Le cœur debout

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Guy CHASTEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

LORSQUE Madame Bonnand eut perdu son mari, elle se trouva tête à tête avec la solitude, et le monde lui apparut ce qu’il est au réel : un désert. Entendez que sa fille, sa fille unique, assez mal mariée d’ailleurs et sans enfants, lui rendait de proche en proche, des visites déférentes, et qu’un cercle de petites amitiés se resserrait et se distendait suivant le gré, l’humeur, l’occasion, la température et le prix de la vie. En un mot, elle fut seule.

Ou presque seule, car Madame Bonnand n’avait jamais compté pour une compagne, Annette, sa domestique, une petite bonne femme de soixante dix ans, fille simple, corps chétif, et toujours cependant si souple et si allante ; un visage pareil à ces fleurs de prairie qui toujours brillent, par ce qu’après chaque soleil, chaque nuit les rafraîchit pet chaque rosée d’aurore les emperle de ciel ; un trotte-menu modeste et si agaçant à la fin, avec ses façons de toujours sourire, de ne jamais rien refuser, d’avoir l’air heureux et d’entretenir une égalité d’humeur inaltérable. Si, au moins, on avait eu quelque chose à lui reprocher, si elle avait eu, elle-même, de temps en temps, quelque reproche à formuler, si elle avait émis une plainte ou un regret ! Mais rien ; une bonasse écœurante, une mer d’huile qui avait l’air de se délecter au ballottement d’une petite barque immobile sous ses voiles...

Et Madame Bonnand s’en irritait. Madame Bonnand était une grande dame importante dont les yeux divergeaient. Sa personne haute et massive, son nez peu charnu, mais fort, la dignité sotte de ses attitudes et l’emphase de sa parole lui avaient mérité, parmi ses familiers, le surnom de Madame Mère. Avec des airs nobles, des yeux tantôt fermés et tantôt implorants, Madame Mère commençait des phrases qu’elle finissait rarement. On se lassait de l’entendre ; et, n’eût été sa servante Annette qui, elle, comprenait quand même, on refusait de l’écouter.

Annette avait été, pendant la maladie, puis à la mort de M. Bonnand, d’un dévouement qui passait l’intelligence. Sans tristesse affligeante, sans gaieté fatigante, elle avait su, de jour et de nuit, administrer les remèdes du malade et lui prêter cette assistance légère en quoi se complaisent ceux qui souffrent. Puis, avec le moins de douleur et de rancœur possible, elle avait su l’amener au bord du fossé qu’il avait franchi décemment. Madame Bonnand lui en savait gré, et elle se sentait attirée vers cette fille des, champs, simple et sagace sans en avoir l’air. Mais, au fond, elle lui en voulait un peu de sa sérénité, elle ne pouvait, admettre que parfois, la servante eût pris sur elle le pas, auprès du moribond ; pour tout dire, il y avait de celle qui commande à celle qui obéit une épaisseur qui les empêchait de se mêler l’une à l’autre.

Pourtant, les jours étaient trop longs et les soirs n’en finissaient plus, les soirs où il est si triste d’être seul quand on ne l’a pas été toujours. Madame Bonnand ne pouvait plus s’habituer à voir venir la nuit. Ce même appartement où elle avait été heureuse manquait tout à coup de chaleur. Lorsqu’Annette desservait le couvert unique sur la grande table de la grande salle à manger, il fallait bien échanger des mots, à peine de devenir comme des murs.

– Quand nous étions dans les affaires, soupirait Madame Bonnand...

– Quelles affaires ? disait l’autre.

– Mais, Mademoiselle Annette, les affaires, reprenait Madame Bonnand, condescendante, les affaires, c’est un mot qui veut tout dire.

– Alors, Madame, si je comprends bien Madame, les affaires, ça consiste à gagner de l’argent n’importe comment, en vendant n’importe quoi ?

– Que voulez-vous dire, ma fille ? Les affaires sont un-jeu habile et varié qui... enfin, il faut prévoir... Les affaires, c’est du flair... c’est du bénéfice levé à temps... réservé, s’il le faut, pour ensuite... enfin, vous ne pouvez pas comprendre.

– Si, si, madame, je comprends un peu : les affairés comprennent tous les moyens de s’enrichir.

– Tous les moyens, tous les moyens, vous avez toujours Sun petit air d’insinuer...

– Je demande pardon à Madame, je voulais simplement dire que, si un commerçant a de la peine à vivre et à faire vivre autour de lui par un honnête travail, tandis que son voisin devient riche, trop riche, tout d’un coup, pour avoir carotté, au bout du compte, ils ont tous les deux, fait des affaires.

