Le retour de Don Quichotte

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

G. K. CHESTERTON

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À W.R. TITTERTON

 

Mon cher Titterton,

 

Cette parabole pour réformateurs, comme vous le savez, a été conçue et en partie écrite il y a longtemps, avant la guerre ; si bien que sur certains sujets, du fascisme aux danses nègres, c’était une prophétie tout à fait involontaire. C’est votre trop généreuse confiance qui l’a sortie de son poussiéreux tiroir ; je ne suis pas sûr que le monde vous doive des remerciements ; mais moi j’ai tant de raisons de vous remercier, et de reconnaître publiquement tout ce que vous avez fait pour notre cause, que je vous dédie ce livre.

 

Bien à vous,                    

 

G.K. CHESTERTON      

 

 

 

 

 

CHAPITRE PREMIER

 

Un accroc dans les armoiries

 

 

L’extrémité de la pièce la plus longue de l’abbaye de Seawood était baignée de lumière ; car les murs en étaient presque entièrement faits de fenêtres, et elle était en avancée sur une partie du jardin aménagée en terrasse, qui dominait le parc ; et ce matin-là le ciel était presque sans nuages. Murrel, surnommé Chimpanzé pour une raison que tout le monde avait oubliée, et Olive Ashley profitaient de la lumière pour faire de la peinture ; mais elle peignait en tout petit, et lui en très grand. Elle posait avec beaucoup de soin des pigments étranges, pour imiter la joaillerie à plat des enluminures médiévales ; c’était sa passion, cela représentait, selon l’idée un peu vague qu’elle s’en faisait, ses liens avec le Passé et l’Histoire. Lui, par contre, était extrêmement moderne, et s’affairait avec plusieurs seaux de couleurs très crues et des pinceaux qui avaient presque rang de balais. Il s’en servait pour barbouiller vigoureusement de grandes toiles tendues sur des cadres, qui devaient jouer le rôle de décors dans un spectacle d’amateurs alors en préparation. Ni l’un ni l’autre ne savait peindre ; et ils étaient sans illusion là-dessus. Mais elle, en un sens, s’y efforçait, et lui pas.

« Tu peux toujours parler de dissonances », disait-il, un peu sur la défensive, car la jeune femme était portée à la critique, « mais ton style de peinture rend l’esprit étroit. Après tout, la peinture de décors, ce n’est jamais que de l’enluminure vue au microscope. »

« J’ai horreur des microscopes », fit-elle un peu sèchement.

« Pourtant on dirait que tu en as bien besoin, à te voir penchée sur ton machin », répliqua son compagnon. « En fait je crois bien avoir vu des gens se visser un grand truc dans l’œil pour faire ce genre de travail. J’espère que tu n’iras pas jusque-là : ce n’est pas du tout ton style. »

Il n’avait sans doute pas tort, car c’était une jeune fille de petite taille, menue, au teint mat et aux traits fins, de ceux qu’on appelle réguliers ; et sa robe vert sombre, à la mode des esthètes, mais sans rien de bohème, s’apparentait aux rigueurs minutieuses de sa tâche. Ses gestes faisaient un rien vieille fille, bien qu’elle fût très jeune. On remarquait que, bien que la pièce fût jonchée de papiers, de chiffons, et des résultats flamboyants mais fâcheux des efforts artistiques de M. Murrel, ses couleurs à elle, la boîte, les petits accessoires, étaient disposés autour d’elle avec un soin extrême. Elle n’était pas de ceux pour qui est écrit le mot d’avertissement parfois vendu avec les boîtes de peinture ; et il n’avait jamais été nécessaire de la supplier de ne pas mettre le pinceau dans sa bouche.

« Ce que je veux dire », dit-elle, en revenant aux microscopes, « c’est que toute votre science et votre modernité n’ont fait qu’enlaidir les choses, et enlaidir aussi les gens. Je ne veux pas me pencher sur un microscope, pas plus que sur un égout. On n’y voit qu’un tas de petites bestioles repoussantes. Je ne veux pas me pencher du tout. C’est pour cela que j’aime les peintures et les monuments gothiques. Dans le gothique, toutes les lignes vont vers le haut, montent sans interruption jusqu’à la flèche, qui montre du doigt le ciel. »

« Ce n’est pas poli de montrer du doigt », dit Murrel, « et à mon humble avis ils auraient pu nous croire capables de remarquer le ciel tout seuls. »

« Tu sais très bien ce que je veux dire », répondit la jeune femme, en continuant calmement à peindre. « Toute l’originalité de ces gens du Moyen Âge est dans leur façon de construire les églises. Tout leur message est dans l’ogive. »

Il hocha la tête. « L’ogive, c’est aussi le fer de lance. Quand on ne faisait pas ce qu’ils voulaient, ils vous donnaient tout bonnement un coup de pique. Je trouve que cela rend le message un peu trop insistant. C’est presque comme s’ils essayaient de vous persuader. »

« En tout cas les gentilshommes d’alors se portaient des coups avec leur lance », répondit Olive, « ils n’allaient pas s’asseoir sur des sièges en peluche pour voir un Irlandais taper à coups de poing sur un Noir. Je n’irais pour rien au monde voir un combat de boxe moderne ; mais cela ne me déplairait pas d’être une dame à un tournoi d’autrefois. »

« Tu serais peut-être une dame, mais moi je ne serais pas un seigneur », dit le peintre de décors d’un air sombre. « Je n’aurais pas cette chance. Même si j’étais roi, ce serait tout juste pour me noyer dans une barrique de vin d’Espagne, et finis les sourires ! Mais avec la chance que j’ai, je naîtrais bien plutôt serf, ou quelque chose comme ça. Ou lépreux... enfin, une de ces institutions qu’ils avaient au Moyen Âge. Oui, c’est cela, dès que je mettrais le nez au XIIIe siècle, je serais nommé Premier Lépreux du Roi, ou d’un grand personnage quelconque ; et il faudrait, pour assister à la messe, que je regarde par le fameux petit guichet. »

« Tu n’assistes pas à la messe en regardant par un petit guichet, ces temps-ci », fit remarquer la jeune femme, « et il ne t’est même pas venu à l’idée de le faire en passant par la porte. »

« Oh, ça, c’est bon pour toi », dit-il, et il se remit à barbouiller avec entrain et en silence. Il travaillait à un modeste intérieur, « La Salle du Trône de Richard Cœur de Lion », qu’il traitait dans une harmonie écarlate, cramoisi et violet, à laquelle Mlle Ashley tentait en vain de s’opposer ; et pourtant elle avait bien son mot à dire, étant donné que c’était elle qui avait choisi le sujet de la pièce, qui se passait au Moyen Âge, et qui l’avait même écrite, quand elle n’en avait pas été empêchée par certains collaborateurs trop entreprenants. C’était une pièce sur Blondel, le Troubadour, qui donnait la sérénade à Cœur de Lion et à bien d’autres, dont la fille de la maison ; laquelle était enragée de théâtre, et ne le laissait pas chômer. L’Honorable Douglas Murrel, dit Chimpanzé, considérait avec bonne humeur sa piètre réussite en matière de décors, ayant réussi tout aussi mal en beaucoup d’autres choses. C’était un homme de grande culture, qui avait échoué en tout. Il avait particulièrement échoué en politique ; car on avait jadis vu en lui le futur chef de son parti (peu importe lequel). Mais il n’avait pas su au moment suprême saisir le rapport logique entre ces deux principes, taxer les réserves de cerfs, et conserver un modèle ancien de fusil pour l’Armée des Indes ; et le neveu d’un prêteur sur gages alsacien, dont l’intelligence avait su mieux voir ce rapport, s’était glissé dans la place. Depuis lors il avait montré ce goût pour les fréquentations douteuses qui a empêché tant d’aristocrates de faire des sottises, et qui a été le salut de leur pays ; et il l’avait montré de manière assez incongrue (comme c’est parfois le cas) en affectant, jusque dans son aspect physique et dans sa mise, un je-ne-sais-quoi qui rappelait le peuple et l’écurie, et lui donnait l’air d’un palefrenier désœuvré. Ses cheveux étaient très blonds, et commençaient à blanchir bien prématurément ; car lui aussi était jeune, bien que sensiblement plus âgé que sa compagne. Son visage, sans beauté mais sans banalité, avait à l’ordinaire une expression douloureuse qui était presque comique ; surtout par rapport aux couleurs flamboyantes de ses cravates et de ses gilets, qui étaient presque aussi vives que celles de son pinceau.

« J’ai le goût nègre », expliqua-t-il, tout en peignant une gigantesque traînée couleur sang, « ces gris bâtards des mystiques me fatiguent, autant qu’ils sont eux-mêmes fatigués. On parle de Renaissance celtique, mais moi je suis pour une Renaissance éthiopienne. Le fin du fin, ce serait le banjo, c’est bien mieux que le luth du père Dolmetsch. On ne danserait plus que le profond et déchirant breakdown – dont le nom même est un sanglot – les seuls personnages historiques seraient Toussaint l’Ouverture et Booker Washington, les seuls personnages de roman seraient l’Oncle Rémus et l’Oncle Tom. Il ne faudrait sûrement pas grand-chose pour que le beau monde se mette du cirage sur la figure, comme autrefois il se mettait de la poudre sur les cheveux. Pour moi, je commence à entrevoir un sens à toute ma vie de dissipation. Quelque chose me dit que je suis destiné à être un nègre de Margate. La vulgarité, c’est tellement bien, tu ne trouves pas ? »

Elle ne répondit pas ; en vérité elle semblait un peu distraite. Sa plaisanterie avait été un tout petit peu acerbe ; mais quand son visage reprit son sérieux, il parut totalement jeune. Son profil de médaille, avec ses lèvres entr’ouvertes, la fit soudain ressembler, non seulement à un enfant, mais à un enfant perdu.

« Je me souviens d’une vieille enluminure dans laquelle il y avait un nègre », dit-elle enfin. « C’était un des Rois Mages à Bethléem, ils portaient tous une couronne d’or. L’un d’eux était tout noir ; mais il avait une robe rouge, couleur de flamme. Alors tu vois, même pour un nègre et ses vêtements voyants – il y a la manière de le faire. Mais on ne trouve plus maintenant le rouge exact qu’ils utilisaient ; je connais des gens qui ont vraiment essayé. C’est l’un des arts perdus, comme le vitrail. »

« Ce rouge-ci nous suffira bien, à nous autres modernes, pour ce que nous voulons en faire », dit Murrel sans s’émouvoir.

Elle regardait toujours sans le voir le cirque des bois sous le ciel matinal. « J’aimerais assez, parfois », dit-elle, « savoir ce que nous voulons, nous autres modernes. »

« Faire la noce, je suppose – le rouge de la débauche », répondit-il.

« Le vieil or qu’ils utilisaient a disparu aussi », poursuivit-elle. « Je regardais un vieux missel dans la bibliothèque, hier. Tu sais qu’ils écrivaient toujours en or le nom de Dieu ? Je crois que si on écrivait un mot en or de nos jours, ce serait le mot Or. »

Le silence industrieux qui suivit fut au bout d’un long moment rompu par une voix impérieuse qui, du fond d’un couloir, appelait « Chimpanzé ! » à grand bruit. Murrel ne voyait pas le moindre inconvénient à ce qu’on le traite de chimpanzé, et pourtant il trouvait toujours cela légèrement déplaisant de la part de Julian Archer. Ce n’était pas par jalousie, bien qu’Archer parût voué au succès à peu près comme Murrel était voué à l’échec. C’était à cause de la nuance subtile qui existe entre familiarité et intimité, et que des hommes comme Murrel ne sont jamais disposés à oublier, même s’ils n’ont aucun scrupule à se barbouiller le visage de noir. Quand il était à Oxford, il avait souvent poussé le chahut jusqu’au voisinage de l’homicide. Mais il n’avait jamais jeté par la fenêtre du dernier étage des gens qui n’étaient pas ses amis intimes.

Julian Archer était de ces hommes qui semblent être partout à la fois ; et qui donnent une impression d’extrême importance, sans qu’on puisse préciser pourquoi. Ce n’était ni un imbécile ni un fumiste  il se comportait fort honorablement, et sans ostentation, face aux divers examens et responsabilités qui semblaient lui être imposés. Mais les spectateurs un peu fins ne comprenaient jamais très bien pourquoi c’était toujours à lui que ces choses étaient imposées, et non au voisin. Un magazine organisait un débat, disons, sur la question « Faut-il manger de la viande ? », et recueillait l’opinion de Bernard Shaw, du docteur Saleeby, de lord Dawson de Penn, et de M. Julian Archer. On formait un comité en faveur d’un Théâtre national ou d’un monument à Shakespeare : les orateurs à la tribune étaient Viola Tree, Sir Arthur Pinero, M. Comyns Carr, et M. Julian Archer. On publiait un volume de mélanges sous le titre « L’Espoir d’un Autre Monde », auquel avaient collaboré Sir Oliver Lodge, Marie Corelli, M. Joseph McCabe, et M. Julian Archer. Il était membre du Parlement, et de quantité d’autres clubs. Il avait écrit un roman historique ; c’était un admirable acteur amateur, si bien qu’on ne pouvait lui contester le droit de jouer le rôle principal dans la pièce « Blondel le Troubadour ». Dans tout cela il n’y avait rien de répréhensible, ni même d’excentrique. Son roman historique sur Azincourt n’était pas mauvais du tout, pour un roman historique moderne ; c’est-à-dire, pour un roman relatant les aventures d’un collégien bourgeois d’aujourd’hui à un bal costumé. Il était favorable à la consommation de viande, sans excès ; et, toujours sans excès, à la consommation charnelle illicite. Mais ses opinions modérées étaient exprimées à voix haute et péremptoire, comme celle qu’il faisait maintenant résonner dans les profonds couloirs. Il était de ceux que ne gêne pas le silence qui suit l’énoncé d’un lieu commun. Sa voix le précédait partout, de même que sa réputation et sa photographie dans les revues mondaines, qui montraient ses boucles noires et la hardiesse de son beau visage. Mlle Ashley disait qu’il avait l’air d’un ténor. M. Murrel se contentait de répondre qu’il n’en avait pas la voix.

Il entra dans la pièce en costume complet de Troubadour, à l’exception d’un télégramme qu’il tenait à la main. Le costume complet de Troubadour avait cette supériorité sur celui porté par M. Snodgrass, qu’il était plus seyant, sans être moins historique. Il venait de répéter son rôle, et le succès et l’effort l’avaient rendu tout rouge ; mais le télégramme l’avait visiblement contrarié.

« Dites donc », dit-il, « Braintree ne veut pas jouer. »

« Eh bien », dit Murrel en continuant à peindre posément, « je n’ai jamais cru qu’il accepterait. »

« Je sais bien que c’est moche d’avoir à demander à un type comme ça, mais il n’y avait absolument personne d’autre. J’ai dit à Lord Seawood que c’était idiot de faire ça à cette époque de l’année, quand tous ses amis sont partis. Braintree n’est qu’une vague connaissance, vous pensez bien, et je me demande même comment il a pu en arriver là. »

« Par erreur, je crois », dit Murrel, « Seawood lui a rendu visite parce qu’il avait entendu dire qu’il se présentait aux élections législatives comme candidat unioniste. Quand il s’est rendu compte qu’il s’agissait d’Union des Travailleurs, il a été un peu décontenancé, bien sûr ; mais il ne pouvait pas faire un éclat. Je crois qu’il serait bien en peine de dire ce que l’un ou l’autre signifient. »

« Tu ne sais pas ce que veut dire le mot Unioniste ? » demanda Olive.

« Personne ne le sait », répondit le peintre de décors, « et je suis bien renseigné ; je l’ai été moi-même. »

« Oh, je ne refuserais pas de parler à quelqu’un simplement parce qu’il est socialiste », s’écria M. Archer, qui avait l’esprit large, « il y avait bien... » et il resta silencieux, perdu dans ses souvenirs mondains.

« Il n’est pas socialiste », fit remarquer Murrel, impassible. « Il casse tout si on le traite de socialiste. Il est Syndicaliste. »

« Mais c’est pire, non ? » dit innocemment la jeune femme.

« Bien sûr, nous sommes tous pour le progrès social », dit Archer, qui se lança dans un discours, « mais c’est indéfendable de dresser comme il le fait une classe contre l’autre ; et de parler de travail manuel, et de toutes sortes d’utopies irréalisables. J’ai toujours dit que le Capital avait ses devoirs autant que... »

« Moi », dit Murrel en l’interrompant vivement, « je ne peux pas être neutre dans cette affaire. Regardez-moi : il n’y a pas plus manuel. »

« Eh bien en tout cas il ne veut pas jouer », répéta Archer, « et il faut que nous trouvions quelqu’un. Ce n’est que le Second Troubadour, évidemment, c’est à la portée de n’importe qui. Mais il faut que ce soit quelqu’un d’assez jeune ; c’est uniquement pour cela que j’avais pensé à Braintree. »

« Oui, il est encore assez jeune », acquiesça Murrel, « et il a d’innombrables jeunes gens avec lui, semble-t-il. »

« Je le déteste, lui et ses jeunes gens », dit Olive avec une énergie inattendue. « Autrefois on se plaignait des jeunes gens qui tournaient mal parce qu’ils étaient romantiques. Mais ces jeunes gens-ci tournent mal parce qu’ils sont sordides ; ils sont prosaïques et vulgaires, c’est tout, ils font des tas d’histoires à propos de machines, à propos d’argent – ce sont des matérialistes. Tout ce qu’ils veulent, c’est un monde d’athées, qui deviendrait vite un monde de singes. »

Après un moment de silence, Murrel traversa de bout en bout la longue pièce, et on l’entendit demander un numéro de téléphone. Il s’ensuivit l’une de ces conversations tronquées qui donnent littéralement à l’auditeur l’impression qu’il n’a pas toute sa tête ; mais ici le contexte en laissait assez facilement deviner le sujet.

« C’est toi, Jack ? – Oui, oui, je sais ; mais je voulais en discuter avec toi. – À Seawood  mais je ne peux pas sortir, je fais de la peinture, je ressemble déjà à un Peau-Rouge. – Mais non, ça n’a aucune importance ; tu viens seulement pour affaires. – Mais bien sûr, c’est entendu ; ce que tu peux me casser les pieds avec ton sens des réalités. – Non, je te dis que les principes n’ont rien à voir là-dedans. Je ne vais pas te manger Je ne vais même pas te peindre. – Bon, d’accord. »

Il reposa l’appareil, et retourna à ses travaux de création en sifflant.

« Tu connais M. Braintree ? » demanda Olive, assez étonnée.

« Tu sais que j’aime les fréquentations douteuses », répondit Murrel.

« Et ça comprend les communistes ? » demanda Archer d’un ton assez vif. « Eux et les voleurs, c’est tout comme »

« Le goût des fréquentations douteuses ne fait pas les voleurs », dit Murrel, « c’est en général le goût du beau monde qui les fait. » Et il se mit en devoir d’orner un pilier violet foncé de très grandes étoiles orange, selon le style bien connu de décoration des salles du trône sous le règne de Richard Ier.

 

 

 

 

CHAPITRE II

 

Un homme dangereux

 

 

John Braintree était un grand jeune homme mince, toujours en éveil, à la barbe et au regard noirs, qu’il semblait dans une certaine mesure afficher par principe, tout comme sa cravate rouge. Car lorsqu’il souriait, comme il le fit un instant à la vue des décors de Murrel, il avait l’air plutôt aimable. Quand Murrel le présenta à la jeune femme, il s’inclina avec une politesse cérémonieuse et presque raide : style que l’on trouvait autrefois chez les aristocrates, mais de nos jours fort répandu chez les ouvriers instruits ; car Braintree avait débuté comme mécanicien.

« Je suis venu parce que tu me l’as demandé, Douglas », dit-il, « mais je te répète que c’est non. »

« Tu n’aimes pas mes coloris ? » demanda Murrel. « On en dit beaucoup de bien. »

« Eh bien », répondit l’autre, « j’avoue que je n’aime guère que tu plaques la pourpre du romantisme sur la tyrannie et la superstition du Moyen Âge ; mais ce n’est pas cela qui me gêne. Écoute, Douglas ; je suis venu à la condition expresse de pouvoir dire tout ce que je veux ; mais malgré cela je n’ai pas tellement envie de critiquer le patron dans sa propre maison, si je peux l’éviter. Donc la façon la plus simple d’expliquer ce qui me gêne sera peut-être de dire que le Syndicat des Mineurs d’ici a lancé un mot d’ordre de grève ; et que je suis le secrétaire du Syndicat des Mineurs. Et comme j’essaie de gâcher son travail en ne venant pas, je crois que ce ne serait pas très bien de gâcher ses plaisirs et sa pièce en venant. »

« Pourquoi faites-vous grève ? » demanda Archer.

« Eh bien, nous voulons une augmentation », répondit Braintree sans la moindre gêne. « Quand avec deux sous on n’achète qu’un seul pain à un sou, nous voulons deux sous pour l’acheter. C’est ce qu’on appelle la complexité du Système industriel. Mais ce qui compte encore plus pour le Syndicat, c’est de se faire reconnaître. »

« Se faire reconnaître, comment cela ? »

« Eh bien, voyez-vous, le Syndicat n’existe pas. C’est une tyrannie écrasante, qui menace de détruire toute l’économie britannique ; mais il n’existe pas. La seule certitude de Lord Seawood, et de tous ses adversaires les plus véhéments, est qu’il n’existe pas. Alors, pour laisser entendre qu’une entité de ce genre n’est peut-être pas entièrement dépourvue d’existence, nous nous réservons le droit de faire grève. »

« Et de laisser la malheureuse population sans charbon, je suppose », s’écria Archer avec emportement ; « si vous faites cela, je vous parie que vous aurez l’opinion publique contre vous. Si vous ne voulez pas extraire le charbon, et si le Gouvernement ne vous y force pas, nous nous trouverons des gens pour le faire. Moi par exemple, je répondrais de cent hommes d’Oxford ou de Cambridge ou de la Cité, qui n’hésiteraient pas à travailler à la mine pour gâcher votre complot. »

« Pendant que vous y êtes », répondit Braintree d’un ton méprisant, « pourquoi ne demandez-vous pas à cent mineurs de terminer l’enluminure de Mlle Ashley à sa place ? Être mineur, c’est un métier très spécialisé, mon cher monsieur. Un mineur n’est pas un pelleteur de charbon. Vous, vous feriez peut-être un très bon pelleteur. »

« Je suppose que vous voulez m’insulter », dit Archer.

« Oh non », répondit Braintree, « c’est un compliment. »

Murrel intervint pour ramener la paix. « Tiens, vous vous mettez tous à penser comme moi ; on commence par être pelleteur de charbon, je suppose, puis ramoneur, et on continue jusqu’à ce qu’on soit tout noir. »

« Mais n’êtes-vous pas Syndicaliste ? » demanda Olive d’un ton extrêmement sévère. Puis, après une pause, elle ajouta : « Qu’est-ce que c’est qu’un Syndicaliste ? »

« À mon avis, la façon la plus simple de l’expliquer », dit Braintree avec plus d’égards, « ce serait de dire que pour nous la mine devrait appartenir aux mineurs. »

« La mine est mienne, en fait », dit Murrel, « quelle belle devise médiévale. »

« Je trouve cette devise très moderne », fit remarquer Olive d’un ton légèrement acerbe ; « mais est-ce que vous croyez que ça marcherait si les mineurs étaient propriétaires de la mine ? »

« Ridicule, n’est-ce pas ? » dit le Syndicaliste. « Autant parler d’un peintre qui serait propriétaire de sa boîte de peinture. »

Olive se leva, et alla jusqu’aux portes-fenêtres ouvertes sur le jardin, qu’elle regarda en fronçant le sourcil. Son froncement de sourcil était en partie dû au Syndicaliste, mais en partie aussi à ses propres pensées. Après quelques minutes de silence, elle sortit sur le chemin recouvert de gravillon et s’éloigna lentement. Il y avait dans cette action une certaine réprimande discrète ; mais Braintree était trop emporté par ses idées pour y prêter attention.

« Je suppose », poursuivit-il, « que personne ne s’est jamais rendu compte à quel point il est extravagant et utopique pour un violoniste d’être propriétaire de son violon. »

« C’est complètement idiot, votre histoire de violon », s’écria M. Archer avec impétuosité, « comment voulez-vous qu’une bande de bons à rien... ? »

Murrel une fois de plus détourna la conversation pour revenir à ses frivolités premières.

« Allons », dit-il, « on ne résoudra jamais ces problèmes sociaux si on ne recourt pas à mon expédient à moi : toute la noblesse et toute l’élite intellectuelle de France réunies pour voir Louis XVI mettre le bonnet rouge. Quel beau spectacle quand tous nos artistes et tous nos plus grands penseurs se réuniront pour me voir respectueusement passer au cirage la figure de Lord Seawood. »

Braintree continua à fixer Archer de son œil noir.

« À présent », dit-il, « nos artistes et nos penseurs n’ont réussi qu’à lui cirer les bottes. »

Archer se leva d’un bond comme si l’autre, non content de le fixer, avait aussi prononcé son nom.

« Lorsqu’on accuse un honnête homme de cirer des bottes », dit-il, « il risque de vous tanner le cuir à la place. »

Braintree sortit un poing osseux de sa poche.

« Oh, vous savez », dit-il, « les grévistes sont prêts à se battre. »

« Ne faites pas les imbéciles, vous deux », insista l’homme de paix en mettant entre eux son grand pinceau rouge, « reste calme, Jack. Tu vas faire une bêtise – tu vas mettre le pied dans les rideaux rouges du roi Richard. »

Archer alla lentement se rasseoir ; et son adversaire, après un moment d’hésitation, se prépara à sortir par la fenêtre ouverte.

« Ne t’inquiète pas », grommela-t-il, « je ne trouerai pas ta toile. Il me suffit d’avoir fait un accroc dans vos armoiries. Qu’est-ce que tu veux de moi ? Je sais que tu es un vrai aristocrate ; mais je t’aime bien quand même. Mais qu’est-ce que cela a changé pour nous que tu sois un vrai aristocrate ou un faux aristocrate ? Tu sais aussi bien que moi que les gens comme moi sont invités dans des maisons comme celle-ci, et ils y vont pour parler en faveur de leurs camarades ; et vous les traitez bien, toutes sortes de belles femmes les traitent bien, tout le monde les traite bien ; et le moment arrive où ils deviennent tout simplement – voyons, comment appelle-t-on celui qui a une lettre à remettre de la part de ses amis et qui a peur de la remettre ? »

« Oui, mais dis donc », protesta Murrel, « tu n’as pas seulement fait un accroc, tu m’as mis dans le pétrin. Je ne trouverai plus personne maintenant. On ne joue que dans un mois ; mais il y aura encore moins de inonde à ce moment-là ; et on aura sans doute besoin de ce délai pour les répétitions. Pourquoi ne pas le faire simplement pour nous rendre service ? Quelle importance, tes opinions ? Je n’ai pas d’opinions, moi ; je les ai toutes épuisées à Oxford quand j’étais jeune. Mais je n’aime pas décevoir les dames ; et il n’y a vraiment pas d’autres hommes ici. »

Braintree le regarda fixement.

« Pas d’autres hommes », répéta-t-il.

« Ben, il y a le père Seawood, bien entendu », dit Murrel. « Ce n’est pas un mauvais bougre, dans son genre ; et il ne faut pas me demander de le juger aussi sévèrement que toi. Mais je dois dire que je ne le vois guère en Troubadour. Je t’assure qu’il n’y a vraiment pas d’autres hommes. »

Braintree le regardait toujours.

« Il y a un homme dans la pièce d’à côté », dit-il, « il y a un homme dans le couloir ; il y a un homme au jardin ; il y a un homme à la porte d’entrée ; il y a un homme à l’écurie ; il y a un homme à la cuisine, il y a un homme à la cave. Quel palais de mensonges vous êtes-vous bâti, quand vous les voyez tous autour de vous tous les jours, et vous ne savez même pas que ce sont des hommes ? Pourquoi nous mettons-nous en grève ? Parce que vous oubliez jusqu’à notre existence quand nous ne nous mettons pas en grève. Dites à vos domestiques de vous servir, mais pourquoi le ferais-je, moi ? »

Et il sortit dans le jardin et s’éloigna d’un pas furieux.

« Eh bien », fit enfin Archer, « je dois avouer que je ne peux vraiment pas encaisser ton ami. »

Murrel fit un pas en arrière, et, la tête penchée sur le côté, contempla sa toile en connaisseur.

« C’est une idée épatante, les domestiques », dit-il placidement. « Tu ne vois pas le vieux Perkins en Troubadour ? Tu connais le maître d’hôtel ici, n’est-ce pas ? Ou l’un de ces valets, il troubadourerait à merveille. »

« Ne dis pas de bêtises », dit Archer avec irritation, « c’est un petit rôle, mais il a toutes sortes de choses à faire. Par exemple, il doit baiser la main de la princesse. »

« Le maître d’hôtel le ferait comme un Zéphyr », répondit Murrel ; « mais peut-être faudrait-il chercher plus bas dans la hiérarchie. S’il n’est pas d’accord je demanderai aux valets, si eux ne veulent pas je demanderai au palefrenier, et si lui ne veut pas je demanderai au garçon d’écurie, et si lui ne veut pas je demanderai au commis de cuisine, et si lui n’est pas d’accord je demanderai à ce qui est plus bas et plus vil qu’un commis de cuisine. Et si cela ne marche pas, je descendrai plus bas encore et je demanderai au bibliothécaire. Mais bien sûr ! Voilà la solution ! Le bibliothécaire. »

Et dans un élan soudain, il lança son imposant pinceau à l’autre bout de la pièce et sortit en courant dans le jardin, suivi d’un M. Archer éberlué.

La matinée était fort peu avancée ; car les amateurs s’étaient levés bien avant le petit déjeuner pour jouer ou pour peindre ; et Braintree se levait toujours de bonne heure pour écrire et poster un éditorial sévère, pour ne pas dire enragé, pour un journal du soir travailliste. La blancheur du ciel avait encore ces teintes rose pâle dans les coins et sur les bords qui avaient dû pousser le Poète, avec son imagination un peu débordante, à doter l’aurore de doigts. La maison était perchée sur une hauteur dont les pentes, de deux côtés, descendaient vers la Severn. Le jardin en terrasses, bordé de massifs d’arbres en fuseau qui portaient les nuages blancs de la floraison printanière, avec ses grandes plates-bandes campées comme un immense dessin héraldique, à la fois sévère et gai, voilait à peine, et ne brouillait pas, la courbe majestueuse du paysage. Le long de ses contours les nuages s’élevaient en volutes comme la fumée des canons, comme si le soleil eût livré une bataille silencieuse aux hauts lieux de la terre. Sous le vent et le soleil, l’herbe se couchait avec des tons fauves ; et l’on eût dit que les deux hommes se tenaient sur l’épaule luisante de l’univers. À un emplacement élevé, mais posé là comme par accident, se trouvait, sur un socle, un fragment gris qui provenait des ruines de l’ancienne abbaye autrefois située à cet endroit. Un peu plus loin se trouvait le coin d’une aile plus ancienne de la maison vers laquelle Murrel se dirigeait. Archer avait un physique d’acteur, et un beau costume de théâtre, qui sont du meilleur effet dans un décor naturel de ce genre ; et l’illusion pittoresque fut complétée par une silhouette tout aussi curieusement vêtue, qui sortit au soleil quelques instants plus tard. C’était une jeune femme qui portait une couronne royale et une chevelure rousse à l’allure presque aussi royale, car son port de tête habituel dénotait un tempérament hautain autant qu’une bonne santé, et elle semblait humer la brise comme le cheval de guerre de l’Écriture ; toute au bonheur de porter cette longue robe dont le mouvement s’accordait à celui du vent et aux courbes du paysage. Julian Archer, dans son costume tricolore bien ajusté, faisait un tableau magnifique ; auprès duquel les couleurs modernes du costume et de la cravate de Murrel avaient l’air aussi vulgaires que celles des garçons d’écurie avec qui il avait coutume de paresser.

Rosamund Severn, la fille unique de lord Seawood, était de ces personnes qui agissent toujours avec impétuosité ; et qui ne passent pas inaperçues. Sa grande beauté était du genre exubérant, tout comme sa bonté et sa bonne humeur ; et elle prenait un plaisir énorme à être une princesse médiévale – au théâtre. Elle n’avait point l’esprit rêveur et véritablement réactionnaire de son amie et invitée Mlle Ashley. Au contraire elle était très à la page et avait énormément de sens pratique. Bien que contrecarrée en fin de compte par l’esprit conservateur de son père, elle avait tenté de bonne heure de devenir doctoresse ; mais s’était résignée à être dame patronnesse, du genre remuant. Elle avait aussi, à un moment donné, joué un rôle important dans les réunions publiques et comme militante, mais quant à savoir si c’était pour donner le droit de vote aux femmes, ou pour les empêcher de l’obtenir, ses amis ne s’en souvenaient jamais.

