La tentation. – La chute.

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Claude-Charles CHARAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

« Rome a parlé, nous devons nous soumettre. » Voilà ce que répètent, avec une monotonie qui me lasse, leurs lettres et leurs discours. Voilà ce que bégayait ce soir encore à mes oreilles cette frêle créature, ce Maurice de Guérin qui m’avait habitué de sa part à une soumission sans réserve. Les forts parlent comme les faibles, les ardents comme les timides, Lacordaire et Montalembert comme de Coux et Gerbet. J’allais oublier le futur historien de l’Église, et son langage âpre comme son nom 1. Eh quoi ! à cette lettre venue de Rome, à ce seul mot prononcé par un vieillard, ces intelligences pleines des grandes idées que j’y avais semées s’empresseraient de les arracher, ces jeunes disciples, l’honneur et l’élite de la France catholique, abandonneraient leur maître, s’il n’abandonne sur le champ, sans hésitation, sans restriction, ce qu’ils nomment déjà mon erreur. Aujourd’hui encore, chef d’une glorieuse École, presque un Père de l’Église (c’est le titre que plusieurs me donnaient), je ne serais plus demain, si je refuse de souscrire à ma honte, je ne serais plus qu’un hérétique et un apostat !

Un apostat ! non, jamais. Quelle tache à mon nom ! Quelle douleur à mon frère ! Il me faudrait rompre avec tous les miens, vivre désormais seul, loin de ceux qui m’aimaient, dans la solitude où s’aigrirait mon âme, où mon imagination deviendrait bientôt plus maîtresse de moi que moi-même, où, d’excès en excès, de chute en chute... je frémis rien qu’à y songer.

Non, – apostat, – je ne le serai point ; je n’irai point grossir les rangs de ces traîtres vulgaires, esclaves de leurs sens et de leurs grossières passions, de ces Judas que l’Église rejette comme l’écume qui trouble la pureté de ses eaux. Loin de moi cette lèpre dont la seule idée souille mon âme ; loin de moi la contagion des corrompus et des corrupteurs, de ceux qui ont violé leurs serments, vendu leur maître, profané les plus saints mystères ! Horreur ! si mon nom devait jamais être associé à leur nom, si l’on pouvait comparer à ces cœurs souillés, à ces intelligences plongées dans la nuit, mon cœur plein d’amour pour la vérité, mon intelligence qui de ses vives clartés illuminait les plus difficiles questions, sondait, pénétrait........

S’ils savaient, s’ils soupçonnaient seulement à quel point j’aimais l’Église, de quel cœur je me dévouais à la défendre, quels sacrifices j’aurais embrassés pour elle, ils auraient plus longtemps suspendu leurs anathèmes. Mais je veux l’aimer, l’aimer toujours, l’aimer, s’il le faut, malgré elle. Suis-je donc le premier qui l’aimerait de cette sorte, qui s’obstinerait à lui rendre des services qu’elle repousse. N’est-ce pas dans tous les temps qu’elle a trouvé des amis sincères, plus dévoués à ses intérêts que tant d’âmes timides qui n’ont pas su lui dire la vérité ? N’est-ce pas le privilège de l’intelligence et son droit qu’elle maintienne contre tous la vérité qu’elle possède ?

Mais ma vérité est-elle, après tout, plus certaine que la sienne ? Est-ce à nous de lui dicter nos opinions, ou bien à elle de nous imposer sa foi ? N’ai-je pas changé déjà, varié dans mes jugements ? N’aurais-je pas changé davantage si sa règle et son Credo n’avaient plus d’une fois, puissances toujours présentes, contenu mon imagination, soutenu ma pensée ? Qui fait fausse route d’elle ou de moi ? – Mais la route, ils l’ignorent ! Ces vieillards attardés dans le passé ne savent rien de leur temps, de la disposition des esprits, des besoins des âmes, des maladies qui les travaillent, des remèdes qu’elles réclament. Je voulais que l’Église devînt, pour les générations qui s’égarent de plus en plus, source unique de lumière, que d’elle procédât tout enseignement, et l’Église rejette mes dons ! Elle prétend que j’amoindris la raison de l’homme, que j’enlève à la foi son fondement nécessaire, que je confonds l’ordre de la nature et celui de la grâce. Elle ne veut point, dit-elle, d’une puissance qui ne lui a pas été donnée, d’une domination qui compromettrait ses droits légitimes, elle ne veut pas sauver le monde du scepticisme et de l’anarchie ! D’où lui viennent à la fois cette confiance dans la raison de l’homme et cette défiance des hommes supérieurs ?

Mais sait-elle seulement s’il en existe ? Qu’on m’en cite un seul qui lui ait imposé sa pensée, avec lequel elle ait compté ! Elle ne compte qu’avec elle-même : elle veut bien des défenseurs, des apologistes et, dans les seules questions de discipline, de prudents conseillers. Mais quand il s’agit de sa doctrine, il n’est pas de voix humaine capable de la faire fléchir. Le plus puissant génie est devant elle comme s’il n’était pas. N’a-t-elle pas égalé l’humilité à la science ? N’a-t-elle pas mis la sainteté au-dessus du génie ? Qu’espérer d’elle et d’une société religieuse qui se gouverne par de tels principes !

