, et que vos lèvres ne viendront plus déposer sur mon front ces tendres baisers qui sont pour un enfant comme une bénédiction, oh ! mon cœur se brise, et je n’y tiens plus...

– Quelle nouvelle ! enfant ; s’écria la mère ; non, tu ne partiras pas. Comment pourrai-je vivre sans toi ? Depuis quatorze ans que j’ai quitté la patrie, j’ai fini par m’accoutumer à l’exil... Du moins mon pauvre époux a trouvé en ces lieux des cœurs compatissants. La Maurienne m’est devenue plus chère que...

Ici la veuve s’arrêta ; dans l’élan de sa douleur elle avait révélé un secret dont elle voulait dérober la connaissance à son fils, mais celui-ci en savait plus sur ce mystérieux sujet qu’elle ne venait de lui en dire ; aussi, suivant sa première pensée :

– Mère, dit l’enfant, mon projet est arrêté, mon plan est fait ; et demain, à l’aube du jour, votre fils prendra la route qui conduit à Paris, la grande ville, emportant au fond de son cœur, avec la crainte de Dieu, votre amour, mère chérie, et votre bénédiction !

En achevant ces mots, Pierre tomba aux genoux de la veuve qui, tremblante, éperdue, forma sur cette tête chérie le signe sauveur du chrétien ; puis, relevant son enfant, elle le pressa convulsivement sur son cœur, en versant un torrent de larmes ! Cette scène déchirante avait eu un muet témoin, le père Anselme, bon religieux d’un couvent voisin, qui avait toute la confiance de la veuve et de son fils. Après avoir laissé s’apaiser cette première explosion du sentiment maternel, il appela Pierre. Celui-ci se retourna vivement, et en reconnaissant l’homme de Dieu, un éclair de joie illumina son doux visage, il sentait bien que le bon religieux serait pour lui, auprès de sa mère, un appui, un auxiliaire puissant et dévoué... Ne lui avait-il pas confié tous les secrets de son âme ?...

– Laissez-nous, dit le père Anselme à l’enfant, je tiens à demeurer seul avec ta mère ; elle souffre et je vais, Dieu aidant, chercher à la consoler.

Pierre s’éloigna, roulant entre ses doigts les grains de son rosaire, et prononçant avec ferveur les paroles bénies de l’Ave Maria.

– Ah ! mon père, s’écria la veuve dès que Pierre ne fut plus à portée de l’entendre, qu’avez-vous fait ? Nous vivions ici tranquilles sinon heureux, et vous, brisant par vos conseils cette douce chaîne qui me liait à mon enfant, vous le détachez de moi alors qu’il aurait encore tant besoin de mes conseils, de mes soins, de mon amour !

– La douleur vous rend injuste, ma fille, répondit le vieillard ; je n’ai nullement engagé Pierre à quitter nos vallées. Non, je connais trop bien, hélas ! les dangers des longs voyages et des séjours prolongés dans de tumultueuses cités. Mais depuis que votre fils connaît la noblesse de sa race, depuis qu’il sait vos malheurs, depuis surtout qu’il croit que Dieu l’appelle à une autre destinée qu’à celle de pâtre de la Maurienne, il parle de son avenir d’un ton si résolu, si inspiré, qu’en l’écoutant je me sens entraîné, subjugué, et, dans l’impuissance de lui donner un avis contraire...

– Mon père, dit la veuve un peu confuse des reproches si mal fondés que la douleur lui avait arrachés, pardonnez-moi mon erreur, et veuillez me donner le mot de cette mystérieuse énigme. Vous avez, il est vrai, déchiré le voile qui couvrait encore mes yeux ; mais le nouvel horizon qui s’ouvre devant moi est encore couvert d’épais nuages ? Quand donc, ô mon Père, un rayon illuminateur viendra-t-il éclairer mes faibles regards ?

– Écoutez-moi, ma fille, et si votre âme est pleinement soumise à faire la volonté de Dieu, j’espère pouvoir dissiper les ténèbres qui vous dérobent la perception de la réalité.

La veuve fit un signe d’adhésion, et le père Anselme commença d’une voix grave ses importantes révélations.