En voyant Archer au loin, elle l’appela de sa voix sonore et décidée.

« Je te cherchais ; tu ne trouves pas que nous devrions revoir cette scène ? »

« Et moi je te cherchais aussi », dit Murrel en l’interrompant. « Il y a un nouveau drame dans notre théâtre. Dis-moi, est-ce que tu connais ton bibliothécaire, par hasard ? Enfin, est-ce que tu le connais de vue ? »

« Qu’est-ce que les bibliothécaires viennent faire là-dedans ? » demanda Rosamund de sa voix terre à terre. « Oui, bien sûr que je le connais. Je crois que personne ne le connaît très bien. »

« C’est une sorte de rat de bibliothèque, je suppose », dit Archer.

« Oh, nous sommes tous des rats », fit remarquer allégrement Murrel. « Je suppose qu’être rat de bibliothèque, ça montre qu’on sait choisir sa nourriture. Écoute, j’ai bien envie d’attraper ce rat, mais il faut se lever tôt. Veux-tu te lever tôt pour moi, Rosamund, et me l’attraper ? »

« Eh bien, ce matin je me suis levée tôt », répondit-elle, « avec l’alouette. »

« Et toute prête à batifoler, comme l’alouette, je suppose », dit Murrel. « Mais trêve de plaisanteries ; méprisez-vous la terre où les soucis abondent, je veux dire connais-tu la bibliothèque où les livres abondent, et peux-tu m’amener un bibliothécaire en chair et en os ? »

« Je crois qu’il y est en ce moment », dit Rosamund quelque peu étonnée. « Tu n’as qu’à aller lui parler ; mais qu’est-ce que tu peux bien lui vouloir ? »

« Tu vas toujours droit au fait », dit Murrel. « Tu mets en plein dans le mille ; tu ne rates jamais le pigeonnier : tu es l’oiseau qu’il nous faut. »

« Un oiseau de paradis », dit gracieusement M. Archer.

« Et toi tu es un oiseau moqueur », répondit-elle en riant, « et tout le monde sait que Chimpanzé est une oie. »

« Je suis un rat, une oie et un chimpanzé », acquiesça Murrel. « Mon évolution n’a pas de fin ; mais avant de me transformer en autre chose, je m’explique. Archer, avec son odieux orgueil d’aristocrate, ne veut pas que le commis de cuisine joue le rôle du Troubadour, alors je me rabats sur le bibliothécaire. Je ne connais pas son nom, mais il nous faut quelqu’un à tout prix. »

« Il s’appelle Herne », répondit la jeune femme sur un ton un peu dubitatif. « Ne va pas... je veux dire, c’est quelqu’un de très bien ; c’est un vrai savant, je crois. »

Mais Murrel fonçait déjà, impétueux comme toujours, et disparaissait au coin de la maison vers les portes vitrées qui menaient à la bibliothèque. Mais au moment où il passait le coin, il s’arrêta brusquement pour regarder avec étonnement quelque chose qui se trouvait non loin de là. Sur la crête de la partie supérieure du jardin, juste avant la pente qui mène aux parties basses, se tenaient, noires sur le ciel matinal, deux silhouettes ; les dernières qu’il se serait attendu à voir ensemble. L’une était John Braintree, ce déplorable démagogue. L’autre était Olive Ashley. Tandis qu’il regardait, il est vrai, Olive se détourna avec un geste qui avait l’air d’être de colère ou de rejet. Mais ce qui parut extraordinaire à Murrel n’était pas tant leur séparation que leur rencontre. Un air de perplexité passa un instant sur son visage simiesque et mélancolique ; puis il fit demi-tour et entra d’un pas léger dans la bibliothèque.

 

 

 

 

CHAPITRE III

 

L’échelle de la bibliothèque

 

 

On avait à une certaine époque vu le nom du bibliothécaire de Seawood dans les journaux ; mais c’était probablement à son insu. C’était pendant la grande polémique de 1906 sur les chameaux, quand le professeur Otto Elk, ce redoutable savant hébraïsant, menait sa grande et courageuse campagne contre le livre du Deutéronome ; et il s’était servi de la connaissance intime et singulière que l’obscur bibliothécaire avait des Paléo-Hittites. Le lecteur érudit est avisé qu’il ne s’agit pas de vulgaires Hittites, mais d’une race bien plus ancienne connue sous le même nom. Il en savait vraiment très long sur ces Hittites, mais seulement, comme il l’expliquait avec beaucoup de soin, depuis l’unification du royaume par Pan el Zaga (vulgairement mais stupidement connu sous le nom de Pan ul Zaga) jusqu’à la désastreuse bataille de Uli-Zamuel, après quoi on ne peut guère prétendre qu’il s’agisse encore de civilisation paléo-hittite proprement dite. En ce qui le concerne, on pouvait dire sérieusement que personne ne savait combien il en savait. Il n’avait jamais écrit de livre sur les Hittites ; s’il l’avait fait, c’eût été une bibliothèque. Mais nul autre que lui n’aurait pu en faire la critique.

Son entrée dans la grande polémique et sa sortie furent également isolées et étranges. Apparemment il existait un système ou un alphabet d’hiéroglyphes hittites qui différaient de tous les autres ; qui en fait, aux yeux distraits d’un monde indifférent, ne ressemblaient pas à des hiéroglyphes du tout, mais à des surfaces irrégulières de pierre à demi pourrie. Mais comme la Bible disait quelque part que quelqu’un avait emmené 47 chameaux, le professeur Elk put répandre la grande et joyeuse nouvelle que dans le récit hittite de ce qui était évidemment le même épisode, l’érudit Herne dans ses recherches avait déjà déchiffré une allusion distincte à 40 chameaux seulement ; découverte qui fit trembler les fondements de la cosmologie chrétienne, et sembla à bon nombre de gens ouvrir des perspectives alarmantes et prometteuses en ce qui concernait l’institution du mariage. Le nom du bibliothécaire revint assez fréquemment sous la plume des journalistes pendant quelque temps, et répéter que Galilée, Bruno et Herne avaient été persécutés ou méconnus par l’orthodoxie devint une agréable variation par rapport au trio Galilée, Bruno et Darwin. On peut en effet, d’une certaine façon, parler de méconnaissance ; car le bibliothécaire de Seawood continua à déchiffrer laborieusement ses hiéroglyphes sans l’aide de personne ; et il avait déjà découvert que les mots « quarante chameaux » étaient suivis des mots « et sept ». Mais il n’y avait rien dans un si mince détail pour inciter un monde en marche à s’arrêter ou à mettre le nez dans les activités poussiéreuses d’un chercheur solitaire.

Le bibliothécaire était certainement de ceux qui vivent loin de la lumière du jour, et il était fait pour être une ombre parmi les ombres d’une grande bibliothèque. Il avait la taille longue et souple, mais il avait l’habitude de tenir une épaule un peu plus haute que l’autre ; ses cheveux étaient blond cendré. Il avait le visage mince et les traits longs et droits ; mais ses yeux d’un bleu très pâle étaient un peu plus écartés que ceux des autres hommes ; ce qui augmentait l’impression qu’il avait un œil de travers. L’impression en vérité était plutôt bizarre. On eût dit que son œil était ailleurs, non pas simplement qu’il regardait ailleurs, mais presque qu’il appartenait à une tête qui n’était pas la sienne. Et en vérité, d’une certaine manière, c’était bien le cas ; il appartenait à la tête d’un Hittite d’il y a dix mille ans.

Car il y avait en Michael Herne une qualité qui existe sans doute chez tous les spécialistes, enfouie sous leurs montagnes de matériaux, et qui seule leur permet d’en supporter le poids ; une qualité qui lorsqu’elle arrive à s’exprimer dans l’air supérieur, a nom de poésie. Il transformait instinctivement en tableaux tout ce qu’il étudiait. Même des hommes d’un certain discernement, capables d’apprécier maints volets de l’histoire, n’auraient vu en lui qu’un archéologue poussiéreux, qui grattait la terre à la recherche de marmites préhistoriques et de l’éternelle hache de pierre, la hache de guerre que la plupart d’entre nous sont pressés d’enterrer. Mais ils auraient été injustes. Ces objets difformes n’étaient pas pour lui des idoles, mais des outils. Lorsqu’il regardait la hache hittite, il l’imaginait vraiment en train de tuer quelque chose à mettre dans la marmite hittite ; quand il regardait la marmite, il l’imaginait vraiment en train de bouillir, pour cuire quelque chose que la hache avait tué. Il n’aurait pas dit « quelque chose », bien entendu ; mais aurait donné le nom d’un oiseau ou d’un animal suffisamment comestible ; il était tout à fait capable de dresser un menu hittite. À partir de fragments aussi vagues, il avait en vérité édifié une cité visionnaire et archaïque, qui par sa difformité éléphantesque éclipsait l’Assyrie. Son âme était ailleurs, elle marchait sous d’étranges cieux de turquoise et d’or ; parmi des coiffes hautes comme des sépulcres et des sépulcres plus hauts que des citadelles ; et des barbes tressées comme on en voit sur les tapisseries. Quand par la fenêtre ouverte de la bibliothèque il regardait le jardinier balayer les coquettes allées de Seawood, ce n’est pas cela qu’il voyait. Il voyait des bêtes et des oiseaux énormes, assis sur des trônes, qui semblaient taillés à même la montagne. Il voyait des visages gigantesques qu’on eût dits bâtis comme des villes. On laissait même entendre qu’il avait permis aux Hittites de l’obséder à un tel point qu’il en était un peu dérangé. Le bruit courait qu’un professeur imprudent, qui avait rapporté des commérages sans fondement sur la moralité de la princesse hittite Pal ul Gazel, s’était fait rouer de coups par le bibliothécaire à l’aide du long balai dont on se servait pour épousseter les livres, et avait dû chercher refuge en haut de l’échelle. Mais les avis étaient partagés quant à savoir si cette histoire reposait sur des faits ou sur les dires de M. Douglas Murrel.

En tout cas, cette anecdote était au moins une allégorie. Peu de gens se rendent compte de ce qu’un obscur dada peut cacher d’emportement belliqueux dans la controverse. L’esprit guerrier s’est pour ainsi dire réfugié dans les dadas, qui sont comme les coins perdus de la terre ; et a laissé les domaines publics plus vastes singulièrement monotones et plats, sans débat véritable. On pourrait s’imaginer que le Télégramme Quotidien était un journal de sabreurs et la Revue des Fouilles Assyriennes un journal doux et pacifique. Mais en vérité c’est le contraire. C’est le journal populaire qui est devenu froid et conventionnel, et plein de clichés dont on se sert sans conviction. C’est la revue savante qui est pleine d’ardeur, de fanatisme, de rivalité. M. Herne ne pouvait pas se retenir quand il pensait au professeur Poole et à ses absurdes et monstrueuses insinuations sur le scandale préhittite. Il poursuivit le professeur, sinon avec un balai, du moins avec une plume qu’il brandissait comme une arme, et il consacrait à ces questions inconnues des trésors d’éloquence véritable, de logique, et d’énergie vitale qui resteront inconnus du monde, eux aussi. Et quand il découvrait des faits nouveaux, dénonçait des erreurs courantes, ou portait son attention sur des contradictions qu’il dénonçait avec une clarté aveuglante, il était toujours aussi loin de la célébrité ; mais il était quelque chose que les gens connus peuvent rarement prétendre être. Il était heureux.

Par ailleurs, c’était le fils d’un pasteur désargenté ; il était l’un des rares étudiants à avoir réussi à ne connaître personne à Oxford, non qu’il détestât vraiment la compagnie, mais parce qu’il aimait vraiment la solitude. Et ses activités physiques, rares mais régulières, étaient soit solitaires, comme la marche ou la natation, soit inhabituelles et excentriques, comme l’escrime. Il avait une très bonne connaissance générale de la littérature, et, étant forcé de gagner sa vie, il fut très heureux de toucher un salaire en s’occupant de la magnifique collection de livres anciens qu’avaient réunie les propriétaires précédents de l’abbaye de Seawood. Mais il avait passé les uniques vacances de sa vie à travailler très dur : il était parti comme tout petit assistant faire des fouilles dans les villes hittites de l’Arabie ; et toutes ses rêveries n’étaient qu’une répétition de ces vacances.

Il se tenait dans l’ouverture des portes-fenêtres par lesquelles la bibliothèque donnait sur la pelouse, les mains dans les poches de son pantalon, avec ce regard mort qu’ont tous les rêveurs, lorsque la ligne verte du jardin fut brisée par l’apparition de trois silhouettes, dont deux au moins pouvaient être considérées comme frappantes, pour ne pas dire surprenantes. On eût dit des fantômes aux couleurs gaies, surgis du passé. Leur costume n’avait rien de hittite, comme l’eût décelé sans peine même un niveau moins élevé de spécialisation ; mais il était presque aussi incongru. La troisième silhouette seule, vêtue d’un complet léger en tweed, était rassurante dans sa modernité.

« Oh, M. Herne », lui disait une jeune femme d’un ton courtois mais plutôt ferme ; une jeune femme encadrée d’un merveilleux hennin à deux cornes et d’une robe bleue étroite aux longues manches en pointe. « Nous voudrions vous demander un très grand service. Nous avons un très grave problème. »

On eût dit que les yeux de M. Herne modifiaient leur mise au point, comme si on avait ajouté une nouvelle lentille, pour estomper les lointains et faire entrer le premier plan ; un premier plan que remplissait la magnifique jeune femme. Cela parut avoir sur lui un effet bizarre, car il resta muet un instant, puis dit avec plus de chaleur qu’on aurait pu en attendre de lui à le voir :

« Si je peux vous être utile en quoi que ce soit... »

« Seulement jouer un tout petit rôle dans notre pièce », dit-elle d’un ton suppliant, « nous sommes désolés qu’il soit si petit, mais tout le monde nous a laissé tomber, et nous ne voulons pas tout abandonner. »

« Il s’agit de quelle pièce ? » demanda-t-il.

« Oh, ce n’est pas bien sérieux, évidemment », ajouta-t-elle sans effort, « elle s’appelle « Blondel le Troubadour », et ça parle de Richard Cœur de Lion, avec des sérénades, des princesses, des châteaux, tous les trucs habituels. Mais nous avons besoin de quelqu’un pour le Second Troubadour, qui doit accompagner Blondel et lui parler. Ou plutôt l’écouter, car, bien sûr, c’est Blondel qui parle tout le temps. Il ne vous faudrait pas longtemps pour apprendre votre rôle. »

« Il suffit de gratter un peu la guitare », dit Murrel d’un ton encourageant, « une sorte de variante médiévale du bon vieux banjo. »

« Ce qu’il nous faut vraiment », dit Archer avec plus de sérieux, « c’est un arrière-plan hautement romantique, pour ainsi dire. C’est cela que représente le Second Troubadour ; comme « Les Amants de la Forêt », le passé dans les rêves d’enfant, plein de chevaliers errants, d’ermites, et tout le reste. »

« C’est beaucoup de demander à quelqu’un d’être un arrière-plan hautement romantique à si bref délai », reconnut Murrel, « mais vous savez ce que c’est. Allez, soyez un arrière-plan, M. Herne. »

Le long visage de M. Herne avait pris un air de douleur intense.

« Je suis vraiment désolé », dit-il, « j’aurais vraiment aimé vous aider. Mais ce n’est pas ma période. »

Pendant que les autres le regardaient d’un air perplexe, il continua comme un homme qui pense à haute voix.

« Garton Rogers est l’homme qu’il vous faut. Floyd est très bien ; mais surtout pour la Quatrième Croisade. Vraiment, le meilleur conseil que je puisse vous donner, c’est d’aller voir Rogers, de Balliol. »

« Je le connais un peu », dit Murrel en regardant l’autre avec un sourire plutôt forcé. « C’était mon professeur. »

« Parfait », dit le bibliothécaire. « Vous ne pourriez pas mieux tomber. »

« Oui, je le connais », dit Murrel avec gravité ; « il n’a pas tout à fait soixante-treize ans, il est complètement chauve, et si gros qu’il marche à peine. »

La jeune fille perdit toute dignité ; et pouffa de rire comme une enfant : « Mon Dieu ! » dit-elle. « Si on lui faisait faire tout ce chemin depuis Oxford, et qu’on l’habillait comme ça » ; et elle désigna avec une hilarité qu’elle était incapable de contenir les jambes de M. Archer, qui étaient d’une époque assez douteuse.

« C’est le seul homme qui puisse interpréter la période », dit le bibliothécaire, en secouant la tête. Quant à le faire venir depuis Oxford, le seul autre que je voie, il faudrait le faire venir de Paris. Il y a un ou deux Français, et un Allemand. Mais aucun autre historien en Angleterre n’est à sa hauteur. »

« Oh, voyons », protesta Archer, « Bancock est l’auteur historique le plus connu depuis Macaulay ; il est connu dans le monde entier. »

« Il fait des livres, n’est-ce pas ? » dit le bibliothécaire, les lèvres légèrement pincées. « Garton Rogers est votre homme »

La dame au hennin à corne pouffa à nouveau.

« Mais Dieu me pardonne », s’écria-t-elle, « cela ne dure que deux heures à peu près. »

« C’est assez pour qu’on voie les petites erreurs », dit le bibliothécaire d’un air sombre. « Reconstruire une période du passé pendant deux heures d’affilée demande plus de travail que vous ne l’imaginez. Si seulement c’était ma période à moi... »

« Eh bien, si c’est un savant qu’il nous faut, qui pourrait faire l’affaire mieux que vous ? » demanda la jeune femme d’un air triomphant, mais sans grande logique.

Herne la regardait avec une sorte d’ardeur triste ; puis il détourna les yeux vers l’horizon et poussa un soupir.

« Vous ne comprenez pas », dit-il à voix basse, « la période d’un homme, c’est toute sa vie, en un sens. Il faut vivre parmi les tableaux, les sculptures, les objets médiévaux avant de pouvoir traverser une pièce comme le ferait un homme du Moyen Âge. Je sais cela d’après ma propre période ; les gens me disent que les vieilles sculptures de prêtres et de dieux hittites ont l’air raide ; mais je sens que je sais d’après ces attitudes raides ce qu’ils avaient comme danses. J’ai parfois l’impression que j’entends la musique. »

Pour la première fois dans ce brouhaha de malentendus, la conversation s’arrêta et le silence s’installa instantanément ; et les yeux du savant bibliothécaire, comme les yeux d’un idiot, étaient perdus au bout de la terre. Puis il continua, en une sorte de monologue :

« Si j’essayais de jouer une période à laquelle je ne me suis pas appliqué, on me prendrait en défaut. Je mélangerais tout. Si je devais jouer de cette guitare dont vous parlez, ce ne serait pas la bonne guitare. J’en jouerais comme si c’était un shenaun, ou du moins le hinopsis à demi hellénique. N’importe qui verrait que mes gestes n’étaient pas des gestes de la fin du XIIe siècle. N’importe qui dirait tout de suite « Ça, c’est un geste hittite. »

« C’est effectivement », dit Murrel en ouvrant de grands yeux, « la phrase qui viendrait sur toutes les lèvres. » Mais bien qu’il continuât à regarder le bibliothécaire d’un air éberlué et admirateur qu’il ne cherchait pas à déguiser, il était de plus en plus convaincu du sérieux de cette étrange situation. Car il voyait sur le visage de Herne cette expression de sagacité qui est la preuve finale de la naïveté.

« Mais Bon Dieu ! » s’écria Archer, comme quelqu’un qui rejette un cauchemar hypnotique. « Je vous dis que ce n’est qu’une pièce. Je connais déjà mon rôle ; et il est beaucoup plus long que le vôtre. »

« Oui, mais vous avez de l’avance », insista Herne, « vous l’avez étudié, vous avez étudié la pièce entière ; vous avez eu le temps de réfléchir aux Troubadours ; vous avez vécu dans la période. N’importe qui pourrait voir que ce n’est pas mon cas. Il y aurait toujours un petit quelque chose », expliqua-t-il d’un air presque rusé, « une petite astuce que j’avais ratée, une erreur, quelque chose qui ne pouvait pas être médiéval. Je crois qu’il faut laisser tranquilles les gens qui savent de quoi ils parlent ; et vous, vous avez étudié la période. »

Il contemplait le beau visage sans expression de la jeune femme qui se trouvait devant lui ; tandis qu’Archer, dans l’ombre derrière elle, semblait céder à une sorte de désespoir amusé. Soudain le bibliothécaire perdit son immobilité méditative et sembla revenir à la vie.

« Bien entendu, je pourrais peut-être vous chercher quelque chose dans la bibliothèque », dit-il en se tournant vers les rayons. « Il y a une très bonne série française sur tous les aspects de la période sur le rayon du haut, je pense. »

La bibliothèque était une pièce d’une hauteur inhabituelle, avec un toit en pente aussi prononcé que le toit d’une église. En vérité il s’agissait peut-être effectivement du toit d’une église, ou au moins d’une chapelle, car elle faisait partie de l’aile originelle qui avait représenté l’abbaye de Seawood quand c’était vraiment une abbaye. Pour cette raison, le rayon supérieur ressemblait plus au sommet d’une falaise qu’au sommet d’une bibliothèque ordinaire. On ne pouvait l’escalader qu’à l’aide de la très longue échelle de bibliothèque, qui à ce moment-là était appuyée contre les étagères. Le bibliothécaire, dans son élan soudain, était arrivé au sommet de cette grande échelle avant qu’on pût l’arrêter ; il fouillait dans une rangée de volumes poussiéreux que la distance faisait paraître tout petits et impossibles à distinguer les uns des autres. Il sortit un grand volume de la rangée de volumes ; et trouvant peu commode de l’examiner tout en restant en équilibre en haut de l’échelle, il se hissa sur l’étagère, dans l’espace laissé par le livre, et resta assis là comme s’il eût été un récent in-folio de grande valeur qu’on avait offert à la bibliothèque. Il faisait assez sombre là-haut sous le toit ; mais il y avait une ampoule électrique et il l’alluma calmement. Un silence s’ensuivit, et il continua à rester assis là sur son lointain perchoir, ses longues jambes ballantes entre ciel et terre, sa tête complètement invisible derrière le mur de cuir du grand volume.

« C’est un fou », dit Archer à voix basse. « Un peu dingue, vous ne trouvez pas ! Il nous a déjà oubliés. Si on enlevait l’échelle il ne s’en apercevrait même pas. Voilà l’occasion de faire une de tes farces, Chimpanzé. »

« Non merci », répondit Murrel brièvement. « Pas de plaisanteries à ce sujet s’il vous plaît. »

« Pourquoi pas ? » demanda Archer. « Voyons, tu as enlevé l’échelle toi-même quand le Premier Ministre inaugurait une statue au sommet d’une colonne, et il est resté là pendant trois heures. »

« Ce n’est pas la même chose », grommela Murrel ; mais il ne dit pas pourquoi ce n’était pas la même chose. Peut-être il ne savait pas très bien pourquoi ce n’était pas la même chose, sinon que le Premier Ministre était son cousin germain et s’était exposé de son propre gré à se faire chahuter en devenant politicien. En tout cas il sentait la différence intensément, et quand Archer dans son humeur folâtre saisit l’échelle pour la déplacer, il lui dit de laisser tomber d’une voix presque féroce.

À ce moment, cependant, une voix qu’il connaissait l’appela par son nom depuis la porte qui donnait sur le jardin. Il se retourna et vit la silhouette sombre d’Olive Ashley dans l’encadrement de la porte ; son attitude exprimait l’attente et le commandement.

« Tu ferais mieux de ne pas toucher à cette échelle », lança-t-il par dessus son épaule tout en s’en allant, « ou je te jure que... »

« Quoi ? » demanda Archer sur un ton de défi.

« Je me laisserai aller à ce qu’il appellerait un geste hittite », dit Murrel, et il se dirigea à pas rapides vers l’endroit où Olive attendait. L’autre jeune fille était déjà sortie dans le jardin pour lui parler ; il était évident que quelque chose l’avait mise en émoi ; et Archer resta seul avec le bibliothécaire inconscient et l’échelle tentatrice.

Archer se sentit comme un écolier à qui on a dit « Chiche ! ». Ce n’était pas un lâche ; et il était extrêmement vaniteux. Il détacha l’échelle de l’étagère élevée avec beaucoup de soin et sans déranger un grain de poussière sur les rayons poussiéreux, ou un cheveu sur la tête du savant inconscient qui lisait le grand livre. Sans faire de bruit il porta l’échelle dans le jardin et l’appuya contre un hangar. Puis il chercha les autres du regard ; et finit par les voir groupés au loin sur la pelouse, absorbés par leur conversation au point d’être aussi inconscients du crime que la victime elle-même. Ils parlaient d’autre chose ; de quelque chose qui allait mener à d’étranges conséquences ; à une étrange histoire qui avait pour point de départ l’absence de plusieurs personnes de leur place habituelle, et notamment l’absence de l’échelle de la bibliothèque.

 

 

 

 

CHAPITRE IV

 

La première épreuve de John Braintree

 

 

Le monsieur appelé Chimpanzé traversa à pas rapides la vaste étendue de pelouse balayée par le vent, en direction du monument solitaire (si on peut l’appeler ainsi), ou de la curiosité, ou de la relique, qui se trouvait au milieu de cet espace découvert. C’était en fait un important fragment tombé du portail gothique de l’ancienne abbaye, posé ici de façon précaire et incongrue sur un socle plus moderne, probablement par l’esprit romantique assez brumeux d’un gentilhomme d’il y a cent ans, qui pensait qu’une accumulation ultérieure de mousse et de clair de lune en ferait peut-être un sujet convenable pour l’ingénieux auteur de « Marmion ». En l’examinant de près (ce que personne ne faisait jamais) on pouvait dans ses contours fracturés discerner avec peine la forme d’un monstre assez repoussant, dont les yeux ronds regardaient vers le haut d’un air méchant, et qui était peut-être un dragon mourant, au-dessus duquel se tenait quelque chose de vertical qui ressemblait à des colonnes ou des fûts tronqués, et qui était peut-être la partie inférieure d’un corps humain. Mais ce n’était pas le goût des antiquités et l’ardeur à prendre note de ces détails qui poussait M. Douglas Murrel à se hâter vers cet endroit, mais la très impatiente dame qui l’avait fait sortir de la maison pour affaire urgente avait désigné cet endroit pour le rendez-vous. De l’autre bout du jardin, il voyait Olive Ashley qui se tenait près de la pierre, et il voyait qu’elle ne s’y tenait nullement avec la même tranquillité. Même à cette distance, ses gestes et son allure trahissaient une certaine agitation, voire une certaine nervosité. Elle était peut-être la seule personne à jamais regarder ce morceau de pierre laborieusement taillé ; et même elle reconnaissait que c’était laid et qu’elle ne savait pas ce que cela voulait dire. Mais de toute façon elle ne le regardait pas en ce moment.

« Je voudrais te demander un service », dit-elle brusquement, sans le laisser parler. Puis elle ajouta, sans beaucoup de logique : « Je ne vois pas pourquoi cela me rendrait service à moi. Cela m’est égal. C’est dans l’intérêt de tout le monde – la société, etc., etc. ! »

« Je vois », dit Murrel avec gravité, et peut-être même avec une légère ironie.

« D’ailleurs c’est ton ami ; ce Braintree, je veux dire. » Puis elle changea de ton à nouveau, et elle dit d’une voix furieuse : « Tout cela est de ta faute ! Il a fallu que tu nous le présentes. »

« Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? » demanda son compagnon patiemment.

« Simplement que je le déteste, voilà ! » dit-elle. « Il s’est très mal conduit et... »

« Comment... ? » s’écria vivement Murrel, sur un ton nouveau et inhabituel.

« Oh non », dit Olive en colère, « ce n’est pas cela que je veux dire. Je ne veux pas qu’on se batte avec lui ; il ne s’est pas « mal conduit » au sens conventionnel de l’expression. Il a été horriblement arrogant et buté, c’est tout, il prétend faire la loi en utilisant des grands mots qui sortent de ses affreux livres étrangers, il proclame toutes sortes d’idioties sur l’unité syndicale et le je-ne-sais-quoi prolétarien... »

« Ces mots ne sont pas faits pour les dames », dit Murrel en hochant la tête, « mais je crains de ne pas tout à fait comprendre pour le moment de quoi il s’agit. Puisque je ne dois pas me battre avec lui pour avoir parlé d’unité syndicale (ce qui à mon avis est une excellente raison pour se battre avec quelqu’un), que veux-tu donc que je fasse ? »

« Je veux qu’on le remette à sa place », dit la jeune femme avec un air sombre et rancunier. « Je veux qu’on lui fasse entrer dans la tête qu’en réalité il est tout à fait ignorant. Par exemple, il n’a jamais de sa vie fréquenté des gens instruits. Cela se voit à sa façon de marcher et de s’habiller. J’ai comme l’impression que je pourrais supporter n’importe quoi si seulement il voulait bien ne pas lancer en avant cet énorme hérisson de barbe noire. Il aurait peut-être l’air tout à fait normal sans sa barbe. »

« Dois-je comprendre », demanda Murrel, « que tu veux que j’aille raser ce monsieur de force ? »

« Ne dis pas de bêtises », répondit-elle avec impatience. « Je veux tout simplement dire que je voudrais, ne serait-ce qu’une petite seconde, qu’il se repente d’être barbu. Ce que je veux, c’est lui montrer ce que sont vraiment les gens instruits. C’est pour son bien. Il pourrait – il pourrait être tellement mieux. »

« Est-ce qu’il faut l’envoyer à la formation continue ou aux cours du soir », demanda innocemment Murrel, « ou peut-être au catéchisme ? »

« On n’apprend jamais rien à l’école », répondit-elle ; « je pense au seul endroit où on apprenne vraiment quelque chose – le monde ; le grand monde. Je veux qu’il voie qu’il y a des choses qui valent mieux que ses petites lubies hargneuses – je veux qu’il entende des gens parler de musique, d’architecture, d’histoire, de tout ce que connaissent les gens vraiment savants. Bien sûr qu’il est devenu arrogant à force de discourir dans la rue et de faire la loi dans les bistrots de bas étage – où il tyrannise des gens qui sont encore plus ignorants que lui. Mais si jamais il se trouve avec des gens vraiment cultivés, il est assez intelligent pour se sentir bête. »

« Donc, tu veux un savant, digne, cultivé jusqu’au bout des ongles, et tu as tout naturellement pensé à moi », dit Murrel d’un ton approbateur. « Tu veux que je l’attache à un fauteuil de salon et que je lui administre du thé et du Tolstoï, ou du Tupper, ou tout auteur en vogue à l’heure actuelle. Mais, ma chère Olive, il ne viendrait pas. »

« J’ai réfléchi à tout cela », dit-elle assez précipitamment, « c’est ça que je voulais dire quand je parlais de service – un service pour lui et pour tous mes semblables, bien sûr. Écoute, je veux que tu persuades Lord Seawood de lui demander de venir discuter de la grève. Il ne viendrait que pour cela ; et après nous le présenterons à des gens dont la conversation le dépasse, et ça le fera... ça le fera grandir. C’est tout à fait sérieux, Douglas. Il a un pouvoir aberrant sur ces ouvriers. Si on ne peut pas lui faire voir la vérité, ils... c’est un orateur à sa façon. »

« Je savais que tu étais une aristocrate gavée », dit-il en contemplant la jeune fille frêle et tendue, « mais je ne te savais pas si diplomate. Eh bien, je suppose que je dois participer à ton horrible complot, si tu m’assures vraiment que tout cela est pour son bien. »

« Bien sûr que c’est pour son bien », répondit-elle avec assurance. « Sans cela je n’en aurais jamais eu l’idée. »

« Bien entendu », répondit Murrel, et il repartit vers la maison, à pas sensiblement plus lents que quand il en venait. Mais il ne vit pas l’échelle appuyée contre le hangar, autrement le déroulement de cette histoire en eût été gravement compromis.

