Emineh

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Alice de CHAMBRIER

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Il avait plu tout le jour ; de gros nuages se traînaient encore sur les flancs sombres de l’Herzégovine, et le chemin pierreux conduisant à une vallée qui confinait à la frontière turque était détrempé par l’humidité.

Le silence n’était troublé que par le son lointain d’une cascade descendant vers la plaine, et le bruissement monotone des gouttes d’eau qui s’échappaient des branches. Soudain des pas pressés résonnèrent dans le lointain et se rapprochèrent peu à peu ; bientôt un homme apparut à l’un des contours de la route. Il était grand et fort, et portait le costume des montagnards herzégoviniens. Il marchait rapidement en s’aidant à peine d’un gourdin de bois de chêne.

Cet homme s’appelait Rigardo Domirdji. Il habitait avec sa femme et ses deux enfants une ferme située dans cette haute vallée. Dans le pays, il jouissait d’une haute considération et, à bien des lieues à la ronde, s’il survenait une contestation entre les habitants de la contrée, c’était à Rigardo que l’on s’en remettait pour trancher la question ; et toujours son bon sens et sa manière de voir claire et élevée savaient concilier et apaiser les réclamations des plaignants et des accusés. Sa famille comptait parmi les anciennes de l’Herzégovine, et cela joint au prestige que lui valaient sa belle figure et son ferme caractère lui donnait une autorité bienfaisante sur ses compatriotes. Dans son enfance, il avait reçu une certaine instruction qu’il cherchait à conserver au milieu de la vie un peu rude qu’il menait dans sa demeure isolée.

Ce soir-là, il revenait de la ville la plus proche, cependant distante de plusieurs lieues. Il y avait heureusement terminé des affaires importantes, et c’était d’un cœur joyeux qu’il hâtait le pas pour se retrouver quelques instants plus tôt au milieu des siens. Soudain, comme il passait près d’un gros chêne, il crut voir quelqu’un assis au pied du tronc ; il s’approcha et reconnut avec étonnement que c’était une jeune fille, presque une enfant ; il l’interpella : « Que fais-tu dans ce lieu, à ces heures ? »

L’inconnue bondit sur ses pieds avec un geste de biche effarouchée et fit un pas en arrière : « Ce que je fais ? dit-elle, rien ! j’attends. » – « Tu attends, et quoi donc ? » – « La mort ! reprit-elle de sa voix un peu basse, mais harmonieuse ; la mort, c’est la seule chose sur laquelle je puisse désormais compter. »

Rigardo se sentit ému ; ces paroles avaient été prononcées sans emphase, mais avec un sentiment de profonde douleur et de résolution implacable. Il posa la main sur l’épaule de l’infortunée : « À ton âge, jeune fille, de telles pensées ne sont pas permises. Il faut vivre et ne pas songer à mourir ! »

Elle eut un geste de découragement : « Vivre ! à quoi bon ? lorsque l’on est seule, sans parents, sans famille, sans amis, exposée à tous les dangers, on n’a que la mort pour refuge. » – « Tu n’as donc personne à qui demander asile ? » – « Non. » « Et comment t’appelles-tu ? » – « Emineh. » – Puis, reculant soudain, elle ajouta : « Laisse-moi seulement, regagne ton logis où tu es sans doute impatiemment attendu ; avant que le jour luise sur la montagne, je me serai endormie du sommeil éternel... »

Rigardo l’interrompit : « Viens avec moi, Emineh, ma protection du moins ne te manquera pas... » Il s’arrêta, le regard de la jeune fille était fixé sur lui, et malgré l’obscurité, il le sentait et en éprouvait une impression étrange. – « Allah t’envoie, dit-elle simplement, commande ! Emineh est ta servante. »

Ils marchèrent longtemps en silence. Rigardo, ayant remarqué la peine qu’Emineh avait à le suivre, passa doucement la main de la jeune fille sous son bras afin de lui faciliter la marche ; il ne la questionna pas, se réservant de l’interroger plus tard, mais sa bonté, la douceur avec laquelle il s’était intéressé à la faible et malheureuse créature, lui avait déjà gagné tout entière cette âme ardente et farouche.

Au bout de deux heures pendant lesquelles Rigardo craignit à chaque instant de voir sa frêle compagne perdre connaissance, une petite lumière se montra dans l’obscurité : elle sortait de la demeure du montagnard. La maison de Rigardo occupait l’extrémité orientale de la haute vallée dont il a déjà été question ; au sud, elle s’adossait à une paroi de rochers fort élevée et avait ainsi devant elle au nord toute la largeur du plateau, un bel espace découvert et verdoyant borné vis-à-vis par des bois épais qui couvraient tout le versant de la montagne opposée.

Rigardo fut bientôt sur le seuil. Des cris joyeux saluèrent son entrée ; Dobronia, sa jeune femme, quitta vivement le foyer où elle préparait le repas du soir et vint le recevoir avec un doux sourire, les enfants se jetèrent dans ses bras, même le chien qui sommeillait sur sa natte témoigna par un aboiement et quelques hochements de queue le plaisir que le retour de son maître lui causait.

« Je vous apporte une surprise », dit Rigardo, après avoir rendu aux siens les marques d’affection qu’il en recevait. Emineh, pâle et tremblante, était restée dissimulée dans l’ombre de la porte ; il la prit par la main et la fit avancer de quelques pas jusqu’à ce que les rayons de la lampe tombassent en plein sur elle.

Il ne l’avait vue que dans les lueurs ternes de la nuit tombante et il eut peine à retenir un cri d’admiration.

Il se trouvait devant une grande et belle créature dont le costume, bien que mouillé et souillé par la boue, paraissait encore d’une extrême richesse. Elle pouvait avoir quinze à seize ans ; sa figure à l’ovale ravissant était d’une blancheur mate qui faisait ressortir la pourpre de ses lèvres ; ses grands yeux noirs avaient des reflets orange : on eût dit une étincelle d’or sur du velours sombre ; sa chevelure, mal retenue par un peigne incrusté de pierreries, tombait en ondes de jais jusqu’à l’ourlet de sa tunique.

Étonnée, presque intimidée, Dobronia regardait Emineh. Celle-ci se tourna vers Rigardo : « Ta demeure est le séjour du bonheur, je n’y apporterais que ma tristesse ; laisse-moi retourner dans la forêt, on m’y trouvera morte demain ; sois béni pour les bonnes paroles que tu m’as adressées. » Elle avait déjà fait un pas en arrière. Rigardo l’arrêta : « Pauvre enfant, la douleur t’égare : reste avec nous ! »

Il la conduisit vers la table et la plaça sur le banc rustique. Puis, les deux époux assis à côté d’elle lui prodiguèrent leurs caresses et leurs soins comme à un doux oiseau blessé par la tempête.

Emineh se laissait faire ; les yeux à demi fermés, elle s’abandonnait avec délices à ce bien-être nouveau ; puis, bientôt appuyée contre l’épaule de Dobronia, elle tomba dans un profond sommeil.

Lorsque la jeune fille se réveilla le lendemain matin, un rayon de soleil dansait dans la chambre et mettait une auréole sur la tête blonde de son hôtesse qui travaillait près de la fenêtre. Elle était bien jolie, Dobronia, avec ses grands yeux bleus si clairs et si doux, et elle paraissait si bonne ! Comme ses dents blanches brillaient, lorsqu’elle souriait aux deux enfants qui jouaient autour d’elle. Les vêtements que la jeune fille portaient la veille séchaient près du feu, et avaient été remplacés par d’autres plus propres et plus chauds.

Emineh contemplait avec bonheur ce paisible tableau ; il lui semblait cependant qu’il y manquait quelque chose. Était-ce un rêve que cet homme à la figure noble et pure qui, la veille, l’avait arrachée à la mort par sa compassion et ses bonnes paroles ?

Le petit garçon remarqua le premier que l’étrangère ne dormait plus ; il courut annoncer cette nouvelle à sa mère. Dobronia s’approcha : « As-tu bien dormi, ma fille ? » Emineh était déjà debout, ramenant à grand-peine ses cheveux sous son peigne. Sans répondre, elle vint à la jeune femme et lui baisa les mains. Celle-ci lui souriait affectueusement : « Tu me parais un peu remise ; il te faut maintenant manger quelque chose, tu dois en éprouver le besoin. » Emineh n’avait pas le moindre appétit, mais comme sa bienfaitrice insistait, elle accepta uniquement pour lui faire plaisir.