– Annette, allez faire votre vaisselle, ce sont des impertinences.

– Ça, Madame, je ne sais pas ce que c’est.

– Vous ne savez pas ce que c’est, et bien, c’est ce que vous faites en ce moment et qui me déplaît.

Madame Bonnand remonta son corsage, Annette s’en fut, un plat contre son estomac, puis s’en revint, avec un même sourire, achever son service.

Par-dessus un journal « bien pensant » et mondain qu’elle lisait ligne à ligne et qu’elle croyait entendre, Madame Bonnand regardait sa servante avec une pitié sympathique. Enfin, tenant au bout des doigts ses lunettes d’écaille :

– Vous ne savez rien, Annette.

– Rien du tout, Madame, c’est même ça qui me rend heureuse.

– Comment pouvez-vous vous dire... car, vous tenez à... et cela ne vous fait rien de... à votre âge...

– Oh non, Madame ! Si je savais quelque chose qu’est-ce que j’en ferais ? Il me semble que je serais moins légère, ça m’embrouillerait, j’aurais l’air endimanché. Comme ça, je ne sais rien, alors rien ne me gêne. Il n’y a qu’une chose que je sache bien, c’est ma prière, et puis, qu’il faut servir madame, et puis... encore qu’il y a des malheureux plus qu’on ne croit. La vie est dure pour tant et tant...

Ce soir-là, Madame Bonnand se découvrit au cœur des sécheresses dont elle eût de la gêne. Pour s’en distraire, elle appela ses souvenirs qui ne lui furent d’aucun secours. Elle et son mari s’étaient enrichis dans le commerce à peu près honnête des cuirs et des peaux. Sa vie n’avait tendu qu’à s’épanouir en bien-être apparent et en luxe factice, ses jours avaient un goût de praline enrobée de sucre rose, et, tout à coup, parce que la mort avait creusé un trou à son côté, tout lui manquait, et il lui semblait que rien ne le pourrait combler.

Cette Annette, surtout avait des mots parfois qui faisaient en elle un chemin étrange... Allons, bon ! Comme si les jours n’étaient pas assez longs à vivre, voici maintenant qu’elle dormait mal.

Or, un matin que l’insomnie la tenait éveillée, – on était en novembre – elle entendit, à l’heure où le jour pauvre était loin de paraître, qu’on ouvrait discrètement la porte de la cuisine et qu’on en ressortait presqu’aussitôt. C’était Annette assurément qui venait prendre sa boîte à lait ; mais, pourquoi cette hâte en ce petit matin ? Pourquoi ? Madame Bonnand se promit de surveiller la servante. Et un jour, levée avant elle, elle attendit le petit manège de la cuisine, puis, se jetant dans un autre escalier, elle se trouva dans la rue, derrière sa domestique, dissimulée, un peu honteuse.

Il faisait froid. Des ouvriers enchifrenés, le col enfoncé dans le manteau, les mains aux poches, des travailleurs de nuit qui rentraient, des travailleurs de jour qui commençaient avant les autres, pressaient le pas dans les rues sonores. Elle fut dévisagée sans bienveillance. Peu importe. Elle courait, tant elle avait peine à suivre la vieille bonne. Et voici ce qu’elle vit :

À l’angle d’une rue donnant sur un boulevard, un groupe de gens attendait en battant la semelle. C’étaient, hommes et femmes, des marchands de journaux qui se précipitèrent sur une automobile et s’arrachèrent des ballots. Rien ne pèse comme ce papier qui contient tout le néant. Annette, au milieu du groupe, se partageait une liasse avec une vieille femme impotente, voûtée un peu, tousseuse... Ainsi, elle venait là, dès potron-minet, avant son propre travail, aider une pauvre femme qui tenait, à quelque distance, un kiosque à journaux, et qui n’aurait pu, à elle seule, emporter toute la charge des quotidiens. Madame Bonnand vit cela et porta les doigts à ses cils que la bise matinale n’était pas seule à humecter. Mais, ayant suivi les deux vieilles, elle vit autre chose encore : le kiosque était situé au tournant d’une avenue, où, d’aériens qu’ils étaient, les fils conducteurs des tramways électriques devenaient souterrains. Un employé, préposé à l’abaissement et au relèvement de la perche, se tenait là, en permanence ; on l’appelait le trappiste. Or, entre deux tramways, dès que le trappiste avait tourné sa manivelle et donné son coup de sifflet, il courait au kiosque pour aider la vieille à plier ses journaux ; il était jeune, il allait vite en besogne... Enfin, Madame Bonnand vit encore une troisième chose : d’une maison voisine, une femme du peuple venait, à petits pas ; pour ne point renverser un bol de bouillon chaud qu’elle apportait à la marchande.