La théorie d’Olive sur l’éducation des ignorants par la fréquentation des gens instruits lui donnait furieusement à penser, tandis qu’il traversait l’étendue herbeuse en donnant des coups de pieds dans le sol, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon. Bien sûr, ce n’était pas bête ; il arrivait que les gens trouvent leur niveau en allant à Oxford. Ils découvrent à quel point leur éducation a été négligée, même s’ils continuent à la négliger. Mais il n’avait jamais vu tenter l’expérience sur une couche sociale aussi peu éclairée que le noir et profond gisement de houille représenté par le Syndicaliste. Il n’imaginait pas un homme aussi rude et obstiné dans sa démagogie que son ami Jack Braintree apprenant peu à peu à tenir délicatement une cigarette et une tasse de thé, tout en devisant du Shakespeare roumain. Il savait qu’il devait y avoir une réception de ce genre l’après-midi même, mais Braintree là-dedans ! Certes il y avait une foule de choses que le maussade tribun sorti des bas quartiers ne savait pas. Mais Murrel n’était pas bien sûr que Braintree aurait jamais envie de les savoir.

Pourtant, une fois sa résolution prise d’aller au secours de la société et d’Olive Ashley en exhibant ainsi le mineur inculte comme un ilote ivre, il s’y employa le plus gravement du monde ; et c’était tout à fait caractéristique chez lui que de dissimuler sous la gravité le plaisir profond et élémentaire qu’il éprouvait à faire une farce. Ce qui était peut-être moins élémentaire, c’était la question de savoir à qui au juste il faisait cette farce. Il se dirigea vers l’aile du bâtiment qui contenait le bureau, où l’on ne pénétrait que rarement, du grand Lord Seawood lui-même. Il y resta une heure, et en ressortit avec le sourire.

C’est ainsi qu’à la suite de ces manœuvres, dont il ignorait tout, un Braintree éberlué, dont la barbe et les cheveux noirs semblaient se hérisser en tous sens tandis qu’il regardait autour de lui à la recherche d’une explication, se trouva cet après-midi-là (après une entrevue solennelle et mystérieusement futile avec le grand capitaliste) lâché par une autre porte dans le salon de cette aristocratie intellectuelle qui devait achever son éducation. Il avait certes l’air inachevé, planté là au milieu de la pièce, le dos rond et l’œil noir, avec une mine qui n’était pas moins renfrognée pour l’être inconsciemment. Il n’était point laid, mais il avait l’air gauche. Surtout, il n’avait pas l’air aimable ; et il s’en rendit compte. C’était les autres, il fallait bien le reconnaître, qui lui montraient de l’amabilité ; une amabilité parfois un peu pesante, peut-être, à force d’être joviale. Il y avait un homme corpulent, suave et chauve, qui était particulièrement jovial ; et qui n’était jamais si jovial, on pourrait dire jamais si bruyant, que lorsqu’il prenait un ton confidentiel. Il faisait un peu penser à ce potentat des Ballades de Bab dont les chuchotements étaient des hurlements épouvantables.

« Ce qu’il nous faut », dit-il, en réduisant doucement de son poing serré quelque chose en poudre dans le creux de sa main, « ce qu’il nous faut pour avoir la paix sociale, c’est instruire les ouvriers. N’écoutez jamais les réactionnaires Ne croyez pas ceux qui vous disent que c’est une erreur d’éduquer le peuple. Il faut éduquer les masses, c’est évident. Mais surtout en matière économique. Si nous pouvons une bonne fois enfoncer dans la tête du peuple quelque idée des lois de l’économie politique, nous n’entendrons plus parler de ces conflits qui font fuir le commerce et menacent de nous mettre à tous le couteau sous la gorge. Quelles que soient nos opinions, nous voulons tous empêcher cela. Quel que soit notre parti, nous ne voulons pas de cela. Je ne parle pas dans l’intérêt d’un parti quelconque ; j’affirme que c’est tout à fait au-dessus des partis. »

« Mais si je vous dis », répondit Braintree, « que nous voulons nous aussi accroître la demande effective, c’est bien au-dessus des partis, n’est-ce pas ? »

L’homme corpulent lui jeta un coup d’œil rapide et comme furtif. Puis il dit : « Euh... oui, sans doute. »

Il y eut un silence, puis quelques remarques enjouées sur le temps qu’il faisait ; et puis Braintree s’aperçut que l’homme corpulent, doucement et sans en avoir l’air, s’était arrangé pour s’éloigner, comme un léviathan silencieux glissant vers d’autres mers. La calvitie et le lorgnon assez pompeusement perché de l’homme corpulent avaient plus ou moins donné l’impression qu’il était professeur d’économie politique. Ses propos avaient plutôt donné l’impression qu’il ne l’était pas. La première étape de l’éducation culturelle de M. Braintree avait peut-être été malheureuse. Car elle avait laissé à ce sombre personnage le sentiment, qui allait croissant, que le partisan de l’éducation économique des masses n’avait personnellement pas la moindre idée de ce que signifie « demande effective ».

Il serait injuste, cependant, de donner trop d’importance à ce premier fiasco ; étant donné que le corpulent chauve (qui était en fait un certain sir Howard Pryce, patron d’une grosse affaire de savon) avait peut-être mis le pied par accident dans le domaine personnel assez étroit du syndicaliste. Le salon contenait une foule de gens qui ne risquaient pas le moins du monde de discuter de l’éducation ouvrière ou de la demande en économie. Parmi eux se trouvait, cela va sans dire, M. Almeric Wister. Cela va sans dire parce qu’il y a toujours M. Almeric Wister dès que vingt ou trente personnes sont réunies pour une après-midi de ce genre.

M. Almeric Wister était, et est toujours, le point fixe central autour duquel se sont agglutinées d’innombrables formes, à peine différenciées, de futilité mondaine. Il arrivait à être si omniprésent vers l’heure du thé à Mayfair, que certains ont soutenu que ce n’était pas un homme, mais un consortium ; une foule de Wister épars parmi les différents salons, tous grands, décharnés, les yeux caves, soigneusement vêtus, tous avec des voix graves, avec barbe et cheveux peu fournis mais plutôt longs, un peu esthètes. Même dans des réceptions de ce genre dans les châteaux, il y en avait toujours un certain nombre ; de sorte qu’on avait l’impression que le consortium envoyait des troupes en tournée dans les provinces. Il avait une vague réputation d’expert en tableaux, et était de première force sur la question de la longévité des pigments. C’était le genre d’homme qui se souvient de Rossetti, et qui connaît des anecdotes inédites sur Whistler. Quand on le présenta à Braintree, ses yeux tombèrent d’abord sur la cravate rouge de ce démagogue, dont il déduisit fort correctement que Braintree n’était pas expert en tableaux. L’expert sentit donc qu’il avait toute liberté pour être encore plus expert que d’habitude. Il roula ses yeux caves d’un air de reproche, depuis la cravate jusqu’à un tableau accroché au mur, un Lippi, ou autre primitif italien ; car l’abbaye de Seawood n’avait pas seulement une belle collection de livres, mais aussi une belle collection de tableaux. Une association d’idées poussa Wister à se faire inconsciemment l’écho de la plainte d’Olive Ashley, et à dire que le rouge utilisé pour les ailes de l’un des anges était un secret technique perdu. Quand on pensait à quel point la Cène avait passé...

Braintree acquiesça poliment ; il ne connaissait pas grand-chose à la peinture, et rien du tout aux pigments. Cette ignorance, ou cette indifférence, parachevèrent l’impression produite par le manque de raffinement de la cravate. L’expert se rendant parfaitement compte maintenant que son interlocuteur était totalement profane, se dilata, se mit à rayonner la condescendance. Il fit une sorte de conférence.

« Ruskin a tout à fait raison sur ce point », dit M. Almeric Wister. « Cela ne vous ferait pas de mal de lire Ruskin, ne serait-ce que pour vous initier. À l’exception de Pater, bien sûr, aucun critique depuis n’a dégagé une telle autorité. La démocratie, bien sûr, ne favorise pas l’autorité. Et je crains fort, M. Braintree, que la démocratie ne favorise pas l’art. »

« Eh bien nous verrons cela, j’imagine, si nous avons un jour quelque démocratie », dit Braintree.

« Je crains », dit Wister en hochant la tête, « que nous en ayons déjà bien assez pour nous faire négliger toutes les autorités en matière d’art. »

À ce moment, Rosamund aux cheveux roux et au visage volontaire et intelligent arriva près d’eux, en pilotant à travers la foule un robuste jeune homme, qui lui aussi avait le visage intelligent ; mais là s’arrêtait la ressemblance, car il n’était guère beau, avec ses traits épais et ses cheveux et sa moustache en brosse. Mais il avait le regard clair d’un homme courageux, et ses manières étaient agréables et sans prétention. C’était un châtelain du voisinage, nommé Hanbury, qui s’était fait quelque réputation comme explorateur des pays tropicaux. Après avoir fait les présentations et échangé quelques mots avec le groupe, elle dit à Wister : « Je crois que nous avons interrompu votre conversation » ; ce qui était bien le cas en effet.

« Je disais », dit Wister d’un air dégagé, mais aussi avec quelque hauteur, « que je crains bien que nous soyons tombés dans la démocratie, et dans une époque de gens petits. Les Grands Victoriens ne sont plus. »

« Oui, bien sûr », répondit la jeune fille un peu mécaniquement.

« Nous n’avons plus de Géants », reprit-il.

« Cela devait être une doléance assez courante en Cornouailles », dit Braintree d’un ton pensif, « quand Jack le Tueur de Géants revenait de faire sa ronde. »

« Quand vous aurez lu les œuvres des Géants Victoriens », dit Wister d’un ton assez dédaigneux, « vous comprendrez peut-être ce que j’entends par géant. »

« Vous ne voulez pas vraiment dire, M. Braintree », protesta la jeune femme, « que vous voulez la mort des grands hommes. »

« Eh bien, je crois que c’est une idée qui se défend », dit Braintree. « Tennyson méritait la mort pour avoir écrit la « Reine de Mai », et Browning méritait la mort pour avoir fait rimer “misère” avec “tamisèrent”, et Carlyle méritait la mort pour avoir été Carlyle ; et Herbert Spencer méritait la mort pour avoir écrit « L’Homme contre l’État » ; et Dickens méritait la mort pour n’avoir pas tué la Petite Nell plus tôt ; et Ruskin méritait la mort pour avoir dit que l’homme ne devait pas être plus libre que le soleil ; et Gladstone méritait la mort pour avoir laissé tomber Parnell ; et Disraeli méritait la mort pour avoir parlé du « craintif auteur de ses jours », et Thackeray... »

« Miséricorde ! » fit la jeune femme en riant, « laissez-nous souffler un peu. Vous avez lu tout cela ? »

Wister, pour une raison ou pour une autre, eut l’air extrêmement contrarié ; quasiment méchant. « Moi je vous le dis », dit-il, « tout cela, c’est la populace, et sa haine de tout ce qui est supérieur. L’envie de tout rabaisser. C’est pour cela que vos fichus syndicats ne veulent pas qu’un bon ouvrier soit payé mieux qu’un mauvais. »

« Cela se défend, d’un point de vue économique », dit Braintree avec modération. « Une grande autorité a fait remarquer qu’il y a déjà égalité de salaires dans les meilleurs métiers. »

« Karl Marx, je suppose », dit l’expert, avec humeur.

« Non, John Ruskin », répliqua l’autre. « L’un de vos Géants Victoriens. Mais le point de départ et le titre du livre n’étaient pas de John Ruskin, mais de Jésus-Christ ; qui n’avait pas, hélas, le privilège d’être victorien. »

Le petit homme aux traits épais nommé Hanbury eut peut-être le sentiment que la conversation devenait trop religieuse pour être respectable ; en tout cas, il s’interposa pacifiquement, en demandant : « Vous êtes du pays minier, M. Braintree ? »

L’autre acquiesça, assez sombrement.

« Je suppose », dit le nouvel interlocuteur de Braintree, « qu’il va y avoir pas mal d’agitation chez les mineurs ? »

« Au contraire », répliqua Braintree, « il y aura beaucoup de repos chez les mineurs. »

L’autre fronça le sourcil, un moment perplexe, puis dit vivement : « Vous voulez dire que la grève est annulée ? »

« Elle a bel et bien lieu », dit Braintree, le regard dur ; « donc l’agitation, c’est fini. »

« Là, je ne vous suis pas du tout », s’écria la jeune femme qui avait le sens pratique, et qui était destinée à être sous peu la Princesse des Troubadours.

« C’est comme je le dis », répliqua-t-il sèchement. « Je dis qu’il y aura beaucoup de repos chez les mineurs. Vous parlez toujours comme si faire grève c’était lancer des bombes ou faire sauter des maisons. Faire grève c’est tout simplement se reposer. »

« Quel amusant paradoxe », s’écria la maîtresse de maison, d’un air presque joyeux, comme s’il se fût agi d’un nouveau jeu de société, qui devait maintenant assurer la réussite de sa réception.

« J’aurais cru que c’était un lieu commun, autrement dit une vérité première », répondit Braintree. « Pendant une grève, les ouvriers se reposent ; et c’est une fameuse nouveauté pour certains d’entre eux, je vous l’assure. »

« Ne pourrait-on pas dire », dit Wister, de sa voix grave, « que le vrai repos se trouve dans le travail ? »

« Si vous y tenez », dit Braintree d’un ton neutre. « On est libre, ici – vous du moins. Et pendant que vous y êtes, vous pourriez dire que le vrai travail se trouve dans le repos. Et alors vous serez enchanté de l’idée de grève. »

La maîtresse de maison le regardait avec une expression nouvelle, ferme, mais qui changeait peu à peu ; l’expression avec laquelle les gens à l’esprit lent mais sincère reconnaissent quelque chose avec laquelle il faut compter, et peut-être même qu’il faut respecter. Car bien qu’étouffée sous la fortune et le luxe depuis sa naissance, ou peut-être à cause de cela, elle était entièrement innocente, et n’avait jamais vu de honte à regarder les gens en face.

« Vous ne pensez pas », dit-elle au bout d’un moment, « que nous nous disputons pour un mot ? »

« Non, ce n’est pas mon avis, si vous voulez le savoir », dit-il d’un ton bourru, « je pense que nous discutons de part et d’autre d’un abîme, et ce petit mot est le gouffre qui sépare deux moitiés de l’humanité. Si cela vous intéresse vraiment, puis-je vous donner un petit conseil ? Si vous voulez nous faire penser que vous comprenez la situation, mais que vous n’approuvez toujours pas la grève, dites tout ce que vous voudrez sauf cela. Dites que les mineurs sont possédés par le diable ; dites que les mineurs sont des traîtres et des anarchistes ; dites que les mineurs blasphèment et ont perdu la raison. Mais ne dites pas qu’il y a de l’agitation chez les mineurs. Car ce petit mot trahit ce que vous avez au fond en tête ; c’est quelque chose de très vieux, et cela s’appelle l’Esclavage. »

« Voilà qui est bien extraordinaire », dit M. Wister.

« N’est-ce pas », dit la jeune femme. « Passionnant ! »

« Non, c’est simple comme tout », dit le Syndicaliste. « Supposons qu’il y a un homme dans votre cave à charbon, au lieu de votre mine. Supposons que sa tâche est de casser du charbon toute la journée, et que vous l’entendez donner des coups de marteau. Supposons qu’il reçoit un salaire ; et supposons que vous pensez honnêtement que c’est un salaire suffisant. En tout cas, vous l’entendez taper sans cesse du matin au soir tandis que vous fumez ou que vous jouez du piano – jusqu’au moment où le bruit dans la cave s’arrête soudain. C’est peut-être à tort – c’est peut-être à raison – c’est tout ce qu’on voudra. Mais ne voyez-vous pas – rien ne peut-il vous faire voir – ce que vous avez vraiment en tête si vous vous contentez de dire, comme Hamlet à sa vieille taupe : “Repose-toi, esprit troublé” ? »

« Ha », dit M. Wister avec condescendance, « je suis heureux de voir que vous avez lu Shakespeare. »

Mais Braintree continua sans prêter attention à cette remarque.

« Les coups de marteau incessants dans votre cave s’arrêtent un instant. Et que dites-vous à l’homme qui est là dans le noir ? Vous ne lui dites pas « Merci d’avoir bien travaillé ». Vous ne lui dites même pas « Vous avez fait un travail de cochon ». Ce que vous dites, c’est « Reposez-vous ; dormez encore. Reprenez votre repos normal. Continuez dans cet état de pleine quiétude qui vous est naturel et que rien n’aurait jamais dû troubler. Continuez ce mouvement rythmique et berceur qui pour vous doit être comme le sommeil ; qui pour vous est une seconde nature, et fait partie de l’ordre des choses. Continuez 1, comme disait Dieu dans la nouvelle de Belloc. Pas d’agitation. »

Tandis qu’il parlait avec véhémence, mais sans violence, il prit vaguement conscience d’une quantité de têtes nouvelles tournées vers lui et son groupe ; elles ne le dévisageaient pas impoliment, mais donnaient l’impression générale qu’une foule venait dans cette direction. Il vit Murrel le regarder avec une mélancolie amusée, la cigarette au bec, et Archer qui à intervalles réguliers lui jetait un coup d’œil par dessus son épaule, comme s’il craignait qu’il ne mît le feu au château. Il vit les visages avides et à demi sérieux de plusieurs dames, appartenant à l’espèce qui est toujours assoiffée de nouveautés. Tous ceux qui étaient proches de lui étaient voilés et déroutants ; mais au milieu de la foule il voyait, là-bas, dans un coin de la pièce, éloigné mais distinct, et même trop distinct, le visage pâle mais éclatant de la petite miss Ashley, celle qui avait la boîte de peinture, qui le regardait attentivement...

 « Mais l’homme qui est dans la cave n’est qu’un étranger venu du dehors », poursuivit-il, « qui est entré dans votre trou noir pour attaquer un rocher comme il attaquerait une bête sauvage ou toute autre force élémentaire de la nature. Casser du charbon dans une cave est un acte. Le casser dans une mine est une aventure. La bête sauvage peut tuer dans sa propre caverne. Et se battre avec cette bête sauvage, c’est l’agitation sans relâche ; une guerre contre le chaos, comme celle d’un homme qui se fait un chemin dans la forêt africaine à coups de hache. »

« M. Hanbury », dit Rosamund en souriant, « vient de rentrer d’une expédition de ce genre. »

« Oui », dit Braintree, « mais quand il ne part pas en expédition, vous ne dites pas qu’il y a de l’agitation au Club des Explorateurs. » « Touché ! Bien joué », dit Hanbury, bon enfant.

« Ne voyez-vous pas », poursuivit Braintree, « que quand vous dites cela à notre sujet, vous sous-entendez que nous ne sommes tous que des mouvements d’horlogerie, et que vous ne remarquez même pas le tic-tac, tant que la pendule ne s’arrête pas ? »

« Oui », dit Rosamund, « je crois que je vois ce que vous voulez dire, et je ne l’oublierai pas. » Et, en vérité, sans être une lumière, elle était de ces gens rares et assez précieux qui n’oublient jamais ce qu’ils ont appris.

 

 

 

 

CHAPITRE V

 

La seconde épreuve de John Braintree

 

 

Douglas Murrel connaissait le monde ; il connaissait son monde à lui, mais par bonheur son goût des fréquentations douteuses l’avait empêché de croire que c’était le monde entier. Et il savait très bien ce qui était arrivé. On avait amené Braintree ici pour le réduire au silence en l’humiliant, et maintenant on l’encourageait à parler. L’intérêt qu’on lui portait était peut-être en partie celui que suscitent les monstres ou les animaux savants ; le goût qu’ont tous les gens habitués au luxe pour la nouveauté ; mais le monstre faisait bonne impression. Il parlait beaucoup ; mais il n’avait pas l’air prétentieux ; seulement convaincu. Murrel connaissait le monde ; et il savait que ceux qui parlent beaucoup bien souvent ne sont pas prétentieux, parce qu’ils ne sont pas sensibles.

Et maintenant il connaissait la suite. Les sots avaient dit leur mot ; ceux qui ne peuvent pas s’empêcher de demander à un explorateur de l’Arctique s’il aime le pôle Nord ; ceux qui seraient tentés de demander à un nègre quel effet cela fait d’être noir. Il était inévitable que le vieil homme d’affaires parle d’économie politique à tous ceux qui, à sa connaissance, s’intéressaient à la politique. C’était sans importance si ce vieux crétin de Wister dissertait devant lui sur les grands victoriens. L’autodidacte n’avait aucune difficulté à montrer qu’il était plus cultivé que ces gens-là. Mais maintenant on était arrivé à l’étape suivante ; et d’autres gens commençaient à s’intéresser à lui. Les gens intelligents du beau monde, ceux qui ne parlent pas boutique, ceux qui parleraient au nègre de la pluie et du beau temps, se mirent à parler au Syndicaliste... de syndicalisme. Dans l’accalmie qui suivit sa riposte orageuse, des hommes aux voix plus discrètes commencèrent à lui poser des questions plus raisonnables ; souvent ils lui accordaient plusieurs de ses affirmations ; souvent ils se retranchaient derrière des objections plus fondamentales. Murrel faillit sursauter en entendant le père Eden, qui gardait pour lui tant de secrets diplomatiques et parlementaires, et qui ne parlait presque jamais, dire à Braintree de sa voix traînante aux accents bas et gutturaux : « Vous ne pensez pas que les Anciens avaient raison – Aristote et tous ces gens-là ? Peut-être est-il nécessaire qu’il y ait une classe sociale qui travaille sans arrêt pour nous dans la cave. »

Les yeux noirs de Braintree lancèrent des éclairs ; non de colère mais de joie ; parce qu’il savait maintenant qu’on le comprenait.

« Ah, maintenant vous dites des choses sensées », dit-il. Il y avait des gens dans l’assistance qui trouvaient qu’il était presque aussi impertinent de dire à lord Eden qu’il disait des choses sensées que de lui dire qu’il disait des bêtises. Mais lui-même était assez fin pour comprendre qu’on lui avait vraiment fait un compliment.

« Mais si vous voyez les choses comme cela », continua Braintree, « vous ne pouvez pas vous plaindre si les gens que vous séparez de cette façon se considèrent comme un élément à part. S’il y a bien une classe de cc genre, vous ne pouvez guère vous étonner qu’elle ait une conscience de classe. »

« Et je suppose que les autres ont aussi le droit d’avoir une conscience de classe », dit Eden en souriant.

« Tout à fait vrai », fit Wister avec toute l’emphase dont il était capable. « L’aristocrate, l’homme magnanime, comme dit Aristote... »

« Écoutez-moi bien », dit Braintree avec une certaine humeur, « je n’ai lu Aristote que dans des traductions bon marché ; mais je les ai bien lues. J’ai l’impression que vous autres gens de la bonne société, vous vous donnez beaucoup de mal pour apprendre à lire le grec ; et puis vous ne lisez jamais rien. Aristote, si je comprends bien, présente l’homme magnanime comme quelqu’un d’assez prétentieux. Mais il ne dit jamais qu’il doit être ce que vous appelez un aristocrate. »

« C’est tout à fait vrai », dit Eden, « mais les Grecs les plus démocratiques étaient partisans de l’esclavage. À mon avis l’esclavage a du bon, plus encore que l’aristocratie. »

Le Syndicaliste acquiesça presque avec enthousiasme ; et M. Almeric Wister eut l’air plutôt ahuri.

« Je dis », répéta Braintree, « que si vous pensez que l’esclavage est nécessaire, vous ne pouvez pas empêcher les esclaves de s’unir et de voir les choses à leur façon. Vous ne pouvez pas faire appel à leur civisme si ce ne sont pas des citoyens. Eh bien moi je fais partie de ces esclaves. Je sors de la cave à charbon. Je représente tous ces gens sales, crasseux, pas présentables ; je suis des leurs. Aristote lui-même n’y verrait rien à redire si je défends leur cause. »

« Vous la défendez très bien », dit Eden.

Murrel eut un sourire sans joie. À présent la mode battait son plein. Il reconnaissait tous les signes du changement dans le climat social ; cette nouvelle atmosphère qui entourait maintenant le Syndicaliste. Il entendit même le son familier qui posait la touche finale du tableau : la voix mélodieuse et confidentielle de Lady Boole, «... tous les jeudis. Nous serons ravis. »

Murrel, dont le sourire ne s’adoucissait pas, fit demi-tour et traversa la pièce jusqu’au coin où Olive Ashley était assise. Il remarqua qu’elle observait la scène les lèvres serrées et que ses yeux noirs brillaient dangereusement. Il lui parla un peu comme à quelqu’un qui est en deuil.

« J’ai bien peur que notre plaisanterie ait pris un mauvais tour », dit-il. « Il nous fallait un ours, et voilà que ça va être un chouchou. »

Elle leva les yeux et fit tout à coup un sourire éblouissant et fort déconcertant.

« Tu as vu, il les a fait tomber comme des quilles », s’écria-t-elle, « et il n’avait pas du tout peur du père Eden. »

Murrel la dévisagea, sa figure douloureuse marquée d’une perplexité toute nouvelle.

« Comme c’est étrange », dit-il. « On dirait que tu es fière de ton protégé 2. »

Sans pouvoir détacher les yeux de son sourire indéchiffrable, il finit par dire :

« Eh bien, je ne comprends pas les femmes ; personne ne les comprendra jamais, et de toute évidence il est dangereux d’essayer. Mais si je puis hasarder une simple conjecture, ma chère Olive, je commence à soupçonner que tu te paies légèrement notre tête. »

Il s’en alla avec son habituelle bonne humeur maussade ; et les invités prenaient déjà congé. Tandis que les derniers d’entre eux quittaient le château, il s’arrêta encore devant le portail qui menait au jardin, et lança sa flèche du Parthe.

« Je ne comprends pas les femmes », dit-il, « mais je connais quand même un peu les hommes. Et maintenant, moi, je vais me charger de ton ours savant. »

 

*   *   *

 

Le château de Seawood, malgré sa beauté et malgré son isolement apparent, n’était en fait qu’à huit ou dix kilomètres de l’une de ces villes de province, noircies par la fumée, qui poussent dans les paysages les plus riants depuis que la carte de l’Angleterre est apparue principalement comme une série de taches de charbon. La ville en question, qui gardait son ancien nom de Milldyke, était déjà très enfumée, mais encore relativement petite. Elle n’était pas tant liée au charbon lui-même qu’au traitement de divers sous-produits comme le goudron ; et il s’y trouvait plusieurs usines où l’on transformait en diverses choses ce déchet riche et précieux. John Braintree habitait l’une des rues les plus pauvres de la ville ; cela manquait de confort, mais c’était assez commode. Car il passait une grande partie de sa vie politique à essayer de réunir les organisations ouvrières qui avaient un rapport direct avec la mine et d’autres syndicats plus petits dont les membres travaillaient les dérivés. C’est vers cette adresse qu’il se dirigea maintenant, lorsqu’il tourna le dos au grand château où il venait de rendre une visite si curieuse et en apparence si vaine. Tandis qu’Eden, Wister, et les divers aristos (comme il disait) du voisinage s’en allaient dans leurs voitures somptueuses et silencieuses, il mit son orgueil à traverser la foule d’un pas guindé pour se diriger vers l’étrange petit omnibus rustique qui faisait la navette entre la noble demeure et la ville. Cependant, lorsqu’il monta à l’impériale de l’omnibus, il fut assez étonné de voir que M. Douglas Murrel montait à sa suite.

« Ça ne te gêne pas si je partage ton omnibus », demanda Murrel, en s’asseyant sur un banc à côté de l’unique voyageur de l’impériale ; car personne d’autre ne semblait avoir emprunté ce véhicule ; et ils reçurent en plein visage le souffle glacé de l’air nocturne lorsque le véhicule se mit en marche. Cela sembla réveiller Braintree, qui était perdu dans ses pensées, et il acquiesça assez sèchement.

« La vérité », dit Murrel, « c’est que j’ai envie d’aller voir ta cave à charbon. »

« Tu n’aimerais pas être enfermé dans la cave à charbon », fit l’autre, d’un ton encore un peu bourru.

« Évidemment, j’aimerais mieux être enfermé dans la cave à vin », avoua Murrel. « Voilà une nouvelle version de ta parabole du Travail. Les inutiles et les oisifs font la fête au-dessus, tandis que le bruit sourd et répété des bouchons qui sautent leur indique que je suis toujours là, en bas, à peiner, à travailler sans connaître le repos... Mais sincèrement, mon vieux, c’était intéressant ce que tu disais sur toi et les lieux sordides que tu fréquentes, et je me suis dit qu’il faudrait que j’aille y jeter un coup d’œil. »

Il se peut que M. Almeric Wister et d’autres eussent trouvé indiscret de parler à un homme moins fortuné qu’eux de son environnement sordide. Mais Murrel n’était pas indiscret ; et il n’avait pas tort quand il disait qu’il connaissait les hommes. Il connaissait la sensibilité morbide des hommes vraiment masculins. Il connaissait la peur presque paranoïaque qu’avait son ami du snobisme ; et il se garda bien de parler des succès du salon. Parler de Braintree comme s’il était esclave dans une cave à charbon, c’était lui rendre sa dignité.

« C’est surtout des fabriques de teintures, et des choses de ce genre, n’est-ce pas », demanda Murrel, en regardant la forêt de cheminées d’usines qui commençait à prendre forme dans les brumes du lointain.

« Toutes sortes de sous-produits du charbon », répondit son ami, « dont on se sert pour faire des couleurs chimiques, des teintures, des émaux, et ainsi de suite. J’ai l’impression que dans la société capitaliste, le sous-produit commence à être plus important que le produit principal. Il paraît que les millions de ton ami Seawood proviennent bien plus du goudron que du charbon – j’ai entendu dire qu’on utilisait quelque chose de ce genre pour la tunique rouge du soldat. »

« Et qu’est-ce qu’on utilise pour la cravate rouge du socialiste ? » demanda Murrel d’un ton de reproche. « Jack, je ne peux pas croire que cette cravate rouge que tu portes vient d’être trempée dans le sang des aristocrates. Malgré mon désir de penser du bien de toi, je n’arrive pas à croire que tu reviens tout ensanglanté du massacre de notre vieille noblesse. D’ailleurs, on m’a toujours laissé entendre que le sang serait bleu. Se pourrait-il que tu sois devenu une affiche ambulante pour la fabrique de teintures du père Machin ? Achetez nos cravates rouges. Spécialité de clientèle syndicaliste. M. John Braintree, le révolutionnaire bien connu, nous écrit : « Depuis que j’utilise votre... »

« De nos jours, personne ne sait d’où viennent les choses, Douglas », dit Braintree doucement. « Voilà ce qu’on appelle la publicité et le journalisme populaire dans un état capitaliste. Ma cravate à moi a peut-être été fabriquée par des capitalistes ; de la même façon, la tienne a peut-être été fabriquée par des insulaires anthropophages, tu sais. »

« Tissée avec les moustaches des missionnaires », répondit Murrel. « Voilà une pensée réjouissante. Et je suppose que ton boulot à toi c’est de faire des discours pour tous ces travailleurs. »

« Leurs conditions de travail sont infâmes », dit Braintree, surtout celles des pauvres types qui travaillent à la préparation de certaines teintures, peintures, etc., qui ne sont pas autre chose que des poisons et des dangers publics. Ils n’ont pour ainsi dire pas de syndicats dignes de ce nom, et leurs heures de travail sont beaucoup trop longues. »

« C’est la durée du travail qui tue le plus », acquiesça Murrel. « On n’a jamais assez de loisirs ou de divertissement en ce bas monde. Pas vrai, Bill ? »

Braintree était peut-être un peu flatté dans son for intérieur que son ami l’appelle toujours Jack ; mais il ne comprenait absolument pas pourquoi, dans un excès d’intimité, il venait de l’appeler Bill. Il était sur le point de poser une question, quand un grognement qui venait de l’obscurité devant lui le fit soudain penser à quelqu’un dont il devait avouer qu’il avait oublié l’existence même. Apparemment William était le prénom du conducteur de l’omnibus ; et Douglas Murrel avait l’habitude de l’appeler ainsi. Le grognement en guise de réponse de l’individu nommé Bill suffisait pour indiquer qu’il était tout à fait d’accord que la durée du travail des prolétaires était beaucoup trop longue.

« Oh, pour toi, ça va, Bill », dit Murrel. « T’as de la chance, surtout ce soir. Le père Charley prend la relève au Dragon, pas ? »

« Ben oui », dit le conducteur d’une voix lente et riche de mépris. « Y me remplace au Dragon, mais... » Il n’alla pas plus loin, un peu comme si prendre la relève au Dragon eût été quelque chose qu’on pouvait espérer même du père Charley avec ses facultés limitées, mais qu’à part cela il n’y eût guère eu de motifs de consolation.

