Les trois visions de saint Bruno

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Claude-Charles CHARAUX

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Sur le point de quitter la solitude où il avait établi ses frères, pour obéir aux ordres du pape et se rendre en Italie, saint Bruno n’était pas sans inquiétudes. Les plus belles âmes et les plus saintes n’en sont jamais ici-bas entièrement délivrées, c’est une partie de leur épreuve. Les Chartreux pourraient-ils, dans leurs pauvres cabanes, résister longtemps aux rigueurs d’un âpre climat ? Épuisés par le froid, les privations, ne seraient-ils pas ensevelis quelque jour sous une avalanche plus rapide et plus terrible ? C’est un danger qu’on avait couru plus d’une fois déjà, contre lequel des murs de pierre pourraient quelque chose, que de simples huttes étaient impuissantes à conjurer. D’où viendraient d’ailleurs aux premiers colons du désert des compagnons et des successeurs ? Qui se hasarderait à travers ces rochers à pic et ces forêts impénétrables pour venir, à leur suite, embrasser une vie de pénitence ? Saurait-on seulement dans quelques années s’ils existent encore, et leur mémoire n’allait-elle point périr avec le fruit de leurs travaux ?

Mais, si sauvage qu’il fût, ce désert leur avait été donné par les évêques de Grenoble, ses légitimes possesseurs. Quelle reconnaissance leur en avaient-ils témoignée ? Qu’avaient-ils fait pour eux en échange d’un tel service ? Ce n’était point pour l’âme aimante de Bruno la moindre peine et la moins amère que cette ingratitude apparente. Aux ferventes prières qu’il adressait chaque jour au ciel pour son bienfaiteur, il aurait voulu joindre quelque preuve sensible de sa profonde reconnaissance, quelque souvenir de son passage dont il pût orner, par exemple, la cathédrale de Grenoble.

Un jour que, plongé dans ses pénibles réflexions, saint Bruno y avait mis fin par un acte parfait d’abandon à la volonté divine, il lui sembla que des bruits étranges sortaient du fond d’un énorme rocher en face duquel il était assis.

On eût dit que des milliers d’ouvriers invisibles taillaient, ciselaient, polissaient à la fois la pierre dans les entrailles du sol. Le rocher lui-même semblait, sous l’effort de ce travail intérieur, aplanir ses crêtes aiguës et s’amoindrir à vue d’œil. Bruno le regardait s’éloigner peu à peu avec un étonnement qui ne lui laissait plus ni pensée, ni parole, quand les mêmes bruits qui venaient de s’interrompre un instant recommencèrent avec une nouvelle force. Cette fois c’était derrière lui qu’ils se faisaient entendre ; on eût dit d’une armée de maçons, de sculpteurs et de couvreurs empressés à leur travail. Le saint se retourna, et à la place qu’il avait vue tout à l’heure couverte d’une sombre forêt, s’élevaient de vastes bâtiments dominés par des tours d’une architecture inconnue. Tout bruit avait cessé, tous les ouvriers avaient disparu.

Bruno crut que l’avenir se révélait à lui par une merveille de la bonté divine ; il s’humilia et se prosterna dans une pieuse action de grâces.

L’esprit du mal, le tentateur ne se tint point pour battu ; il se hâta de recommencer, avec toutes ses forces, l’attaque d’une âme si bien gardée.

Un jour que du sommet d’un rocher le fondateur des Chartreux contemplait les ravins escarpés, les gorges étroites, les forêts profondes, les rocs dentelés qui, aussi loin que le regard pouvait s’étendre, formaient autour du Désert comme une barrière infranchissable, il lui suggéra de nouveau et avec toute la force qu’il y put mettre, cette pensée de défiance et de découragement.

« Jamais, non jamais, du monde on ne viendra jusqu’à toi. Point de routes frayées, pas même un étroit sentier. Mille monastères d’un accès facile, d’un séjour agréable, s’ouvrent partout aux âmes saintes et aux pécheurs repentants, et tu voudrais qu’on vînt te chercher ici, à travers tant de périls, dans la plus grande solitude. Des milliers d’ouvriers ne suffiraient pas, durant des années entières, à construire la route qu’un orage ou une avalanche peut emporter en un instant. N’est-ce pas l’orgueil qui t’a fait concevoir une pareille entreprise, l’esprit malin qui l’a favorisée de ses illusions, et ne finira-t-elle pas, tôt ou tard, par la honte et le remords ? »

Plus Bruno regardait autour de lui, plus dans son âme le doute allait grandissant. Il sentit que de la région des images et des idées vaguement conçues il passerait bientôt à la pensée complète, que la volonté allait s’engager à sa suite, dans une route pleine de périls. Par un effort héroïque aidé de la grâce d’en haut, il la remit dans la voie delà vérité. Du fond de l’âme il prononça de nouveau et avec encore plus d’énergie, un acte absolu d’abandon à la volonté divine.