– Il y a un an, à pareil jour, votre fils fut appelé au lit de mort d’une vieille femme, surnommée la sainte des bois, par les habitants de la contrée. Sa demeure, comme il doit vous en souvenir encore, était située au milieu d’arbres touffus ; elle se nourrissait de quelques racines, n’allait au hameau que pour participer aux saints mystères, consacrait ses journées à instruire les pauvres petits enfants que leur peu d’intelligence ou leur état maladif empêchaient de fréquenter l’école. Quand l’affaiblissement de ses forces lui fit connaître qu’elle approchait de ses derniers moments, elle m’envoya chercher. Je répondis à son désir. « Père Anselme, me dit-elle alors, je sens que le Seigneur va bientôt me rappeler à lui, je dois donc me hâter de remplir un engagement sacré ; aidez-moi à le faire en m’amenant le jeune Pierre Dubourg... Allez vite, mon père, car je sens que bientôt l’heure du compte rendu suprême sonnera pour moi ! » Je partis, et j’allai trouver Pierre dans la prairie. D’après mon ordre, il confia la garde de son troupeau à un de ses compagnons, et me suivit chez la sainte des bois. « Mon fils, dit-elle, dès qu’elle eut aperçu l’enfant, approche-toi de ma couche. »

Pierre obéit ; alors la mourante tira d’une anfractuosité du mur, contre lequel était adossé son lit, une cassette en bois d’ébène, et la présenta à l’enfant en lui disant de l’ouvrir ; il le fit et en tira ce papier qu’il me remit, après l’avoir lu avec une religieuse attention.

En prononçant ces mots, le religieux sortait de sa poitrine une lettre que la veuve voulut saisir.

Mais le père Anselme l’arrêta par un regard sévère.

– Oh ! laissez-moi le prendre, le lire, le baiser, demanda la mère de Pierre d’une voix suppliante ; j’ai deviné, je sais quelle main...

– Non, ma fille, interrompit le père Anselme, contentez-vous d’en entendre la lecture, je n’en changerai pas un mot.

 

« À son fils Pietro, le comte Aziolini.

 

» Jeune, riche, doué d’une âme ardente, d’un esprit rempli de rêves d’une imaginaire liberté, je crus un moment travailler au bonheur de ma patrie en me mettant au nombre de ceux qui voulaient tenter de repousser une domination étrangère dont notre orgueil national ne pouvait supporter le poids. Impliqué dans une conspiration, je fus condamné à l’exil, mes biens furent confisqués ; je quittai l’Italie, sous un nom supposé ; je ne partis pas seul, la noble femme qui était devenue ma compagne aux jours de mon bonheur, ne voulut pas m’abandonner, quand je n’eus plus à lui offrir, au lieu des joies de la patrie et des douceurs de la fortune, que les peines de l’exil et les labeurs de la pauvreté...

» Je comptais aller chercher sur la terre de France une bienveillante hospitalité ; mais arrivé à Saint-Jean de Maurienne, je tombai malade. Mon héroïque épouse ne montra pas un moment de faiblesse dans toutes ces cruelles épreuves, et quand, grâce à ses soins, je me trouvai rétabli, suivant ses conseils dictés par une sagesse toute chrétienne, je louai dans un hameau voisin une petite cabane entourée d’un enclos que je cultivai moi-même. Ta naissance, mon Piétro, vint peu de temps après réjouir mon cœur.

» La Providence a daigné pendant six ans encore prolonger cet état de calme, qui eût été du bonheur sans le souvenir du passé... Mais Dieu, je le sens, me demande un dernier sacrifice. Afin de l’accomplir sans trop d’inquiétudes et de regrets, je viens, ô mon fils, t’apprendre tes devoirs. Ce que Pierre Dubourg pouvait faire, le noble rejeton des Aziolini ne saurait le continuer. Quand donc tu auras atteint cet âge où il s’agit de donner à l’intelligence, par une étude sérieuse, cet essor qu’elle ne saurait prendre en menant la vie d’un pâtre des Alpes, pars pour Paris, mon fils, et que Dieu soit avec toi ! »

 

– Daignez m’expliquer, demanda la comtesse au père Anselme quand il eut achevé cette saisissante lecture, comment mon époux a pu remettre à une femme étrangère ce papier révélateur de nos grandeurs passées et de nos infortunes présentes ?

– Voici ce que nous dit la sainte des bois : « J’habitais la Lombardie quand le comte Aziolini fut compromis dans ces affaires politiques qui jetèrent en prison Silvio Pellico, Oroboni, Maroncelli et tant d’autres de mes compatriotes ; plusieurs fois ma maison avait été le lieu assigné par le comte Aziolini à ses amis pour s’y entretenir librement de ce qui était l’objet de toutes leurs pensées ; mon mari lui était tout dévoué... Cependant, comme il quitta plus tard la ville que nous habitions, je le perdis complètement de vue ; quelques années après, la mort m’enleva mon époux, je résolus alors de mener une vie pénitente et solitaire, et si je choisis cette vallée de préférence à toute autre contrée, c’est que ma mère était de Saint-Jean de Maurienne, et que plusieurs fois elle m’avait conduit dans sa ville natale, objet de ses plus chers souvenirs.

» La première fois que le comte parut à l’église, je le reconnus ; mais je ne lui appris qu’au bout de deux ans l’endroit de ma retraite, en lui faisant promettre de me garder le plus profond secret...