Soudain, une voix joyeuse retentit derrière la porte. Un frisson de bonheur traversa l’âme de la jeune fille, elle se leva machinalement. Rigardo était là, près d’elle, et lui tendait la main : « Je venais voir comment Dobronia te soignait, mon enfant. Tu me sembles mieux, ce matin ; as-tu déjà fait connaissance avec les lutins de la maison ? » Et Rigardo étendit les bras, et enferma comme dans une prison les deux bambins qui riaient follement et faisaient de vains efforts pour se dégager. Le père contemplait avec un bonheur mêlé d’orgueil les têtes bouclées, l’une blonde comme les épis mûrs, l’autre brune avec des teintes cuivrées : « Voici le démon de la maison », dit-il au bout d’un instant en désignant la fillette : « C’est Maruccia, et celui-ci, c’est le bon génie, n’est-ce pas, Ino ? » Et il tendait son visage aux baisers des enfants qui se pendaient à son cou avec des transports de joie.

Rigardo rendit la liberté aux petits captifs, et Dobronia, comprenant que son mari désirait causer seul avec l’étrangère, les emmena dehors.

Lorsqu’ils furent loin, Rigardo amena sa protégée sous le grand jour de la fenêtre et la regarda bien en face : « Il faut me dire maintenant qui tu es, et d’où tu viens, Emineh ! » Elle ne répondit pas. « Eh ! bien... » ajouta-t-il d’un ton un peu sévère après un instant de silence. Elle s’agenouilla devant lui : « Maître, pardonne-moi ! je ne puis te le raconter, mais – je te le jure – je ne déshonore pas ton toit. Si pourtant un seul soupçon entrait dans ton cœur à mon égard, dis-le-moi : je partirai tout de suite et pour toujours. Tu m’as secourue et recueillie, tu as été bon pour moi, tu peux maintenant me mépriser et me rejeter. Je ne t’en bénirai pas moins jusqu’à ma dernière heure. »

Domirdji fut touché de cette humilité et de cette douleur ; du reste, les paroles de la pauvre enfant avaient un cachet de vérité auquel il était impossible de ne pas croire. Il releva la jeune fille prosternée à ses pieds : « J’ai confiance en toi, Emineh ! demeure auprès de nous aussi longtemps que tu voudras. » Elle joignit les mains et chancela, ce bonheur l’éblouissait. Désormais, son existence se résumerait en une seule pensée, celle de rendre un jour à cet homme quelque chose de ce qu’il lui donnait : « Qu’Allah te récompense », murmura-t-elle doucement.

Ce nom d’Allah prononcé pour la seconde fois frappa Domirdji. Il reprit : « Tu es mahométane ? » Emineh eut peur : la pensée que Rigardo la renverrait parce qu’elle n’était pas chrétienne lui traversa l’esprit, mais elle n’essaya pas de nier, elle baissa la tête et attendit. L’expression du montagnard l’eut vite rassurée, mais elle n’osait le regarder : « Tu te convertiras », dit-il. Un soupir de soulagement s’échappa du cœur de la jeune Turque, sa figure s’illumina : « Ô Maître, c’est comme tu voudras. » Que lui importait d’être chrétienne ou mahométane, pourvu qu’il lui fût permis de vivre auprès de son bienfaiteur et de lui donner un jour une preuve éclatante de son affection.

Les jours s’écoulaient. Emineh vivait heureuse et tranquille dans la maison de son sauveur ; les enfants l’adoraient et Dobronia disait en riant qu’elle n’avait plus qu’à se croiser les bras et à faire la grande dame, tant Emineh s’ingéniait à la servir et à l’aider dans tous les travaux du ménage. Quelquefois, cependant, au milieu de son activité presque fébrile, il prenait à la jeune fille des accès soudains de rêverie. Alors, elle regardait de loin et sans se mêler à eux Rigardo et sa famille qui riaient et causaient ensemble ; une douleur étrange la mordait au cœur, et elle se retirait les yeux pleins de larmes brûlantes dans l’endroit le plus sombre de la salle.

L’affection que Domirdji lui avait inspirée dès leur première rencontre continuait de grandir. Le cœur farouche et passionné de la Turque s’était laissé entièrement subjuguer par cette nature forte et franche, à la fois douce et virile. Rigardo lui apparaissait comme un être d’une essence supérieure auquel il était impossible de résister ; sur un désir de lui, elle eût tout bravé, mais il ne réclamait jamais rien d’elle, il la traitait plutôt comme un hôte aimé. Cela ne pouvait suffire à Emineh ; elle portait envie à Marangéla, la petite servante qui recevait des ordres du maître, et un jour que le valet d’écurie s’était fortement blessé à la main en défendant Maruccia contre un chat sauvage, elle pleura de n’avoir pas été à la place du jeune homme pour rendre ce service à son idole.

Elle ne pouvait se contenter d’une reconnaissance passive et eût voulu le lui prouver d’une façon extraordinaire. – Mais comment ? – L’occasion ne s’en offrait pas. Tous ces sentiments encore vagues, il est vrai, s’agitaient dans l’esprit de la jeune fille et provoquaient chez elle ces tristesses subites et inexpliquées qui la saisissaient parfois.

Rigardo cependant s’occupait beaucoup d’elle ; il apprenait lui-même à lire et à écrire à son fils, et voulut qu’Emineh partageât ces leçons. Mais là encore, il la traitait autrement qu’Ino ; si l’enfant trop étourdi ou trop paresseux ne contentait pas son maître, celui-ci s’impatientait et le grondait ; quelquefois même, il allait jusqu’à le frapper. Avec Emineh au contraire, il avait toujours une manière amicale ; s’il la reprenait, c’était le plus doucement possible. Il faut dire aussi qu’elle se donnait une peine infinie pour bien faire, et qu’à force d’apprendre et de désirer le contenter, elle s’embrouillait parfois complètement. Rigardo l’avait peut-être compris, mais il semblait à la bizarre enfant que s’il l’eût traitée autrement et même vertement grondée, cela aurait été une preuve qu’il s’intéressait davantage à elle.

Deux fois, chaque semaine, il l’envoyait chez le pope du village le plus rapproché. Emineh écoutait ses instructions avec une profonde attention ; elle avait souvent grand-peine à débrouiller dans sa tête ses enseignements si nouveaux pour elle ; mais puisque ces croyances étaient celle de Rigardo, elle voulait les partager pour faire comme lui, pour être aussi bonne que lui et pour se trouver quelque jour au ciel avec lui.

Un après-midi, Dobronia achevait quelques travaux d’intérieur, Emineh travaillait devant la maison, les enfants jouaient autour d’elle. Ino vint avec un geste caressant appuyer sa tête blonde contre la sienne : « Écoute donc ! Emineh, j’ai demandé à papa pourquoi il me grondait si fort quand je ne savais rien à nos leçons, tandis qu’il ne te disait pas un mot. »

Emineh tressaillit : « Et qu’a-t-il répondu ? »

L’enfant riait : « Il m’a répondu que Maruccia et moi étions ses bambins, ses petites choses ; qu’il pouvait faire de nous ce qu’il voulait, tandis que toi, tu étais une belle étrangère qui retrouverait probablement un jour sa famille, et qu’il fallait traiter avec plus d’égards et de respect ; puis il a encore dit que tu travaillais mieux que moi, que tu étais la meilleure élève, qu’il t’aimait beaucoup et bien d’autres choses pareilles.

– Mais pourquoi fais-tu cette figure, Emineh, qu’as-tu ? »

La jeune fille avait changé de couleur, sa tête renversée s’appuyait à la muraille ; les yeux à demi fermés, elle essayait en vain de refouler la douleur qu’elle sentait bouillonner en son âme ainsi qu’un flot de lave incandescente. Étrangère, ce mot seul l’avait frappée, elle ne gardait pas le souvenir du reste.