Insensé qui voulais réconcilier l’Église avec son temps, l’Église vieille de dix-huit siècles, tu oubliais qu’à peine au berceau, dans la faiblesse de sa première enfance, quand elle n’avait encore pour elle ni les peuples, ni les rois, mais seulement les pauvres et les esclaves, elle se croyait déjà plus savante qu’Origène, plus éloquente que Tertullien, qu’elle ne ménageait pas plus les puissances de l’esprit que celles de l’Empire !

Et pourtant elle n’a pas condamné Origène et Tertullien comme elle me condamne !..... Sans doute ils étaient moins coupables que moi et moins audacieux...... ils n’erraient que sur des points secondaires....... ils n’avaient pas pour s’éclairer, les lumières de tant siècles ; tant de dogmes n’étaient pas définis. Le crime de la contredire grandirait donc avec les années, et les derniers venus, instruits partant d’exemples, formés par tant de leçons, seraient toujours les plus coupables ! Alors je comprends......

Mais à ce compte aussi je pourrais être plus grand que Luther, plus grand que Calvin ; et s’il faut plus de génie pour se dresser contre l’Église à mesure qu’elle prend plus d’âge et de force, quel génie surpasserait le mien, et quel déchirement des âmes pourrait se comparer, dans le passé, à celui que provoquerait ma défection ! Quelle gloire pour mon nom, pour mes livres !

Mes livres...... il vaudrait mieux ne les avoir jamais écrits. Qui voudra suivre celui qui trahit sa propre pensée, qui déserte sa voie, qui se ment à lui-même ? Comment croire au réformateur qui a tonné contre les réformateurs du seizième siècle, qui leur a reproché comme un crime sans remède et sans pardon l’indifférence religieuse dont ils ont, à profusion, semé les germes dans les âmes, l’indifférence qui tarit en elles les sources de la vie, qui nous abaisse au-dessous des peuples païens dont nos infamies rappellent déjà les turpitudes, dont notre ruine vengera bientôt la mort. La dernière Réforme a tué toutes celles de l’avenir, elle a divisé l’Église, isolé les âmes ; avec l’autorité elle a détruit la foi, il n’y a plus de place pour un Luther, un Calvin, il n’y en a plus que pour l’indifférence, l’indifférence en attendant la mort, puisque l’Église ne veut pas qu’on la sauve, puisqu’elle repousse celui qui pouvait l’éclairer et qui l’aimait plus que lui-même.

Plus que moi-même..... est-ce bien la vérité, et n’est-ce pas moi que j’aimais par-dessus tout d’un amour égoïste ; n’est-ce pas ma gloire que je cherchais dans mes travaux et dans mes livres ! Ah ! peut-être il en est temps encore : oui, je veux désormais aimer d’un amour pur, désintéressé, sincère..... Quoi ?... L’Église ? – Elle a dédaigné ma pensée, rejeté mes conseils, méconnu mon dévouement......

– Non, mais le peuple, c’est le roi de l’avenir.

– C’est l’enfant de l’Église.

– Il a bien oublié sa mère.

– C’est elle qui l’a fait ce qu’il est.

– Il ne s’en souvient plus ; je placerai dans ses mains le flambeau dont l’Église ne veut pas.

– La lumière vient d’en haut.

– N’étais-je pas, moi, un fils de ce peuple ? Ma mère m’a repoussé. Pour le peuple et pour moi ce n’est plus qu’une marâtre : je le dirai à l’univers.

– Jamais ce blasphème ne sortira de ta bouche.

– Que faire donc ?

– T’humilier comme les saints.

– J’entends....... déchirer mon livre comme Fénelon.

– Sa gloire en est-elle moins pure ?

– Qui sauvera la mienne ? N’est-elle pas tout entière dans mon école et dans ma pensée ? Mes disciples dispersés, mes livres condamnés, ma parole étouffée, que reste-t-il de moi ?

– Ta vertu.

– Pour m’en envelopper comme d’un manteau, tandis que, dans la pourpre romaine, ceux qui m’ont condamné et ne me valaient point, ceux qui perdent l’Église dont ils usurpent les honneurs......

Le dialogue intérieur parut s’arrêter, ou peut-être il devint trop vif, trop précipité, pour que la parole humaine puisse le traduire.

Les yeux de Lamennais se fermèrent à demi, un sourire étrange erra sur ses lèvres, un tremblement de courte durée parut agiter tous ses membres. – Dans le ciel la couronne d’un docteur tomba des mains d’un ange, et son trône se brisa.

 

 

Claude-Charles CHARAUX,

Philosophie religieuse,

dialogues et récits, 1884.

 

 

 

 

 



1 L’abbé Rohrbacher réunissait, à cette époque, les matériaux de sa grande Histoire de l’Église catholique.

 

 

 

 

 

 

 

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