» Lorsqu’il se sentit atteint de la maladie qui devait l’enlever, il me remit cette cassette en me faisant promettre de la donner à son fils lorsqu’il serait entré dans sa douzième année... Si je ne charge pas sa mère de cette délicate mission, ajouta-t-il, c’est pour lui éviter un nouveau chagrin, et donner aux yeux de mon fils quelque chose de plus solennel à mes dernières volontés. »

– Quel effet ces paroles produisirent-elles sur Pierre ? demanda encore la noble veuve avec une visible émotion.

– Elles le rendirent silencieux et pensif.

– Mais ne devinrent-elles pas depuis l’objet de ses entretiens ?

– Il m’en parla chaque fois qu’il me vit ; mais la semaine passée, il me fit part de ses projets, me priant de vous les communiquer.

– Eh bien, dites-moi tout, mon père, ne me cachez rien.

– Comptez, ma fille, reprit le bon religieux, sur ma sincérité. Il y a quinze jours, c’était le premier dimanche de mai, tandis qu’une longue file de pèlerins montait le sentier qui serpente sur le gracieux coteau délicieusement couronné par le sanctuaire béni de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, Pierre, prosterné devant la Madone, lui demandait avec larmes de lui donner le courage nécessaire pour accomplir les dernières volontés d’un père dont la mémoire était si profondément gravée dans son cœur... Son recueillement était si grand, sa prière si fervente qu’il ne s’aperçut de l’arrivée de la procession dans le temple de Marie que lorsque la foule, devenant pressée et compacte, l’étreignit fortement contre la balustrade qui lui servait d’appui...

» Les fidèles finirent cependant par se ranger avec ordre et purent prêter une oreille attentive aux paroles que leur fit entendre, du haut de la chaire sacrée, un prêtre blanchi dans les travaux de l’apostolat, et venu dans nos contrées pour y accomplir un vœu fait à la bonne Notre-Dame dans une périlleuse traversée... Après avoir raconté en quelques mots cette particularité toute personnelle : « Mes frères, ajouta-t-il, il n’est personne parmi vous qui n’aime à remonter le cours des générations, afin d’y chercher le berceau de ses ancêtres ; eh bien, il me semble qu’en pieux serviteurs de Notre-Dame, vous serez heureux de retrouver et l’origine de ce ravissant sanctuaire et celle du consolant vocable sous lequel il a été consacré... Nous sommes ici en famille, réjouissons-nous donc ensemble des merveilles qui ont amené l’érection d’un temple qui est la gloire et la consolation de cette pieuse contrée. »

Vers le milieu du seizième siècle, un prince de la maison de Savoie qui commandait en chef dans une bataille, se voyant en danger de périr avec son armée, se mit sous la protection de la mère de Dieu : au même instant, une voix intérieure lui fit comprendre qu’il triompherait.

» Bonne nouvelle, cria-t-il aussitôt à sa troupe, nous serons victorieux !

» Les soldats, à cette annonce prophétique, reprirent courage, et les ennemis furent vaincus.

» Le prince, en reconnaissance des succès qu’il devait à la protection de Marie, fit bâtir à titre d’Ex-voto sur la colline de Prisham, entre l’église de Saint-Jean et l’oratoire de Sainte-Thècle, une chapelle sous le titre de Notre-Dame de Bonne-Nouvelle 1... » L’homme de Dieu développa ensuite ce fait miraculeux de la manière la plus frappante, mais Pierre ne l’écoutait plus... Il lui semblait, lui aussi, avoir entendu une douce voix qui lui disait : « Pars, mon enfant, et tu triompheras de tous les obstacles qui voudraient s’opposer à la réalisation du vœu paternel. »

» En quittant le sanctuaire de Marie, Pierre vint me trouver pour me faire part de tout ce que je viens de vous dire, et m’annoncer son prochain départ. Veuillez, ajouta-t-il, prévenir ma bonne mère de cette détermination, je redoute sa douleur et je me sens faible contre ses larmes !... »

» Je lui démontrai qu’il devait faire les premiers aveux ; il y consentit. Vous savez le reste, ma fille, il vous faut donc maintenant demander au Seigneur la force nécessaire pour accomplir ce douloureux sacrifice. »

– Laisser partir mon fils seul, sans guide ! sans appui ! ô mon père ! jamais je n’aurai ce triste courage...

– L’ange qui veille sur les orphelins ne sera-t-il pas avec lui ? D’ailleurs, Pierre a tout prévu, il doit rejoindre une troupe d’enfants des montagnes...

– Eh quoi ! le descendant des Aziolini arriverait à Paris mêlé à tous ses petits savoyards, dont l’unique métier est de montrer leurs marmottes aux passants ou d’amuser le riche par leurs chants naïfs... Quelle ignominie !

– Ma fille, ce mot s’attache au crime, et non à la pauvreté.

– Mon fils mendiant !...