Maruccia l’embrassait : « Méchant Ino, tu as fait de la peine à Emineh, comme tu es mauvais ! » Ino, qui chérissait la jeune fille, se récria : « Non ! je n’ai rien dit de méchant, j’ai répété les paroles de papa, voilà tout. » Mais Maruccia insistait. Le petit garçon se fâcha, et tous deux finirent par en venir aux mains, ce qui ne s’était encore jamais vu depuis qu’ils existaient. Des pleurs bruyants éclatèrent, Emineh n’entendait rien. Dobronia parut sur le seuil de la porte et regarda une seconde la scène ; elle eut un geste de mécontentement en s’adressant à la Turque : « Emineh, comment laisses-tu des enfants se battre de la sorte ? Leur père va rentrer, il serait triste de les voir en un pareil état. » La jeune fille se leva en chancelant et sépara les combattants.

Au même moment, Rigardo apparut au haut du sentier qui menait à son habitation. Il s’informa des causes du débat, mais les explications furent si embrouillées qu’il n’y comprit rien ; il interrogea Emineh qui lui fit une réponse impossible. Il se mit à rire : « Tu es de nouveau dans tes rêves, mon enfant ! » Puis il entoura de son bras le cou de Dobronia et rentra avec elle dans la maison sans songer davantage à cet incident.

La jeune fille se retira dans le réduit qu’elle occupait à côté de la grande salle basse où la famille se tenait d’ordinaire ; elle s’assit sur le bord de sa couchette et demeura longtemps la tête dans ses mains, en proie à une souffrance aiguë. Ainsi, elle n’était qu’une étrangère chez Rigardo ; Dobronia, Ino, Maruccia lui appartenaient, ils comptaient dans sa vie, ils faisaient son bonheur. Marangéla et le valet de ferme même étaient pour lui des êtres familiers auxquels ils tenaient, et pourtant la petite servante n’avait pour lui que tout juste l’affection qu’il fallait ; elle le trouvait trop sévère et trop exact, mais on recevait chez lui une bonne nourriture, il était généreux et payait bien, cela pouvait aller ; et le maître l’appelait quelquefois « ma fille » et lui montrait un peu de l’autorité d’un père.

Ino et Maruccia l’aimaient bien, il est vrai ; mais ils lui faisaient très souvent de la peine et ne comprenaient pas un bonheur qui leur paraissait tout naturel, tandis qu’elle, Emineh, elle qui eût donné sa vie pour lui, qui – sur un signe de lui – eût entrepris les plus rudes et les plus vils travaux, qui – s’il l’eût demandé – se fût privée de boire, de dormir et de manger, elle n’était pour lui qu’une étrangère !

Depuis ce jour, la jeune fille devint plus sombre, plus renfermée. Elle s’efforçait bien comme avant d’être utile, mais elle se dérobait aux remerciements ; le soir, elle ne se mêlait plus jamais au groupe joyeux formé par Rigardo et sa famille. Tapie dans l’ombre, elle dardait sur eux son regard étincelant et doux, des larmes ardentes montaient à ses yeux : « Je ne suis rien pour lui ! disait-elle, ni son épouse ni sa fille ni sa sœur ni sa servante, rien, rien. »

Les premiers jours, Domirdji, étonné de la voir isolée en son coin, l’appelait. Alors elle oubliait pendant un instant ses tristes pensées et accourait recevoir une caresse, une bonne parole. Puis, si le lendemain le maître passait distraitement à côté d’elle, sans même s’apercevoir de sa présence, les idées noires revenaient, elle s’accusait elle-même : « C’est bien ma faute ! Pourquoi m’aimerait-il ? Je n’ai rien su faire de particulier pour lui prouver mon affection, et pourtant sur la terre est-il quelqu’un qui puisse l’aimer plus que moi ? Il est bon à mon égard, parce qu’il a l’habitude de l’être envers chacun, mais il le dit : je suis une étrangère ici – étrangère aujourd’hui, étrangère demain, étrangère toujours. »

Incapable de se contenir plus longtemps, elle se confia une fois au pope qui l’instruisait. C’était un homme déjà fort âgé qui avait toujours vécu paisiblement et sagement sans rêves inutiles ; d’un naturel fort calme et totalement dépourvu d’imagination, il ne comprit rien au désespoir d’Emineh : « Mon amie, tu es malade ! lui dit-il ; travaille beaucoup, fatigue ton corps, cela rendra la santé à ton esprit. Lorsque par ton baptême tu seras entrée dans notre sainte église, on te trouvera un bon et beau mari avec lequel tu oublieras bien vite toutes les bizarreries que je viens d’entendre. »

Emineh rentra chez Rigardo plus sombre et plus perplexe que jamais ; son cœur était près d’éclater, elle sentait qu’il lui fallait agir, faire quelque chose de décisif... mais quoi ? Elle n’en savait absolument rien, elle était seulement sûre que cette situation ne durerait pas.

En rentrant, elle trouva Dobronia sur le seuil de la porte : « Qu’y a-t-il, Emineh ? tu me sembles toute triste. » – « Rien, rien », répondit-elle précipitamment, puis sentant qu’il lui fallait absolument d’une manière ou d’une autre donner libre cours aux violentes sensations qui remplissaient son âme, elle noua ses bras au cou de Dobronia. Celle-ci riait : « Mais tu m’étouffes, petite folle ! voyons, qu’est-ce qu’il y a ? » Emineh s’était un peu calmée, elle sourit : « Je vous aime, je vous aime tant ! » dit-elle simplement. La jeune femme sépara les mains étroitement jointes d’Emineh, et posant ses lèvres sur le beau front pâle, elle murmura : « Enfant, va ! »

Rigardo rentra tard ce soir-là, des affaires diverses l’avaient retenu toute la journée hors de chez lui. Dobronia l’attendait près du foyer où deux grosses bûches flambaient avec un pétillement réjouissant ; les enfants babillaient aux pieds de leur mère.

Quand Domirdji rentra, il les embrassa tous avec tendresse, puis s’assit à côté de sa femme ; tous deux se mirent à causer des occupations de la journée.

Emineh était là dans l’ombre, et retenait son souffle : n’aurait-il pas un mot pour elle ? Mais Rigardo, accoutumé à ne pas la voir assise dans le cercle de famille et absorbé par son récit, ne songea point à la jeune fille. Dobronia riait en plongeant ses doux yeux bleus dans le regard aimant et profond de son mari.

De temps en temps, les petits se hissaient sur la pointe du pied pour dérober un baiser à leur père, le chien appuyait son long museau sur les genoux de son maître ; même les domestiques assis un peu plus loin semblaient prendre un joyeux intérêt à cette scène d’intérieur.

Emineh se retirait toujours plus dans l’obscurité, une douleur aiguë consumait tout son être. Ce n’était certes point de la jalousie, car elle aimait Dobronia et les enfants de toute l’affection que lui laissait son culte pour Rigardo, et si ces êtres chéris eussent été malheureux et en danger, elle aurait fait l’impossible pour leur rendre le bonheur ; mais bien plutôt, c’était l’exaltation d’une âme passionnée et brûlante de reconnaissance qui se sait ou se croit inutile à son bienfaiteur.

Elle prit une résolution suprême : « Je partirai ! ma présence ici est plutôt un embarras qu’un plaisir pour lui ; mieux vaut m’enfuir et le quitter. Au jour du malheur, je reviendrai, je le sauverai, et peut-être qu’alors je deviendrai quelque chose pour lui, peut-être qu’alors il tiendra à moi, ne fût-ce que de la façon dont il tient à ce chien fidèle qu’il caresse d’une main distraite. Demain soir, lorsqu’il rentrera, j’aurai abandonné son toit pour longtemps peut-être, Dieu le veuille ! car je n’y reviendrai qu’avec l’adversité. » Puis elle se mit à songer à ce qu’elle ferait loin de lui, quand elle ne verrait plus sa figure chérie, quand cette voix sonore ne prononcerait plus son nom, quand ses yeux graves et bons ne rencontreraient plus les siens et quand de longues années s’écouleraient peut-être, avant que les évènements la ramenassent auprès de lui. Alors, ce fut comme un effondrement dans son cœur ; un affreux sentiment de vide l’envahit tout entière, et incapable de retenir sa douleur plus longtemps, elle ferma les yeux et éclata en sanglots.