« Lui, il monte au Dragon, et nous, nous descendons au Dragon », poursuivit Murrel, « alors viens prendre un pot. Juste pour me montrer que tu ne m’en veux pas pour Golliwog. Mais je te jure que je t’ai seulement dit de le jouer placé. »

« Ça fait rien, Monsieur. Ça fait rien du tout », fit Bill généreusement, dans un élan de charité chrétienne. « J’aime bien jouer un peu et si je perds.... eh ben voilà. »

« Eh oui, voilà », dit Murrel. « Et nous voici au Dragon ; je suppose que quelqu’un devrait entrer, pour aller chercher le père Charley. »

Dans la louable intention d’accélérer ainsi le service des transports en commun, Murrel parut brusquement tomber de l’impériale de l’omnibus. Il retomba sur ses pieds, cependant, étant descendu, en fait, au moyen d’une sorte de roue qu’il exécuta en pivotant dans les airs sur un seul pied. Puis il se fraya un chemin jusqu’à l’intérieur du bar éclairé et bruyant du Dragon Vert d’un air si décidé que les deux autres hommes le suivirent sans réfléchir. Le conducteur de l’omnibus, dont le nom complet était William Pond, le suivit en vérité sans affecter la moindre réticence, John Braintree le démocrate le suivit avec une légère réticence, et en affectant une certaine nonchalance. Il n’était ni prohibitionniste ni bégueule ; et il aurait bu de la bière sans arrière-pensée dans n’importe quelle auberge de campagne au cours d’une randonnée. Mais le Dragon Vert se trouvait à la sortie d’une ville industrielle ; et le local où ils venaient d’entrer n’était ni une arrière-salle, ni un bar-salon, ni un de ces petits compartiments méprisables que l’on appelle des bars privés. C’était le Pub, l’endroit franc et ouvert où boivent les pauvres. Et au moment où Braintree en franchit le seuil, il sut qu’il se trouvait devant quelque chose de nouveau ; quelque chose qu’il n’avait jamais encore touché, goûté, vu ou senti dans les quinze années où il avait fait l’orateur de carrefour. Il y en avait pour l’odorat, autant que pour la vue ; et beaucoup de choses qu’il n’avait pas envie de toucher, et encore moins de goûter. Il faisait très chaud, la foule était dense, et il y avait un vacarme assourdissant de gens qui parlaient tous en même temps. Beaucoup d’entre eux ne semblaient guère se soucier que les autres les écoutent ou parlent en même temps. Une grande partie de la conversation lui était totalement incompréhensible, bien que manifestement remplie d’expressions énergiques ; comme si une foule jurait en hollandais ou en portugais. De temps à autre dans le torrent de sons discordants et inintelligibles un mot se détachait, et une voix autoritaire qui venait de derrière le comptoir disait : « Voyons... voyons », et l’expression était tacitement retirée. Murrel s’était approché du bar, tout en saluant diverses personnes d’un signe de tête ; il frappa sur le comptoir avec une pièce de monnaie et demanda quatre verres de quelque chose.

Dans la mesure où le tourbillon avait un centre, un cercle semblait s’être formé autour d’un petit homme qui se tenait tout contre le comptoir ; et ce, non pas tant parce qu’il parlait beaucoup que parce qu’il semblait être le sujet de la conversation. On faisait sur lui toutes sortes de plaisanteries, comme on l’eût fait pour le temps, ou le Ministère de la guerre, ou toute autre cible reconnue pour l’art de la satire. Beaucoup de plaisanteries étaient directes, du genre « Tu te maries bientôt, George ? » ou « Qu’est-ce que t’as fait de ton pognon, George ? » D’autres commentaires étaient à la troisième personne, comme « Le père George, il est trop sorti avec les filles », ou « À mon avis le père George s’est perdu à Londres », et ainsi de suite. On pouvait remarquer que dans cette fusillade satirique nourrie il n’y avait aucune hargne et aucune méchanceté. Ce qui était encore plus remarquable, c’est que le père George lui-même ne semblait nullement contrarié ou étonné de se voir ainsi, mystérieusement et tout seul, transformé en cible humaine. C’était un petit homme courtaud, assez léthargique, qui pendant tout ce temps garda les yeux à demi fermés et conserva son sourire béat, comme si cette forme singulière de popularité était un plaisir qui ne tarit jamais. Il s’appelait George Carter, et c’était un petit marchand de légumes des environs. Pourquoi lui, plutôt qu’un autre, devait à un moment donné quelconque, passer pour être amoureux ou pour s’être perdu à Londres, c’est ce que le visiteur fut incapable de deviner au bout de deux heures de conversation, et il ne l’aurait probablement jamais découvert même s’il avait écouté la conversation pendant dix ans. L’homme était tout simplement un aimant ; il avait le pouvoir mystique d’attirer sur lui toutes les taquineries qui pouvaient être dans l’air. On disait qu’il se mettait à bouder si par hasard on ne le taquinait pas. Braintree ne comprenait rien à ce mystère ; mais il lui arriva d’y penser longtemps après, en entendant parler dans les salons socialistes de rustres grossiers et de foules sauvages qui se moquaient cruellement des anormaux et des excentriques. Il se demandait si peut-être il avait assisté à l’une de ces scènes odieuses et barbares.

Pendant ce temps, Murrel avait continué à frapper sur le comptoir de temps à autre et à badiner avec une jeune femme de belle dimension qui apparemment avait tenté de faire ressembler ses cheveux à une perruque. Puis il se laissa entraîner dans une controverse interminable avec son voisin sur les chances qu’avait un quelconque cheval de gagner de tant de longueurs ou fractions de longueurs ; la différence portant sur le chiffre et non sur le principe de base. Le débat ne fit guère de progrès rapides vers une conclusion quelconque, car il consistait essentiellement à réitérer les prémisses avec une fermeté croissante. Ces deux disputants étaient polis autant que fermes ; mais ils étaient quelque peu gênés dans leur conversation par le comportement d’un homme exceptionnellement grand, décharné, et miteux, aux moustaches tombantes, qui se penchait entre eux, sans cesser de parler, avec l’intention louable de demander son avis sur la question au maussade Braintree.

« Je reconnais un Monsieur quand j’en vois un », répétait de temps à autre l’homme de grande taille, « et j’lui demande... j’lui demande, à ce Monsieur ; je reconnais un Monsieur quand... »

« Je ne suis pas un Monsieur », dit le Syndicaliste avec une certaine amertume.

L’homme de grande taille essaya de se pencher sur lui en faisant de grands gestes paternels, comme quelqu’un qui calme un enfant agité.

« Voyons, ne dites pas cela, Monsieur », dit cet homme paternel. « Ne dites pas cela... je reconnais un vrai gars de la haute quand j’en vois un, et je vous demande... »

Braintree s’écarta brusquement et entra en collision avec un grand terrassier tout couvert de poussière blanche, qui s’excusa avec une amabilité admirable, puis cracha par terre dans la sciure.

Cette nuit fut une sorte de cauchemar. À John Braintree elle parut aussi interminable que dépourvue de sens, et pourtant épouvantablement monotone. Car Murrel emmena son joyeux conducteur en tournée de bar en bar, sans vraiment beaucoup boire, sans boire la moitié de ce qu’un duc ou un professeur de faculté solitaire aurait bu avec une carafe de porto devant lui, mais ils le burent avec accompagnement incessant de gaz, de bruit, d’odeurs, et de discussions ininterrompues et interminables ; discussions que l’on pouvait véritablement appeler interminables, au sens propre, parce qu’elles ne semblaient même pas susceptibles d’aboutir à une conclusion. Quand dans le sixième pub eut retenti le cri sonore « On ferme », quand on eut poussé dehors la foule traînante, quand on eut mis les volets, l’infatigable Murrel entama une tournée parallèle des cafés, dans le louable but de dessoûler son monde. Là il mangea des sandwiches épais et but du café marron clair, tout en continuant à discuter avec ses semblables sur les qualités des chevaux et les prévisions pour les prochaines courses. L’aube se levait au-dessus des collines et de la frange des cheminées d’usines lorsque John Braintree soudain se tourna vers son ami et parla sur un ton qui l’obligea à l’écouter attentivement.

« Douglas », dit-il, « ce n’est pas la peine de continuer à jouer ton allégorie. J’ai toujours su que tu étais un type intelligent, et je commence à comprendre comment les gens de ton espèce ont continué à dominer toute une nation pendant si longtemps ; mais je ne suis pas tout à fait sot moi-même. Je t’ai compris. Tu ne l’as pas dit de ta propre voix, mais tu l’as dit cette nuit avec la voix de dix mille autres personnes. Tu as dit : « Oui, John Braintree, tu t’entends bien avec les aristos. C’est avec le populo que tu ne t’entends pas. Tu as passé une heure dans un salon et tu leur as parlé de Shakespeare et des verres musicaux. Maintenant que tu as passé une nuit dans les quartiers populaires, dis-moi – qui de nous deux connaît le mieux le peuple ? »

Murrel se taisait. Après un moment l’autre continua.

« C’est la meilleure réponse que tu puisses faire, et je ne t’ennuierai pas avec les réponses que je pourrais y faire. Je pourrais t’expliquer pourquoi nous reculons plus que vous devant ces choses-là ; comment vous, vous pouvez jouer avec, alors que nous, nous avons dû les combattre. Mais je préfère pour le moment te montrer que je comprends et que je ne t’en veux pas. »

« Je le sais », répondit Murrel. « Notre ami au pub n’a pas choisi ses mots avec beaucoup de tact ; mais il n’avait pas tout à fait tort quand il a dit que tu étais un Monsieur. Eh bien voilà, espérons-le, ma dernière plaisanterie. »

Mais il n’en avait pas fini avec les farces ce jour-là, car en rentrant à Seawood par le jardin, il vit quelque chose qui le fit sursauter ; l’échelle de la bibliothèque était appuyée contre une remise. Il s’arrêta, et son visage se fit presque dur.

 

 

 

 

CHAPITRE VI

 

Marchand de couleurs

 

 

Tandis que Murrel regardait, il lui vint peu à peu à l’esprit (qui peut-être ne se vidait pas bien vite des abondantes vapeurs de la fête) la conscience d’un certain résultat de l’absurde expédition nocturne à laquelle il venait de se livrer dans le cadre de la pédagogie expérimentale des révolutionnaires Il était resté dehors toute la nuit et n’avait rien vu de ce qui était arrivé récemment à ses amis et à leur spectacle. Mais il se souvint que c’était presque exactement à cette heure matinale, avec ses ombres étirées et le lointain rose pâle de l’aube, qu’il avait abandonné sa peinture de décors et s’était précipité dans la bibliothèque à la poursuite du bibliothécaire. Il avait laissé le bibliothécaire en haut de l’échelle il y avait un peu plus de vingt-quatre heures. Et voilà qu’il trouvait l’échelle jetée dans un coin du jardin comme un vieux meuble, toute tachée de moisissure, squelette sur lequel les araignées tissaient leur toile argentée du matin. Que s’était-il passé, et pourquoi avait-on jeté ce meuble-là au jardin ? Il se souvint des farces de Julian Archer, et son visage prit un air contrarié, tandis qu’il se dirigeait en hâte vers la bibliothèque pour regarder à l’intérieur.

Il eut tout d’abord l’impression que la majestueuse pièce, entièrement tapissée de livres, était vide. Un instant plus tard, il aperçut, dans le coin sombre et élevé où le bibliothécaire avait découvert ses manuels français d’histoire médiévale, un étrange nuage ou brouillard d’un bleu lumineux. Puis il remarqua que la lumière électrique était toujours allumée, et que le voile de vapeur à travers lequel elle brillait provenait de ce que quelqu’un avait fumé sur ce lointain perchoir, et y avait fumé pendant un bon nombre d’heures, peut-être bien (cette idée venait de naître dans l’esprit du noceur égaré) toute la nuit et une grande partie de la journée précédente. Alors pour la première fois il distingua nettement les deux longues jambes de M. Michael Herne qui pendaient encore depuis sa corniche élevée, où, semblait-il, il avait lu sans arrêt d’un lever de soleil à l’autre. Par bonheur il semblait avoir eu de quoi fumer. Mais il n’avait sans aucun doute rien eu à manger. « Mon Dieu », se dit tout bas Murrel, « il doit être affamé. Et le sommeil alors ? S’il avait dormi sur ce rebord, je suppose qu’il serait tombé. »

Il appela avec précaution l’homme perché, un peu comme on appelle un enfant qui joue sur le rebord d’un précipice. Il lui dit, comme pour le rassurer : « Ça va, j’ai l’échelle. »

Le bibliothécaire leva les yeux avec douceur par dessus son grand livre. « Voulez-vous que je descende ? » demanda-t-il.

Et Murrel vit alors le dernier prodige de son absurde journée. Car sans attendre l’échelle le moins du monde, le bibliothécaire se laissa descendre rapidement le long de la paroi de la bibliothèque, en prenant appui du bout du pied sur les étagères, non sans difficulté et non sans risque, et se retrouva enfin sur ses deux pieds. Il est vrai qu’en arrivant au sol il chancela un peu.

« Avez-vous fait appel à Garton Rogers ? » demanda-t-il. « Quelle période intéressante. »

Murrel ne se laissait pas facilement étonner, mais sur le coup il faillit chanceler à son tour. Il ne put qu’écarquiller les yeux et répéter : « Période ! Quelle période ? »

« Eh bien », répondit M. Herne, le bibliothécaire, les yeux à demi fermés, « on peut dire je suppose que l’époque la plus intéressante se trouve, disons entre 1080 et 1260. Qu’en pensez-vous ? »

« Je pense que c’est long si on n’a pas mangé », répondit Murrel. « Bon Dieu, vous devez être affamé. Êtes-vous vraiment perché là-haut depuis... depuis deux cents ans, pour ainsi dire ? »

« C’est vrai que je me sens un peu drôle », répondit Herne.

« Je n’approuve pas votre sens du comique », répondit l’autre. « Écoutez, je vais vous chercher quelque chose à manger. Les domestiques sont encore au lit ; mais un commis de cuisine de mes amis m’a une fois montré comment entrer dans le garde-manger. »

Il sortit rapidement de la pièce et revint au bout de cinq minutes environ avec un plateau chargé de choses incongrues, parmi lesquelles les bouteilles de bière semblaient prédominer.

« Fromage britannique à l’ancienne », dit-il, en posant ces divers objets sur des étagères tournantes. « Poulet froid, probablement postérieur à 1390. Bière, celle que buvait Richard Cour de Lion ; ou tout ce qu’il en a laissé. Jambon froid à la mode Troubadour 3. N’attendez pas pour vous y mettre. Je vous assure que boire et manger se faisaient beaucoup à la meilleure époque. »

« Je ne peux vraiment pas boire toute cette bière », dit le bibliothécaire. « Il est bien tôt. »

« Au contraire, il est bien tard », dit Murrel. « Je veux bien boire avec vous, je suis en train de terminer une sorte de festin moi-même. Un petit verre de plus ne nous fera pas de mal, comme on dit dans la vieille chanson des Troubadours de Provence. »

« Franchement », dit Herne, « je ne comprends pas très bien. »

« Moi non plus », dit Murrel, « mais la vérité c’est que moi aussi j’ai passé la nuit dehors. Je faisais des recherches. Pas exactement des recherches sur votre période, mais sur une autre période ; une période systématique, organisée, pleine de sociologie, etc. Vous me pardonnerez si je suis un peu endormi moi-même. Je me demande s’il y avait vraiment tant de différence entre une période et une autre. »

« Eh bien, vous voyez », s’écria Herne avec enthousiasme, « voilà exactement comment je vois les choses moi-même, en un sens. C’est incroyable, les parallèles que l’on trouve entre cette époque médiévale et mon sujet à moi. Comme c’est intéressant ce changement, cette transformation de l’ancien administrateur impérial en noble héréditaire ! On a l’impression, n’est-ce pas, de lire l’histoire de la transformation du Nal après l’invasion zamule ? »

« Ah oui alors ! » dit Murrel avec une ferveur pas très bien imitée. « Eh bien, j’espère que vous pourrez nous dire tout ce qu’il y a à savoir sur les Troubadours. »

« Oh, bien sûr, vous et vos amis savez ce que vous faites », dit le bibliothécaire. « Vous avez étudié la question il y a longtemps ; mais cela m’étonne que vous vous soyez concentrés à un tel point sur les Troubadours. J’aurais cru que les Trouvères auraient mieux fait votre affaire. »

« C’est une question de convention, je suppose », répondit Murrel. « C’est tout à fait normal de se faire donner la sérénade par un Troubadour ; mais si on découvrait un Trouvère dans le jardin, ce ne serait pas très convenable, et il pourrait se faire pincer pour vagabondage délictueux. »

Le bibliothécaire parut un peu déconcerté. Puis il dit : « J’ai commencé par croire que le Trouvère était une sorte de Zel, ou joueur de luth ; mais j’ai fini par conclure qu’il n’était qu’une sorte de Pani. »

« Je l’ai toujours soupçonné », dit Murrel, avec un air de mystère, « mais j’aimerais beaucoup avoir là-dessus l’opinion de Julian Archer. »

« Oui », dit le bibliothécaire avec humilité, « je suppose que M. Archer est expert en la matière. »

« Je l’ai toujours trouvé expert en toutes matières », dit Murrel avec un parfait sang-froid. « Mais, voyez-vous, moi je suis ignorant en toutes matières – à l’exception peut-être de la bière, dont il me semble que je bois plus que ma part. Allons, M. Herne, levez la brune coupe d’un air plus joyeux, je vous prie. Peut-être nous ferez-vous le plaisir de chanter quelque chose – une vieille chanson à boire hittite. »

« Non, vraiment », dit le bibliothécaire avec le plus grand sérieux. « Je ne pourrais absolument pas la chanter ; chanter ne fait pas partie de mes talents. »

« Tomber du haut d’une bibliothèque semble faire partie de vos talents », répliqua son compagnon. « Moi, il m’arrive souvent de tomber du haut d’un omnibus ; mais je n’aurais pas fait mieux. Il me semble, mon cher monsieur, que vous êtes une énigme. Maintenant que vous êtes peut-être un peu rétabli après avoir mangé et bu, surtout bu, peut-être me donnerez-vous des explications. Si vous aviez la possibilité, pendant les dernières vingt-quatre heures, de descendre à tout moment, puis-je vous demander pourquoi il ne vous est jamais venu à l’idée que ça ne fait pas de mal d’aller se coucher, et même de se lever pour prendre le petit déjeuner ? »

« J’avoue que j’aurais préféré l’échelle », dit M. Herne avec modestie. « Peut-être que j’avais un peu le vertige, peut-être que j’hésitais à me lancer, et puis vous êtes arrivé et la surprise m’a fait oublier ma peur. Je n’ai pas l’habitude d’escalader les murs de cette façon. »

« Ce que je veux savoir c’est, si vous êtes un pareil alpiniste, pourquoi êtes-vous resté sur cette corniche au bord du précipice toute la nuit, à attendre l’aube. Je n’avais pas idée que les bibliothécaires fussent des montagnards aussi agiles. Mais pourquoi ? Pourquoi n’êtes-vous pas descendu ? Descendre, parce que l’amour se trouve dans la vallée ; et il est tout à fait inutile d’attendre l’amour perché au sommet d’une bibliothèque. Pourquoi avez-vous fait cela ? »

« Je devrais avoir honte, je le sais bien », répondit le savant tristement. « Vous parlez d’amour, et à vrai dire, c’est une sorte d’infidélité. C’est exactement comme si j’étais tombé amoureux de la femme d’un autre. On ne devrait pas sortir de son domaine à soi. »

« Vous pensez que la princesse Pal-Ul... Chose serait jalouse de Bérengère de Navarre ? » suggéra Murrel. « Ça ferait une sacrée bonne nouvelle pour une revue – sa momie qui vous hante, et qui se traîne et se cogne dans tous les couloirs la nuit. Pas étonnant que vous ayez eu peur de descendre. Mais je suppose que ce que vous voulez dire, c’est que vous avez pris intérêt aux livres que vous avez trouvés là-haut. »

« J’ai été captivé », dit le bibliothécaire avec une sorte de gémissement. « J’ignorais totalement que la reconstruction de la civilisation après les invasions barbares et l’Age des Ténèbres ait été si fascinante et si variée. Rien que ce problème du Serf Regardant... Je crois bien que si j’avais découvert tout cela quand j’étais plus jeune... »

« Vous auriez fait des bêtises, je suppose », dit Murrel. « Vous vous seriez jeté tête baissée dans l’étude du Gothique Perpendiculaire, ou vous auriez perdu la santé dans une orgie de vieilles plaques funéraires et de vitraux. Eh bien, je suppose qu’il n’est pas trop tard. »

Une minute ou deux plus tard, Murrel leva les yeux brusquement en réponse à un silence, comme on lève les yeux en réponse à un discours. Il y avait quelque chose de frappant dans la façon dont le bibliothécaire avait cessé de parler ; quelque chose d’encore plus frappant dans la façon dont il regardait, par la porte vitrée ouverte, la vaste étendue du jardin qui se réchauffait peu à peu à mesure que le soleil montait dans le ciel. Son regard suivait la grande allée, avec ses longs parterres plats mais aux couleurs éblouissantes, qui ressemblaient un peu aux bordures des enluminures médiévales, et au bout de cette longue perspective se trouvait le morceau de maçonnerie médiévale posé sur son socle du XVIIIe siècle, qui dominait la courbe majestueuse du jardin et la plaine alentour.

« Je me demande », dit-il, « combien il y a de vérité dans cette expression que nous entendons si souvent : “Trop tard.” J’ai parfois l’impression que c’est soit tout à fait vrai, soit tout à fait faux. Ou bien tout est trop tard, ou bien rien n’est trop tard. Il me semble, d’une certaine manière, que c’est à la frontière de l’illusion et de la réalité. Tout le monde peut se tromper ; on dit que celui qui ne se trompe jamais ne fait jamais rien d’autre. Mais pensez-vous qu’on puisse se tromper, et ne rien faire d’autre ? Pensez-vous qu’on puisse mourir en ayant raté l’occasion de vivre ? »

« Eh bien, comme je vous l’ai dit », dit Murrel, « j’ai tendance à penser que tous ces trucs-là se ressemblent. Vous, ça vous intéresse, et moi je m’y perds. »

« Oui », répondit Herne, sur un ton d’autorité inattendu. « Mais s’il y avait un domaine qui est vraiment le nôtre, à vous et à moi ? Si nous avions oublié le visage de notre propre père pour déterrer les ossements de l’arrière-arrière-grand-père d’un autre ? Si j’étais hanté par quelqu’un qui n’est pas une momie, ou par une momie qui n’est pas morte ? »

Murrel continua à regarder Herne d’un air interrogateur, et Herne continua à fixer le monument à l’autre bout de la pelouse.

 

*   *   *

 

Olive Ashley était par certains côtés une personne singulière ; ses amis, dans leurs patois variés, disaient que c’était une fille pas ordinaire, un drôle d’oiseau, un curieux spécimen ; et elle n’avait jamais été si « curieuse », à y bien réfléchir, que dans l’acte pourtant simple par lequel commence son histoire : continuer à « enluminer » alors que pour tout le monde c’était la pièce qui comptait. Elle était penchée, on pourrait presque dire couchée, sur son microscopique passe-temps médiéval, au cœur même, ou au creux, du tourbillon de ce spectacle absurde.

On eût dit quelqu’un qui cueillait des pâquerettes sur les collines d’Epsom en tournant le dos au Derby. Et pourtant c’était elle l’auteur de la pièce et la première à se passionner pour son sujet.

« Et puis », comme le fit remarquer Rosamund Severn avec un geste de désespoir bien imité, « après avoir obtenu ce qu’elle voulait, Olive a donné l’impression de s’en désintéresser complètement. On lui a donné sa chère pièce médiévale, et puis c’est elle qui en a eu assez ! Elle est retournée s’amuser avec ses idioties de petites peintures dorées, et elle nous a laissé terminer le travail. »

« Voyons, voyons », avait dit Murrel, car c’était un conciliateur universel, « peut-être vaut-il mieux qu’on te laisse faire le travail. Tu as tellement le sens pratique. Tu es un Homme d’Action. »

Et cela calma un peu Rosamund, qui reconnut avoir souvent désiré être un homme.

Ce que désirait son amie Olive resta un mystère ; mais on peut supposer qu’être un homme n’en faisait pas partie. En fait il n’était pas tout à fait vrai de dire, comme l’avait dit Rosamund, qu’on lui avait donné sa chère pièce médiévale. Il serait plus exact de dire qu’on la lui avait enlevée. Ils l’avaient énormément améliorée ; ils semblaient en être tout à fait persuadés, et sans doute étaient-ils bien placés pour le savoir. Ils en faisaient toutes sortes d’éloges, en disant qu’on pouvait la rendre tout à fait jouable. Après quelques adaptations, elle offrait à M. Julian Archer des entrées et des sorties admirables. Seulement Olive commença à avoir le sentiment profond et déplorable, à propos de ce monsieur, qu’elle préférait les sorties aux entrées. Elle n’en parla pas, surtout pas à lui. Bien élevée, elle était de l’espèce qui peut se disputer avec ceux qu’elle aime, mais ne peut pas se disputer avec ceux qu’elle méprise. Alors elle rentra dans sa coquille ; cette coquille où la peinture dorée était conservée dans la boîte de couleurs d’une autre époque.

Si elle choisissait de peindre un arbre ordinaire en argent, elle n’entendrait pas derrière elle la voix retentissante de M. Archer lui dire que ce serait mesquin de ne pas le peindre en or. Si elle peignait un curieux poisson décoratif en rouge vif, elle n’aurait pas à faire face au regard d’exaspération de sa meilleure amie, accompagnée de ces mots : « Ma chère, tu sais bien que le rouge ne me va pas. » Douglas ne pouvait pas faire de mauvaises plaisanteries avec les petites tours et les petites tentes de ses tableaux, même si elles avaient l’air aussi bizarres et aussi peu stables que des palais de conte de fées. Si ses maisons étaient des plaisanteries, c’étaient ses plaisanteries à elle ; et elles ne faisaient de mal à personne. Le chameau ne pouvait pas passer par le trou de l’aiguille ; et l’éléphant du conte ne pouvait pas passer par le trou de serrure de la porte qui gardait sa chambre aux images. Cette divine maison de poupée, dans laquelle elle jouait avec des saints et des anges nains, était trop petite pour que ces gens, comme de grands frères et sœurs maladroits, y entrent avec leurs gros sabots. Elle se rabattit donc sur son passe-temps ancien, à l’étonnement de tous. Cependant, ce matin-là, sa folie était un peu moins douce que d’habitude. Après avoir travaillé environ dix minutes, elle se leva pour regarder dans le jardin. Puis elle sortit presque comme un automate, le pinceau toujours à la main. Elle resta un moment à regarder le grand fragment gothique sur le socle, à l’ombre duquel elle et Murrel avaient débattu du grave problème de John Braintree. Puis elle regarda les portes et les fenêtres de l’aile d’en face ; et elle vit qu’à la porte de la bibliothèque se tenait le bibliothécaire, avec Douglas Murrel à son côté.

La vue de ces deux oiseaux matinaux sembla réveiller ce troisième oiseau matinal, et la remettre en contact avec la réalité. Elle sembla soudain prendre une résolution, ou prendre conscience d’une résolution qu’elle avait déjà prise. Elle hâta un peu le pas, et changea de direction pour se rendre à la bibliothèque ; et une fois arrivée, presque sans faire attention aux salutations joviales d’un Murrel étonné, elle dit au bibliothécaire d’une voix étrangement sérieuse :

« M. Herne, je voudrais que vous m’autorisiez à consulter un livre de la bibliothèque. »

Herne tressauta comme quelqu’un qui sort de l’hypnose et dit : « Pardon ? »

« Je voulais vous en parler », dit Olive Ashley. « Je regardais un livre l’autre jour dans la bibliothèque, un livre enluminé sur saint Louis, je crois ; et il y avait dedans un rouge merveilleux ; un rouge vif comme la braise, et pourtant d’une teinte aussi délicate qu’un coucher de soleil sans nuage. Eh bien, je ne trouve nulle part une couleur comme celle-là. »

« Oh ce n’est pas certain », dit Murrel avec sa désinvolture habituelle. « À mon avis on trouve tout ce qu’on veut de nos jours, à condition de savoir où chercher. »

« Tu veux dire », dit Olive avec une certaine amertume, « qu’on peut trouver tout ce qu’on veut de nos jours si on a de quoi payer. »

« Je me demande », dit le bibliothécaire, rêveur, « si j’étais prêt à acheter un palumon paléo-hittite, maintenant, je me demande si j’en trouverais un facilement. »

« Je ne dis pas que Selfridge aille jusqu’à en mettre dans sa vitrine », dit Murrel, « mais sans doute on pourrait trouver un autre millionnaire américain quelque part, qui serait d’accord pour faire un échange. »

« Écoute-moi, Douglas », s’écria Olive avec un certain emportement, « je sais que tu aimes bien les paris, les gageures, les choses de ce genre. Je te montrerai le rouge que j’ai vu dans le livre, et tu le compareras toi-même avec les couleurs de ma boîte. Et puis tu iras toi-même voir si tu peux m’en acheter un. »

 

 

 

 

CHAPITRE VII

 

« Blondel le Troubadour »

 

 

« Ah », dit Murrel, un peu décontenancé, « ah oui... tout ce que tu voudras. »

Dans son impatience, Olive Ashley, sans écouter sa réponse, s’était précipitée dans la bibliothèque, et n’avait pas attendu l’aide du bibliothécaire, qui continuait à regarder fixement au loin, avec des yeux aveugles mais brillants. Elle sortit à grand-peine un volume encombrant d’une des étagères inférieures et l’ouvrit à une page ornée de dessins héraldiques, sur laquelle les caractères semblaient s’être animés et ramper comme des dragons dorés. Dans l’un des coins se trouvait l’image du monstre multicéphale de l’Apocalypse ; et, même aux yeux distraits de son compagnon, sa teinte rouge luisait à travers les siècles, pure comme la flamme.

« Tu veux dire », demanda-t-il, « qu’il faut que j’aille chasser cet animal-là dans les rues de Londres ? »

« Je veux dire qu’il faut que tu ailles chasser cette peinture-là », dit-elle, « et comme tu prétends trouver n’importe quoi dans les rues de Londres, je suppose que tu n’auras pas à chasser longtemps. Il y avait un marchand nommé Hendry, au Haymarket, qui en vendait quand j’étais petite ; mais je ne trouve plus ce beau rouge du XIVe siècle chez les fournisseurs des environs. »

« Eh bien moi, je nage un peu dans le rouge depuis quelques heures, celui de la débauche », dit Murrel modestement, « mais je suppose que ce n’était pas un beau rouge du XIVe siècle. Ce n’était qu’un rouge du XXe siècle, comme la cravate de Braintree. Je lui ai bien dit que sa cravate risquait d’incendier la ville. »

« Braintree », dit Olive assez brusquement, « M. Braintree était avec toi quand tu... quand tu faisais la noce ? »

« Comme compagnon de débauche, je ne peux pas dire qu’il ait été ce qu’on fait de plus rigolo », dit Murrel comme en s’excusant. « Ces rouges n’ont pas l’air de savoir que quand le vin est rouge il faut le boire. Pendant que j’y pense, je ne pourrais pas chasser le vin par hasard ? Si je te rapportais une caisse de Porto, quelques caisses de Bourgogne, d’autres de Bordeaux, des fiasques de Chianti, des fûts de curieux vins d’Espagne, et ainsi de suite – tu ne penses pas que tu trouverais la couleur que tu cherches ? Si tu mélangeais les vins comme tu mélanges les couleurs, tu pourrais peut-être... »

« Mais que faisait là M. Braintree ? » demanda Olive avec quelque sévérité.