– Marie n’a-t-elle pas frappé aux portes de Bethléem ? Toutefois, rassurez-vous, je lui donnerai une lettre pour un de ces grands de la terre qui aiment les petits et croient s’élever encore en s’abaissant vers eux... Il protégera votre enfant, lui procurera les moyens de recevoir une éducation en rapport avec sa naissance, et si un jour il lui est donné de rentrer dans sa patrie, il pourra du moins s’y montrer à la hauteur de la position sociale qu’il est en droit d’attendre un jour.

La comtesse ne répliqua rien, et lorsque le lendemain son cher fils vint pour lui adresser ses derniers adieux, il trouva, sur son petit paquet de voyage, une bourse de cuir remplie de quelques pièces de monnaie, les seules que la veuve possédât, et le crucifix qui avait reçu les derniers soupirs de l’exilé !...

Quant à sa mère, l’enfant la chercha vainement. Dès le soir, elle avait quitté la chaumière, et, gravissant la sainte colline de Prisham, elle était allée demander à la Mère des douleurs de protéger, de bénir son enfant.

Cependant, quand le soleil eut commencé à dorer l’orient de ses feux, la veuve sortit de la chapelle, et jetant ses regards sur la route que devait suivre son fils, elle l’aperçut au loin qui cheminait avec lenteur, la tête inclinée sur sa poitrine.

– Pauvre petit, pensa-t-elle, ah ! que n’ai-je reçu tes derniers embrassements ! que n’ai-je encore essayé de te retenir ! Pierre ! Pierre ! s’écria-t-elle avec force, mais, hélas ! l’écho seul répondit à sa voix... Pierre ! appelait-elle encore...

Au même moment, elle le vit qui portait ses regards vers la chapelle. Élevant aussitôt son mouchoir dans les airs : « Pierre ! Pierre ! » dit-elle de nouveau. L’enfant n’entendit pas la voix ; mais il comprit le signal maternel, et se mit à genoux pour implorer une dernière bénédiction, puis il se releva plein d’une nouvelle énergie. Rencontrant à quelques pas de là le père Anselme :

– Bonne nouvelle, cria-t-il, ma mère est là-bas (et il indiquait du doigt la sainte montagne), qui prie la Madone pour le petit voyageur !

L’homme de Dieu fit route avec Pierre jusqu’à Chambéry ; là, il le recommanda fortement à un bon savoyard qui, retournant à Paris où il avait passé sa jeunesse, s’était chargé d’y conduire quatre des plus pauvres enfants de son village. Le père Anselme remit ensuite à son cher protégé la lettre de son père, et celle dont il avait parlé à la comtesse. Il revint en toute hâte au hameau pour donner à cette mère éplorée tous ces consolants détails.

 

 

 

II

 

 

Qu’elle est belle dans sa chaste fécondité, qu’elle est digne de notre admiration et de nos respects, cette fille du Ciel qui, sous le doux nom de charité, vient apporter à la terre comme un rayonnement du bienheureux séjour ! Aucune misère ne l’étonne, aucune difficulté ne l’arrête, aucune plaie ne la rebute, aucun danger ne l’effraie : pour faire du bien à ses frères, elle brave la maladie, elle affronte le trépas, car la charité, c’est l’amour, et l’amour est plus fort que la mort.

Elle prend autant de formes, autant de noms qu’il y a de maux divers. Mais soit qu’on la rencontre au chevet du malade, dans la mansarde du pauvre, dans la chambre du vieillard ; soit qu’elle instruise les petits enfants ou serve de mère aux orphelins, elle se trahit toujours à son doux parfum.

Au nombre de ses œuvres les plus touchantes, nous citerons celle des Petits-Savoyards. Voyez-les s’abattre à Paris par bandes, comme les hirondelles au printemps : Chers enfants ! Que vont-ils devenir dans cette grande cité ? La chose, la propriété de quelques maîtres avides qui exploiteront à leur profit leur agilité, leur probité, leur adresse, et qui, en récompense de leur travail, leur donneront à peine de quoi ne pas mourir de faim, comme la marmotte qu’ils avaient apportée du pays !

Hélas ! tel serait le sort du plus grand nombre si des hommes au cœur tendre et compatissant n’accueillaient ces petits émigrants à leur arrivée dans la capitale, ne cherchaient à leur procurer de bons patrons, ne veillaient à leurs intérêts, et, pour mettre le sceau à tant de vigilance et de soins, ne les réunissaient tous chaque semaine pour leur parler du bon Dieu et leur faire retrouver dans l’isolement et dans l’exil quelques-unes des joies de la famille et de la patrie ! Le comte de L., auquel était adressée la lettre du père Anselme, s’occupait de la manière la plus active et la plus intelligente de ces pauvres enfants de la Savoie. Aussi reçut-il Pierre avec une bienveillance toute paternelle, et après l’avoir conduit, ainsi que ses compagnons, dans une maison sûre pour y passer la nuit, il se rendit chez l’un de ses amis, comme lui protecteur zélé de l’œuvre des Petits-Savoyards, afin de convenir avec lui de ce qu’il y aurait à faire en faveur de Piétro Aziolini... Par une heureuse coïncidence, le baron de Dervillers, riche propriétaire normand, se trouvait présent à cet entretien.