Rigardo et Dobronia se levèrent brusquement et coururent à la jeune fille ; elle était couchée à terre, le visage enfoncé dans ses mains et continuait de pleurer avec une violence effrayante. C’est qu’hélas ! chaque mot de consolation prononcé par cette voix adorée lui rappelait qu’elle allait partir le lendemain peut-être pour toujours, chaque caresse de son bienfaiteur pouvait être la dernière.

Rien ne put la consoler. Lassés enfin, Rigardo et Dobronia la quittèrent, espérant que la nuit la calmerait et qu’elle s’expliquerait le lendemain. Mais Emineh ne dormit pas ; lorsqu’elle n’eut plus de larmes, elle recommença à songer aux suites de son projet. L’idée de rester ne lui vint pas : « Je suis inutile ici, disait-elle, je ne reparaîtrai que lorsqu’il aura besoin de moi. »

Le lendemain matin, Rigardo appela Emineh. Elle le trouva assis près de la fenêtre, occupé à tailler un sifflet de bois, destiné sans doute à Ino. Il avait l’air plus sévère que de coutume : « Que s’était-il passé hier soir, Emineh ? Il faut tout me dire ; quelqu’un t’aurait-il chagrinée, les enfants peut-être, Marangéla, es-tu malheureuse avec nous ? » Elle l’enveloppait d’un regard brûlant : « Oh maître ! je t’avais bien averti en me recueillant : c’est la tristesse et les pleurs que tu fis entrer chez toi ; pardonne-moi ! je ne puis autrement. »

Rigardo fut effrayé du désespoir peint sur le visage de sa protégée, il lui prit les mains : « Tu me fais peur, Emineh, jure-moi que tu n’essayeras plus jamais de trouver la mort comme le soir où je t’ai recueillie ! » Elle se redressa avec un sourire étranger sur les lèvres : « Ne crains rien, maître, je ne songe plus à cela maintenant ; je veux vivre, il faut que je vive ! »

Rigardo l’examinait avec surprise, il reprit d’une voix caressante : « Ne me révéleras-tu pas ce qui t’attristait hier soir, mon enfant ? » Elle resta muette. Il s’impatienta, se leva brusquement et tendit la main pour saisir le sifflet de bois qu’il avait posé sur la table. La jeune fille chancela : « Donne-le-moi ! »

Domirdji sourit en haussant les épaules et lui tendit l’objet demandé en lui disant : « Tu es par trop enfant, Emineh ! » puis il sortit en chantonnant.

La jeune Turque resta un instant immobile en le suivant des yeux. Lorsqu’il eut disparu : « Adieu, adieu », murmura-t-elle dans un sanglot ; et elle baisait avec passion l’instrument inachevé.

Tout l’après-midi, elle aida à Dobronia. Jamais elle n’avait été si douce, si affectueuse ; Ino et Maruccia semblaient pressentir son départ, ils s’attachaient à elle et ne voulaient pas la quitter. « Tu dois être lasse, Emineh, repose-toi ! dit enfin la jeune femme ; tu as travaillé comme une esclave : c’est assez, mon enfant. » Emineh s’arrêta : « Oui vraiment, je crois que je suis fatigué ; je vais aller m’asseoir un instant. »

Sa voix était rauque et sonnait étrangement, ses yeux avaient des reflets métalliques, elle s’approcha de Dobronia et l’embrassa. Celle-ci tressaillit : « Ne me regarde pas ainsi, Emineh, tu me fais peur ! » La Turque baissa les yeux ; puis elle prit dans ses bras les têtes bouclées des petits et les serra avec force contre elle. Maruccia se mit à pleurer. Emineh se redressa : « Même mes caresses leur font mal », se disait-elle en gagnant son réduit.

La nuit était venue ; la grande cuisine se trouvait solitaire ; Dobronia et les enfants faisaient un tour à l’écurie, Marangéla donnait à manger aux bêtes. Emineh sortit de sa chambrette ; elle avait revêtu les habits qu’elle portait lors de son arrivée chez Rigardo, elle ne voulait rien garder de ce qui appartenait à son bienfaiteur ; elle franchit le seuil de la maison et se glissa dehors. Il faisait froid, elle frissonna et alla se blottir à quelque distance sous un hangar ; de là, elle pouvait encore apercevoir la demeure hospitalière qu’elle venait de quitter. Dobronia rentra et prépara le souper, sa voix douce répondait au babil des petits.

Bientôt un pas joyeux retentit ; le cœur de la pauvre enfant battait à se rompre – c’était lui ! s’apercevrait-il qu’elle était loin ? La porte s’ouvrit, se referma, puis se rouvrit soudain, et la haute silhouette de Rigardo apparut en sombre sur le fond clair de la salle : « Emineh, Emineh ! cria-t-il, où es-tu ? »

Elle fit un mouvement comme pour répondre, mais aucun son ne sortit de ses lèvres. La porte se referma, et la jeune fille, s’élançant au loin, eut bientôt disparu dans l’obscurité croissante.

 

 

 

II

 

 

Deux ans se sont passés (depuis le récit qui précède). De sombres rumeurs de guerre commençaient à s’élever ; Bosniens, Serbes, Herzégoviniens étaient prêts à secouer le joug des Turcs et à venger leur patrie et leur religion menacée.

Il se faisait tard, le temps était humide et lourd, on eût dit que le ciel portait deuil sur la terre.

Une lumière brillait encore dans la demeure de Rigardo Domirdji et semblait une étoile au milieu des ténèbres profondes.

Rigardo et Dobronia causaient près du foyer. Ino et Maruccia se tenaient à moitié endormis à leurs pieds. Marangéla avait épousé le valet de ferme ; la veille, tous deux, sous un prétexte quelconque, avaient demandé un jour de congé ; malgré l’expiration du délai accordé, ils n’étaient pas rentrés. Les époux paraissaient tristes ; le lendemain, Rigardo devait aller prendre le commandement d’une petite troupe d’Herzégoviniens résolus à libérer leur pays ou à mourir : « Qui sait ! nous ne nous reverrons peut-être pas, disait Dobronia. Mais si tu périssais victime des Turcs, je te jure d’élever notre fils de manière à ce qu’il te venge un jour. » Les yeux d’Ino brillèrent : « Ô père, si tu voulais me laisser partir avec toi, je suis fort, je pourrais bien tenir un fusil et te défendre, père, si tu voulais. » Domirdji le contemplait avec orgueil ; il sourit et se tourna vers sa femme : « Tu n’auras pas de peine à en faire un cœur vaillant, Dobronia, mais que deviendras-tu si l’ennemi enveloppait le pays ? La frontière est près d’ici. »

Une lueur d’acier glissait dans le regard bleu de la jeune femme, un sourire de défi entrouvrait ses lèvres : « Je mettrais d’abord les enfants en sûreté, puis, si le malheur me jetait entre les mains de nos oppresseurs, ne crains rien ! Rigardo, ils ne m’auraient jamais vivante. » Son mari l’enveloppait d’un regard plein d’amour, il l’attira contre lui : « Dieu sera pour nous ! Dobronia, si nous sommes destinés à ne plus nous revoir ici-bas, c’est vers lui que nous nous retrouverons un jour. »

« Maître, maître », murmura soudain une voix tremblante d’émotion. Les deux époux se retournèrent brusquement. Une jeune fille se tenait à genoux près de Rigardo ; il poussa une exclamation : « Emineh ! »

L’émotion et le bonheur suffoquaient la Turque ; Dobronia la serra dans ses bras, les enfants lui sautèrent au cou ; elle se dégagea brusquement et plongea son regard de feu dans celui de Domirdji qui l’examinait avec surprise, puis de sa voix grave : « As-tu confiance en moi, maître ? » Comme il ne répondait pas, elle continua : « Je viens pour te sauver, toi et les tiens ! as-tu confiance en moi ? »