« Il s’instruisait », répondit Murrel vertueusement. « Il suivait un cours ; ce cours que dans ton ardeur pédagogique tu as toi-même choisi pour lui. Tu as dit qu’il avait besoin de connaître un monde plus vaste, et d’entendre discuter de sujets dont il ignorait tout. Je suis sûr que la discussion que nous avons eue au Cochon qui Siffle était quelque chose qu’il n’avait jamais entendu de sa vie. »

« Tu sais très bien », riposta-t-elle avec humeur, « que je n’ai jamais voulu l’envoyer dans ces endroits dégoûtants. Je voulais qu’il ait de vraies discussions avec des gens intelligents sur des sujets importants. »

« Ma chère », répondit doucement Murrel, « tu n’as pas encore compris ? Braintree vous bat tous à plate couture dans une discussion de ce genre. Il sait dix fois mieux pourquoi il pense ce qu’il pense, que la plupart de ceux que tu appelles des gens cultivés. Il a lu tout autant et se souvient beaucoup mieux de ce qu’il a lu. Et il a des critères pour décider si c’est vrai ou pas, qu’il peut appliquer instantanément. Ces critères sont peut-être tout à fait faux, mais il sait les appliquer et nous donner le résultat tout de suite. Tu ne te dis jamais que nous sommes bien vagues, nous autres ? »

« Oui », répondit-elle d’un ton moins acerbe, « c’est vrai qu’il sait ce qu’il veut. »

« C’est vrai qu’il n’en sait pas assez long sur certaines façons de penser », continua Murrel, « mais il connaît la nôtre mieux que beaucoup d’autres ; et croyais-tu vraiment qu’il perdrait ses moyens devant l’intelligence du père Wister ? Non, non ma chère Olive, si tu veux vraiment le voir perdre ses moyens, si tu veux voir les gens perdre leurs moyens, il faut venir avec moi ce soir au Cochon qui Siffle... »

« Je ne veux voir personne perdre ses moyens », répondit-elle, « et je crois que tu as eu tout à fait tort de l’emmener dans des endroits si mal fréquentés. »

« Et moi alors ? » demanda notre homme de bonne famille d’une voix plaintive, « et ma moralité à moi ? Est-ce que mon éducation morale ne compte pas ? Mon âme immortelle n’a-t-elle aucune importance ? Pourquoi cette légèreté et cette indifférence quant à l’effet du Cochon qui Siffle sur mon avenir spirituel ? »

« Oh », répondit-elle avec une indifférence calculée, « tout le monde sait que ça ne te gêne pas d’aller dans ce genre d’endroit. »

« Je lève contre la Cravate Rouge le drapeau plus véritablement démocratique du Nez Rouge ; pour battre la Marseillaise, j’ai recours au Music Hall », dit-il en souriant. « Dis-moi, tu ne crois pas que si je parcourais Londres à la recherche du Nez Rouge, en rejetant le rose, le pourpre, le simple roux, le cramoisi trop sombre, et ainsi de suite, je finirais peut-être par trouver un nez de cette délicate teinte du XIVe siècle qui... »

« Si tu trouves la peinture », répliqua Olive, « peu importe quel nez tu peins avec. Mais j’aimerais mieux que ce soit celui de M. Archer. »

 

*   *   *

 

Il est nécessaire que le lecteur indulgent ait quelque connaissance de l’épisode central de la pièce intitulée « Blondel le Troubadour », car cela seul a pu rendre possible ou vraisemblable l’épisode central du récit intitulé « Le Retour de Don Quichotte ». Dans ce drame, Blondel prend congé de sa bien-aimée, en la laissant, un peu à tort, mystifiée et jalouse, car elle croit qu’il se promène sur le continent en donnant la sérénade à des dames de nationalités et de types de beauté variés ; tandis qu’en réalité il ne fait que donner la sérénade à un gentilhomme corpulent et musclé pour des raisons purement politiques. Le rôle du gentilhomme corpulent et musclé, autrement dit Richard Cœur de Lion, devait être joué à cette occasion par un gentilhomme contemporain qui répondait à cette description, pour l’extérieur du moins ; un certain major Trelawny, cousin éloigné de Mlle Ashley. Il était de ces hommes, que l’on trouve parfois dans le beau monde, qui pour une raison mystérieuse ont l’air de savoir jouer, quand ils savent à peine lire, et apparemment sont tout à fait incapables de penser. Mais bien que ce fût un brave homme et un excellent acteur, c’était en même temps un homme excessivement désinvolte qui avait jusqu’ici été d’une extrême négligence en ce qui concerne les répétitions. En tout cas, les motivations politiques qui étaient censées pousser Blondel à chercher partout ce gentilhomme corpulent et musclé étaient bien entendu de l’espèce la plus élevée. Ses motivations, d’un bout de la pièce à l’autre, étaient d’un désintéressement presque irritant ; d’une pureté qui était presque de la perversité. Murrel ne parvenait jamais à cacher son amusement quand il entendait ces sentiments d’une abnégation suicidaire dans la bouche de M. Julian Archer. Bref, Blondel débordait de loyauté envers son roi et d’amour envers son pays, et du désir de rendre celui-là à celui-ci. Il désirait ramener le roi pour rétablir l’ordre dans le royaume et mettre fin aux intrigues de Jean, ce traître qui avait si souvent servi, pour ne pas dire trop souvent, dans tant d’histoires de croisades.

La grande scène n’était pas mauvaise du tout, pour une pièce d’amateur. Quand Blondel le Troubadour a enfin découvert le château où est enfermé son maître, et a réuni (en dépit de la vraisemblance) une foule de courtisans, dames de la cour, hérauts, etc., au plus profond de cette forêt autrichienne devant les portes de ce cachot, pour accueillir le royal captif avec des acclamations de loyauté, le roi Richard sort au son d’une fanfare, se plante au centre de la scène, et là, devant toute sa cour péripatétique, avec des gestes excessivement royaux, il renonce à son trône royal. Il déclare que désormais il ne sera plus roi, mais seulement chevalier errant. Il avait en vérité été bien assez errant, même hors du droit chemin, quand son malheur l’avait frappé ; mais cela ne l’avait pas guéri de sa conception très personnelle de l’errance. Il avait erré dans ces forêts de l’Europe Centrale, et avait connu en chemin diverses aventures, pour en fin de compte connaître la mésaventure de la captivité autrichienne. Il déclare maintenant que ces obscures divagations, malgré leur aboutissement, ont été les moments les plus heureux de sa vie. Il dénonce, dans un discours souverainement méprisant, l’iniquité des autres rois et princes de son époque et l’état dégoûtant des affaires politiques en général. Mlle Olive Ashley imitait à ravir l’enflure qu’on trouve si souvent dans le vers blanc élisabéthain. Il dit préférer le contact personnel des reptiles à celui de Philippe-Auguste, le roi de France ; affirme qu’il a plus d’estime pour le sanglier des forêts que pour les hommes d’État qui sont à la tête des affaires publiques à ce moment-là ; et il tient des propos cordiaux et hospitaliers à l’adresse principalement des loups et des vents d’hiver, en les priant de se mettre à l’aise à ses frais, tant qu’il n’est pas obligé de rencontrer ses parents ou ses conseillers politiques de récente date. Dans une péroraison qui se termine par un distique, à la Shakespeare, il renonce à la couronne, tire son épée, et se dirige vers la sortie, côté jardin, en provoquant, comme il est naturel, un vif sentiment de vexation chez Blondel, qui a sacrifié ses amours personnelles à son devoir public, pour découvrir que son devoir public se précipite dans les coulisses à la poursuite de ses amours personnelles. L’arrivée opportune et excessivement invraisemblable de Bérengère de Navarre, au plus profond de ces mêmes forêts, le décide enfin à redevenir loyal à lui-même. Et le lecteur en vérité doit bien mal connaître les lois du théâtre s’il a besoin qu’on lui dise que l’arrivée de la reine et sa réconciliation avec le roi sont le signal d’une réconciliation excessivement rapide mais tout aussi satisfaisante entre Blondel et sa bonne amie à lui. Déjà une atmosphère intense emplit la forêt autrichienne, avec musique douce et lumière vespérale ; c’est le moment où les personnages se groupent le long de la rampe, et où les spectateurs du parterre ramassent précipitamment chapeaux et parapluies.

Telle était la pièce « Blondel le Troubadour », somme toute un assez bon exemple de la pièce romanesque et sentimentale d’autrefois, très en vogue avant la guerre, mais dont on se souvient aujourd’hui uniquement à cause des résultats romanesques qu’elle a produits par la suite dans la vie. Tandis que les autres étaient occupés chacun de son côté à jouer ou à faire des décors, deux personnages de ce drame humain restaient fidèles à d’autres passions, ce qui ne fut pas sans conséquences pour leur avenir. Olive Ashley continua à s’amuser sans aucune mauvaise conscience avec des couleurs et des missels illustrés de la bibliothèque. Et Michael Herne continua à dévorer un tome après l’autre sur l’histoire, la philosophie, la théologie, la morale et l’économie des quatre siècles du Moyen Âge, dans l’espoir de se mettre en état de prononcer les quinze vers que Mlle Olive Ashley avait attribués au Second Troubadour.

Il n’est que juste de dire, cependant, qu’Archer était tout aussi industrieux à sa manière, que Herne à la sienne. Comme c’étaient eux les deux Troubadours, ils se trouvaient souvent en train d’étudier côte à côte.

« Il me semble », dit un jour Julian Archer en jetant sur la table le manuscrit avec lequel il s’était rafraîchi la mémoire, « que ce Blondel n’est pas très convaincant comme amoureux. Moi, j’aime bien y mettre un peu plus de passion. »

« Il y avait certes quelque chose de curieusement abstrait, et à première vue d’artificiel, dans toute cette étiquette provençale », acquiesça le Second Troubadour, autrement dit M. Herne. « On a l’impression que les cours d’amour étaient pédantes, presque procédurières. Quelquefois, on a l’impression que cela n’avait aucune importance si l’amant n’avait jamais vu la dame ; ainsi Rudel et la Princesse de Tripoli. Parfois il s’agissait d’une révérence courtoise à l’épouse de son suzerain, une adoration ouverte et tolérée. Mais je suppose qu’il y avait souvent de la vraie passion en même temps. »

« Je trouve qu’il n’y en a pas beaucoup chez miss Ashley et son Troubadour », dit l’amateur déçu. « Rien que de la spiritualité et des idioties. Je n’arrive pas à croire qu’il voulait vraiment se marier. »

« Vous pensez qu’il était influencé par les doctrines des Albigeois ? » demanda le bibliothécaire avec sérieux et presque avidement. « Il est vrai, bien sûr, que le centre de l’hérésie se trouvait dans le Midi, et que bon nombre de troubadours semblent avoir appartenu à ce mouvement philosophique-là ou à d’autres du même genre. »

« Ses mouvements sont philosophiques, ça oui », dit Archer. « Moi, j’aime que mes mouvements soient un peu moins philosophiques quand je courtise une fille sur scène. C’est presque comme si elle voulait vraiment qu’il tourne autour du pot au lieu de faire sa déclaration. »

« On a l’impression qu’éviter le mariage est un aspect essentiel de cette hérésie », dit Herne. « J’ai remarqué que dans les comptes rendus de retour à l’orthodoxie après la croisade de Montford et de Dominique, on trouve partout la phrase iit in matrimonium. Il serait certainement intéressant de faire de ce rôle celui d’un de ces pessimistes et idéalistes à demi orientaux ; quelqu’un pour qui la chair déshonore l’esprit, même dans sa forme la plus tendre et la plus légitime. Rien de tout cela ne ressort très clairement dans les vers que Mlle Ashley m’a donnés à dire mais peut-être est-ce plus clair dans votre rôle à vous. »

« Je trouve qu’il met bien longtemps à montrer clairement ses intentions », répondit Archer. « L’acteur n’a aucune chance de montrer ce qu’il sait faire. »

« Moi, je ne connais vraiment pas grand-chose au théâtre », dit le bibliothécaire tristement. « Heureusement que vous ne m’avez donné que quelques vers dans la pièce. »

Il s’arrêta un instant, et Julian Archer le regarda avec une sorte de pitié distraite, en disant tout bas que tout irait bien le soir de la représentation. Car Archer, malgré tout son sens pratique et son savoir-faire 4, n’était pas homme à sentir les changements les plus subtils dans le climat social ; et il continuait à considérer le bibliothécaire plus ou moins comme une sorte de quelconque valet ou garçon d’écurie qu’on avait engagé par pure nécessité ; simplement pour dire : « Monseigneur, le carrosse est prêt. » Toujours préoccupé par ses propres efforts d’ordre pratique, il ne prêtait aucune attention aux divagations de celui-ci, inspirées par la passion qu’il avait des vieux livres, et c’est à peine s’il se rendit compte que l’homme continuait à divaguer.

« Mais je ne peux pas m’empêcher de penser », poursuivait le bibliothécaire de sa voix basse et méditative, « qu’il pourrait être assez intéressant pour un acteur d’essayer de rendre exactement ce genre de sentiment élevé et pourtant creux. Il y a une sorte de danse qui exprime le mépris du corps. Elle revient sans arrêt dans une quantité d’entrelacs et d’arabesques asiatiques. Cette danse était celle des troubadours albigeois ; et c’était la danse des morts. Car cet esprit peut mépriser le corps de deux façons différentes : soit en le mutilant, comme le fakir, soit en le choyant, comme le seigneur du harem ; mais sans jamais l’honorer. Vous trouverez sûrement très intéressant d’interpréter cet hédonisme cruel, les cris aigus et sauvages, les trompettes et les cors des vieilles réjouissances païennes, en même temps que le pessimisme sous-jacent. »

« Ce pessimisme sous-jacent, je le ressens, ça oui », répondit Archer, « quand Trelawny ne veut pas venir aux répétitions et qu’Olive Ashley passe tout son temps à jouer avec ses petits pots de couleurs bébêtes. »

Il baissa la voix un peu précipitamment sur les derniers mots, car il se rendit compte pour la première fois que la jeune femme en question était assise à l’autre bout de la bibliothèque ; elle lui tournait le dos, penchée sur des livres, et s’affairait comme décrit ci-dessus. Apparemment elle ne l’avait pas entendu ; en tout cas elle ne se retourna pas, et Julian Archer continua à se plaindre gentiment.

« Je suppose que vous ne savez pas beaucoup comment on accroche vraiment une salle », dit-il. « Bien sûr, personne ne pense que cela ne marchera pas, d’un certain point de vue. Nous ne risquons pas de faire un four... »

« Un four ? » demanda M. Herne avec une pointe de curiosité.

« Bien sûr, personne ne va nous huer, ni nous siffler, ni nous jeter des œufs pourris dans le salon de lord Seawood », poursuivit Archer, « mais on sait toujours si la salle est accrochée ou non. Du moins, on le sait toujours quand on a mon expérience. Maintenant, si elle ne réussit pas à corser un peu ses dialogues, je ne suis pas sûr de pouvoir accrocher ma salle. »

Herne essayait d’écouter poliment avec la moitié de sa tête, mais pour l’autre moitié le jardin à l’arrière-plan prenait, comme il le faisait si souvent, des allures de procession vue en rêve. Au loin, au bout d’une allée d’herbe luisante, parmi des arbres vaporeux qui étincelaient au soleil, il voyait la Princesse de la pièce. Rosamund portait sa magnifique robe bleue et son incroyable hennin bleu, et au tournant du chemin elle eut un geste à la fois libre et las, le geste d’étendre les bras comme pour s’étirer. Les longues manches en pointe qu’elle portait lui donnaient un peu l’apparence d’un oiseau qui battait des ailes ; un oiseau de paradis, comme l’avait dit l’acteur.

Cependant, à mesure que la silhouette en bleu se rapprochait dans les allées vertes, même le bibliothécaire rêveur se mit à penser qu’il y avait peut-être une autre raison à ce geste. Un je-ne-sais-quoi sur son visage donnait l’impression que son geste était un geste d’impatience ou de désarroi. Mais il y avait en elle, à son insu, un tel éclat de santé et une telle assurance que sa voix sonore et ferme elle aussi semblait incongrue. Elle avait une énergie juvénile qui donnait l’impression que même les mauvaises nouvelles étaient bonnes.

« Nous voilà dans de beaux draps », dit-elle avec indignation, en ouvrant un télégramme et en jetant autour d’elle des regards mécontents. « Hugh Trelawny dit qu’il ne peut pas jouer le Roi, finalement. »

Pour certaines choses, Julian Archer avait vraiment l’esprit vif. En un sens il était aussi ennuyé qu’elle ; mais avant qu’elle ne reprenne la parole, il avait déjà envisagé la possibilité de prendre lui-même un autre rôle, et de trouver le temps d’apprendre les vers destinés au Roi. Ce serait une corvée ; mais le travail ne lui avait jamais fait peur, quand cela en valait la peine. La grande difficulté pour lui était d’imaginer quelqu’un d’autre dans son rôle du Troubadour.

Les autres n’avaient pas encore commencé à envisager l’avenir, et la jeune femme chancelait encore, pour ainsi dire, sous l’effet du coup porté par l’infâme Trelawny. « Je suppose qu’il faut tout laisser tomber », dit-elle.

« Oh, voyons », dit Archer, plus tolérant, « je ne ferais pas ça, si j’étais toi. Ce serait plutôt moche, après tout le mal qu’on s’est donné. »

Son regard erra sans raison jusqu’à l’autre bout de la pièce, où la tête brune et le dos immobile de Mlle Ashley indiquaient qu’elle se concentrait obstinément sur les enluminures. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas semblé se concentrer sur quoi que ce soit d’autre ; sauf quand elle disparaissait pour de longues périodes, qui étaient censées être des promenades dans la campagne, mais qui restaient assez mystérieuses.

« Par exemple, il m’est arrivé de me lever à six heures, trois jours de suite », dit M. Archer, simplement pour illustrer l’ardeur au travail de la troupe.

« Mais comment peut-on faire pour continuer », demanda Rosamund, exaspérée. « Qui d’autre pourrait jouer le Roi ? Nous avons eu assez de mal à trouver un Troubadour adjoint, avant que M. Herne ait la gentillesse de nous aider. »

« Le problème », dit Archer, « c’est que si je jouais le Roi, vous n’auriez personne pour jouer Blondel. »

« Eh bien », dit Rosamund avec humeur, « en ce cas il faut laisser tomber. »

Il y eut un silence, et ils restèrent là à se regarder. Puis, tous ensemble, ils tournèrent la tête et regardèrent vers l’autre bout de la pièce, où une nouvelle voix avait parlé.

Car Olive Ashley s’était subitement levée et leur avait fait face. Ils furent un peu surpris, car ils ne pensaient même pas qu’elle avait écouté.

« Il faut laisser tomber », dit-elle, « à moins de persuader M. Herne de jouer le Roi lui-même. Il est le seul à comprendre l’esprit de la pièce, ou à s’y intéresser. »

« Mon Dieu », dit M. Herne fort à propos.

« Je ne sais pas ce que vous avez en tête », poursuivit Olive avec amertume. « Vous avez fait de ma pièce une espèce d’opéra – un opéra comique. Eh bien, moi, je n’y connais rien, en tout cas pas comme lui ; mais malgré cela, j’avais quelque chose à dire. Oh bien sûr, je ne pense pas pouvoir l’exprimer comme il faut – en tout cas pas aussi bien que les vieilles chansons du genre « Partez-vous donc pour toujours ? » ou « Quand le Roi reprendra son bien ».

« Celles-là sont jacobites », expliqua Archer patiemment. « Tu mélanges un peu les époques, n’est-ce pas ? »

« Je ne sais pas de quel roi il s’agit, et personne d’autre non plus, d’ailleurs », répondit Olive d’un ton ferme. « Le roi Arthur, le roi Richard, le roi Charles, peu importe. Mais M. Herne, lui, comprend ce que ces hommes entendaient par le mot roi. Je voudrais bien que M. Herne soit vraiment roi d’Angleterre. »

Julian Archer renversa la tête en arrière et s’esclaffa bruyamment. Il y avait quelque chose d’exagéré et de presque anormal dans sa façon de rire ; cela ressemblait aux cris moqueurs et stridents qui ont souvent accueilli les prophéties.

« Mais voyons », protesta Rosamund, qui avait le sens pratique, « même en supposant que M. Herne puisse jouer le Roi, qui va prendre son rôle à lui, qui nous a déjà causé tant d’ennuis ? »

Olive Ashley leur tourna le dos à nouveau et fit semblant de continuer à ranger ses peintures.

« Oh », dit-elle d’un ton brusque, « je pourrais arranger cela. Un de mes amis le fera, si vous voulez. »

Les autres ouvrirent des yeux étonnés ; puis Rosamund dit :

« Est-ce qu’on ne devrait pas consulter Chimpanzé ? Il connaît tant de monde. »

« Je regrette », répondit Olive, en continuant à ranger. « Malheureusement je l’ai envoyé faire une commission pour moi. Il a très gentiment offert d’aller me chercher une peinture dont j’ai besoin. »

Et en effet, il est vrai que, tandis que le groupe commençait plus ou moins (devant un M. Archer ahuri) à accepter l’idée du couronnement de M. Herne, leur ami Douglas Murrel se mettait précisément en route pour une expédition qui devait avoir un effet curieux sur leur destin à tous. Olive Ashley lui avait demandé de découvrir si on pouvait toujours se procurer un certain pigment chez le marchand de fournitures pour artistes. Mais, comme tout joyeux célibataire, il avait un amour exagéré de l’aventure, et surtout des préparatifs de l’aventure. De même qu’il était parti faire sa tournée nocturne en compagnie de M. Braintree avec le vague sentiment que la nuit serait sans fin, de même il partit faire sa petite commission pour Mlle Ashley avec l’idée vague que cela le mènerait au bout du monde. Et en effet il est peut-être vrai que cela le mena en un sens au bout du monde ; ou peut-être au début d’un monde. Il sortit de la banque une somme d’argent considérable ; il bourra ses poches de tabac, de gourdes et de canifs comme s’il allait au pôle Nord. La plupart des hommes intelligents jouent ce jeu puéril avec eux-mêmes, sous une forme ou sous une autre ; mais lui le poussait certainement bien loin, et il se comportait comme s’il s’attendait à rencontrer des ogres et des dragons en marchant dans la rue.

Et en effet, à peine eut-il franchi le vieux portail gothique de Seawood qu’il se trouva face à face avec un prodige. Il aurait presque pu dire un monstre. Quelqu’un entrait dans la maison au moment où il en sortait ; quelqu’un qui était à la fois atrocement familier et atrocement étrange. Il se débattit parmi des identités confuses ; comme dans un cauchemar. Puis il s’arrêta à une certitude stupéfaite ; car ce quelqu’un était M. John Braintree ; et il s’était rasé la barbe.

 

 

 

 

CHAPITRE VIII

 

Les mésaventures de Chimpanzé

 

 

Murrel resta sous le portail, les yeux fixés sur la silhouette sombre qui se détachait sur le paysage alentour ; et son côté imaginatif, qui était en grande partie subconscient, fut remué de visions mi-sérieuses, mi-bouffonnes. Nul chat noir, nul corbeau blanc, nul cheval pie, nul autre prodige légendaire n’eût été un présage aussi impénétrable, au moment où il partait en voyage, que le fut cette étrange apparition du Syndicaliste Rasé. Cependant Braintree le regardait fixement, lui aussi, avec une effronterie qui frôlait l’hostilité, malgré leur affection réciproque ; il ne pouvait plus lancer sa barbe en avant, mais il lançait le menton en avant de manière à donner l’impression qu’il avait la même taille et la même agressivité.

Mais Murrel se contenta de dire d’un air engageant : « Tu viens nous aider, j’espère. » Il avait du tact, et il ne dit pas : « Alors, tu viens nous aider, finalement. ». Mais il comprit en un éclair tout ce qui était arrivé ; il comprit les promenades d’Olive Ashley dans la campagne, son air distrait, et à quel point crucial en était arrivée sa curieuse expérience sociologique. Braintree avait été pris au creux de la vague, pendant la réaction qui avait suivi sa déprimante aventure d’ivrognerie et de débauche. Il aurait pu sans difficulté continuer à la rudoyer en même temps que les autres aristos, tant qu’il avait l’impression d’envahir leur palais à la tête du peuple. Mais depuis la nuit où Murrel lui-même avait semé le doute quant à l’appartenance démocratique de son ami, ce dernier n’était plus qu’un individu excessivement sensible, et porté à l’introspection ; et sur qui l’amabilité, la délicatesse et la compréhension n’étaient pas absolument sans effet. Murrel comprit tout cela, sauf peut-être où cela pouvait mener, ce qui restait assez obscur ; mais il n’en laissa rien paraître dans sa voix.

« Oui », répondit Braintree sans broncher. « Mlle Ashley m’a dit qu’on avait besoin de quelqu’un. Je me demande pourquoi tu n’y vas pas, toi. »

« Très peu pour moi », répondit Murrel. « J’ai dit au départ que s’ils tenaient à m’insulter en me nommant régisseur, au moins je n’étais pas assez dépravé pour être acteur-directeur. Depuis, Julian Archer dirige tout ce qu’il trouve à diriger. D’ailleurs, Mlle Ashley m’a chargé d’autre chose. »

« Ah ! dit Braintree d’un ton interrogateur. « Maintenant que je te regarde bien, on dirait que tu vas chercher fortune au Klondyke ou en Afrique du Sud. » Et il regarda avec un certain étonnement le matériel de son ami, qui portait un sac à dos, un bâton impressionnant, et une ceinture de cuir avec ce qui semblait bien être un couteau de chasse.

« Oui », dit Murrel, « je suis armé jusqu’aux dents. Je pars en service actif – je vais au front. » Puis après un temps d’arrêt il ajouta « La vérité c’est que je vais faire des achats. »

« Oh », dit Braintree, guère mieux renseigné.

« Dis au revoir à mes amis », dit Murrel avec émotion. « Si je tombe dans la première charge au coin des affaires, dis-leur que ma dernière pensée a été tout entière pour Julian Archer. Dresse une petite pierre à l’endroit où je suis tombé, et quand les soldes de printemps reviendront avec leurs fleurs et leurs petits oiseaux, pense à moi. Adieu. Et bonne chance. »

Il fit de grands gestes avec son bâton impressionnant comme pour donner sa bénédiction, et s’en alla à pas rapides sur le chemin qui traversait le parc, laissant derrière lui sous le porche la silhouette sombre qui le regardait s’éloigner d’un air perplexe.

Les oiseaux printaniers, qu’il venait d’évoquer de façon si touchante, chantaient en effet dans la plantation de jeunes arbres ensoleillée qu’il traversait ; les touffes de feuillage vert tendre ressemblaient elles-mêmes à un plumage naissant. C’était l’une de ces époques de l’année où l’on dirait qu’il pousse des ailes au monde. On eût dit que les arbres se tenaient sur la pointe des pieds, comme s’ils s’apprêtaient à prendre leur essor dans le sillage du grand nuage rose et blanc qui voguait devant lui dans le ciel, comme un chérubin annonciateur. Un souvenir enfantin lui revint ; et il ne fut pas loin de s’imaginer qu’il était un prince charmant et que son lourd bâton était une épée. Puis il se souvint que son entreprise ne devait pas le conduire dans des forêts et des vallées, mais dans le labyrinthe de villes banales et populeuses ; et son visage ordinaire, sympathique et intelligent se rida d’un rire ironique.

Par des moyens divers il se rendit d’abord à la grande ville industrielle où il avait fait sa fameuse tournée des grands ducs avec John Braintree. Mais maintenant il n’avait aucune envie d’orgie nocturne ; son état d’esprit au contraire était presque sévère, une attitude statistique et commerciale digne de la froide et blanche lumière du matin. « Les affaires sont les affaires », dit-il rudement. « Maintenant que je suis homme d’affaires, il ne faut plus que je fasse du sentiment. Je crois que tous les hommes d’affaires se disent d’un ton sec avant le petit déjeuner : « Les affaires sont les affaires ». Je suppose qu’il n’y a rien d’autre à en dire. Je trouve cela un peu tautologique. »

Il s’approcha d’abord de la longue rangée de bâtiments babyloniens qui portaient le nom « Les Magasins Impériaux », en lettres d’or sensiblement plus grandes que les fenêtres. Il s’en approcha de propos délibéré ; mais il aurait été assez difficile de s’approcher d’autre chose, car ils occupaient tout un côté de la Grand-Rue et une partie de l’autre. Il y avait une foule de gens à l’intérieur qui essayaient de sortir, et une foule de gens à l’extérieur qui essayaient d’entrer, renforcée par une autre foule de gens qui n’essayaient pas d’entrer, mais qui restaient plantés là à regarder les vitrines sans la moindre ambition d’aller nulle part.

De temps à autre dans la lente cohue, il passait devant des messieurs affables et de grande taille qui le faisaient avancer avec de beaux gestes arrondis de la main ; de sorte qu’il bouillait de donner à ces prétentieux, malgré leur extrême courtoisie, un coup furieux de son lourd bâton sur la tête ; mais il se dit qu’un tel prélude risquerait de mettre fin prématurément à son aventure. En contenant sa rage, il répéta le nom du rayon qu’il cherchait à chacun de ces distingués personnages ; et puis le distingué personnage répéta à son tour le nom du rayon et lui fit signe d’avancer ; et il avança en grinçant des dents. Il ne semblait faire de doute pour personne que quelque part, dans ces galeries dorées et ces salles souterraines interminables, existait un rayon consacré aux fournitures pour artistes ; mais rien n’indiquait à quelle distance il se trouvait, ni combien de temps, au train où l’on allait, il faudrait pour y arriver. De temps à autre ils arrivaient devant l’énorme puits, ou cage, d’un ascenseur ; et l’encombrement était légèrement réduit du fait que certains se faisaient avaler par la terre et que d’autres disparaissaient dans le plafond. Finalement il découvrit que, tel Énée, il était de ceux qui étaient destinés à descendre aux Enfers. Là commença un nouveau et tout aussi interminable pèlerinage, avec en plus la joie de se savoir bien en dessous du niveau de la rue, comme dans une cave à charbon sans fin.

« C’est tellement plus commode », se dit-il avec bonne humeur, « de tout acheter au même magasin, au lieu d’être obligé de faire presque soixante mètres en plein air pour aller d’un magasin à l’autre. »

Le monsieur nommé Chimpanzé n’était pas tout à fait venu au combat (ou au comptoir) sans s’équiper d’outils qui convenaient davantage à la circonstance qu’un bâton et un grand couteau de chasse. En fait il n’était pas aussi novice en la matière que son comportement pouvait le laisser croire. Il avait avant ce jour été de boutique en boutique pour essayer d’assortir des rubans ou de chercher pour quelqu’un une certaine couleur de cravate. Il était de ceux à qui les autres n’arrêtent pas de confier de petites tâches d’ordre pratique ; et ce n’était pas la première fois qu’il faisait une commission pour Mlle Olive Ashley. Il était de ceux que l’on trouve en train de s’occuper d’un chien, qui n’est pas à lui ; chez qui on trouve des malles et des valises que Bill ou Charlie viendra chercher en arrivant de Mésopotamie pour se rendre à New York ; à qui on confie souvent les bagages, et à qui on pourrait fort bien confier le bébé. Pourtant il ne suffit pas de dire qu’il ne perdait pas sa dignité (car le peu qu’il en avait était enfoui au plus profond de lui-même, et tout à fait indestructible), mais, ce qui est peut-être plus intéressant, c’est qu’il ne perdait pas sa liberté. Il ne perdait pas une certaine nonchalance qui montrait qu’il faisait tout cela de son plein gré, sans doute (comme l’auront compris les gens un peu fins) parce que c’était là sa raison même de le faire. Il avait le don de transformer n’importe laquelle de ces choses en une sorte d’aventure absurde ; comme il avait déjà transformé en aventure absurde la petite commission si sérieuse de Mlle Ashley. Il assumait sans peine cette identité de l’homme à tout faire, parce qu’elle lui allait bien. Il y avait une certaine modestie dans son aimable laideur, dans la facilité de son abord, le caractère extrêmement varié de ses amis, qui faisait qu’il était tout naturel aux gens de lui demander un service. Il sortit gravement de son portefeuille un vieux morceau de papier raide, qui ressemblait assez à un parchemin, jauni par l’âge ou la poussière, sur lequel étaient dessinées d’un trait léger mais précis les plumes d’une partie de l’aile d’un oiseau, probablement une étude pour les ailes d’un ange. Car l’artiste avait fait ressortir quelques-unes des plumes par des touches semblables à des flammes, d’un curieux rouge feu, qui semblaient luire encore comme quelque chose d’inextinguible, même sur ce dessin pâle et sur cette feuille poussiéreuse.

Nul ne pouvait savoir de quelle confiance jouissait Murrel en l’occurrence, s’il ne connaissait les sentiments d’Olive Ashley envers ce vieux bout de papier sur lequel était gribouillée cette esquisse inachevée. Car c’était son père qui l’avait dessinée il y a longtemps, quand elle était enfant ; c’était un homme remarquable, plus remarquable qu’on ne l’avait jamais soupçonné, mais surtout remarquable comme père. C’est à lui qu’elle devait d’avoir eu une vision du monde qui dès le départ était colorée. Toutes ces choses, qui pour tant de gens s’appellent la culture et viennent à la fin des études, avaient fait partie de sa vie avant même leur début. Certaines formes ogivales, certaines couleurs étincelantes, étaient ce qui avait existé en premier et lui avait servi de critère pour juger ce monde déchu, et c’était cela qu’elle s’efforçait maladroitement d’exprimer quand elle se dressait contre toute idée de progrès et de réforme. Sa plus chère amie eût été stupéfaite d’apprendre que le cœur lui battait au seul souvenir de certaines ondulations d’argent ou de bordures dentelées vert-paon, comme il arrive à d’autres quand quelque chose leur rappelle un amour perdu.