– Je veux voir cet enfant, dit-il, après que le Comte eut achevé le touchant récit des infortunes de ce petit protégé ; je désire l’interroger, savoir quelles sont ses vues ; en un mot, tâcher de découvrir ce qui se passe dans ce jeune cœur... Peut-être pourrais-je faire quelque chose pour lui ; seulement, quand il s’agit de certains sacrifices, il faut bien s’assurer si celui qui doit en être l’objet, en est réellement digne : envoyez-le-moi donc, ajouta le Baron en prenant congé des deux amis. Ceux-ci le lui promirent, et le lendemain, à dix heures sonnantes, Pierre, conduit par le comte de L., se présentait à l’hôtel du baron de Dervilliers. Après une courte attente, le jeune Piétro fut introduit dans son cabinet, où il resta pendant deux heures seul avec lui, le Comte s’étant retiré par discrétion.

Il se rendit ensuite chez M. de L., qui lui demanda de lui rapporter sans détour tout ce que le Baron avait dit.

– Oh ! Monsieur, répondit l’enfant en se jetant à son cou avec la naïveté du jeune âge, bonne nouvelle ! (Nous savons quelle portée Pierre donnait à ces deux mots, bonne nouvelle !) Monsieur le Baron, après m’avoir bien questionné, bien interrogé, bien examiné, a fini par me dire : « Enfant, je te crois bonne volonté et bon cœur... Aussi je consens à te recevoir chez moi : mon fils est de ton âge, son précepteur deviendra le tien, et j’espère que par ta piété, ton application, ta docilité, tu justifieras l’opinion favorable que j’ai conçue de toi... » Vous le pensez bien, Monsieur le Comte, que j’ai dit : Oui, oui ! seulement, je n’ai pas osé l’embrasser.., je le crains plus que vous... Oh ! n’est-ce pas, ajouta l’enfant de sa voix la plus douce, vous ne m’abandonnerez pas ? vous me viendrez voir quelquefois ? Je vous aime tant déjà. Oh ! comme ma mère serait heureuse d’apprendre...

– Il faut lui écrire, interrompit le Comte en présentant à Pierre une plume et du papier.

– Oh ! merci, merci, je vais le faire... Mais, M. le Comte, qu’un mot de vous lui causerait de plaisir !

Le Comte sourit, et quand l’enfant eut terminé sa lettre, il y ajouta quelques lignes remplies de délicatesse et de cœur. Il congédia ensuite son petit protégé, et déjà celui-ci avait franchi le seuil de l’appartement quand il rentra précipitamment.

– J’ai oublié, dit-il au Comte un peu surpris de ce brusque retour, de vous confier une chose importante : c’est que M. de Dervilliers m’a fait promettre de ne dire à son fils ni mon pays ni mon véritable nom, sous peine d’être à jamais privé de ses bienfaits. Me laisser appeler Pierre Dubourg est chose facile ; mais cacher le pays qui m’a vu naître me paraît presque impossible.

– L’avez-vous promis ? demanda le Comte à l’enfant.

– Il le fallait bien.

– Dès lors, vous devez garder le silence sur tout ce qui vous touche.

– Mais mon accent ne me trahira-t-il pas ?

– Non ; on vous prendrait plutôt pour un provençal que pour un enfant de la Savoie... D’ailleurs, mon petit ami, je dois vous en prévenir, M. de Dervilliers est juste et bon ; mais ses décisions sont sans appel... Allons, bon courage, mon cher Pierre, retournez à l’hôtel où j’irai bientôt m’informer de vos nouvelles.

Lorsque Gustave, le fils du baron de Dervilliers, apprit qu’il allait avoir un compagnon d’études et de jeux, il en ressentit la joie la plus vive. Indolent, léger, plein de lui-même, Gustave de Dervilliers ne voyait dans l’arrivée d’un étranger dans sa famille qu’un moyen de distraction, et ne songeait nullement qu’il pourrait devenir pour lui l’occasion d’un travail plus suivi et plus consciencieux. Aussi, quand au bout de quelque temps il s’aperçut que Pierre lui était sans cesse présenté comme un modèle parfait d’application et de bonne conduite, et que s’il voulait ne pas rester en arrière il fallait qu’il prît l’étude au sérieux, il conçut pour son jeune compagnon une aversion aussi grande qu’il avait d’abord éprouvé pour lui d’affection ; aversion, hélas ! qu’il fit bientôt partager à sa mère, assez faible pour s’affliger de toutes les douleurs de son fils et pour partager ses injustes préventions.