Cela suffisait pour un matin. Annette était entrée dans une église. Madame Bonnand retourna chez elle, se recoucha et songea qu’elle habitait un monde fermé. Quelle était donc la loi d’amour qui unissait ces tout petits ? Comme leur entraide était joyeuse et simple ! Seraient-ils meilleurs que les grands... ? Madame Bonnand commençait à s’estimer moins. Avec un peu de remords, elle reçut des mains d’Annette son chocolat crémeux et ses rôties beurrées...

Mais maintenant qu’elle tenait par un secret la vie de sa servante, elle voulut en savoir davantage ; sa découverte l’encourageait. Comme si quelque chose l’avertissait qu’une spéciale influence devait entretenir la fraîcheur de ce visage, elle voulut avoir la recette de ce teint toujours rose, de ce sourire qui ne vieillissait point. Et puis, il faut l’avouer, de plus en plus seule, elle inclinait à se rapprocher, en dépit des distances, de la vieille fille.

Un soir donc, après le repas, avec des intonations-mouillées qui lui parurent toutes nouvelles, et dont elle se sut gré, elle lui dit :

– Annette !

– Madame ?

– Vous vous fatiguez trop.

– Oh, Madame, la bête est bonne ; elle a été et elle ira.

– Oui, vous avez une belle santé, c’est entendu. Mais vous pourriez la ménager davantage. J’ai décidé que vous resteriez avec moi, le soir, un peu plus... nous prendrions quelque chose ensemble, avant de nous coucher, quelque chose de chaud... vous monteriez après... vous comprenez... ?

Madame Bonnand sentit, à l’embarras de sa proposition, toute l’étendue de sa maladresse. Pour faire à une pauvre fille un geste de bonté, elle se perdait, elle n’en sortait pas, elle en restait à un petit mouvement du cœur avare et centré. Manque d’habitude ! Mais Annette la prévint :

– Le soir, Madame, ce n’est guère possible. Si ce n’est pas pour le service de Madame, je demanderai à Madame de ne pas me retenir, j’ai des rendez-vous.

– Des rendez-vous... ?

– Oh, que Madame se rassure, mais c’est tout de même des rendez-vous.

– Mais enfin, pourquoi et pour qui me préférez-vous ? J’ai bien le droit de savoir...

– C’est que là-haut, Madame, il faut que j’y sois. Il y a eu un malheur. Voilà : il y a quatre ans, un peu avant que Monsieur tombe malade, une petite bonne qui venait de la campagne et qui logeait pas loin de ma chambre, a écouté un enjôleur. C’était un valet de chambre du premier ; elle a eu une aventure, elle a eu peur et elle s’est tuée. Je me suis un peu reproché cette mort. Voyez-vous, Madame, là-haut, sous les toits, en hiver, on gèle ; en été, c’est l’enfer. On rentre harassé. Il est tard. Toute la journée n’a été qu’une longue peine. Il faut bien prendre un peu de plaisir. Quel plaisir... ?

Maintenant, je pense que cela n’arrivera plus parce que je ne suis pas triste et que je suis devenue un peu l’amie de ce petit monde. Les soirs où l’on ne va pas au cinéma, on vient dans ma chambre, on me raconte les ennuis, les petits et les grands, on vide son sac... On parle du pays et des amoureux qu’on y a laissés – les vrais – ceux qui attendent ; on arrange les toilettes, on se détend... Vous comprenez, Madame, toute la journée, on sert. Il faut donner tout son temps et toute son attention, il faut ne jamais penser à soi. Et puis, vous savez, il y a d’autres misères, il y a un ascenseur dans l’escalier des maîtres, mais celui des domestiques c’est une vraie échelle. Vous l’avez vu ? Madame l’a vu ?

– Non.

– Vous ne connaissez pas l’escalier de service ? Oh, Madame, il faut le connaître. Allez le voir ! Quand il faut monter cela avec les provisions, on a les jambes coupées et le souffle. Et puis encore, il y a celles qui ne touchent pas toujours les gages qu’elles attendent tout un mois et qui tardent à venir, bien qu’une partie fasse faute, quelquefois, là-bas... Alors, le soir, j’écoute, je conseille, je console un peu, j’encourage, je fais prendre patience, on chante assez souvent. Mais, depuis le malheur, je ne crois pas qu’il y ait eu d’autres sottises. Maintenant, si Madame n’avait plus besoin de moi, il faudrait que je m’en aille... elles doivent m’attendre.