Murrel, en sortant ce précieux fragment de son portefeuille, sortit en même temps un papier plus récent et moins terne, sur lequel étaient écrits les mots suivants : « Couleurs Anciennes Hendry pour Enluminures : magasin au Haymarket il y a quinze ans. Pas Hendry & Watson. Se vendaient en petits pots de verre ronds. J.A. pense qu’on aurait plus de chance maintenant en province qu’à Londres. »

Muni de ces armes offensives, il fut poussé contre le comptoir où étaient empilées des fournitures pour artistes, et coincé entre un grand bonhomme pas méchant et une dame enthousiaste et même très agressive. Le vieux bonhomme était très lent et la dame très rapide, et entre les deux la jeune femme qui essayait de vendre au comptoir semblait quelque peu affolée. Elle regardait une personne d’un air effaré par dessus son épaule, tout en agitant les mains dans tous les sens pour en servir d’autres ; et les propos qui fusaient du coin de sa bouche, et qui étaient du genre irrité, semblaient s’adresser à quelqu’un d’autre encore ; quelqu’un qui, semblait-il, se trouvait derrière elle.

« Le bon moment, le bon endroit et la bien-aimée ne se trouvent jamais en même temps », dit Murrel à voix basse et résignée. « Ce n’est peut-être pas le moment parfait, je crois, le parfait concours de circonstances, pour parler à cœur ouvert de la petite enfance d’Olive, quand elle rêvait près du feu aux chérubins couleur de flamme, ni même pour analyser en profondeur l’influence de son père sur sa conscience en développement. Et je ne vois pas très bien quoi faire d’autre pour expliquer combien c’est important, ou pourquoi il faudrait se donner le moindre mal. Voilà ce qui arrive quand on a l’esprit ouvert et qu’on s’intéresse à tant de gens si différents. Quand je parle à Olive, je sais que pour elle la bonne et la mauvaise couleur ont autant de réalité que le bon et le mauvais dans tout autre domaine ; et un rouge terne est comme l’honneur souillé ou quelqu’un qui ne dit pas tout à fait la vérité. Mais quand je regarde cette jeune fille, je trouve qu’elle a toutes les raisons du monde de se féliciter, lorsqu’elle fait sa prière, le soir, si elle n’a pas vendu six chevalets au lieu de cinq carnets de croquis, ou couvert d’encre de Chine les gens qui demandaient de la térébenthine. »

Il décida de commencer par réduire son explication originelle à la plus simple expression, et de la développer plus tard, s’il était toujours en vie. La main serrée sur son bout de papier, il prit position devant la vendeuse, la fixa d’un regard de dompteur, et dit :

« Avez-vous les Couleurs Anciennes Hendry pour Enluminures ? »

La jeune femme le contempla pendant quelques secondes ; et son visage avait exactement la même expression que s’il lui avait parlé russe ou chinois. Elle oublia un instant toute cette politesse mécanique et impitoyable qui accompagnait les dialogues rapides et traditionnels. Elle n’utilisa pas de formule comme « Pardon ? ». Elle dit simplement « Hein ? » et sa voix se fit soudain aiguë, avec cet incurable ton récriminateur et protestataire qui est l’âme même de ce que nous appelons l’accent faubourien.

Le chemin suivi par le romancier moderne consciencieux est rocailleux ; ou plutôt il est pire encore, il est mou. C’est comme s’il pataugeait dans du sable meuble et mou, quand il ne serait lui-même que trop heureux de sauter de rocher en rocher et de crise en crise. Quand il aurait envie de s’envoler comme une colombe, de s’évader, de se reposer dans la paix et la tranquillité d’un assassinat, d’un naufrage, d’une révolution, d’un embrasement universel, il se voit condamné pendant un certain temps à avancer péniblement sur la route poussiéreuse par où il faut passer pour arriver à de tels évènements ; et il doit traverser un purgatoire d’organisation et de règles avant d’entrer dans son paradis de sang et de ruines. Le réalisme est ennuyeux ; voilà ce qu’on entend par l’affirmation que seul le réalisme dit la vérité sur notre intense et intelligente civilisation. Ainsi, par exemple, seule une masse de détails extrêmement monotones pourrait donner au lecteur une idée de la véritable conversation entre M. Douglas Murrel et la jeune femme qui lui vendait, ou qui ne lui vendait pas, des peintures. Pour rendre de façon véridique l’effet psychologique de cette conversation à répétition, il faudrait, pour commencer, imprimer la question de M. Murrel dix fois de suite, avec exactement les mêmes mots, jusqu’à ce que la page ressemble à un dessin géométrique. Un choix bref et pittoresque ferait encore moins l’affaire pour donner une idée des étapes par lesquelles passa le visage perplexe de la vendeuse, ou des variations dans ses remarques ingénues. Que doit faire la narration rapide pour décrire comment le monde des affaires traita ce problème ? Comment elle dit qu’elle avait des couleurs pour enluminures et lui montra de l’aquarelle dans une boîte à quatre sous. Comment elle dit ensuite que cela n’existait pas ; que cela n’était qu’un rêve fiévreux produit par l’imagination du client. Comment elle le pressa d’acheter des pastels, en l’assurant que c’était la même chose. Comment elle déclara, d’un air distant, que certaines marques d’encre verte et violette se vendaient beaucoup ces temps-ci. Comment elle demanda brusquement si c’était pour des enfants, et essaya sans conviction de l’envoyer au rayon des jouets. Comment elle finit par retomber dans un agnosticisme acide, affichant même une certaine dignité, qui eut l’effet curieux de paraître lui donner un rhume de cerveau, et la fit répondre à tout ce qu’on lui dit ensuite par : « Chépadutout ».

Il y faudrait autant d’espace que cela avait pris de temps, avant que l’effet produit sur le client puisse paraître justifié, surtout aux yeux de ce dernier. Une protestation furieuse contre l’absurdité générale l’envahit ; une sorte de mélodrame qui s’exprima par le persiflage. Il se pencha sur le comptoir d’une façon menaçante, et dit d’une voix presque brutale :

« Où est Hendry ? Qu’avez-vous fait de Hendry, ce nom qui est sur toutes les lèvres ? Pourquoi ce mystère, pourquoi ces faux-fuyants, quand on parle de Hendry ; ce silence inquiétant et significatif sur ce seul sujet ; cette façon encore plus inquiétante et significative de détourner la conversation ? Pourquoi voulez-vous à toute force me donner des pastels ? Pourquoi dressez-vous un écran ou une barricade de craies à bon marché et de boîtes de couleurs en fer-blanc ? Pourquoi vous servez-vous même de l’encre rouge pour brouiller les pistes ? Qu’est-ce qui est arrivé à Hendry ? Où l’avez-vous caché ? »

Il était sur le point d’ajouter d’une voix basse et sifflante : « lui, ou ce qu’il en reste », quand un changement se fit en lui, et sa bienveillance revint tout d’un coup. Une profonde compassion pour cet automate désorienté le rendit soudain tout honteux, car il était naturellement bon ; il s’arrêta au milieu d’une phrase, hésita, puis adopta une nouvelle méthode pour arriver à ses fins. Il mit la main rapidement dans sa poche et en sortit des enveloppes et un étui à cartes de visite ; il se présenta et demanda courtoisement, et presque humblement, s’il pouvait parler au chef de rayon. Il donna sa carte à la jeune fille, et l’instant d’après il regretta cela aussi.

Il y avait une faiblesse dans le caractère multiforme de M. Murrel, qui le mettait en danger d’être décontenancé et désarçonné ; c’était peut-être la seule sorte d’attaque qu’il craignît vraiment. Il s’agissait de tout ce qui, de près ou de loin, touchait de façon trop grossière et trop voyante aux privilèges que lui valait le hasard de sa position sociale. Il serait hypocrite de dire qu’il n’avait jamais conscience de son rang. Quelque part au plus profond de soi, il en avait peut-être même trop conscience. Mais profondément enraciné en lui était le sentiment que le seul moyen de le défendre était de faire comme s’il n’existait pas. D’ailleurs il y avait en lui une certaine complexité et un certain conflit ; et une certaine fierté de faire partie, grâce au hasard de la naissance, d’un petit nombre d’« initiés », luttait avec le réel et profond désir d’égalité de tous les hommes virils. Si une chose pouvait le gêner, c’était bien qu’il en soit question, et il se rappela trop tard que sa carte et son adresse portaient certaines indications là-dessus : son club et son titre. Le pire c’est que cela faisait son effet : cela faisait de toute évidence un effet magique. La jeune fille en référa à l’être mystérieux qui se trouvait derrière elle, à qui elle avait si souvent confié sa mauvaise humeur ; cet être à son tour étudia la carte, d’un œil probablement plus au fait de l’iniquité de ce bas monde ; et après pas mal de remue-ménage, que seul un romancier réaliste se donnerait la peine de décrire, Douglas Murrel se trouva enfin prié, avec force révérences, d’entrer dans le bureau privé de quelqu’un qui était de toute évidence haut placé.

« Admirable, votre magasin », dit-il d’un ton enjoué. « Question d’organisation, je suppose. J’imagine que vous pourriez pratiquement vous mettre au courant de l’état du marché dans le monde entier si vous mettiez votre machine en branle. »

Le directeur n’était pas bête, mais sa vanité professionnelle était en jeu, et après quelques secondes seulement de conversation, il s’était compromis en prétendant avoir des connaissances presque illimitées.

« Ce Hendry sur qui je me renseignais », dit Murrel, « était vraiment quelqu’un d’assez remarquable. Je ne l’ai jamais connu moi-même, mais selon mon amie Mlle Ashley, c’était un ami de son père et du groupe qui travaillait autrefois avec William Morris. Il connaissait très bien son affaire, tant au point de vue scientifique qu’au point de vue artistique. En vérité, je crois qu’il avait d’abord été médecin et chimiste de renom, quand il se spécialisa dans la production de pigments propres à reproduire les œuvres médiévales. Il tenait une petite boutique au Haymarket, mais je crois qu’elle était toujours pleine de ses amis artistes, comme le père de Mlle Ashley. Il connaissait presque tous les hommes éminents de son époque, et quelques-uns intimement. On penserait, n’est-ce pas, qu’un commerçant de cette sorte ne pourrait guère disparaître complètement sans laisser la moindre trace. N’est-ce pas qu’on s’attendrait à voir un homme de cette sorte reparaître quelque part avec ses marchandises ? »

« Oui », dit l’autre lentement, « à mon avis il travaille certainement quelque part ; sans doute il a trouvé du travail dans notre fabrique, ou dans l’une des grandes maisons. »

« Ah », dit Murrel, et il retomba dans un silence pensif. Puis il dit brusquement :

« Pendant qu’on y est, les temps sont durs pour beaucoup de nos petits châtelains et gentilshommes campagnards. Mais sans doute sont-ils tous en train de travailler comme maîtres d’hôtel et comme valets chez les ducs. »

« Euh... ce ne serait pas tout à fait la même chose », dit le directeur d’un ton gêné ; car il ne savait pas bien s’il devait rire ou non. Il alla dans un bureau au fond consulter des registres et des annuaires. Son visiteur crut qu’il cherchait la lettre H pour trouver le nom de Hendry. En fait il cherchait la lettre M pour trouver le nom de Murrel. Mais ce qu’il trouva dans des recherches sur ce dernier lui donna une opinion plus favorable du premier. Il se lança dans un examen plus minutieux des registres, donna des coups de téléphone, interrogea tous les chefs des autres rayons plus âgés que lui, et après avoir passé un bon moment à ce travail bénévole, finit par trouver quelque chose sur l’affaire en question, maintenant oubliée ; et, pour lui rendre justice, après l’avoir trouvé il s’y accrocha avec l’énergie désintéressée d’un détective dans un roman à sensation. Après un temps considérable, il rejoignit Murrel, en arborant un large sourire et en se frottant les mains d’un air triomphant.

« C’est très gentil de votre part de nous avoir fait des compliments sur nos modestes efforts d’organisation », dit le directeur d’une voix gaie et radieuse. « L’organisation a du bon, vous savez. »

« J’espère que je ne vous ai pas trop désorganisés », dit Murrel. « Ma demande était quand même un peu inhabituelle. Je suppose que peu de vos clients viennent vous demander des préraphaélites défunts sans préavis. Votre magasin n’a pas l’air d’être fait pour venir y bavarder, ou pour dire tout bonnement qu’on avait un ami qui était un ami de William Morris. C’est très gentil de vous être donné tout ce mal. »

« Pas du tout », répondit l’aimable employé. « Nous avons eu grand plaisir à vous donner une bonne impression de notre système, soyez-en assuré. Eh bien, je pense pouvoir vous donner quelques renseignements sur ce Hendry. Il semble qu’à un moment donné il y ait eu quelqu’un de ce nom employé à titre temporaire dans ce rayon. Il avait, semble-t-il, fait une demande d’emploi, et semblait être assez au courant. L’expérience s’est très mal terminée. Je crois que le pauvre homme n’était pas très équilibré ; il se plaignait de maux de tête, etc. En tout cas, un jour il a fait une crise, et il a jeté le chef de rayon à travers un grand tableau qui se trouvait sur un chevalet ; je ne trouve pas trace d’incarcération ou d’internement, comme on pourrait s’y attendre. En fait je vous prie de croire que nous notons très soigneusement dans nos registres le mode de vie de nos employés, les poursuites dont ils sont l’objet, etc. ; j’imagine donc qu’il a tout simplement pris la fuite. Bien sûr il ne travaillera plus jamais ici ; cela ne sert à rien d’essayer d’aider les gens de cette espèce. »

« Savez-vous où il habite ? » demanda Murrel d’une voix déprimée.

« Non, je crois que cela faisait partie du problème », répondit l’autre. « La plupart de nos gens habitaient sur place à cette époque-là. Il paraît qu’il déjeunait toujours au Chien Noir et Blanc, non loin d’ici ; et cela suffisait à faire mauvaise impression, bien entendu ; nous préférons de loin que nos employés utilisent les restaurants d’entreprise. Son problème, c’était sans doute la boisson ; et ces gens-là ne se relèvent jamais. »

« Je me demande », dit Murrel, « ce que ses Couleurs pour Enluminures sont devenues. »

« Oh, les méthodes se sont beaucoup améliorées, bien sûr, depuis son époque », dit l’autre. « Je suis très heureux de pouvoir vous aider, M. Murrel, et j’espère que vous ne penserez pas que j’essaie de vous forcer la main. Mais en fait on ne fait pas mieux que l’Enlumineur Empire, qui est ce que nous vendons constamment. Il a pratiquement remplacé tous les autres maintenant ; vous avez dû le voir partout. Le matériel au complet dans une seule boîte, c’est bien plus commode que les procédés anciens. »

Il alla jusqu’à l’un des bureaux et prit des dépliants imprimés en couleurs qu’il tendit à Murrel d’un geste presque désinvolte. Murrel les regarda, et la légère surprise qu’il éprouva un instant lui fit lever le sourcil. Sur le prospectus il vit le nom de l’industriel corpulent et suffisant avec qui Braintree avait discuté dans le salon, mais le clou du dépliant était une grande photographie de M. Almeric Wister, l’expert en tableaux, avec sa signature au bas d’une déclaration selon laquelle seules ces couleurs pouvaient satisfaire ceux qui avaient vraiment le sens du Beau.

« Mais je le connais », dit Murrel. « C’est lui qui fait des discours sur les Grands Victoriens. Je me demande s’il sait ce qui est arrivé aux amis des Grands Victoriens ? »

« Nous pouvons vous servir tout de suite », dit le chef de rayon.

« Je vous remercie », dit Murrel d’une voix plutôt rêveuse. « Je crois que je vais me contenter d’une boîte de ces craies pour enfants que cette gentille jeune femme m’a offertes. »

Et en effet il retourna gravement et avec l’air de s’excuser au comptoir en question, et fit solennellement son achat.

« Est-ce que je peux vous être encore utile ? » demanda le chef de rayon avec sollicitude.

« Absolument pas », dit Murrel d’une voix particulièrement sombre. « Je me rends bien compte que vous ne pouvez rien pour moi. Bon Dieu, il n’y a peut-être rien à faire. »

« Il y a quelque chose qui ne va pas ? » demanda l’autre.

« Je commence à avoir des douleurs à la tête », dit Murrel. « C’est sans doute héréditaire. Je les ai de temps en temps, et le résultat est épouvantable. Je ne voudrais pas que certaines scènes malheureuses se reproduisent... avec tous ces chevalets autour de nous... merci. Au revoir. »

Et il se rendit, non pour la première fois, au Chien Noir et Blanc. Dans cette ancienne maison il eut un coup de chance inhabituel. Il s’était arrangé pour parler de verre cassé, sujet inépuisable, avec la vague idée que si un homme comme Hendry fréquentait un pub assez longtemps, il ne manquerait pas tôt ou tard de casser quelque chose. Il fut bien reçu. Son aspect tout à fait ordinaire et sa bonne humeur ne tardèrent pas à créer une ambiance propice à la floraison des souvenirs. La jeune femme du bar se souvint en effet du monsieur qui avait cassé un verre ; le patron s’en souvint avec plus de précision, pour avoir eu des mots avec lui à propos du paiement du verre. À eux deux ils réussirent à esquisser un portrait un peu vague ; cheveux flous, vêtements usés, doigts longs et nerveux.

« Vous souvenez-vous », demanda Murrel comme par hasard, « si M. Hendry a dit où il irait ensuite ? »

« Le docteur Hendry, voilà ce qu’il disait toujours », dit l’aubergiste lentement. « Je ne sais pas pourquoi, sauf qu’il y avait quelque chose de chimique dans ses peintures. Mais il n’était pas peu fier d’être un vrai médecin des hôpitaux, sauf que je peux vous dire que j’n’aimerais pas qu’il me soigne, moi. À mon avis il serait capable de vous empoisonner avec ses peintures. »

« Par accident, vous voulez dire », demanda doucement Murrel.

« Bien sûr, par accident », concéda l’aubergiste très lentement, et il ajouta d’une voix raisonnable : « Mais ça ne vaut pas mieux d’être empoisonné par accident qu’exprès, pas vrai ? »

« Non, vous avez bien raison », dit Murrel. « Je me demande où il est parti avec ses peintures ou ses poisons. »

C’est à ce moment que la serveuse devint soudain expansive et conciliante, et déclara avoir entendu le docteur Hendry prononcer distinctement le nom d’une station balnéaire de la côte où plus personne n’allait. Elle avait même une petite idée du nom de la rue ; et muni de ces renseignements notre courageux aventurier se sentit prêt à agir sans plus attendre. Il avait mis fin en douceur à la conversation par le badinage traditionnel, puis il s’était rendu à la route qui mène à la côte.

Mais avant cela, il avait fait deux ou trois autres visites, l’une à sa banque, l’autre à un ami qui était dans les affaires, la troisième à son notaire ; et il en était sorti chaque fois la mine assez renfrognée.

Vingt-quatre heures plus tard, il se trouvait dans une station balnéaire en haut d’une rue qui descendait en pente abrupte jusqu’à la mer ; la succession de crêtes de toits gris en ardoise, qui suivait la même pente, ressemblait à la spirale d’un tourbillon, comme si cette triste ville se faisait aspirer par la mer. C’était comme un suicide vu en rêve. C’est ainsi qu’un homme brisé pourrait se sentir emporté par la vague du monde.

Il arriva au début d’une descente bien plus rapide, où la route tombait brusquement dans le tourbillon immobile de la ville. Cela ressemblait assez à un tourbillon immobile, et encore plus peut-être à un tremblement de terre immobile. Car les rangées successives de toits se dressaient en rangs qui ressemblaient à des vagues sur un terrain incroyablement inégal ; les cheminées d’une rue étaient souvent tout contre les grilles et le trottoir d’une autre ; et l’ensemble donnait l’impression presque surnaturelle que toute la ville se renversait ou se faisait aspirer par la mer, dans une sorte de catastrophe silencieuse et interminable. Le vert paysage tout entier qui se trouvait derrière son dos ondulait à perte de vue, mais aucun vallonnement accidentel de lande ou de gazon n’aurait pu donner cette étrange sensation de mouvement presque vertigineux, provoquée par les rues étroites et prosaïques qui penchaient et dégringolaient ainsi les unes sur les autres. Plus pittoresque, c’eût été plus banal. Si les petites maisons avaient été de couleurs variées, on aurait eu l’impression tout simplement d’un joli village de théâtre. Mais les maisons étaient grises et froides, et étaient disposées en rangées qui auraient pu jadis être majestueuses si elles n’avaient pas été crasseuses. Et les toits avaient un aspect à la fois brillant et lugubre, comme si la pluie incessante eût fait partie de la respectabilité de l’endroit. Murrel eut presque une impression de cauchemar devant cette juxtaposition de tristesse monochrome et d’un profil échevelé. C’était comme si une ville côtière devait elle-même avoir le mal de mer, et Murrel lui-même se sentit chavirer.

 

 

 

 

CHAPITRE IX

 

Le mystère du fiacre

 

 

Au-delà de ce flot de toits houleux se trouvait la mer. On eût dit que la ville entière était dans les convulsions de l’agonie et qu’il était arrivé juste à temps pour la voir mourir. C’est dans cette humeur sombre, bien que fantasque, qu’il leva les yeux et vit le nom de la rue ; et c’était le nom qu’on lui avait indiqué pour trouver l’homme qu’il cherchait.

En regardant la courbe descendante de cette rue lugubre, Murrel ne vit que trois objets distincts ou séparés dont on pût dire qu’ils avaient un rapport avec la vie. L’un d’eux se trouvait tout près de lui ; c’était un pot à lait qu’on avait laissé devant une entrée de service. Mais il avait l’air d’être là depuis cent ans. Le deuxième était un chat abandonné ; le chat n’avait pas exactement l’air triste, mais plutôt tout bonnement indifférent ; il aurait pu être un chien sauvage, ou tout autre animal vagabond, qui rôdait dans une cité des morts. Le troisième était plus curieux ; c’était un fiacre arrêté devant l’une des maisons ; mais un fiacre qui lui aussi semblait une sorte de menace venue du fond des âges. Tout ceci se passait avant que le fiacre ne soit devenu une espèce disparue que l’on ne gardait que dans les musées ; mais ce fiacre-là aurait très bien pu avoir sa place dans un musée à côté de la chaise à porteurs. Il était d’un modèle que l’on trouvait encore çà et là dans des villes de province ; il était de bois marron verni, avec des incrustations d’autres bois précieux, ou de bois jadis considérés comme précieux ; il était incliné vers l’arrière à un angle inhabituel, avec deux portes pliantes qui donnaient à l’occupant le sentiment qu’il était enfermé dans un vieux cabinet du XVIIIe siècle. Pourtant, malgré toute son étrangeté, c’était indubitablement un fiacre ; ce véhicule unique au monde en qui les yeux étrangers d’un Juif ingénieux virent la gondole de Londres. La plupart d’entre nous savent maintenant que lorsqu’on nous dit qu’on a apporté des améliorations importantes à un certain modèle, cela veut dire que toutes ses caractéristiques distinctives ont disparu. Il y a partout des taxis ; mais on n’a jamais pensé à avoir des fiacres à moteur. Avec le vieux modèle a disparu le caractère romantique particulier de la gondole (auquel Disraeli faisait peut-être allusion) : le fait qu’il n’y a place que pour deux. Il y a pire encore : la disparition de quelque chose de spécial et de frappant à l’extrême, et qui ne se trouvait qu’en Angleterre : l’élévation vertigineuse et quasi divine du cocher au-dessus de son client. Quoi qu’on puisse dire du capitalisme en Angleterre, il y avait au moins un char fougueux ou un groupe équestre dans lequel le pauvre était assis au-dessus du riche, comme sur un trône. Jamais plus, et dans aucun autre véhicule, l’employeur n’ouvrira désespérément une petite trappe dans le toit, pour parler au prolétaire invisible comme à un dieu inconnu. Aucune autre combinaison ne nous fera jamais sentir à nouveau de manière si symbolique et si vraie à quel point nous dépendons de ce que nous appelons les couches inférieures. Il est impossible de penser que les hommes qui sont assis sur ces sièges olympiens appartiennent aux couches inférieures. C’étaient eux les maîtres manifestes de notre destin, qui nous conduisaient d’en haut, comme les divinités du ciel. Un homme assis sur un tel perchoir n’était jamais tout à fait comme les autres ; et c’était même un dos pas du tout comme les autres que celui de l’homme qui était assis sur ce fiacre suranné au moment où Murrel s’en approchait. C’était un homme aux larges épaules, avec des favoris qui semblaient aller de pair avec l’isolement de ce coin perdu.

Au moment même où Murrel s’approchait de lui, l’homme, comme s’il était fatigué d’attendre son client, descendit laborieusement de son siège élevé et resta là un moment à regarder la rue. Murrel avait atteint une certaine perfection dans l’art de faire parler les forces démocratiques, et il lia bientôt conversation avec le cocher. C’était le genre de conversation qu’il considérait comme le mieux adapté à ses besoins c’est-à-dire que c’était une conversation dont la plus grande partie n’avait absolument aucun rapport avec ce qu’il voulait savoir. C’était, avait-il découvert depuis longtemps, à tel point la manière la plus rapide d’arriver à ses fins, que cela méritait presque le nom de raccourci.

Il finit pourtant par commencer à découvrir des choses qui n’étaient pas sans intérêt. Il avait découvert qu’il y avait une seconde raison qui faisait de ce fiacre une véritable antiquité, qui méritait tout à fait d’être dans un musée : le fiacre appartenait au cocher. Il repensa vaguement à cette première conversation avec Braintree et Olive Ashley, à propos de boîte à peinture qui appartenait au peintre, et, dans le même esprit, de mine qui appartenait au mineur. Il se demanda si le plaisir vague qu’il ressentait devant ce véhicule saugrenu n’était pas un hommage à une certaine vérité. Mais il découvrit d’autres choses. Il découvrit que le cocher trouvait son client très ennuyeux ; mais qu’il en avait en même temps vaguement peur. Il trouvait ce monsieur inconnu ennuyeux parce qu’il le faisait attendre devant une maison après l’autre, dans un pèlerinage mortel et interminable à travers la ville entière. Mais ce monsieur l’intimidait aussi un peu, parce qu’il semblait se rendre dans ces maisons à titre plus ou moins officiel et parlait comme quelqu’un qui est de la police. Il avançait très lentement mais il avait, semble-t-il, des façons bien vives, il vous bousculait, comme on dit. On avait l’impression qu’il avait réquisitionné, plutôt qu’appelé, le fiacre. C’était quelqu’un d’extrêmement pressé, et pourtant il passait un bon bout de temps chez chacun des gens auxquels il rendait visite. Il était donc évident que c’était soit un Américain, soit quelqu’un de l’Administration.

Petit à petit il se révéla que c’était un docteur, un médecin qui venait, à titre officiel, rendre visite à toutes sortes de gens. Le cocher, bien sûr, ne savait pas son nom, mais son nom était ce qu’il y avait de moins important chez lui. Ce qui était bien plus important, c’était un autre nom ; un nom que le cocher connaissait bien. Apparemment le prochain arrêt du fiacre-escargot serait un peu plus loin dans la rue, devant la maison où habitait un homme que le cocher avait quelquefois rencontré au pub du coin, un original du nom de Hendry.

Murrel ayant, par ce chemin détourné, enfin atteint l’objet de ses désirs, faillit bondir comme un chien qu’on vient de lâcher. Il demanda quel numéro dans la rue avait l’honneur d’abriter M. Hendry ; et presque aussitôt il s’engagea à grands pas dans la descente qui y menait.

Il frappa à la porte et attendit ; et après un temps considérable il entendit le bruit de quelqu’un qui l’ouvrait très lentement derrière lui.

Il se retourna, et par bonheur parla tout de suite. On avait à peine entr’ouvert la porte, et la première chose qu’il vit fut que la chaîne était toujours en place. À l’intérieur il commença à distinguer, mais bien moins clairement dans l’obscurité de cette haute maison, les traits et la silhouette moins sombres d’un être humain La silhouette était mince et les traits étaient à la fois anguleux et pâles. Mais un je-ne-sais-quoi dans l’atmosphère lui dit que la silhouette était féminine et même jeune ; et lorsqu’il entendit la voix un instant plus tard il apprit autre chose qui l’étonna encore davantage.

Pour commencer, cependant, il n’y eut aucune parole mais seulement un mouvement très rapide et silencieux. La jeune femme à l’intérieur qui n’avait vu que la forme et le contour du chapeau de Murrel, et qui avait remarqué qu’il était plutôt respectable, commença à refermer la porte. Elle avait déjà eu affaire avec des gens qui avaient l’air respectable et même responsable. Et c’était ainsi, à l’époque en question, qu’elle réagissait quand elle les voyait. Mais Murrel, prompt comme un escrimeur, bondit et se fendit pour atteindre le seul trou de ce qui ressemblait à un labyrinthe de parades et de mouvements défensifs. Il enfonça dans l’ouverture un coin en forme de mot.

C’était probablement le seul mot qui pût arrêter le mouvement. La jeune femme, hélas, n’était pas sans connaître des gens qui avaient l’habitude, en pareil cas, de mettre le pied dans la porte. Elle n’était pas non plus sans connaître l’art de lancer la porte dessus pour l’écraser ou pour le faire retirer en toute hâte. Mais Murrel se souvint de ce qu’il avait entendu dire au pub et au magasin au début de son voyage ; et il prononça la phrase qu’on n’avait jamais entendu prononcer dans cette rue et que cette femme avait presque oubliée. Mû par une sorte d’instinct, il ôta son chapeau et dit :

« Est-ce que le docteur Hendry est là ? »

L’homme ne vit pas que de pain, mais principalement de bonnes manières et surtout de respect. C’est le respect qui fait vivre même ceux qui ont faim et c’est le manque de respect qui les fait mourir. Hendry avait jadis été fier de son titre de docteur ; ce fut là un détail tout à fait déterminant ; et un détail plus déterminant encore fut qu’il n’y avait pas la moindre chance qu’aucun de ses nouveaux voisins lui donne ce titre maintenant.

Et cette jeune femme était sa fille, et elle était juste assez vieille pour se souvenir de l’époque où on le lui avait donné tout naturellement. Sa mèche de cheveux dans l’œil lui donnait l’air d’une souillon, et son tablier était aussi taché et aussi usé que toutes les autres guenilles de cette rue ; mais lorsqu’elle ouvrit la bouche, l’étranger sut tout de suite qu’elle se souvenait ; et que les choses dont elle se souvenait appartenaient à la tradition et au domaine de l’esprit.

Douglas Murrel se trouva dans une minuscule entrée où il n’y avait qu’un porte-parapluies fort laid, dépourvu même de parapluies. Peu après il montait un escalier extrêmement raide et étroit, dans une obscurité quasi totale et bientôt il trébucha sur le seuil d’une petite chambre qui sentait le renfermé, parsemée d’objets de si peu de valeur qu’on ne pouvait pas les vendre ni les mettre en gage ; là se tenait l’homme à la recherche de qui il avait entrepris ce capricieux voyage, comme Stanley était parti à la recherche de Livingstone.

Le docteur Hendry avait des cheveux gris qui ressemblaient assez à une fleur de chardon fané ; on s’attendait presque à les voir se flétrir pendant qu’on regardait, et à voir les graines se détacher et s’envoler tristement au vent. Mais par ailleurs il était plutôt mieux mis qu’on n’aurait pu s’y attendre ; mais cette impression était peut-être due au fait qu’il était étroitement et soigneusement boutonné jusqu’au cou, comme il paraît que c’est parfois l’habitude de ceux qui ont faim. Après des années de rêve dans un décor crasseux, il avait toujours tendance à être perché plutôt qu’assis sur sa chaise poussiéreuse comme si un certain raffinement, un certain dédain même, dans son subconscient, le faisait se poser dessus délicatement. Il était de ceux qui peuvent être inconscients jusqu’à l’extrême grossièreté ; mais qui, à partir du moment où ils sont conscients, deviennent presque exagérément polis. Au moment où il prit conscience de la présence de Murrel, sa politesse le fit se lever d’un bond, comme une marionnette squelettique au bout d’un fil.

Si le compliment de s’entendre appeler docteur le fit chanceler, ce que lui dit son visiteur l’enivra encore plus. Comme tous les vieillards et comme la plupart des hommes déchus il vivait dans le passé : et il eut l’impression miraculeuse, pendant un instant, que le passé était revenu. Car cette pièce sombre, dans laquelle il était enfermé et oublié comme un mort dans sa tombe, avait entendu de nouveau une voix humaine demander les Couleurs Hendry pour Enluminures.