Dès lors la vie parut bien amère au pauvre Pierre. Que de fois, au milieu d’une table somptueusement servie, il se prit à regretter le frugal repas qu’il faisait avec sa mère ! Que de fois il jetait un douloureux regard sur ce passé où tout, même le travail, était pour lui plaisir, bonheur, gaîté ! Que de fois, en voyant passer ses petits compagnons de la Savoie tout barbouillés de suie, mais chantant les joyeux refrains du pays, il sentit son cœur battre avec violence, et ses yeux se mouiller de larmes !... Cependant, jamais un murmure n’effleura ses lèvres ; jamais une parole blessante ne s’échappa de sa bouche ; et pourtant, sans cesse il était humilié, harcelé, tourmenté et par la mère et par le fils !...

Mais Pierre Aziolini avait une âme énergique : il savait que la colère, que la haine, sont les compagnes de la faiblesse, et lui voulait être fort : fort contre l’exil, fort contre la souffrance, fort contre les injures, fort contre lui-même !... non par un stoïque et fol orgueil, mais par une résignation et une constance toute chrétienne. Aussi, quand la nature revendiquait ses droits, quand elle criait vengeance, il jetait un suppliant regard sur le crucifix de son père, alors il sentait la douceur et la mansuétude descendre dans son cœur, et demander pardon pour ceux qui le faisaient souffrir.

Le Comte de L., qui venait souvent à l’hôtel de Dervilliers, ne tarda pas à s’apercevoir de la contrainte que s’imposait son cher petit protégé, et son affection pour lui n’en devint que plus vive. Quant au Baron, très préoccupé des affaires politiques, il n’avait pas pour les choses de son intérieur cette perception lucide qui fait discerner le faux du vrai, l’imaginaire de la réalité. Il regardait Pierre comme un bon enfant, à la vérité, mais il attribuait son silence et sa mélancolie au mal du pays ; aussi ne s’en occupait-il pas autrement. Il trouvait bien parfois que son fils avait avec son jeune compagnon des manières hautaines, un ton brusque et tranchant ; mais cette appréciation était fugitive et quelque haute question d’économie politique venait presque aussitôt la remplacer dans son esprit.

Quant au précepteur, jeune homme de vingt-huit ans, son rôle était fort difficile : s’il témoignait un peu d’affection à Pierre, il excitait la jalousie de Gustave et le mécontentement de la mère ; s’il constatait les progrès de l’étranger, il condamnait par cela seul la paresse du fils de la maison, et dès lors il s’exposait à son ressentiment. Pour échapper à tous ces écueils, il prit la résolution de donner ses leçons sans jamais manifester à Pierre devant Gustave la satisfaction qu’il ressentait de son travail assidu et intelligent. Cette prudence empêcha de pénibles éclats, et prolongea de quelques mois son séjour et celui de Pierre chez le baron de Dervilliers. Mais en fait de passion, les concessions augmentent le mal secret qu’elles font à l’âme, au lieu de le guérir ou même de le diminuer... C’est ainsi que l’antipathie de Gustave pour Pierre, n’étant jamais combattue, prit un accroissement tel, qu’elle finit par lui inspirer la coupable détermination de le perdre aux yeux de son bienfaiteur, de manière à se voir au plus tôt débarrassé de l’objet de sa haine profonde et de son odieuse jalousie.

Dans ce but, il s’efforça pendant quelques semaines de mériter de meilleures notes ; il affecta même pour Pierre une amitié qui était bien loin de son cœur ; de plus, il eut, à l’égard de son père, mille prévenances inaccoutumées. Enfin, quand il vit que celui-ci lui témoignait confiance et affection, il en profita pour jeter les jalons de sa noire perfidie.

Tantôt, c’était une parole, une seule lancée contre l’étranger ; une autre fois, il racontait une démarche, une action peu en sa faveur : la calomnie n’est-elle pas semblable à ce souffle déchirant qui flétrit les plus belles fleurs ? Puis, lorsqu’il s’aperçut que le baron écoutait sans peine ce qu’il disait de son protégé, il en vint à lancer son brûlot.

– C’en est fait, je vais le perdre à jamais dans l’esprit de mon père, se disait-il en s’approchant un soir, d’un air mystérieux, du fauteuil où le Baron était assis, l’esprit occupé de mille choses diverses.

Et à cette pensée le visage de Gustave se couvrait d’une vive rougeur, ses yeux brillèrent d’un feu inaccoutumé, et son cœur battait avec force.

– C’est tout de même une chose pénible pour moi, dit-il, en s’appuyant nonchalamment contre la cheminée, d’avoir, pour compagnon d’études, l’ami et le compatriote de tous les ramoneurs de la capitale.

– Que dis-tu ? s’écria le Baron sortant de ses rêveries.