Les yeux du saint s’étaient fermés d’eux-mêmes pour laisser toute liberté d’agir aux puissances intérieures. Quand il les rouvrit ce fut pour être le témoin d’un spectacle étrange. Sur une route large et commode qui, des profondeurs de la plaine, montait en serpentant vers le rocher, des voyageurs s’avançaient, calmes, silencieux, la plupart isolés, quelques-uns par groupes de deux ou trois. C’étaient des jeunes gens, des hommes mûrs, des vieillards ; les uns portaient la robe du prêtre, les autres l’habit du chevalier, ceux-là le long manteau des magistrats : les ouvriers et les paysans n’étaient pas les moins nombreux. Plus loin s’étendaient les regards du saint, et plus les costumes des voyageurs lui semblaient différents de ceux qu’il avait vus dans le monde : quelques-uns brillaient d’un éclat extraordinaire. Allaient-ils monter jusqu’à lui ? Que lui voulaient-ils et que venaient-ils faire en ces lieux ? À ce moment son regard cessant de s’abaisser vers la vallée sauvage où le Guiers précipite ses eaux bruyantes s’éleva du côté des hauteurs. Ô prodige ! la même voie douce et facile se continuait au-delà du rocher, et sur cette route à peine un peu plus étroite, autant de moines couverts de l’habit des Chartreux, s’avançaient, pieux et recueillis, isolés ou par groupes, qu’il avait vu de voyageurs couverts d’habits séculiers. Ils montaient lentement, silencieusement, absorbés dans la méditation et la prière.

Bruno crut que l’avenir se découvrait à lui une seconde fois, par une merveille de la bonté divine. Il s’humilia et se prosterna dans une pieuse action de grâces.

Cependant le jour du départ approchait, et s’il le voyait venir avec une sainte confiance dans les desseins de Dieu sur son Ordre naissant, rien n’indiquait que ni lui, ni les siens, fussent jamais en état, dans leur extrême pauvreté, de reconnaître le don des évêques de Grenoble.

« Je sais, se disait-il un jour, dans une de ses promenades solitaires, qu’on nous a demandé seulement des prières, que nos jeûnes et nos larmes sont plus utiles à ce diocèse que les plus abondantes largesses. Et pourtant la reconnaissance est si douce au cœur des obligés que j’en voudrais dès aujourd’hui donner à Mgr Hugues quelque marque sensible. Dieu ne défend point qu’on échange dès ici-bas ces témoignages d’amitié fraternelle. Lui-même nous en a donné l’exemple dans les jours bénis de sa vie mortelle ; de quel prix n’a-t-il pas payé les moindres bienfaits ? Serait-il défendu de l’imiter, en ce seul point quand nous nous efforçons de le suivre dans tout le reste ? Mais, hélas ! nous ne possédons rien que nos pauvres cabanes. Pour tout plaisir des yeux nous n’avons, après ce long hiver, que la vue des arbres qui ont secoué leur manteau de neige, et celle de ces douces fleurs dont nous admirons l’éclat sans savoir seulement leurs vertus. Leur parfum embaume l’air, leurs couleurs variées récréent la vue et ornent la terre. Ah ! si je pouvais, petites fleurs de Dieu, vous porter ainsi sans vous blesser, toutes fraîches et toutes vives, dans le cloître de Mgr Hugues, pour qu’il partage avec nous la joie de vous voir si belles et si pures ! »

Ce disant le saint se pencha vers la terre et caressa de la main, mais sans la cueillir encore, une des plus belles fleurs de ce tapis magnifique. Ô merveille ! À peine l’avait-il touchée qu’elle se changeait, sous ses doigts, en un beau calice d’or ! Une de ses sœurs devenait bientôt, dans ses mains, une étole de la soie la plus pure, du travail le plus parfait. Une troisième à peine cueillie se transformait en un chandelier d’argent. Ce n’était là que le début d’une autre vision bien plus étonnante que les deux premières.

Bientôt, en effet, la forêt tout entière changeant peu à peu d’aspect, au lieu des arbres, des rochers et des fleurs, Bruno vit autour de lui et aussi loin que pouvait porter son regard, des tours, des colonnes, des statues, des autels, des portiques, s’élever, se multiplier, se disposer de mille minières, reproduire tantôt les dehors, tantôt l’intérieur de magnifiques églises, de vastes maisons-Dieu. La pierre, le marbre, le verre teint des plus brillantes couleurs, prenaient mille formes qu’il ne connaissait point, étalaient à ses yeux des merveilles dont il n’avait pas l’idée. Puis, comme pour remplacer le murmure des vents à travers les arbres de la forêt, les sons puissants d’orgues invisibles vinrent donner la vie à ce mobile spectacle, en même temps que du haut des tours sculptées, dentelées, élancées, le joyeux carillon des cloches élevait jusqu’au ciel le chant de sa louange et ses hymnes d’amour.

Je n’essaierai point de peindre le ravissement du saint. Sans doute il ne comprit pas, comme nous l’entendons aujourd’hui, le sens de cette vision mystérieuse. Mais les secrets rapports que son intelligence ne pouvait découvrir son cœur les crut possibles. Le Dieu qui avait changé l’eau en vin, qui avait multiplié les pains dans le désert, et fait jaillir de l’aride rocher la source d’eau vive, ce Dieu tout puissant et tout bon ne pouvait-il faire que des fleurs payassent un jour à Mgr Hugues, la dette de frère Bruno.

 

 

Claude-Charles CHARAUX,

Philosophie religieuse,

dialogues et récits, 1884.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net