Le montagnard stupéfait gardait toujours le silence. Peu à peu, les yeux de la jeune fille se remplirent de larmes, elle joignit les mains : « Oh ! maître, si tu refuses de te fier à moi, je serai impuissante à détourner le danger qui te menace. » Il demeurait indécis : « Parle, explique-toi, que veux-tu ? »

Son ton était froid, Emineh le sentit : « Tu ne veux pas croire en moi, reprit-elle en pesant sur chaque mot. Oh ! maître, tu es trahi ! Les Infidèles te savent à la tête de l’insurrection, ils savent que demain tu iras prendre le commandement de tes soldats ; dans deux heures, un bataillon musulman environnera ta demeure, te fera prisonnier, toi et les tiens, et alors malheur, malheur sur vous ! »

Dobronia poussa un cri de terreur : « Sauve-toi, Rigardo, sauve-toi : tu le dois à la patrie ; laisse-nous, qu’importe notre vie ! La tienne est l’âme du pays. » Domirdji réfléchissait : « Si c’était vrai..., dit-il enfin, mais qui me le prouve ? »

Emineh se redressa de toute sa hauteur. « Moi, je te le dis ! moi, je te le prouve ! moi qui ai tout bravé pour venir à ton secours. Reste ici, si tu doutes de mes paroles ; j’y demeurerai aussi et avant que l’aube blanchisse sur la montagne, le même trépas nous aura réunis dans le ciel. » Il lui tendit la main : « Pardonne-moi ! Emineh, je t’ai offensée, mais que faire ? J’irai à l’instant rejoindre les hommes qui m’attendent. »

Emineh secoua la tête : « Non, des traîtres vendus aux Turcs gardent tous les sentiers praticables ; tu as été livré par tes domestiques : Marangéla et son mari t’ont demandé hier un jour de congé, tu ne les as pas vus revenir aujourd’hui, ils sont chez les Turcs ; ton valet de ferme lui-même doit guider le bataillon ennemi jusqu’ici. Ô maître, il y a longtemps que je veille sur vous tous ! J’ai suivi ton serviteur infidèle, quand, pour quelques pièces d’argent, il a promis de te livrer au pacha musulman ; j’ai entendu leur conversation, je sais leur plan. Dès qu’il a été question de révolte, je me suis rapprochée de ta demeure, j’ai veillé à ta sûreté, et maintenant le moment est venu où je puis faire quelque chose pour toi : n’hésite pas ! »

Le montagnard était atterré. « Tu le vois, maître, il faut me suivre ! Le salut est à ce prix seul. » – « Et Dobronia, et les enfants, interrompit-il avec véhémence, crois-tu que je veuille les abandonner ? Non, non, je mourrai avec eux ou ils me suivront. »

La jeune fille sourit : « Ne crains rien, je les préserverai aussi, je te le jure ! Il faut seulement que Dobronia attelle les chevaux au grand chariot et rassemble les choses les plus précieuses que vous désirez conserver. Avant qu’elle ait fini, je serai de retour, car il nous faut partir ensemble, maître, tu dois me suivre ; hâtons-nous, le temps presse. »

Rigardo hésitait encore : n’était-ce pas une folie que de livrer sa vie, le sort des siens, celui de son pays peut-être à cette étrange créature qui, fixant sur lui sa prunelle ardente, lui répétait de sa voix douce : « Pourquoi tarder autant ? Viens avec moi ou tout est perdu. » Sa jeune femme le décida. Elle s’approcha de lui et posa un baiser passionné sur son front : « Suis-la ! dit-elle, c’est un ange que Dieu nous envoie. »

Alors Rigardo, après avoir pris congé de Dobronia et des enfants, s’élança dehors. Emineh lui fit traverser la vallée dans toute sa largeur et le conduisit au pied de la montagne vis-à-vis de la maison. Là, elle prit un sentier raide qui en peu d’instants les conduisit sur une roche escarpée que Domirdji, malgré sa connaissance du pays, avait toujours crue inaccessible. De cet endroit, on apercevait droit en face de soi la demeure de l’Herzégovinien. La porte en était ouverte, même la voix de Dobronia parvenait aux oreilles de son mari ; elle ordonnait aux enfants d’aller détacher les chevaux.

Rigardo chancela ; il saisit brusquement la main de sa conductrice et la serra à la briser : « Jure-moi que tu les sauveras, Emineh ! sans cela il vaudrait mieux pour moi que tu me précipitasses ici en bas, tu me ferais moins de mal.

– Emineh n’a jamais menti, répliqua-t-elle, la mort seule l’empêcherait de veiller à ton salut et à celui des tiens ; mais nous sommes arrivés : regarde !

Elle écarta avec peine quelques touffes de buissons épineux et de plantes grimpantes, une ouverture apparut, la jeune fille s’y glissa, suivie par le fugitif. Au bout de quelques minutes, ils se trouvèrent dans une grotte spacieuse. Les restes d’un feu mourant y jetaient encore de légères clartés. Il y régnait un silence profond, les grandes voûtes n’étaient pas accessibles aux bruits du dehors. « Te voilà en sûreté, maître, promets-moi de rester ici jusqu’à ce que je revienne te chercher. » – « Et si tu ne revenais pas ? » – « Je reviendrai dans deux jours. Tu as ici de quoi te nourrir, ici j’ai tout préparé. Où devais-tu aller retrouver les insurgés ? » Il indiqua un petit village de la plaine.

Emineh réfléchit un instant : « Avez-vous un mot de ralliement ? Il faut que je le sache. » Il le lui dit. – « Bien, maître, je vais aller trouver tes soldats, les avertir des circonstances où tu te trouves, ils accourront te délivrer. » – « Écoute ! reprit Rigardo, si après-demain soir, vers le milieu de la nuit, tu n’es pas de retour, je penserai que tu m’as trompé, et si j’ai tout perdu par ta faute, si ceux que j’aime me sont à jamais enlevés, si mes soldats croient à ma défection, alors que Dieu te pardonne, Emineh, car je ne saurais empêcher mon cœur de te maudire ! »

La jeune fille était d’une pâleur mortelle, ces paroles lui déchiraient l’âme. Oh ! comme il la connaissait peu, lui qui pouvait l’accuser de trahison ! Elle ne fit cependant aucune protestation, aucune pensée amère ne germa dans son être : « Il a le droit de tout me dire, car il m’a tout donné », pensa-t-elle simplement et elle sortit.

« Sauve-les ! » cria encore Domirdji. Elle était déjà loin et descendait la montagne ; des larmes brûlantes coulaient sur ses joues : « Il ne songe qu’à eux, je lui suis encore moins qu’auparavant ! » Puis chassant la douleur : « Qu’importe, plus je lui serai indifférente, plus je l’aimerai, et le jour où il me repoussera, j’aurai encore l’espoir de donner une fois ma vie pour la sienne. »

Pendant ce temps, Dobronia s’était hâtée d’atteler les chevaux au chariot couvert de toile, puis elle prépara tout comme la Turque le lui avait dit et attendit son retour.

Emineh ne tarda pas à paraître : « Tout va bien pour lui, Dobronia, dit-elle en réponse au regard anxieux que la jeune femme lui jeta : à ton tour maintenant ! Tout est-il prêt ? » Dobronia souleva la bâche du chariot, les petits dormaient dans les bras l’un de l’autre. Emineh se tourna vers leur mère : « Monte devant, à côté de moi. » Elle prit les rênes en mains et l’attelage partit au galop.

Tout à coup, quelques hommes à mine rébarbative sautèrent à la bride des chevaux et les forcèrent à s’arrêter. Emineh ne perdit rien de son calme : « Que voulez-vous ? » – « Le Chef, c’est sa voiture ! » – « Le Chef, il n’est pas ici, croyez-vous qu’il s’amuse à aller en voiture à ces heures ? Nous sommes attendus au village, laissez-nous passer ! »

Les hommes regardèrent sous la toile. « Tu vois bien qu’il n’y est pas, dit l’un, et je n’aime pas avoir affaire avec cette créature qui se trouve sur le siège : ce doit être un esprit malfaisant ! On dit que tout l’été elle a erré seule dans la montagne. » Dobronia avait à moitié couvert son visage de sa mante ; grâce à l’obscurité, ils ne la reconnurent même pas et laissèrent les fugitifs continuer leur route ; mais elle avait eu bien peur. Emineh la rassura de son mieux : « Nous sommes en sûreté maintenant, calme-toi, je t’en supplie ! »

Les chevaux roux dévoraient l’espace, ils eurent bientôt atteint l’extrémité de la vallée. Il n’était que temps, car au même moment une troupe d’hommes armés, aux sinistres visages, arrivaient près de la demeure de Domirdji et la cernaient en silence.