– Oui, j’avoue que je suis humilié d’avoir pour émule et pour compagnon un pâtre de la Savoie. Il est vrai, ajouta-t-il d’un ton ironique, que Pierre Dubourg, honteux de son humble origine, prétend à l’honneur de descendre des Aziolini.

– Explique-toi, Gustave, est-ce que Pierre t’aurait fait un pareil aveu ?

– Oui, mon père, bien des fois il m’a parlé de ses espérances, de son avenir... Et ce jeune homme qui vous paraît si candide, si simple, ne pourrait bien être, s’il continue, qu’un ambitieux dangereux et entreprenant...

Le Baron était rouge de colère. Gustave avait réussi, il le comprit, et en ressentit une de ces joies sataniques qui endorment le remords, sans cependant parvenir à l’étouffer. Quelques instants après cet entretien, Pierre, appelé par le Baron, se trouvait devant lui.

Ses réponses négatives à tout ce que lui demandait le père de Gustave ne firent qu’augmenter l’irritation que lui avaient causée les perfides et mensongères assertions de son fils, et, sans songer à confronter les deux enfants, sans recourir à la sage et impartiale médiation du comte de L..., il ordonna à Pierre de quitter l’hôtel dès le lendemain et de ne jamais reparaître devant lui. Le jeune homme ne répliqua pas un seul mot, et, une fois rentré dans sa petite chambre, il se jeta à genoux et fit un acte de parfaite adhésion à la sainte volonté de Dieu, qui calma subitement les agitations de son pauvre cœur et lui permit de saisir le fil de la trame inique dont il venait d’être la victime.

Dès que le matin fut venu, Pierre, après avoir fait un paquet de tout ce qu’il possédait, se rendit chez le Comte, auquel il confia ce qui s’était passé la veille, le conjurant avec larmes de croire à son innocence et de ne point l’abandonner.

Le Comte ne douta pas un instant de la véracité de son protégé. Néanmoins il crut nécessaire, afin de mieux s’en assurer encore, de lui faire subir un sérieux interrogatoire.

– Pierre, demanda-t-il au jeune Aziolini d’un ton sévère, détaillez-moi toutes les circonstances qui ont accompagné vos fatales indiscrétions.

– Je n’en ai fait aucune, répondit l’accusé avec une modeste assurance ; j’avais engagé ma parole et je me suis montré fidèle à mon serment.

– Comment alors Gustave a-t-il pu s’emparer de votre secret ?

– Moi ! dénoncer le fils de mon bienfaiteur ; non, monsieur le Comte, jamais, jamais !

– Pierre, c’est au nom de votre père, dont je tiens ici la place, que je sollicite un aveu dont je ne me servirai, soyez-en sûr, que pour votre bien et celui de Gustave.

Aziolini leva en ce moment sur le Comte ses grands yeux noirs tout baignés de larmes ; mais il garda le silence.

Monsieur de L... n’insista pas davantage, seulement il prit une voie détournée pour arriver au but qu’il lui importait d’atteindre.

– N’avez-vous jamais rencontré dans les rues de Paris, demanda-t-il encore à Pierre, après une courte pause, aucun de vos petits compagnons de voyage ?

– Je les ai presque tous aperçus, mais un seul m’a reconnu.

– Vous a-t-il parlé ?

– Oui ; il me pria de lui donner, si j’en avais reçu, des nouvelles du pays.

– Gustave était-il présent ?

– Il se trouvait à côté de moi ; aussi, me rappelant mes promesses, j’ai détourné la tête pour ne rien dire au pauvre petit, dont les passants qui encombraient le trottoir m’ont promptement séparé.

– Le jeune Dervilliers ne vous fit-il aucune question sur cette singulière rencontre ?

– Pardon, monsieur le Comte, et même il profita de cette circonstance pour me prier de lui raconter mon histoire, mais je m’y refusai en lui disant que son père m’avait défendu de le faire sous peine de perdre son amitié.

– Votre départ précipité de la maison du baron de Dervilliers me force, mon ami, reprit le Comte avec une douce gravité, à vous procurer une autre position ; mais, avant de le faire, j’ai besoin de relire la lettre que la Sainte des bois vous remit à son lit de mort.

– Vous savez que je l’avais donnée au père Anselme...

– C’est vrai, mais en me faisant le récit de ce fait si grave de votre vie d’enfant, ne m’avez-vous pas dit que le bon religieux vous l’avait rendue à Chambéry au moment des longs adieux ?

– Hier, dit Pierre en rougissant, je l’ai vainement cherchée... Je ne pourrai donc satisfaire votre désir.

Monsieur de L. avait tout compris ; il se tut, mais il déposa sur le front candide de Pierre un baiser tout empreint de tendresse et de respect.