Il se mit debout sur ses jambes maigres et vacillantes, et alla, sans dire un mot, jusqu’à une étagère sur laquelle se trouvaient quantité d’objets extrêmement hétéroclites ; il prit une vieille boîte en fer-blanc qu’il apporta jusqu’à la table, et commença à l’ouvrir en tremblant. Elle contenait deux ou trois flacons de verre, ronds et trapus, couverts de poussière ; et quand il les vit, ce fut comme si on avait délié sa langue.

« Il faut les utiliser avec le médium qui se trouve dans la boîte », dit-il. « Beaucoup de gens essayent de les utiliser avec de l’huile ou de l’eau, ou avec toutes sortes de choses » ; mais en fait cela faisait au moins trente ans que personne n’avait essayé de les utiliser avec quoi que ce soit.

« Je ne manquerai pas de dire à mon amie de faire attention », dit Murrel en souriant. « Je sais qu’elle veut travailler selon les anciennes méthodes. »

« Ah, bien sûr », dit le vieil homme, en levant soudain la tête d’un air très important. « Je me ferai toujours un plaisir de vous donner des conseils... tous les conseils qui pourront vous être utiles. » Il se racla la gorge, et sa voix reprit une plénitude tout à fait impressionnante. « La première chose à retenir, bien sûr, est que ce type de couleur est par nature opaque. Tant de gens se trompent en pensant que parce qu’elle est brillante elle doit être transparente. J’ai moi-même toujours constaté que la confusion venait du parallèle avec le vitrail. Tous deux étaient bien sûr des arts typiquement médiévaux, et Morris s’intéressait énormément aux deux. Mais je me souviens dans quelle rage il se mettait si quelqu’un oubliait que le verre est transparent. “Si quelqu’un peint une seule chose dans un vitrail qui ait l’air vraiment solide”, disait-il, “on devrait l’obliger à s’asseoir dessus.” »

Murrel reprit son interrogatoire :

« Je suppose, docteur, que les études de chimie que vous avez faites autrefois vous ont beaucoup aidé dans la fabrication de ces couleurs ? »

Le vieux monsieur hocha la tête d’un air pensif.

« La chimie seule n’aurait guère suffi à m’apprendre tout ce que je sais », dit-il. « C’est une question d’optique. C’est une question de physiologie. » Il pointa soudain la barbe d’un air menaçant et dit rapidement d’une voix sifflante : « C’est encore plus une question de psychopathologie. »

« Oh », dit le visiteur, et il attendit la suite.

« Savez-vous », dit Hendry d’une voix devenue subitement raisonnable, « savez-vous pourquoi j’ai perdu toute ma clientèle ? Savez-vous pourquoi je suis réduit à ceci ? »

« Autant que je sache », dit Murrel avec une certaine force hargneuse qui l’étonna lui-même, « vous avez été bougrement mal traité par un certain nombre de gens qui voulaient vendre leur marchandise à eux. »

Le spécialiste sourit doucement en hochant la tête.

« C’est un problème scientifique », dit-il. « Ce n’est pas très facile pour le médecin d’expliquer tout cela au profane. Votre amie, par exemple, je crois que vous avez dit que c’était la fille de mon vieil ami Ashley. Eh bien voilà une lignée exceptionnellement saine, et qui continue. Probablement sans aucune trace de la maladie. »

Tandis que l’autre tenait ces propos, qui pour lui étaient totalement inintelligibles, avec une bonté un peu pédante et dédaigneuse, l’attention du visiteur était retenue par autre chose. Il étudiait bien plus attentivement la jeune fille qui se trouvait à l’arrière-plan.

Le visage lui-même était beaucoup plus intéressant qu’il ne l’avait cru d’après la vision fugitive qu’il en avait eue dans l’obscurité de l’entrée. Elle avait rejeté en arrière les cheveux noirs mal peignés qui lui tombaient sur les yeux comme des plumets de corbillard. Son profil délicat était ce qu’on appelle aquilin, et sa maigreur lui donnait un peu trop littéralement l’air d’un aigle. Elle avait une certaine nervosité vigilante, et ses yeux étaient très attentifs ; surtout à ce moment-là. Car il était clair qu’elle n’appréciait pas la tournure que prenait la conversation.

« Il y a deux principes simples en physiologie », dit son père, qui poursuivait sa leçon avec une parfaite aisance, « que je n’ai jamais réussi à faire comprendre à mes collègues. L’un est qu’une maladie peut frapper une majorité de gens. Elle peut frapper toute une génération, comme la peste frappe toute une région. L’autre est que les maladies qui frappent les cinq sens sont du même ordre que les maladies mentales. Pourquoi le daltonisme serait-il une exception ? »

« Oh », dit Murrel en sursautant, éclairé soudain par une lueur de compréhension. « Oh, je vois. Le daltonisme. Vous voulez dire que tout cela s’est produit parce que la plupart des gens sont daltoniens ? »

« Presque tous ceux qui ont subi les conditions particulières de cette époque de l’histoire de la terre », corrigea le docteur avec bonté. « Quant à la durée de l’épidémie, ou sa périodicité probable, c’est une autre affaire. Si vous voulez vous donner la peine de jeter un coup d’œil à la documentation que j’ai réunie... »

« Vous voulez dire », dit Murrel, « que ce grand magasin qui occupe une rue entière a été construit dans une sorte de folie daltonienne ; et que ce pauvre Wister a fait mettre son portrait sur dix mille dépliants pour fêter son daltonisme ? »

« Il est évident que cette affaire a une origine scientifique que l’on peut établir », dit le docteur Hendry, « et il me semble que mon hypothèse se tient. »

« Il me semble à moi que c’est le grand magasin qui tient », dit Murrel, « et je me demande si cette vendeuse qui m’offrait des craies et de l’encre rouge est au courant de son origine scientifique. »

« Je me souviens que mon vieil ami Potter disait », fit l’autre en regardant le plafond, « qu’une fois qu’on a trouvé l’origine scientifique, c’est toujours une origine tout à fait simple. Dans le cas présent, par exemple, quiconque examinerait la situation superficiellement dirait tout naturellement que l’humanité tout entière a perdu la raison. Celui qui dit que les peintures dont parle ce dépliant sont meilleures que mes peintures à moi a manifestement perdu la raison. Donc en un sens la plupart de ces gens ont effectivement perdu la raison. Ce que les hommes de science de notre époque ont tout à fait négligé d’étudier sérieusement, c’est pourquoi ils ont perdu la raison. Eh bien d’après ma théorie, il y a un moyen infaillible pour détecter le daltonisme, qui est lié à... »

« Vous n’en voudrez pas à mon père s’il se tait maintenant », dit la jeune femme d’une voix à la fois dure et raffinée. « Je crois qu’il est un peu fatigué. »

« Oh, bien sûr », dit Murrel, et il se leva, plutôt médusé. Il se dirigeait vers la porte, lorsqu’une transformation tout à fait surprenante dans le comportement de la jeune femme le fit s’arrêter. Elle était toujours debout, un peu raide, derrière la chaise de son père. Mais ses yeux, qui étaient noirs et brillants, changèrent la direction de leur regard, et lancèrent un éclair oblique vers la fenêtre ; et toutes les lignes de son corps, qui ne manquait pas de grâce, se raidirent, et elle prit l’allure d’une barre de fer. Dans le silence de mort, un bruit se fit entendre par la fenêtre à demi ouverte. C’était le bruit des immenses roues du fiacre préhistorique qui s’arrêtait devant la porte.

Murrel, toujours très gêné, ouvrit la porte de la pièce et sortit sur le palier sombre. Lorsqu’il se retourna, il découvrit avec un certain étonnement que la jeune fille l’avait suivi.

« Vous savez ce que cela veut dire ? » dit-elle. « ILS viennent chercher mon père. »

Il commença à entrevoir obscurément de quoi il devait s’agir. Il savait que certaines lois nouvelles et assez radicales, qui dans la pratique ne touchaient que les quartiers pauvres, avaient donné aux fonctionnaires médicaux et autres des pouvoirs très expéditifs et arbitraires sur ceux que l’on considérait comme pas tout à fait aussi efficaces que le directeur du magasin. Il pensa qu’il n’était que trop probable que l’homme qui avait découvert la remarquable théorie scientifique selon laquelle le daltonisme était l’une des causes de la décadence de la société risquait d’être considéré comme n’ayant pas en effet ce degré d’efficacité. En vérité on pouvait croire que même sa propre fille était de cet avis, si l’on pensait à ses efforts désespérés pour empêcher le pauvre vieillard d’en parler. En clair, on allait traiter l’excentrique en fou. Et comme ce n’était ni un millionnaire excentrique, ni un châtelain excentrique, et qu’il ne pouvait pas non plus, à ce moment-là, être pris pour un homme du monde excentrique, il était probable qu’on pouvait le classer dans sa nouvelle catégorie rapidement et sans problème. Et Murrel ressentit ce qu’il n’avait jamais ressenti à ce point depuis son adolescence, une rage soudaine et brûlante. Il ouvrit la bouche pour parler, mais la jeune fille l’avait devancé, de sa voix d’acier.

« C’est comme cela depuis le début », dit-elle. « D’abord on le jette au ruisseau, et puis on lui reproche d’y être. C’est comme si on frappait un enfant à la tête jusqu’à l’abrutir et le rendre idiot, et qu’on l’insultait ensuite parce que c’est un cancre. »

« Votre père », fit le visiteur avec quelque hésitation, « ne me fait pas l’impression d’être idiot du tout. »

« Oh non », répondit-elle, « il est trop intelligent, et c’est la preuve qu’il est dérangé. S’il n’était pas dérangé, cela prouverait qu’il est débile mental. Si ce n’est pas une chose, c’est l’autre. Ils savent toujours comment vous posséder. »

« Qui sont ILS ? » demanda Murrel à voix basse et (pour ceux qui le connaissaient) plutôt menaçante.

La réponse, en un sens, fut donnée, non par la personne à qui on posait la question, mais par une voix grave et assez gutturale qui venait de la cage obscure de l’escalier, la voix de quelqu’un qui montait. L’escalier branlant grinçait et tremblait même sous son poids pendant qu’il montait, car il était fort lourd, et lorsqu’il arriva dans le demi-jour qui venait de la petite fenêtre du palier, on eût dit qu’il remplissait toute l’entrée avec le volume de son grand pardessus et de ses larges épaules. Le visage qui était ainsi tourné vers la lumière fit penser Murrel pendant un instant à quelque chose d’intermédiaire entre le morse et la baleine ; c’était comme si un monstre marin sortait des profondeurs de la mer et levait son pâle visage rond de poisson, comme le fait la lune. En examinant l’homme avec plus de soin et moins d’imagination, il se rendit compte que l’effet était produit par le contraste entre des cheveux très blonds et très courts, et une moustache qui ressemblait à une paire de défenses pâles, auquel s’ajoutait la lumière de la fenêtre qui frappait les lunettes rondes.

C’était le docteur Gambrel, qui parlait un anglais impeccable, mais qui trébucha dans l’escalier un peu raide, et poussa un juron dans une autre langue. Chimpanzé écouta attentivement un instant, puis rentra à pas feutrés dans la pièce.

« Pourquoi n’avez-vous pas de lumière ? » demanda le docteur d’une voix brusque.

« Je suppose que je suis folle, moi aussi ? » répliqua Mlle Hendry. « Je suis prête à être tout ce que mon père est censé être. »

« Voyons, voyons, je sais que c’est bien pénible », fit le médecin en retrouvant son sang-froid, et en même temps quelque chose qui ressemblait davantage à une bienveillance impitoyable. « Mais il n’y a rien à gagner à tergiverser. Vous feriez bien mieux de me laisser voir votre père tout de suite. »

« Oh, très bien », répondit-elle. « Je suppose qu’il le faut bien. »

Elle fit un brusque demi-tour, et ouvrit la porte qui les mena tous les deux dans la petite pièce crasseuse où le docteur Hendry était assis. Elle n’avait rien de bien remarquable, sinon sa crasse. Le médecin était déjà venu, et la jeune femme n’en était guère sortie depuis cinq ans. Il est donc sans doute assez remarquable que même le médecin l’ait regardée avec un léger étonnement, dont il était à ce moment-là trop violemment agité pour définir la cause avec précision. Quant à la jeune femme, elle regarda la pièce, et resta pétrifiée.

Il n’y avait pas d’autre porte dans la pièce. Le docteur Hendry était assis seul devant sa table et M. Douglas Murrel avait complètement disparu.

Avant que le docteur Gambrel pût en parler ou même en prendre pleinement conscience, le malheureux Hendry s’était levé d’un bond, et il se lança dans un flot de paroles où se mêlaient la capitulation et la protestation véhémente, et qui coupa court à toute autre conversation.

« Vous comprendrez », dit-il, « que je proteste formellement contre l’interprétation que vous faites de mon cas. Si je pouvais présenter la totalité des faits au monde scientifique, je n’aurais pas la moindre difficulté à montrer que la vérité est totalement à l’opposé de ce que vous présentez. Je reconnais qu’en ce moment la moyenne de notre société, en raison de certaines maladies de la vue qui... »

Le docteur Gambrel détenait les pouvoirs de l’État moderne, qui sont peut-être plus grands que ceux de tout autre État, au moins en ce qui concerne les services qui sont de sa compétence. Il avait le pouvoir de pénétrer de force dans cette maison, de briser cette famille, et de disposer à son gré de cette personne qui en faisait partie ; mais même lui n’avait pas le pouvoir de le faire taire. Malgré tous les efforts de l’autorité, le docteur Hendry continua à discourir pendant un temps considérable sur le daltonisme. Il continua pendant que le médecin responsable le poussait petit à petit vers la porte, pendant qu’il lui faisait descendre l’escalier, et au moins jusqu’à ce qu’il eût réussi à le traîner dehors. Mais entre-temps il s’était produit autre chose, qui était passé inaperçu de ceux qui écoutaient (fût-ce contre leur gré) le discours qui avait commencé dans la pièce d’en haut.

 

*   *   *

 

Le cocher, perché sur le fiacre préhistorique, était un homme patient, et il en avait grand besoin. Il attendait devant la maison des Hendry depuis quelque temps lorsqu’il arriva quelque chose qui était certainement mieux fait pour le divertir que tout ce qui était arrivé jusque-là.

Un monsieur était en apparence tombé du ciel sur le toit du fiacre, et avait retrouvé l’équilibre avec quelque difficulté au moment où il était sur le point de basculer. Ce visiteur inattendu, quand il finit par se retrouver sur ses pieds, montra au cocher étonné le visage et le corps du monsieur avec qui il avait bavardé il n’y avait pas si longtemps un peu plus loin dans la rue. Après avoir regardé le nouveau venu pendant un bon moment, après avoir ensuite regardé la fenêtre d’en haut pendant un bon moment, le cocher comprit que le premier n’était pas véritablement tombé du ciel, mais seulement du rebord de la fenêtre. Ce n’était pas à proprement parler un miracle, mais c’était sans aucun doute extraordinaire. Ceux qui auraient eu le privilège de voir Murrel tomber depuis le rebord de la fenêtre sur le toit du fiacre auraient pu formuler une théorie sur les raisons pour lesquelles on l’avait à l’origine surnommé Chimpanzé.

Le cocher fut encore plus étonné quand son nouveau compagnon lui fit un sourire aimable et dit, comme quelqu’un qui reprend une conversation :

« Comme je disais... »

Il n’est pas nécessaire, après tant d’années, et après les conséquences aventureuses qu’elles engendrèrent, de faire retour en arrière et de rapporter ce qu’il disait. Mais il est d’un intérêt immédiat pour notre histoire de rapporter ce qu’il dit. Après quelques passes amicales, il s’assit fermement à califourchon sur le toit du fiacre, et sortit son portefeuille. Il se pencha vers le cocher, en risquant fort de perdre l’équilibre, et dit d’un ton confidentiel : « Écoutez, mon vieux, je veux acheter votre fiacre. »

 

*   *   *

 

Murrel n’ignorait pas totalement le règlement scientifique sous l’autorité duquel se jouait le dernier acte de la tragédie des Couleurs Hendry pour Enluminures. Il se souvint d’avoir eu longtemps auparavant une discussion avec Julian Archer, qui était très fort sur la question. C’était ce genre de choses qui rendait Julian Archer si singulièrement et si suprêmement apte à s’occuper des affaires publiques. Il pouvait subitement et en toute sincérité se passionner pour n’importe quel sujet, à condition que tous les journaux en parlent à ce moment-là. Si le roi d’Albanie (dont la vie privée, hélas, laisse tant à désirer) était à ce moment-là brouillé avec la sixième princesse allemande qui avait épousé un membre de sa famille, M. Julian Archer se transformait instantanément en chevalier errant prêt à traverser l’Europe pour elle, sans jamais parler des cinq autres princesses dont l’opinion ne s’occupait pas à ce moment-là. On ne comprendra rien, cependant, à ce genre d’individu, si l’on suppose qu’il y avait quoi que ce soit de trop évidemment patelin et pharisaïque dans sa manière de mettre en avant ces enthousiasmes changeants. Dans chaque cas, l’un après l’autre, toujours Archer avait montré à ceux qui étaient de l’autre côté de la table le même beau visage passionné, qui semblait incapable de retenir le torrent de ses protestations indignées. Et Murrel en face de lui dressait l’oreille, et se disait que c’était cela qui faisait l’homme public ; le pouvoir de s’échauffer en même temps que l’opinion publique. Il se disait aussi qu’il était lui-même, irrémédiablement, un homme privé. il avait toujours ce sentiment d’être un homme privé, bien que ses amis et sa famille occupassent une place importante dans l’État ; mais il ne se sentait jamais si irrémédiablement ni si pitoyablement privé lorsqu’il restait ainsi comme un tout petit objet gelé, encore humide et froid dans l’intense chaleur du fourneau.

« Tu ne peux pas être contre ; personne ne peut être contre », s’était écrié Archer. « C’est tout simplement un projet de loi pour faire entrer un peu plus d’humanité dans les asiles. »

« Je le sais », avait répondu son ami d’une voix un peu sombre. « Il fait entrer beaucoup plus d’humanité dans les asiles. Voilà exactement ce qu’il fait. Tu ne vas pas me croire, mais il existe encore pas mal d’humanité qui ne veut pas entrer à l’asile. »

Mais il se souvenait de cette histoire surtout parce que Archer et les journaux s’étaient félicités mutuellement pour une autre innovation qui n’était pas sans rapport avec le cas présent. C’était la plus grande discrétion de la procédure. Un magistrat spécial réglerait tous ces cas au cours d’une entrevue aussi discrète qu’une visite chez le médecin.

« On devient plus civilisé pour ce genre de choses », dit Archer. « C’est exactement comme pour les exécutions publiques. Pensez donc, autrefois on pendait les gens devant toute une foule ; mais maintenant on fait la chose de façon moins choquante. »

« Tout de même », grommela Murrel, « nous serions assez ennuyés si nos parents et nos amis commençaient à disparaître sans bruit ; ou si, chaque fois que nous avions égaré une mère ou que nous ne pouvions plus mettre la main sur une nièce préférée, nous apprenions qu’on avait emmené nos malheureux parents pour les pendre avec un tact parfait. »

 

*   *   *

 

Murrel savait qu’on emmenait Hendry à une entrevue de ce genre ; et il ne souriait pas du tout en entendant son monologue médical à l’intérieur du fiacre. Hendry était un fou irrémédiablement anglais, se dit-il, pour s’être ainsi réfugié dans un dada et une théorie, au lieu d’un grief ou d’une vendetta. Le Hendry du secret des pigments médiévaux avait été ruiné. Pourtant il était presque heureux dans son rôle de Hendry détenteur du secret de la maladie oculaire. Chose assez curieuse, le docteur Gambrel avait lui aussi une théorie. Cela s’appelait répulsion cérébro-spinale, et posait le diagnostic de maladie mentale chez tous ceux qui s’asseyaient au bord de leur chaise, comme le faisait Hendry. Le docteur Gambrel avait ramassé un assez grand nombre de malheureux au bord de leur chaise ; admirable symbole de l’étroit rebord où s’accrochait leur vie. Il était tout à fait prêt à exposer cette théorie devant le tribunal, mais il ne trouva pas l’occasion de l’exposer dans le fiacre.

Il y avait un je-ne-sais-quoi de macabre dans la lenteur de ce fiacre qui grimpait la pente raide de cette triste station balnéaire. Depuis sa petite enfance, il avait eu le sentiment que l’expression « fiacre en maraude » avait quelque chose de cauchemardesque ; comme si dans sa lenteur le fiacre suivait les clients pour les attraper et les avaler entre ses mâchoires béantes. Le cheval avait un profil anguleux ; le bois sombre des incrustations du fiacre faisait penser à un cercueil. La pente devint plus raide, la rue se cabra contre le cheval, tout comme le cheval contre le fiacre. Mais ils s’arrêtèrent devant un portique à deux colonnes, entre lesquelles ils aperçurent le gris-vert de la mer.

 

 

 

 

CHAPITRE X

 

Quand les médecins ne sont pas d’accord

 

 

La maison où le fiacre finit par arriver avec lenteur n’était pas très différente d’une maison de bourgeois prospère. Car l’objectif de toutes les lois et coutumes récentes avait été de mener en séance privée les affaires publiques. Le fonctionnaire était d’autant plus omnipotent qu’il était toujours en civil. Il était possible d’amener des gens à un endroit de ce genre et de les en faire sortir sans violence apparente ; simplement parce que tout le monde savait que la violence serait inutile. Le médecin s’était tout à fait habitué à amener ses fous en fiacre, sans précaution particulière ; et en général ils ne lui causaient pas d’ennuis. Ils n’étaient pas si fous.

Ce bureau particulier de la nouvelle Commission de la Démence n’avait été installé que récemment dans la ville ; car l’implantation dans les localités de moindre importance n’avait été décidée qu’après coup. Les sbires qui attendaient dans le vestibule ou qui ouvraient les portes et portails étaient nouveaux, sinon dans le métier, du moins dans le quartier. Et le magistrat qui siégeait dans une pièce du fond, pour étudier chaque cas à son tour, était le plus nouveau de tous. Malheureusement, s’il était nouveau, il était en même temps âgé. Il avait fait le même travail dans beaucoup d’autres endroits ; et avait ainsi pris l’habitude de le faire efficacement, rapidement, et dangereusement bien. Mais il commençait à être un peu âgé pour faire quoi que ce soit. Il ne voyait plus aussi bien qu’avant ; il n’entendait pas comme il croyait entendre. C’était un médecin militaire en retraite du nom de Wotton. Il avait une moustache grise soignée, et l’air assez léthargique ; il était arrivé à un stade plutôt léthargique, à la fois dans le travail de la journée et dans sa carrière.

Il avait un certain nombre de papiers sur son bureau, parmi lesquels se trouvait la liste de certains rendez-vous pour l’après-midi en rapport avec la Commission de la démence. Au fond de sa pièce confortablement capitonnée, il n’entendait naturellement pas le fiacre branlant arriver lentement devant la porte ; il entendit encore moins les mouvements rapides et silencieux d’un monsieur distingué qui aidait les deux occupants à en descendre, et, avec force politesses, réussissait à les pousser dans les salles d’attente. Le monsieur était tellement distingué que personne ne songea sur le moment à mettre en doute son droit à agir comme intermédiaire ; les surveillants l’acceptèrent comme une partie bien astiquée de la machine, et même le médecin officiel se laissa diriger d’un geste courtois dans une petite pièce sur la gauche du bureau du magistrat. S’ils avaient regardé par la fenêtre un instant plus tôt, et vu le monsieur distingué tomber du toit du fiacre, peut-être auraient-ils été plus inquiets. En l’occurrence, le médecin officiel commença à être très nettement inquiet quand le monsieur distingué (qu’il n’avait vu que très indistinctement dans un escalier obscur et qu’il avait à peine commencé à reconnaître vaguement) non seulement referma la porte derrière lui en s’inclinant courtoisement, mais tourna brusquement la clé dans la serrure.

De tout cela, le magistrat n’entendit rien ; étant donné que ce fut exécuté rapidement et en silence au milieu de l’inertie routinière qui dort comme une toupie en mouvement. La première indication qu’il en eut fut le bruit de quelqu’un qui frappait à la porte et une voix qui disait : « Par ici, docteur ». La procédure normale en pareil cas était que le médecin responsable de l’internement parle au magistrat d’abord ; et ensuite celui-ci interrogeait (en général bien plus brièvement) la victime. Cet après-midi-là, M. Wotton espérait que les deux entrevues seraient vraiment très brèves. Il ne leva pas les yeux de ses papiers, mais se contenta de dire :

« C’est bien le cas No 9871, n’est-ce pas ? un cas de folie de la conspiration, je crois ? »

Le docteur Hendry s’inclina de sa manière la plus distinguée.

« La conspiration, bien sûr, est un symptôme plutôt qu’une cause », dit-il. « La cause est purement physique... purement physique », dit-il avec un toussotement raffiné. « Nous n’avons plus à apprendre que la déformation des sens réagit sur le cerveau, hein ? Dans le cas présent, j’ai toutes les raisons de penser que toute cette affaire a eu son origine dans une maladie très courante du nerf optique. Le processus par lequel je suis arrivé à cette conclusion est assez intéressant en soi. »

Au bout de quatre minutes environ, il devint évident que M. Wotton n’était pas de cet avis. Sa tête était toujours penchée sur ses papiers ; il n’examina donc pas directement la personne qui se tenait devant lui. S’il l’avait fait, il aurait pu concevoir quelques soupçons en voyant les vêtements remarquablement usés du docteur Hendry. En l’occurrence, il entendait la voix remarquablement cultivée du docteur Hendry.

« Je ne crois pas qu’il soit nécessaire d’entrer dans tous ces détails », dit-il enfin, après que son visiteur en eût déjà beaucoup parlé ; et eût donné l’impression alarmante qu’il était capable d’en dire bien davantage. « Si vous croyez vraiment que c’est un cas de ce genre, un cas de délire vraiment dangereux, je suppose qu’il n’y a pas de problème. »

« De toute ma vie », dit le docteur Hendry d’une voix solennelle, et pleinement conscient de ses responsabilités, « je n’en ai jamais connu de plus net. Ce problème de la vue devient grave, monsieur. Cela devient menaçant. En ce moment même, pendant que je vous parle, des gens incontestablement fous se promènent de par le monde, et énoncent même des opinions péremptoires sur des sujets scientifiques. Pas plus tard que l’autre jour... »

Là-dessus, sa voix mélodieuse et persuasive fut noyée pendant un instant par des bruits qui venaient de la pièce voisine. Le bruit ressemblait à celui d’un corps immense et pesant lancé furieusement contre la porte ; et dans le silence qui suivit on entendit à travers la cloison épaisse quelque chose qui ressemblait à des imprécations gutturales, à une voix enrouée et affaiblie par la rage.

« Grands dieux ! » s’écria M. Wotton en se réveillant brusquement et en levant la tête pour la première fois.

« Qu’est-ce que ça peut bien être ? »

Le docteur Hendry hocha la tête dans un beau mouvement de tristesse, mais il continua à sourire.

« Notre métier est bien triste », dit-il. « Nous avons affaire aux aspects les plus faibles et les moins civilisés de notre nature déchue... notre corps humilié, je crois qu’on trouve cela dans le Nouveau Testament... notre corps humilié. On dirait bien, hélas, le bruit fait par un de ces malheureux que la société se trouve dans la triste nécessité d’enfermer. »

Là-dessus notre corps humilié fut à nouveau jeté violemment contre la porte ; et à l’entendre c’était un corps d’un poids, d’une vitesse, et même d’une agilité considérables.

Le magistrat eut un doute. Il est vrai qu’on amenait fréquemment dans la pièce voisine pour attendre leur interrogatoire les malades, ou les prisonniers (comment faut-il appeler ces nouvelles victimes de l’ordre social ?) ; mais en général ils étaient gardés par des surveillants qui les empêchaient de manifester leur impatience de façon si remuante. La seule hypothèse possible était que le fou d’à côté était à ce point remuant qu’il avait tué son gardien.

Le vieux médecin militaire était tout ce qu’on voudra, mais il avait du courage. Il se leva de son bureau et alla jusqu’à la porte, qui tremblait et qui vibrait encore sous les coups qui lui étaient portés de l’autre côté. Il la regarda un instant, la tête penchée sur le côté ; puis il l’ouvrit de sang-froid. S’il fit preuve de sang-froid, il dut aussi faire preuve de beaucoup d’agilité, en faisant un saut en arrière pour ne pas être jeté à terre par la chose qui sortit de la pièce. À ce moment-là, il aurait dit que c’était une chose plutôt qu’un homme Cela avait des yeux ronds qui se dressaient sur sa tête comme des cornes ; et M. Wotton eut le sentiment confus que se trouvait confirmée la théorie du docteur selon laquelle le pauvre avait une maladie des yeux. Cela avait de longues touffes de moustache et de crinière fauve ébouriffée, à force de s’être frotté en vain contre le mur depuis un bon moment. Ce n’est que lorsque la chose fut tombée au milieu de la pièce, en pleine lumière, que le magistrat vit qu’elle portait un gilet blanc et un pantalon gris, qu’on ne voit guère porter par un morse ou même un homme des bois.

« Eh bien en tout cas », dit-il entre ses dents, « il est habillé, même s’il n’a pas toute sa raison. »

L’homme immense qui était entré en tombant se redressa et se mit debout, l’œil plutôt hagard ; ses défenses fauves plus agressives que jamais. Mais il fut bientôt évident qu’il avait au moins le don de la parole. On aurait pu en vérité prendre ses premiers mots, qui étaient des jurons proférés dans une langue étrangère, pour des cris inarticulés ; mais les deux hommes de science qui l’écoutaient reconnurent bientôt les sons du langage scientifique qui se dégageait du reste des langues étrangères. En fait le médecin officiel faisait son rapport officiel ; mais on ne l’aurait pas deviné.

Il était vraiment désavantagé ; et le lecteur sage et vertueux ne défendra pas sérieusement le tour dont il avait été victime, mais se contentera de le savourer discrètement. Lui aussi avait une théorie très complète sur les causes de la démence chez ses concitoyens. Lui aussi savait déceler les causes physiologiques et organiques de l’état mental de son captif. Il savait expliquer la nature de la répulsion cérébro-spinale de façon tout aussi raisonnable et sereine que Hendry lorsqu’il expliquait celle du daltonisme. Mais la scène, pour ainsi dire, n’avait pas été préparée pour son exposé à lui de façon aussi satisfaisante. Au moment même où il aurait dû faire une entrée majestueuse dans le bureau du magistrat pour faire son rapport, et où Hendry aurait dû être enfermé dans la salle d’attente pour en attendre le résultat, M. Murrel, avec un manque total de scrupules, avait rapidement et silencieusement inversé les positions, avec le résultat déplorable que l’on connaît. Le fonctionnaire, en se trouvant pris au piège, s’était conduit comme se conduisent souvent les gens énergiques et sûrs d’eux lorsqu’il leur arrive quelque chose qu’ils n’auraient jamais cru possible. Car l’homme dont la vie se déroule d’un mouvement rapide et sans à-coups, qui est normalement souriant et content de lui, que rien n’a jamais détourné de son but, c’est celui-là qui, en présence d’un réel obstacle, s’y heurte avec fracas. Par ailleurs, l’histoire du pauvre Hendry avait été exactement le contraire. Il s’était accroché de façon touchante à ses bonnes manières, qui étaient tout ce qui lui restait de sa position sociale, à travers mille humiliations ; et il était habitué à donner des explications élégantes à ses créanciers, et à prendre une voix cultivée et légèrement pédante en parlant aux agents de police. En conséquence, tandis que le médecin officiel parlait d’une voix entrecoupée, avec des grognements et des jurons inintelligibles, le fou reconnu attendait, la tête élégamment inclinée sur le côté, en faisant un petit gloussement pour indiquer le chagrin que lui causait la déchéance de l’esprit humain. Le médecin militaire les regarda l’un après l’autre, puis fixa son regard sur l’étranger qui jurait et sacrait ; comme il l’avait déjà fixé sur tant d’autres fous dangereux. C’est ainsi que ces trois sommités médicales finirent par se rencontrer ; et leur consultation fut plutôt inhabituelle.