Après avoir descendu environ la moitié du chemin qui conduisait à la plaine, la jeune fille arrêta les chevaux et les attacha à un arbre. Elle fit descendre Dobronia et les enfants : « Il nous faut marcher maintenant. Je reviendrai m’occuper de l’attelage, il doit me conduire plus loin. »

Au bout d’une heure de chemin au milieu d’un dédale de ronces et d’épines, ils se trouvèrent en face d’une cabane construite en troncs d’arbre ; tous les interstices étaient soigneusement bouchés avec de la mousse. Emineh frappa à la porte, un vieillard vint ouvrir et regarda d’un air soupçonneux les visiteurs qui lui arrivaient à cette heure matinale. En reconnaissant Emineh, il s’inclina. Celle-ci lui tendit la main : « Je viens mettre un trésor sous ta garde, Yanik, jure-moi de veiller sur lui jusqu’à la mort. » – « Quoi que tu me demandes, je le ferai, ne le sais-tu pas ? » répliqua-t-il, depuis le jour où tu m’as sauvé de la colère du pacha turc... »

Du geste, elle le fit taire : « Ne me rappelle pas le passé, il est mort pour moi ! Puis, prenant la main de Dobronia : « Voici l’épouse de Rigardo Domirdji. » – « L’épouse du Chef ! » Et le montagnard se recula avec respect. Emineh reprit : « Oui, c’est elle, je te la confie avec ses deux enfants jusqu’au jour où tu pourras les remettre sans danger entre les mains de son mari. » Dobronia l’interrompit : « Mais tu ne vas pas nous quitter, mon enfant ? » – « Si, il le faut ! C’est pour sauver le maître. J’ai encore une grande course à faire aujourd’hui. » Puis, sans laisser à la jeune femme le temps de se récrier, elle l’embrassa avec passion, serra les deux enfants contre elle et sortit rapidement.

Yanik la suivit ; il fut en peu de mots mis au courant de la situation, puis Emineh s’arrêta : « Il faut maintenant nous quitter, mon ami, nous ne nous reverrons peut-être jamais. » Le vieillard la regardait avec tristesse : « Tu vas à ta perte... » Elle reprit : « Que t’importe ! Je ne puis autrement, il faut que ma destinée s’accomplisse. Tu as été bon pour moi, tu m’as offert un asile pendant ces deux ans que j’ai passés loin du Chef. Merci, Yanik, Dieu te le rende, souviens-toi de ceux que j’ai remis à ta garde, sauve-les ! »

Elle s’éloigna et s’en fut retrouver son attelage qui l’attendait au bord de la route, puis reprenant sa place sur le siège, elle partit au grand galop.

Il faisait nuit. Dans la plus vaste grange d’un hameau de la plaine, trois ou quatre cents hommes discutaient avec emportement : « Je dis qu’il nous a trahis ! criait l’un, fier et beau jeune homme à la haute stature. Laisserons-nous ces chiens d’infidèles envahir l’Herzégovine, insulter à notre patrie et à notre religion ? – Ha ! puisque notre Chef, puisque Rigardo Domirdji nous abandonne au moment de la lutte, vainquons ou mourons sans lui. » – « Rigardo Domirdji n’est pas un traître, dit soudain une voix douce et sonore : la nuit dernière, comme il se préparait à vous rejoindre, les Turcs avertis et conduits par un homme infâme ont cerné sa demeure. »

Tous s’étaient retournés. Ils virent, debout sur le seuil de la porte, une jeune fille étrangement belle sous ses vêtements couverts de poussière, et malgré la fatigue qui se lisait sur son visage. Un cri de rage et de douleur s’éleva : « Mort, il est mort ! »

Emineh fit un pas en avant, ses traits s’illuminèrent : « Non, je l’ai sauvé ! Il est en sûreté, mais c’est à vous d’achever son salut. » Les révoltés entouraient la jeune fille : « Où est-il, où est-il ? » Elle les calma d’un geste et leur raconta ce que faisait Domirdji : « Nous n’avons pas de temps à perdre, dit-elle en terminant, mettez-vous en marche aussitôt que possible, la distance est grande d’ici à sa retraite ; quand pourrez-vous partir ? »

Ils se concertèrent : « Dans la matinée, nous serons prêts. » Elle resta un instant pensive : « C’est bien, cela pourra s’arranger, mais il faut que j’aille avertir le Chef avant ce moment-là. Je lui ai promis d’être de retour demain soir ; si je ne me trouvais pas alors auprès de lui, il sortirait de sa cachette et se découvrirait aux Turcs. Quelqu’un parmi vous possède-t-il un cheval ? » – « Moi, dit celui qui avait désigné Rigardo comme un traître, je suis le seul qui en possède un. »

– « Donne-le-moi, il le faut pour sauver le Chef. »

Le jeune homme hésita une seconde, Emineh le regardait bien en face ; il se décida : « Je te donne ce que j’aime le mieux au monde en te donnant mon cheval ; mais pour Domirdji, je puis le sacrifier, ne fût-ce que pour me punir d’avoir mal parlé de lui tout à l’heure. »

L’Herzégovinien amena une superbe bête toute frémissante d’impatience, puis il regarda la Turque avec inquiétude : « Tu seras renversée. » Elle sourit, s’aida d’une grosse pierre et s’élança sur l’animal : « Vous serez là comme j’ai dit, cria-t-elle encore, et lorsque demain vous aurez chassé les Turcs qui infestent la vallée où la maison de Domirdji est située, vous attendrez celui-ci jusqu’au soir ; pour sa sûreté, il ne faut pas qu’il vous rejoigne avant. » Puis, d’une main elle saisit la bride, de l’autre elle se cramponna à la crinière du cheval et partit au galop dans les ténèbres.

Toute la nuit durant, elle avança sans relâche ; sa monture semblait comprendre l’importance de cette course rapide. Ravines, fossés, la noble bête franchissait tout d’un pied sûr.

Le lendemain, vers le milieu du jour, Emineh arriva dans la vallée où s’élevait la ferme de Rigardo. Pour arriver à la retraite de celui-ci, la jeune Turque se trouvait forcée de traverser l’étroit plateau dans toute sa longueur ; le petit sentier situé vis-à-vis de l’habitation de l’Herzégovinien était le seul passage qui permît d’atteindre la grotte. Emineh sauta à terre et réfléchit un instant. Sans doute, les Turcs occupaient encore la vallée, comment faire pour leur échapper ?

Elle laissa le cheval aller à l’aventure et se mit à ramper le long des broussailles qui couvraient le bas de la montagne. Soudain une clameur farouche s’éleva ; trois hommes entouraient la jeune fille. Elle se releva d’un bond et regarda autour d’elle : toute fuite était impossible. Elle essaya cependant de s’élancer plus loin. Ils la retinrent en se pâmant de rire : « Viens, viens devant le chef, tu t’expliqueras avec lui. » Et ils l’entraînèrent jusque dans la maison de Domirdji.

Combien tout y était changé ! À cette même place où la veille Rigardo et Dobronia causaient appuyés l’un sur l’autre, un pacha turc et plusieurs officiers fumaient et plaisantaient.

Quand les trois hommes entrèrent avec la captive, le premier se retourna : « Par Mahomet, voilà une belle prise... » Il s’arrêta soudain, un éclair mêlé de joie et de fureur passa dans son regard : « Emineh, je te retrouve enfin ! »

La prisonnière avait pâli, son visage avait revêtu une expression de haine et de mépris impossible à décrire.