La vertu est si touchante, elle est si pleine de charme sous les traits d’un adolescent, que le comte ne put dominer qu’avec peine l’émotion profonde que lui causait la noble conduite du jeune Aziolini.

Peu de jours après l’expulsion de Pierre de l’hôtel de Dervilliers, il entrait, grâce à la sollicitude et la générosité du comte de L... et de ses amis, dans une des meilleures institutions de la capitale, qui le compta bientôt au nombre de ses élèves les plus distingués.

Ses progrès furent si rapides, qu’à dix-neuf ans il était en rhétorique et remportait tous les prix de sa classe. Son nom tant de fois répété ayant frappé l’un des personnages éminents qui occupaient les premières places de l’estrade, sur laquelle les lauréats montaient pour recevoir leurs couronnes, celui-ci après la distribution fit venir Pierre au salon, eut avec lui un long entretien et lui adressa en le quittant un au revoir des plus cordial et des plus accentué. Notre heureux jeune homme passa chez le comte de L... le reste de cette belle journée, et reçut de son généreux protecteur, comme gage de satisfaction, un magnifique portefeuille dont la possession lui réservait une jouissance inespérée, car, par une délicate attention, le comte y avait déposé la précieuse lettre du comte Aziolini.

Pierre n’osait en croire ses yeux et, prenant cette lettre chérie, il la lisait, la baisait, et la relisait encore sans pouvoir en détacher ses regards :

– Ô Monsieur le comte, s’écria-t-il enfin, comment ce papier est-il tombé entre vos mains ?

– C’est Gustave lui-même qui me l’a remis, répondit Monsieur de L... en présence de ses parents, pendant le court séjour que je viens de faire dans leur terre de Normandie. Une maladie grave dont il a été guéri contre toute humaine prévision l’ayant fait rentrer en lui-même, il a commencé la solennelle réparation qu’il vous doit à tant de titres.

– Il vit... il est heureux, cela me suffit, dit Pierre d’un ton pénétré.

– Gustave, reprit le comte, vous aurait écrit pour solliciter l’oubli de sa faute ; mais les médecins lui défendant toute application, il m’a chargé de l’obtenir en attendant qu’il puisse vous revoir... Du reste, mon ami, je dois vous le confier, car votre âme est assez forte pour porter le poids d’un bienfait (poids si lourd pour les âmes faibles), le baron de Dervilliers est un de ceux qui ont le plus contribué à couvrir les frais de votre éducation. Il ignorait cependant la duplicité dont Gustave s’était rendu coupable, cette action avait donc un caractère de grandeur bien digne de son âme élevée et vraiment chrétienne.

– Cette générosité envers un pauvre étranger, et un étranger qu’il croyait coupable, portera bonheur à son fils, dit Pierre d’une voix altérée par tant d’émotions diverses. Ô Monsieur le comte, ajouta-t-il, que la religion qui inspire de pareils sacrifices est digne de nos respects et de notre amour ! Ah ! croyez-le bien, si jamais il m’est donné de reprendre dans ma patrie le rang qu’y occupaient mes aïeux, loin de rougir d’avoir été nourri du pain matériel et intellectuel de l’aumône, je m’en ferai gloire au contraire, et je tiendrai à l’honneur de l’avoir reçu de si nobles mains !

En achevant ces mots, Pierre saisissait celles de Monsieur de L... et les couvrait de larmes et de baisers.

La lettre du comte Aziolini devint pour notre digne jeune homme un gage de félicité ; il la montra au nouveau protecteur que lui avaient valu ses brillants succès, et comme il occupait un poste éminent dans la diplomatie, il lui fut facile de faire révoquer l’arrêt de confiscation qui pesait encore sur les biens de la famille Aziolini.

Par suite de son puissant concours, la comtesse ne tarda pas à revenir, avec son cher Piétro rendu à son amour, dans la belle villa qui avait appartenu à ses aïeux, et le jeune comte lui-même fut remis en possession de l’héritage paternel.

Son premier soin fut d’élever, sur une colline voisine du magnifique château devenu désormais sa demeure, une chapelle dédiée à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle, en souvenir du gracieux sanctuaire où tant de fois, aux jours de son enfance, il était venu prier.

Le père Anselme vint en faire la bénédiction solennelle. Ce fut le dernier acte de cette belle vie, toute employée à soulager l’infortune. Le saint religieux rendit doucement son dernier soupir entre les bras de Piétro en lui donnant rendez-vous au céleste séjour !

 

 

Baronne de CHABANNES, Le fils de l’exilé.

 

 

 

 

 



1 Un antique tableau conservé à Bonne-Nouvelle vient à l’appui de cette tradition. Cette première chapelle fut dévorée par les flammes au XVIIe siècle, et rebâtie telle qu’elle est aujourd’hui par un bon religieux capucin, surnommé Frère Jean de Maurienne.

 

 

 

 

 

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