– Allez, Annette, allez vite !

Donc le matin, avant que le jour soit levé, cette femme allait prêter sa force à plus faible qu’elle pour l’aider à faire un métier infime, et le soir, après sa tâche, elle tenait une sorte d’infirmerie morale ou chacun venait se faire panser ses tristesses du jour !

Madame Bonnand se reproche, en se couchant, de n’avoir jamais pensé à tout ce que donne une domestique contre une somme d’argent qui n’est pas toujours payée : son temps, d’abord, le temps qui est une parcelle de Dieu, ses pensées, toutes ses pensées, sa vie, toute sa vie ; on lui prend tout, et, sans mesurer ses forces, on lui demande toujours et sans limites. C’est du moins ce qu’elle avait fait, elle, avec ses domestiques. Elle se rappela. Et sa vie, tout à coup, lui parut criminelle.

Mais il y avait une carapace à briser. Sur son oreiller mol, où le sommeil ne lui était plus un refuge et où, ce soir, elle cherchait vainement une place fraîche, le démon de l’égoïsme vint la retrouver : déjeuner et dîner, lisotter et bâiller, papoter et se coucher entre tant de choses connues qui, maintenant, lui semblaient mortes, et puis recommencer, telle était sa vie. Cependant, là-haut, à l’étage abandonné des servantes, sous le rire illuminant d’une vieille femme, les filles de rien prenaient au moins leur heure de joie, tandis qu’elle était là, toute seule, à dévorer sa détresse. Non, ce n’était pas juste. Elle promit de s’en expliquer, le lendemain, avec Annette, mais le même sourire frais dissipa, sur le visage dur et tendu de la maîtresse, toute acrimonie. Ce fut une journée qui commença, pareille aux autres, ou, s’il est quelque chose qui la rendît nouvelle, ce fut, au fond d’un cœur oisif, le sentiment d’une vacuité de plus en plus rongeuse.

Jusqu’au jour où Madame Bonnand comprit que les hommes avaient besoin d’amour autant que de pain. Et qu’il avait un sens sacré, ce mot qu’on lit sur les feuilles publiques et qu’on prononce de plus en plus comme s’il était vide : charité. Ce sentiment, dont une seule étincelle jaillie du cœur de Dieu suffirait à embraser le monde, c’était donc lui. C’était donc lui ce quelque chose qui est au-dessus du temps qui passe, des hommes qui trompent, de la vie qui échappe, ce quelque chose qui est plus grand que tout et plus fort que tout, ce quelque chose que chacun de nous doit à tous.

Le premier contact avec ce mot déçut sa fausse délicatesse. Elle s’y fit doucement, sans heurt, par le charme insensible d’Annette qui continuait de sourire :

– Alors Annette, vous donnez tout ce que vous avez ; vous ?

– Pas tout, Madame, je songe que je pourrais devenir vieille ; alors, il m’arrive bien parfois de garder quelque chose.

Sa vie à elle, sa vie de velours n’avait été qu’un mensonge, un léthé, le culte d’un moi personnel et païen qui n’est qu’une lâcheté immense. Elle s’était divinisée et momifiée, comme le font la plupart des âmes d’aujourd’hui... Il y avait pourtant une autre vie, une vie de l’amour total, une vie de l’offrande et du don, une vie de bonheur. Car le cœur n’est fait que pour aimer et se donner, sinon, il manque sa vocation, et c’est toute la vie manquée. Mais à mesure que le cœur donne, il reçoit de Dieu davantage. Bonté pour bonté. Seulement, il en est une qui l’emporte toujours. Et voici des années qu’elle vivait au contact d’un être exceptionnel qui n’avait jamais rien pris de la vie et qui avait tout donné...

Non seulement elle se mit à la respecter, mais elle la laissa libre d’étendre le champ de ses largesses. Elle l’envia.