Le musulman voulut s’approcher d’elle et lui saisir les mains ; elle fit rapidement un pas en arrière et tira un petit poignard de sa ceinture : « Lâche ! s’écria-t-elle, crois-tu que j’aie oublié le passé ? Crois-tu que le temps ait affaibli l’horreur que je ressens pour toi ? Non, non, détrompe-toi ! Les obstacles qui s’élevaient entre nous n’ont fait que grandir depuis ces jours-là. Alors j’étais musulmane, je suis une chrétienne aujourd’hui. »

Elle s’était redressée, palpitante, indignée, les narines frémissantes, les yeux pleins d’un feu sauvage, une légère rougeur avait envahi ses joues.

L’officier s’approcha encore : « Dieu, que tu es belle ainsi, Emineh ! pourquoi ton cœur est-il si froid ? Allons, un bon mouvement, embrasse-moi ! » Il s’inclinait déjà vers elle. D’un bond, elle recula jusqu’au mur, et levant le bras dans un mouvement superbe : « Tu l’as voulu », dit-elle.

Le Turc s’était instinctivement jeté de côté ; un éclair passa devant ses yeux, et le poignard lancé par la main ferme de la jeune fille alla s’enfoncer profondément dans la table.

Un cri de fureur s’éleva dans la salle. L’officier, blême de rage, voulut s’élancer sur elle, mais Emineh dardait sur lui un regard étrange, profond, plein de lueurs fauves. Il s’arrêta comme un tigre dompté. Elle se mit à rire d’un rire méprisant : « Eh bien, frappe-moi, tue-moi ! ce sera la meilleure action de ta vie. »

Le Turc semblait s’être calmé, mais quelque chose de sinistre luisait dans ses yeux bruns : « Sais-tu, demanda-t-il encore, où se cache le propriétaire de cette maison ? » Emineh tressaillit ; sa haine pour le musulman avait un instant dominé sa reconnaissance pour Rigardo. Que serait devenu ce dernier si l’infidèle, emporté par la colère, l’eût mortellement frappée ?

Elle reprit la parole : « Oui, je sais où se trouve Rigardo Domirdji : c’est moi qui l’ai sauvé. » – « Où donc est-il ? Parle, si tu tiens à la vie. » Elle eut un geste de dédain : « Je tiens à la sienne. » Un méchant rire passa sur les lèvres de l’officier : « Nous saurons bien te faire parler », et se tournant vers un de ses hommes, il ajouta : « Qu’on la garrotte. »

Les pieds et les mains liés de cordes qui déchiraient sa peau délicate, Emineh fut jetée en un coin de la salle ; mais elle ne sentait pas la douleur ; une seule pensée la dominait et l’affolait : Rigardo, Rigardo, qui dans cet instant attendait son retour, qui – voyant qu’elle ne revenait pas – allait quitter son asile et tomber entre les mains de ses ennemis. Non, jamais ! elle trouverait un moyen, elle irait, la mort même ne l’en empêcherait pas.

Le pacha turc causait avec un de ses lieutenants : « Vous connaissez donc l’histoire de cette étrange créature », dit ce dernier. – « Certainement, je la connais depuis bien longtemps. » – « Alors, racontez-la-moi pour tuer les heures ; le temps se fait long à surveiller ce plateau désert. »

Son interlocuteur alluma un nouveau cigare : « Je veux bien, autant parler de cela que d’autre chose. Il y a un peu plus de deux ans, je battais la frontière monténégrine – ces diables de gaillards sont toujours plus ou moins en ébullition. Un de mes soldats m’amène un vieux paysan qui criait comme un aigle, parce que nos chevaux fourrageaient dans ses champs. J’ordonne de le faire taire au moyen de cinquante coups de plat de sabre, il n’en fait que plus de train.

« Nous campions près d’un hameau abandonné. Les habitants avaient fui à notre approche. Tout à coup, une jeune fille sort vivement d’une de ses masures et vient se jeter à mes pieds ; le bas de sa figure est voilé, mais j’aperçois des yeux magnifiques ; elle me supplie en pleurant d’accorder sa grâce au malheureux. Il me vient une idée : « J’y consens, ma belle, mais à une condition, tu vas ôter ton voile et nous montrer ta figure. »

« Elle reste un moment indécise, puis répond de sa voix harmonieuse : « Je le veux bien, mais laisse d’abord aller cet homme. » Je fais un signe à mes soldats, ils lâchent le prisonnier : « Qu’on ne te revoie jamais par ici, ou tu seras tué comme un chien », lui dis-je encore ; il s’échappe tout peureux. La jeune fille le regarde, lui crie quelque chose que je ne comprends pas, puis arrache son haïk.

« Je demeure ébloui ; elle se sauve en courant et rentre dans la maison d’où elle était sortie. Je l’y cherchai : je me trouvai vis-à-vis d’un vieux Monténégrin et de sa femme malade ; ils étaient chrétiens, la jeune fille était leur nièce. Sa mère avait épousé un musulman ; tous deux étaient morts ; depuis quinze jours, Emineh vivait sous leur toit. J’offris d’acheter la belle enfant ; ils me la refusèrent avec indignation et dirent qu’ils aimeraient mieux mourir que de consentir à ce trafic. Ils faisaient bien les dégoûtés pour des chiens qu’ils étaient. J’ordonnai de mettre le feu à la masure et enlevai la jeune fille ; les deux vieux flambèrent avec le reste.

La Turque, une fois ma prisonnière, j’essayai de conquérir ses bonnes grâces, mais elle me témoignait une aversion inébranlable. J’employai tous les moyens ; cadeaux, menaces, rien n’y fit. Comme elle était encore fort jeune, je pris patience et me préparais à l’envoyer sans escorte chez moi, dans mon harem, lorsqu’un jour elle disparut subitement, sans que jamais personne ait pu me donner de ses nouvelles. Tu comprends ma satisfaction en la retrouvant si inopinément ; j’ai pourvu à ce qu’elle ne me glisse pas de nouveau entre les doigts. Je la ferai bien céder, dussé-je la laisser mourir de faim et de soif sous mes yeux ; elle me payera tous les ennuis qu’elle m’a causés. D’abord, il faut que je sache de sa bouche où se cache Domirdji ; il ne peut être bien loin, tous les passages accessibles de la montagne sont gardés. Il faut que nous le prenions mort ou vif : sa tête nous vaudrait une belle récompense ! »

L’après-midi s’écoula lentement, la nuit vint ; Emineh, toujours impuissante et étroitement surveillée, sentait sa raison s’égarer.

À force de fumer et de boire, les Turcs finirent par s’endormir. Ils ne prévoyaient aucune attaque et n’avaient même pas posté de sentinelles ; personne même ne resta éveillé pour garder la captive : comment aurait-elle pu échapper à ses entraves ?

Quand elle les vit tous dormir, Emineh commença à ronger les cordes qui retenaient ses mains. À force d’énergie et de patience, elle parvint à les dégager ; restaient les pieds si étroitement serrés par les liens que chaque mouvement lui causait une douleur violente, mais que lui importait ? Rigardo souffrait aussi là-haut, et devant cette pensée, Emineh ne sentait rien, ne voyait pas les gouttes de sang qui s’échappaient de ses doigts meurtris. Enfin la corde céda ; rien ne remuait plus dans la salle. Le pacha turc dormait profondément, la tête un peu renversée en arrière, l’uniforme ouvert sur la poitrine.

Emineh le regardait, un sourire étrange se dessinait sur ses lèvres ; le feu de la vengeance étincelait au fond de ses yeux. Des armes étaient là tout près, elle n’avait qu’à les saisir ; les lueurs mourantes du foyer lui montraient la poitrine nue de cet homme abhorré. Un coup de poignard dans ce cœur vil et lâche et tout serait fini. Mais à l’instant où, levant le bras pour frapper, elle allait céder à sa haine, un sentiment bizarre la retint : « Rigardo ne ferait pas cela ; il ne frapperait pas un homme pendant son sommeil. C’est lui qui te sauve », murmura-t-elle, et elle se glissa silencieusement dehors par la porte laissée entrouverte à cause de la chaleur.

En peu d’instants, elle fut au pied de la forêt ; un magnifique clair de lune répandait des lueurs d’argent sur la vallée. Emineh commença à gravir le pénible chemin. Soudain des clameurs furieuses s’élevèrent au-dessous d’elle, sa fuite était découverte.

La pauvre enfant se hâta ; le but était proche, elle voulait l’atteindre. Un coup de feu retentit ; elle chancela ; le clair de lune l’avait trahie. Elle se sentit mortellement atteinte, mais par un miracle d’énergie et d’exaltation, elle rassembla ses forces défaillantes et continua sa route. Les mains affaiblies s’accrochaient aux herbes, aux plantes, à tout ce qui s’offrait.

Enfin, elle arriva en haut. Les Turcs fouillaient le pied de la forêt sans parvenir à trouver l’entrée du sentier qui pouvait seul les mener sur les traces de la fugitive.

Elle se glissa dans la caverne. Rigardo rêvait, sombre et morne ; déjà plus d’une fois, il avait été sur le point de s’élancer dehors ; il ne pouvait supporter cette inactivité, l’inquiétude le dévorait. Il ne vit pas la jeune fille entrer, elle se traîna jusqu’à lui : « Maître, murmura-t-elle, si tu avais eu un chien fidèle, mort en te défendant, penserais-tu à lui avec affection ? »

Il la regarda et poussa un cri de joie : « Te voilà ! les miens sont-ils sauvés ? » – « Oui, répondit-elle les yeux rayonnants de bonheur. Ils sont en sûreté et tes soldats avertis par moi seront ici dans quelques heures et chasseront les Turcs. Ce soir, ils t’attendront dans ta demeure et tu pourras les rejoindre sans danger ; mais jure-moi de ne pas sortir d’ici avant ce moment quoi qu’il puisse arriver, quoi que tu puisses entendre ; il y va de ton salut. »

Elle s’arrêta un instant. C’était la dernière fois qu’elle le voyait sur la terre, la dernière fois qu’elle lui parlait, et elle avait peine à vaincre son émotion ; puis elle reprit : « Maître, es-tu content ? le désir de ma vie était de t’être utile. Dieu soit béni ! j’ai pu réaliser mon but, j’ai pu veiller sur toi, j’ai pu détourner le malheur qui te menaçait. »

Rigardo comprit tout à coup. L’étrange conduite de sa protégée, la vie qu’elle avait menée depuis deux ans, sa subite réapparition, tout cela s’expliqua clairement et nettement à ses yeux. Une émotion profonde le saisit ; il se pencha vers elle et l’embrassa sur le front : « Mon Emineh, ma fille bien-aimée, pardonne-moi ! Tu ne me quitteras plus désormais, car tu m’es devenue aussi chère que les bien-aimés que tu m’as conservés. »

Emineh, en proie à une sorte d’extase, fermait les yeux ; elle oubliait tout, les Turcs, la blessure, la mort qui s’approchait. Elle ne voyait que Rigardo, n’entendait que lui : « Mon père ! » murmura-t-elle, puis le sentiment des choses extérieures lui revint. Le moment d’inexprimable bonheur arrivait trop tard, il lui fallait maintenant quitter pour toujours celui qu’elle avait sauvé.

Elle ne voulut pas lui dire de quel prix elle payait ce salut ; Rigardo avait besoin de toute sa force et de toute son énergie ; cette révélation l’eût troublé, l’eût empêché d’agir ; et Emineh repoussa cette coupe de bonheur qui s’approchait trop tard de ses lèvres. Elle fit un pas en arrière : « Je dois partir ! » Il s’y opposa : « Non, non ! je ne le veux pas. Reste avec moi ! nous irons ensemble retrouver nos amis. »

Elle l’enveloppait d’un regard triste et chatoyant : « Tu as promis de te fier à moi ; laisse-moi donc aller, il le faut pour ta sûreté. » Puis s’affaissant tout à coup aux pieds de Domirdji : « Mais avant de nous séparer, bénis-moi ! ô mon père bien-aimé ; fais descendre sur ma tête la protection de ton Dieu. »

Rigardo tressaillit : « Emineh, que vas-tu faire ? Tu m’effrayes, mon enfant : c’est comme si tu allais me quitter pour toujours. » – « Ne crains rien, murmura-t-elle avec douceur, du lieu où je m’en vais, je ne cesserai de veiller sur toi. » Elle se tenait à genoux devant lui, pâle comme la neige, ses yeux rayonnant d’une flamme céleste tournés en haut. Il étendit ses mains au-dessus d’elle : « L’Éternel te bénisse et te garde », dit-il de sa voix grave qui résonnait sous la voûte.

Emineh se releva ; il y eut un instant de silence, puis de sa voix qui vibrait d’une façon indéfinissable : « Père, adieu ! » et plus bas elle ajouta : « Au revoir ! » en désignant le ciel.

Domirdji ne vit pas ce geste, mais une émotion profonde lui serrait le cœur ; les yeux du fort montagnard étaient mouillés de larmes : « Adieu, mon enfant chérie, je te laisse aller, puisque tu y tiens absolument. Tu sais mieux que moi ce qu’il faut faire, mais prends bien garde ! conserve-toi pour nous ; nous nous retrouverons bientôt pour ne plus nous quitter jamais : tu as été notre bon ange, Emineh. »

Un divin sourire illuminait la douce figure de la jeune fille ; elle ne répondit que par un regard et se glissa dehors.

Les Turcs n’étaient pas éloignés ; ils l’aperçurent haletante, à bout de forces, assise sur la plate-forme de rochers, et poussèrent de joyeuses exclamations. Le jour commençait à poindre, de vagues rayons roses se mêlaient au gris du crépuscule. La jeune fille se redressa : « Non, pas vivante, ils ne m’auront pas vivante ! » et elle essaya de se traîner plus loin ; mais, suivie de près, l’héroïque créature eut un instant de désespoir.

L’ennemi approchait ; il l’insultait déjà et ses invectives grossières parvenaient à son oreille. Elle releva la tête et dans une suprême prière : « Ô Dieu, murmura-t-elle, encore un peu de forces, le temps d’atteindre un refuge, quel qu’il soit. » Elle reprit sa marche soutenue par une force invisible.

Elle arriva enfin au bord d’une pente de gazon extrêmement rapide ; au bas une rivière tranquille et sombre baignait de ses eaux vertes les rochers à pic qui s’élevaient sur sa rive opposée.

Les Turcs apparaissaient déjà droit derrière la fugitive, le pacha en tête ; il la vit s’affaisser et s’élança vers elle avec un cri de joie. Mais Emineh s’était laissée glisser sur la pente fleurie : « Je suis heureuse, il est sauvé, Dieu est bon », avait-elle encore murmuré, et maintenant elle reposait endormie pour toujours dans les flots d’émeraude, ses cheveux détachés par sa chute l’enveloppaient d’un manteau sombre ; ses beaux yeux étaient fermés, un vague sourire errait encore sur sa figure sereine.

... « Adieu ! Emineh, repose en paix dans ta tombe mouvante. Nul être humain ne la troublera jamais : Dieu seul la connaît. »

L’officier turc avait poussé un cri de rage en voyant sa proie lui échapper. Il tenta de descendre jusqu’à la rivière, ses hommes l’en empêchèrent. Au même moment, une violente décharge d’armes à feu retentit. Le pacha frappa du pied : « Nous sommes trahis ; c’est l’œuvre de cette créature, il nous faut redescendre. » Tous rebroussèrent chemin à la hâte et retournèrent dans la vallée où les Herzégoviniens cernaient les Turcs demeurés de garde.

Quand vint le soir, les musulmans avaient fui, et le tranquille plateau présentait presque son aspect accoutumé.

Sous les derniers rayons du soleil, Rigardo, fidèle à la promesse qu’il avait faite à Emineh, sortit de sa retraite. Il prit d’un pas joyeux le chemin de sa demeure où ses soldats le reçurent avec enthousiasme.

Il ne se doutait point qu’il ne reverrait jamais celle qui avait tout sacrifié pour lui, et qui dans cette heure même reposait comme en un cercueil d’émeraude sous les flots de la rivière profonde.

 

Bevaix, 29 septembre 1882.

 

 

Alice de CHAMBRIER,

Belladonna et autres contes, 1882.

 

 

 

 

 

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