Elle observait de plus près cette femme qui, comme le veut notre Seigneur, avait l’âme charmante d’un petit enfant. Entre son œil et le ciel, elle vit de telles similitudes qu’elle se demandait s’il y avait entre eux une distance ou un intermédiaire. Elle commença de comprendre des choses importantes et si simples. Elle avait cru tenir cette femme sous sa lumière, elle vivait dans son ombre. Elle mourait chaque jour d’inanition, c’était elle qui vivait à satiété. Cependant, c’était une ignorante, mais elle savait ce que les autres ignorent. Elle ignorait la matière qui n’existe pas, elle possédait l’Esprit qui seul existe. Il n’y avait, pour elle, pas eu de mystère, elle voyait tout dans la lumière et s’y mouvait par droit de nature.

Se mettre à la remorque de sa servante ! qui jamais aurait cru qu’elle pût en venir là ? Pourtant, Madame Bonnand se trouva bientôt engagée sur une voie d’humilité qui devait la mener loin de son point de départ, et vers quelles routes ! Maintenant, elle sortait de sa prison d’égoïsme. Confiante en son guide, mais gauche et timide, elle tituba aux premiers pas, elle chancela aux préambules, puis s’affermit, osa, grandit et se trouva si haut et si loin que lorsqu’elle voulait faire retour à son pauvre moi, le pauvre moi ne voulait plus d’elle.

Elle devenait, aux yeux de tous, incompréhensible, indésirable ; elle fit scandale, on s’indigna, et ceux-là même qui l’abandonnaient à sa viduité, s’exténuaient maintenant à la venir voir pour lui reprocher ses absences... Pourtant, elle apprenait, comme Annette, à se cacher pour être bonne, et que le bonheur de l’amour est silence. Elles allaient toutes les deux occupées, comme deux fourmis vont d’un trou à un autre, impatientes d’engranger leur petit butin. Elles frappaient à des portes, elles serraient des mains, et, sans aller loin, autour d’elles, le meilleur moyen de dissiper le désaccord immense qui sépare les classes, étant d’abord, de le résoudre autour de soi. « C’est si facile, disait Annette, il n’y a qu’à mettre son cœur en avant. » Et quand Madame Bonnand eut appris à connaître, chez le boulanger, chez l’épicier, tout le drame obscur des petits crédits : « Madame ne se serait jamais douté qu’il y eût encore tant de gens pour qui un sou est un sou. »

Quelquefois, elles tombaient chez des buveurs, chez des buveuses. Au début, Madame Bonnand se rétractait :

– Oh, Annette !

Mais Annette, comme si elle se méprenait sur l’interjection de sa maîtresse :

– N’est-ce pas, Madame ? Il est triste de penser qu’ils n’ont que ce plaisir.

Ah ! Madame Bonnand avait cru jouer à la charité d’abord, mais l’âme fut bientôt prise. Entre les haies de la voie étroite où Annette marchait, la tête au ciel, elle alla petitement, mais chaque jour plus humble, et le cœur, à mesure, dilaté. Il lui fallut quelque temps encore pour commencer â sentir que plus une douleur est grande, plus elle est douce, mais quelle joie, quand elle eut découvert comme le dit Pétrarque, que « mille joies ne valent pas un tourment » ! Avec une aisance alors facile, elle alla, elle aussi vers les cœurs ; le respect qu’elle portait aux corps l’amenait à prendre souci de la beauté des âmes. Et plus rien n’exista que cette famille humaine des malheureux avec qui il faut aimer et souffrir en Christ. Et cela seul peut rassasier la faim de vivre.

Madame Bonnand savait que tout ce qu’elle ferait n’épuiserait pas la tâche. Mais au lieu de sa paix confortable dans une graisse bourgeoise, elle avait trouvé cette fatigue animale et bénie, qui emporte les mauvais instincts, la fatigue libératrice, la fatigue de salut. Le soir, très tard, maintenant, sur son oreiller où le repos gagné l’attendait, songeant déjà aux besognes du lendemain, la tête au creux de sa main, comme un coquillage, elle entendait Dieu. Et ce qu’il y avait en elle de ridicule et de vulgaire, de convenu et de roide, fondait en simplesse émouvante. Elle dénouait sa vie, offrait son temps, livrait ses biens, se dépouillait et s’épurait ; elle baissait la tête, et Annette, qui suivait cette mue à la dérobée, trouvait que, chaque jour, elle devenait plus belle...

Pour elle, que ne pouvait-elle devenir la servante de sa servante ! Comme une débitrice qui mesure sa dette à son indigence, elle lui demanda un jour :

– Comment pourrai-je vous rendre... ?

– On pourrait s’embrasser, dit Annette.

 

 

Guy CHASTEL.

 

Paru dans Les Causeries en 1927.

 

 

 

 

 

 

 

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