Dehors, dans la rue qui serpentait irrégulièrement vers la falaise, Douglas Murrel était assis sur le toit de son fiacre, le visage tourné vers le ciel en homme qui a accompli sa tâche et œuvré pour la bonne cause. Il portait un chapeau haut-de-forme extrêmement cabossé et fatigué, qui n’était pas le sien ; car il avait acheté le chapeau en même temps que le fiacre ; et pourtant c’était le genre de chapeau qu’on se ferait payer pour porter, plutôt que de payer soi-même. Il servait cependant son dessein avec une admirable simplicité. C’est le chapeau qui domine et définit la silhouette, quand on porte des vêtements discrets, sans couleurs voyantes ; et tant qu’il l’avait sur la tête, il passait assez facilement pour le cocher d’un véhicule aussi ancien. Quand il l’enlevait et se glissait parmi les fonctionnaires, avec ses cheveux bien peignés et son air distingué, ils n’avaient aucune raison de douter qu’il fût d’un tout autre rang. Au sommet du fiacre, cependant, il avait remis le chapeau, non sans cérémonie, comme un conquérant pourrait se couronner de lauriers.

Il pensait connaître la suite probable des évènements, et il décida de l’attendre. Il ne s’attendait pas à voir, à ce stade, la fin du drame actuellement en cours dont le héros était le médecin de l’Administration prisonnier ; il se promit que si les choses allaient trop loin il pourrait se mettre en rapport avec les autorités à une date ultérieure. En attendant il se garda d’y toucher, lui accordant le respect qu’on doit à un poème parfaitement achevé. Mais si tout allait bien, une certaine conséquence s’ensuivrait très probablement ; et lorsqu’il eut attendu environ dix minutes, il fut heureux de voir que ses calculs avaient été exacts.

Le docteur Hendry, jadis célèbre dans le monde artistique, sortit entre les piliers sombres du portique qui se détachait sur la mer ; aussi libre que la mouette qui décrivait des courbes majestueuses le long de la falaise. Il affichait une discrétion presque agressive ; comme s’il avisait la rue entière qu’il refuserait de révéler à qui que ce soit les délicats secrets professionnels qu’on venait de lui confier. Il fit le geste d’enfiler une paire de gants invisibles, et il monta dans le fiacre comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde, avant même d’y penser. Le cocher consciencieux rabattit son chapeau haut-de-forme sur les yeux et s’en alla rapidement avec son passager dans les rues raides et cahoteuses.

Pour le moment du moins, le chroniqueur préfère faire respectueusement le silence sur ce qui se passa entre le magistrat et le médecin. Et en vérité Murrel lui-même montra une tendance curieuse et indéfinissable à oublier cette affaire et à la laisser derrière lui. Il avait la réputation d’être farceur. Mais on comprendra assez mal ce moment de sa vie si l’on suppose qu’il considérait cet incident comme étant au premier chef une farce faite au médecin étranger. Ce qu’il avait en tête était un sentiment plus flou et plus heureux, comme si la véritable histoire eût été devant lui plutôt que derrière ; comme si la libération inattendue du pauvre vieil excentrique, avec son idée fixe sur le daltonisme, n’eût été qu’un symbole de la libération de bien d’autres choses, et l’ouverture sur un monde meilleur. Quelque chose avait cédé ; ne fût-ce qu’un coin de la bureaucratie ; et il ne savait pas encore tout ce qui avait été libéré. Quand il arriva au tournant de la rue, un rayon de soleil en éclaira soudain la pente abrupte, un rayon qui ressemblait à ceux qui sortent d’entre les nuages dans les vieilles illustrations de la Bible, et lorsqu’il leva les yeux vers la fenêtre de la haute maison étroite, il vit la fille de Hendry.

La femme qui regardait par la fenêtre fit en quelque sorte sa première entrée dans cette histoire. Jusque-là elle avait été enveloppée d’ombre, dans l’obscurité de l’escalier raide et de la haute maison sombre. Elle avait été déguisée par la misère ; et il faut avoir vécu dans une pareille maison pour savoir tout ce que peut déguiser la misère. Elle était devenue pâle comme une plante dans une maison étroite aux volets fermés ; une maison dans laquelle il n’y avait pas de miroirs ; et surtout pas de ces miroirs humains que nous appelons visages. Elle avait depuis longtemps cessé de penser à son physique ; et elle aurait été plus surprise que quiconque si elle avait pu être dans la rue et voir son physique à la fenêtre. Et pourtant, en regardant la rue en bas, elle fut un peu plus que surprise. La beauté qui émanait d’elle comme l’éclosion d’une fleur magique sur le balcon n’était pas entièrement due au rayon de soleil qui avait frappé la rue. C’était la chose la plus belle au monde ; peut-être était-ce la seule chose qui fût belle en ce monde. C’était l’Étonnement ; perdu au Paradis terrestre, il reviendra avec la Vision béatifique, Étonnement si puissant qu’il durera éternellement.

Ce n’était en vérité que l’étonnement devant ce qu’elle voyait dans la rue ; mais il y avait dans cet étonnement la joie que seul peut susciter le renversement de l’ordre du monde ; quelque chose qui est trop beau pour être vrai. Pour comprendre son étonnement il faudrait raconter son histoire ; et son histoire serait très différente de cette histoire-ci, et ressemblerait plus à ces longs romans scientifiques et réalistes qui ne sont pas des histoires du tout. Depuis le jour où son père avait été ruiné par une bande de canailles qui se trouvaient être trop riches pour être punis, sa vie avait sombré, degré après degré, jusqu’à ce monde où tous les gens sont tenus pour des canailles et punis par une sorte de roulement ; où la police a tendance à se considérer comme gardienne d’une grande prison où les gens circulent à l’air libre. Depuis très longtemps elle avait cessé de réagir de façon violente devant cette tendance, qui lui semblait parfaitement naturelle si elle tendait à la traîner plus bas encore. Si on avait emmené son père pour le pendre, elle aurait été malheureuse, amère, et indignée ; mais elle n’aurait pas été surprise.

Mais quand elle le vit revenir dans un fiacre avec le sourire, elle fut tout à fait surprise. Jamais elle n’avait vu être vivant sortir du piège dans lequel elle le croyait tombé ; jamais elle n’avait vu de traces de pas ressortir de cet antre noir de l’efficacité. C’était comme si elle avait vu le soleil faire marche arrière vers l’Est, ou la Tamise s’arrêter brusquement à Greenwich et se mettre à remonter vers Oxford. Mais pas de doute, c’était bien son père, qui était assis confortablement dans le fiacre et qui souriait. De même qu’il était sorti en faisant le geste d’enfiler des gants invisibles, de même il était assis confortablement en faisant le geste de fumer un cigare invisible. Tandis qu’elle le regardait, elle s’aperçut que le cocher lui tirait son chapeau, d’un geste remarquablement élégant étant donné l’état déplorable du chapeau. De le voir sans chapeau lui porta le choc final ; car elle découvrit les cheveux d’un blond terne mais bien peignés de M. Murrel, le monsieur excentrique qui était venu à la maison quelques heures auparavant.

Le docteur Hendry sauta du fiacre avec la grâce d’un jeune homme, et sa main se porta d’un autre geste automatique vers une poche totalement vide. Il revivait le bon vieux temps.

« Il n’y a pas de quoi », dit vivement Murrel, en remettant son atroce chapeau. « Ce fiacre m’appartient, et je travaille pour m’amuser. L’Art pour l’Art, comme disaient vos amis d’autrefois. Je suis une harmonie, comme disait Whistler ; une harmonie en noir et brun. Votre ami le médecin fou est, je l’espère, en ce moment une harmonie en bleus. »

Hendry reconnut la voix cultivée, car il y a des choses qu’on n’oublie jamais. Il reconnut la voix malgré le chapeau, même s’il était évident que cet homme travaillait du chapeau.

« Cher monsieur », dit-il, « je vous dois beaucoup de reconnaissance. Entrez, je vous prie. »

« Je vous remercie », dit Murrel en descendant de son perchoir. « Mon coursier arabe, qui a si souvent dormi sous ma tente dans le désert, montera sans doute fidèlement la garde au-dehors. Je ne crois pas qu’il souffre de psychose galopante. »

Il monta pour la seconde fois l’escalier sombre et raide, où il avait vu monter le digne spécialiste des maladies mentales comme un monstre sortant des profondeurs de la mer. Il repensa à ce malheureux spécialiste avec un sentiment de remords fugitif ; mais il se dit qu’il n’aurait guère de mal à remettre les choses au point.

« Mais est-ce que cela ne veut pas dire », dit-elle, « qu’il reviendra chercher mon père ? »

Murrel sourit et fit « non » de la tête. « Tel que je le connais, non », dit-il, « et c’est la même chose pour le père Wotton. Wotton est un vieux monsieur parfaitement honnête ; et il comprendra tout de suite que votre père n’a rien de grave, rien d’aussi grave que l’autre. Et même l’autre ne sera pas très pressé de proclamer au monde qu’il a si bien imité un fou furieux qu’il s’est fait enfermer. »

« Alors vous nous avez vraiment sauvés », dit-elle. « C’est absolument merveilleux. »

« Je trouve cela moins merveilleux que le fait que vous ayez eu besoin d’être sauvés », dit Murrel. « Je me demande où on va. Je suppose qu’on a envoyé un fou pour en interner un autre, en partant du principe que ce sont les voleurs qui font les meilleurs gendarmes. »

« J’en ai connu, des voleurs », dit le docteur Hendry en frisant sa moustache avec un air soudain féroce, « mais ils sont toujours en liberté. »

Murrel le regarda un instant, et sut qu’il avait retrouvé son ardeur.

« Peut-être essaierons-nous d’attraper ces voleurs après tout », dit-il ; et il ne savait pas qu’il parlait en prophète de sa maison, de ses amis, et de bien des choses qui lui étaient familières. Car dans la lointaine abbaye de Seawood, des choses qu’il aurait trouvées tout à fait extravagantes prenaient forme et couleur et avançaient vers le point culminant de cette histoire. De ces choses il ne savait rien ; mais, par un curieux hasard, sa propre imagination se voilait déjà de couleurs nouvelles, plus rayonnantes et plus romantiques que les Peintures Hendry pour Enluminures. Il avait eu un vague sentiment de triomphe ; mais ce sentiment avait atteint son apogée, quand il avait levé la tête et vu le visage de la jeune fille à la fenêtre. Dans un élan il se pencha vers elle et dit :

« Est-ce que vous regardez souvent comme cela par la fenêtre... Si on passait par hasard, un jour... »

« Oui », dit-elle. « Je regarde souvent par la fenêtre. »

 

 

 

 

CHAPITRE XI

 

La folie du bibliothécaire

 

 

Dans la lointaine abbaye de Seawood, la grande représentation de « Blondel le Troubadour » était terminée. Elle avait non seulement eu du succès, mais aussi fait sensation. Après qu’on l’eût jouée deux après-midi de suite, on avait donné une sorte de bis d’assez bonne heure le lendemain matin, à l’intention des écoliers et autres enfants ; et M. Julian Archer enlevait enfin son armure avec un air de fatigue et de soulagement. Quelques mauvaises langues disaient que sa fatigue était en partie due au fait que ce n’avait pas été lui, la sensation.

« Eh bien voilà », dit-il à M. Herne qui se tenait à ses côtés, toujours vêtu des romantiques haillons verts du Roi Proscrit. « Je m’en vais mettre des frusques plus confortables. Dieu merci, on n’aura pas à remettre celles-ci. »

« Je suppose que non », dit Herne, et il regarda ses longues jambes vertes d’un air un peu hébété, un peu comme s’il les voyait pour la première fois. « Je suppose qu’on ne les remettra plus. »

Il resta ainsi pendant un instant ; puis, tandis qu’Archer retournait en hâte à sa loge, le bibliothécaire le suivit lentement et se rendit à son appartement, attenant à la bibliothèque.

Une seconde personne resta là comme étourdie par ses pensées, bien que le spectacle fût terminé depuis longtemps. C’était l’auteur de la pièce ; et elle n’avait pas du tout l’impression que c’était elle qui l’avait écrite. Olive Ashley avait l’impression qu’elle s’était contentée de craquer une allumette à minuit, et que celle-ci avait explosé, avait grandi, avait atteint la splendeur du soleil de minuit. Elle avait l’impression d’avoir peint l’un de ses anges vermeils et dorés, et que le visage peint avait parlé, et avait dit des choses redoutables. Car on eût dit que l’excentrique bibliothécaire, transformé pour une heure en roi d’opérette, était possédé par un démon. Seulement le démon avait un peu ressemblé à l’ange vermeil et doré. Il semblait émaner de lui quelque chose que personne n’avait jamais su qu’il possédait, et que le poète ne pouvait pas prétendre lui avoir donné. Elle avait l’impression qu’il enjambait sans effort tous les gouffres et tous les sommets qui sont le domaine de l’humilité secrète de l’artiste. Elle n’avait pas le sentiment d’entendre les vers qu’elle avait écrits. Elle croyait entendre les vers qu’elle aurait aimé écrire. Aux émotions qu’elle éprouvait s’ajoutait celle de l’attente. Car il avait le pouvoir de rendre chaque vers plus beau que le précédent ; et pourtant ce n’étaient que ses vers, assez acceptables, à elle. Le moment dont elle, ainsi que bien d’autres, moins sensibles qu’elle, gardait un souvenir éblouissant, était celui où le Roi, qui avait été capturé comme un voleur, refusait l’offre de sa propre couronne et déclarait que, dans un monde de princes méchants, il préférait sa vie errante dans les bois :

 

        Devrais-je, moi qui chante aux arbres du matin,

        M’abaisser, être Autriche, ainsi que ce maraud,

        Ce brigand qui me fit prisonnier ; ou me faire

        Vil esclave, espion, tricheur, ou Roi de France ?

        Quelle couronne encore assombrit cette terre ?

        Tous ces rois malfaisants reposent sur leur trône

        Sans honte, ils s’y sont faits ; mais là quelle panique,

        Quelle peur causerait la vertu d’un seul roi !

        Comme on verrait grouiller tous ces insectes blêmes !

        L’injustice d’un maître ou subit sans se plaindre,

        Mais nul homme n’accepte un maître juste et bon,

        On verrait ses vassaux, traîtres, se soulever,

        Et lui partirait seul, comme moi, seul, je pars.

 

Une ombre passa sur elle dans l’herbe ; et malgré sa préoccupation elle sembla reconnaître même la forme de l’ombre. Braintree, rhabillé et en pleine possession de ses facultés (dont certains pensaient qu’il faisait fort mauvais usage) venait la rejoindre au jardin.

Avant qu’il ne pût parler, elle avait dit dans un élan : « J’ai découvert quelque chose. Il est plus naturel de parler en vers que de parler en prose. Tout comme il est plus spontané de chanter que de bégayer. Seulement, voyez-vous, nous bégayons pour la plupart. »

« Votre bibliothécaire, lui, n’a pas bégayé », dit Braintree. « On pourrait presque dire qu’il a chanté. Je suis quelqu’un d’assez prosaïque ; mais j’ai comme le sentiment que je viens d’écouter de la bonne musique. Tout cela me semble très mystérieux. Quand un bibliothécaire joue le rôle d’un roi de cette façon-là, il me semble qu’une conclusion s’impose ; il n’a fait que jouer le rôle de bibliothécaire. Et, tout excellent qu’il ait été comme Roi, je considère sa création du rôle d’un rat de bibliothèque timide comme une réussite encore plus parfaite. Est-ce qu’on trouve souvent des vedettes du théâtre cachées ainsi derrière des rayons de livres ? »

« Vous pensez qu’il a toujours joué un rôle », dit Olive, « et moi je sais que ça n’a jamais été un rôle. Voilà l’explication. »

« Vous avez sans doute raison », répondit-il. « Mais est-ce qu’on n’aurait pas juré qu’on était en présence d’un grand acteur ? »

« Non, non, justement ! » s’écria-t-elle d’un ton vif. « J’aurais juré que j’étais en présence d’un grand homme »

Après un moment elle continua : « Je ne veux pas dire un grand homme de théâtre comme Garrick ou Irving, ou un de ceux-là, je veux dire un homme du Moyen Âge : un homme ressuscité. »

« Je sais ce que vous voulez dire », acquiesça l’autre, « et bien sûr vous avez raison. Vous voulez dire qu’il n’aurait pas su jouer un autre rôle. Votre ami M. Archer aurait su jouer n’importe quel rôle ; mais lui n’est qu’un bon acteur. »

« Tout cela me semble si étrange », dit Olive. « Pourquoi M. Herne, bibliothécaire, est-il... est-il comme cela ? »

« Je crois savoir pourquoi », dit Braintree, et sa voix devenue plus grave ressemblait à un grognement. « D’une façon que personne ne comprend, il prend cela tout à fait au sérieux. Et moi aussi ; je le prends drôlement au sérieux. »

« Vous voulez dire ma pièce ? » demanda-t-elle avec le sourire.

« J’ai été d’accord pour mettre ces frusques de troubadour et pour jouer », dit-il. « Je ne pouvais pas donner une plus grande preuve d’attachement. »

« Je veux dire », dit-elle un peu précipitamment, « qu’entendez-vous par prendre le rôle du Roi au sérieux ? »

« Je n’aime pas les rois », répondit Braintree assez brusquement. « Je n’aime pas les chevaliers, les nobles, toute cette parade de l’aristocratie en armes. Mais cet homme-là les aime. Il ne se contente pas de faire semblant de les aimer. Lui n’est pas un snob, ou un de ces crétins de valets du père Seawood. C’est le seul homme de ma connaissance qui puisse vraiment s’opposer à la démocratie et à la révolution. Je le sais rien qu’à sa façon de marcher sur cette scène ridicule et de prononcer... »

« Vous alliez dire “de prononcer ces vers ridicules” », dit la poétesse en le visant du doigt et en riant avec une curieuse indifférence que l’on trouve rarement chez les poétesses. On eût dit qu’elle avait trouvé quelque chose qui l’intéressait plus que la poésie.

Mais l’une des qualités les plus viriles de Braintree était sa réticence à se laisser aller à la légèreté ; et il continua calmement, avec son geste habituel de réduire quelque chose en poussière, en homme qui médite toujours le poing fermé.

« Je vous dis que quand il était au sommet, quand il paraissait dominer les choses et les gens, quand il disait qu’il allait jeter son sceptre et retourner courir les bois avec sa lance, je savais... »

« Tiens, le voilà », s’écria Olive précipitamment en baissant la voix, « et le comique de l’histoire c’est qu’il continue à courir les bois avec sa lance. »

Car en effet M. Herne était toujours costumé en bandit, ayant apparemment oublié de se changer quand il était arrivé en rêvant dans sa loge ; et sa main serrait toujours inconsciemment la longue lance de chasse sur laquelle il s’appuyait dans ses monologues en vers.

« Dites donc », s’exclama Braintree, « vous n’allez pas mettre d’autres vêtements avant de déjeuner ? »

Le bibliothécaire regarda de nouveau ses jambes et dit d’une voix sans timbre : « Quels autres vêtements ? »

« Mais vos vêtements de tous les jours », répondit Braintree.

« Oh, ça ne fait rien », répondit la jeune femme, « autant vous changer après déjeuner, maintenant, je crois. »

« Oui », répondit l’automate distrait de la même voix sans timbre, et il s’éloigna avec ses longues jambes vertes et sa lance.

On ne fit pas de cérémonie au déjeuner, de toute façon, et si tous les autres avaient bien ôté leur costume de théâtre, ils n’avaient pas tout à fait réussi à remettre leurs vêtements de tous les jours. Certains, surtout les dames, étaient dans un état de transition en attendant les splendeurs de l’après-midi, car il y avait cet après-midi-là à l’abbaye de Seawood une grandiose réception politique et mondaine qui devait éclipser celle où l’on avait tenté d’éduquer M. Braintree. Il va sans dire qu’on y retrouvait les mêmes têtes, presque au complet, et bien d’autres encore. Sir Howard Pryce était présent, et portait, sinon la fleur blanche d’une vie sans tache, du moins le gilet blanc d’un homme d’affaires victorien qui passait toujours pour avoir une vie sans tache. Il avait récemment, et toujours sans tache, abandonné le savon pour les teintures, dont il était un des grands soutiens financiers, et il était associé de lord Seawood dans certains intérêts commerciaux de ce dernier. M. Almeric Wister était présent, et il portait ce mélange exquis de vêtements d’artiste et d’habit à la mode qui lui était particulier ; et il portait aussi sa longue moustache et son sourire mélancolique. M. Hanbury, châtelain et explorateur, était présent, et il ne portait rien que l’on pût remarquer en particulier, mais il le portait très bien. Lord Éden était présent, il portait son monocle et ses cheveux qui ressemblaient à une perruque jaune. M. Julian Archer était présent, il portait des vêtements d’une coupe telle qu’on ne les voit pour ainsi dire jamais sur homme qui vive, mais uniquement sur ces êtres idéaux que sont les mannequins de tailleurs. Et M. Michael Herne était présent, il portait toujours des haillons verts qui convenaient à un proscrit royal en exil, mais qui ne convenaient pas du tout aux circonstances présentes.

Braintree n’était pas quelqu’un de conventionnel, mais il s’arrêta malgré lui les yeux grands ouverts devant ce mystère ambulant.

« On peut dire que vous traînassez, vous », dit-il. « Je croyais que vous étiez parti vous habiller depuis longtemps. »

Herne paraissait bouder à présent.

« M’habiller en quoi ? » demanda-t-il.

« Mais, vous habiller en vous-même, je suppose », répondit l’autre. « Faire votre célèbre imitation de M. Michael Herne. »

Michael Herne leva brusquement sa tête de chien battu et fixa l’autre un moment d’un regard presque aveuglant dans sa concentration ; puis il s’éloigna en direction de la maison, sans doute pour procéder sur le tard à cet échange de vêtements. Et John Braintree fit la seule chose possible dans ces réunions qui n’étaient guère à son goût : il partit à la recherche de Mlle Olive Ashley.

Leur conversation fut longue et en grande partie intime, et il faut remarquer que même après le départ des invités de l’après-midi, au moment où le dîner s’annonçait à l’horizon, quand Olive se fut retirée pour s’habiller et puis eut reparu dans une robe violet et argent d’une richesse assez inhabituelle, ils se rencontrèrent de nouveau au jardin près du monument brisé où ils avaient eu leur première dispute. Mais ils rencontrèrent aussi autre chose.

M. Herne, le bibliothécaire, se tenait à côté de ce morceau de sculpture grise comme une statue verte. On aurait pu croire à une statue de bronze verdie par le temps, mais c’était en fait une silhouette bien connue qui portait toujours son déguisement de forestier.

Olive Ashley dit presque automatiquement, dans un sursaut :

« Vous n’avez vraiment pas l’intention de vous changer ? »

Il tourna la tête lentement et la fixa de son regard bleu et vague ; puis il sembla rappeler sa voix du bout de la terre, et elle était un peu voilée quand il dit :

« Me changer ?... Changer ?... Un jour ?... Jamais ?... »

Elle crut voir quelque chose, qui, soudain reflété dans ses yeux grands ouverts, la fit trembler un peu, et elle s’effaça à demi dans l’ombre de l’homme qui était à ses côtés, et qui intervint sur un ton un peu autoritaire pour la protéger.

« C’est-à-dire, est-ce que vous allez remettre vos vêtements ordinaires ? »

« Qu’est-ce que ça veut dire, mes vêtements ordinaires ? » demanda Herne.

« Eh bien », répondit Braintree avec un petit rire, « je suppose que ça veut dire des vêtements comme les miens, bien qu’on ne m’ait jamais vraiment pris pour un arbitre des élégances. » Il sourit un instant de son air sévère, puis ajouta : « Personne ici ne vous obligera à porter une cravate rouge. »

Herne fronça brusquement le sourcil en direction de l’autre homme et le fixa avec une expression intense mais assez déroutante, puis il dit d’une voix douce :

« Et vous vous croyez révolutionnaire parce que vous portez une cravate rouge ? »

« J’en ai donné d’autres preuves », répondit Braintree, « mais la cravate en est certainement devenue le symbole. Je vous assure que certaines gens que j’admire beaucoup avaient plutôt tendance à la considérer comme une écharpe trempée dans le sang. En fait, si on retourne au point de départ, je crois que c’est pour cette raison que je la portais. »

« Sans doute », dit le bibliothécaire d’un air pensif, « c’est pour cette raison que vous portiez une cravate rouge. Mais je veux savoir pourquoi vous portiez une cravate. Ce que je veux savoir c’est pourquoi, dans cette sacrée race humaine, il y a des gens qui portent des cravates. »

Braintree, qui était toujours sincère, se tut brusquement, et l’autre continua, en le regardant, toujours avec le plus grand sérieux, comme si c’eût été un spécimen ou un étranger venu d’un pays inconnu :

« Que faites-vous ? » dit-il de la même voix douce. « Vous vous levez ; vous faites votre toilette... »

« Jusque-là », dit Braintree, « j’avoue être comme tout le monde. »

« Vous mettez une chemise. Puis vous prenez une bande séparée de lin ou de quelque chose de ce genre, et vous le fixez autour de votre cou avec un jeu compliqué de boutons et d’agrafes. Puis, non content de cela, vous prenez une seconde bande plus longue, dans un tissu quelconque, et d’une couleur de votre choix. Puis vous enroulez cette bande autour de l’autre bande, avec des boucles atrocement compliquées pour obtenir une certaine sorte de nœud. Vous faites ceci tous les matins ; vous le faites toute votre vie ; vous ne pensez jamais à faire autre chose ; vous n’êtes jamais poussé un seul instant à maudire Dieu et à déchirer vos vêtements comme les prophètes de jadis. Vous faites précisément ceci, ou quelque chose d’approchant, parce qu’une multitude de gens font cette même chose mystérieuse à la même heure chaque jour ; ça ne vous embête jamais ; vous ne vous plaignez jamais parce que c’est toujours pareil. Et puis vous vous dites révolutionnaire – et vous vous vantez parce que votre cravate est rouge ! »

« Ce que vous dites n’est pas bête », dit Braintree, « mais dois-je comprendre que c’est pour cette raison que vous repoussez l’heure maudite où il vous faudra abandonner votre costume incroyable ? »

« Pourquoi appelez-vous mon costume incroyable ? » demanda Herne. « Il est beaucoup plus simple que le vôtre. On le passe par dessus la tête, et ça y est. En plus il a toutes sortes de détails judicieux qu’on ne découvre pas avant de l’avoir porté – pendant un ou deux jours. Par exemple », il regarda le ciel en fronçant un peu le sourcil, « il va peut-être pleuvoir ; il va peut-être faire très froid, ou il y aura beaucoup de vent. Qu’est-ce que vous ferez tous à ce moment-là ? Vous rentrerez précipitamment à la maison, et vous reviendrez avec tout un attirail pour la dame ; peut-être avec un énorme et horrible parapluie qui vous obligera à marcher comme un empereur de Chine sous un dais ; peut-être avec un tas de châles, d’imperméables, etc. Mais neuf fois sur dix on n’a besoin que de quelque chose à mettre sur la tête, avec le climat que nous avons ; on fait tout simplement ceci », et il saisit entre le pouce et l’index des deux mains le capuchon qui lui pendait entre les épaules et l’amena sur sa tête, « et le reste du temps on peut appartenir à la Brigade des sans-chapeaux... Savez-vous », ajouta-t-il brusquement et d’une voix plus basse, « que porter un capuchon a quelque chose de très satisfaisant... quelque chose de symbolique. Cela rappelle Robin des Bois, le grand héros du Moyen Âge. »

Olive Ashley regardait au loin les pentes ondulées de la vallée disparaître dans les brumes lumineuses du soir, comme distraite et détachée de la conversation, mais elle se retourna maintenant en entendant un mot, comme si ce mot eût pénétré ses rêves.

« Qu’est-ce que vous voulez dire », dit-elle, « quand vous dites qu’un capuchon est symbolique ? »

« N’avez-vous jamais regardé sous une arche ? » demanda Herne, « et remarqué que le paysage de l’autre côté est aussi lumineux qu’un paradis perdu ? C’est parce que le tableau a un cadre... On est coupé de quelque chose, mais en même temps on peut le regarder. Quand les gens comprendront-ils que le monde est une fenêtre, et non un infini vide ? une fenêtre dans un mur de néant infini ? Lorsque je porte ce capuchon, je transporte ma fenêtre avec moi. Je me dis : voici ce monde que François d’Assise voyait et aimait parce qu’il était limité. Le capuchon a la forme exacte de la fenêtre gothique. »

Olive regarda John Braintree par dessus son épaule et dit : « Vous vous souvenez de ce que le pauvre Chimpanzé disait ?... Non, c’était juste avant votre arrivée. »

« Avant mon arrivée ? » demanda Braintree un instant perplexe.

« Avant que vous ne veniez ici pour la première fois », répondit-elle en rougissant et en regardant de nouveau le paysage. « Il disait qu’il lui faudrait regarder par le guichet des lépreux. »

« Une variété de fenêtre bien typique du Moyen Âge, il me semble », dit Braintree d’un ton assez acerbe.

Le visage de l’homme au déguisement médiéval s’enflamma brusquement comme au moment de livrer bataille.

« Montrez-moi un roi », s’écria-t-il, « un roi qui règne actuellement, par la grâce de Dieu, et qui ira toucher les lépreux dans un hôpital comme le fit saint Louis ! »

« Il serait étonnant », dit Braintree d’un ton dur, « que je rende hommage de la sorte à des rois régnants. »

« Un tribun, si vous voulez », insista l’autre. « Saint François était un tribun. Si vous voyiez un lépreux traverser cette pelouse, est-ce que vous vous précipiteriez pour l’embrasser ? »

« Il le ferait tout autant qu’un autre », dit Olive, « peut-être plus. »

« Vous avez raison », dit Herne soudain calmé « Peut-être que personne d’entre nous ne le ferait... Mais si le monde avait besoin de tels despotes et de tels démagogues ? »

Braintree leva lentement la tête et regarda l’autre un bon moment. « De tels despotes... » dit-il d’un air renfrogné.

 

 

 

 

CHAPITRE XII

 

L’homme d’État et le pavillon d’été

 

 

À ce point de la conversation, ce coin précis du jardin fut envahi par la présence joviale de Julian Archer en habit de soirée resplendissant ; il entra d’un pas dégagé, puis s’arrêta net et regarda M. Herne d’un air ahuri.

« Dites donc », s’écria-t-il, « vous n’avez vraiment pas l’intention de vous changer ? »

Peut-être était-ce d’entendre cette même phrase répétée pour la sixième fois qui mit le bibliothécaire de Seawood hors de ses gonds.

En tout cas il fit volte-face, son regard se durcit, et tout à coup il cria d’une voix qui résonna jusqu’au bout de l’allée :

« Non, je n’ai pas l’intention de me changer. »

Après les avoir regardés d’un œil indigné pendant un instant, il continua : « Vous adorez tous le changement, et vous vivez dans le changement ; mais moi je ne changerai jamais. C’est le changement qui vous a menés à votre perte. Vous avez eu votre âge d’or, quand les hommes étaient simples, sains, normaux, et se sentaient chez eux sur cette terre autant qu’ils peuvent l’être. Vous l’avez perdu ; et même lorsque vous le retrouvez l’espace d’un instant, vous n’avez pas l’intelligence de le garder. Moi je ne changerai jamais. »

« Je ne sais pas de quoi il parle », dit Archer, un peu comme s’il avait été question d’un animal, ou au moins d’un enfant en bas âge.

« Moi, je sais de quoi il parle », dit Braintree d’une voix dure, « et il a tort. Croyez-vous vraiment vous-même, M. Herne, que tout ce mysticisme soit la vérité ? Qu’entendez-vous exactement quand vous dites que cette société d’autrefois dont vous parlez était saine ? »

« Je veux dire que la société d’autrefois était véridique et que vous, vous êtes embrouillés dans le mensonge », répondit Herne. « Je ne veux pas dire qu’elle était parfaite, ou sans douleur. Je veux dire qu’elle appelait la douleur et l’imperfection par leur nom. Vous parlez de despotes, de vassaux, et ainsi de suite ; eh bien, vous aussi vous avez la coercition et l’inégalité ; mais vous n’osez pas appeler les choses par leur vrai nom chrétien. À chaque fois que vous défendez quelque chose, c’est en disant qu’il s’agit d’autre chose. Vous avez un roi, et puis vous expliquez qu’il n’a pas le droit d’être roi. Vous avez une Chambre des lords, et vous dites que c’est la même chose qu’une Chambre des communes. Quand il vous arrive de vouloir flatter un ouvrier ou un paysan, vous dites qu’il y a chez lui beaucoup de noblesse ; ce qui revient à dire que c’est un vrai vicomte. Quand vous voulez flatter le gentilhomme, vous dites qu’il ne se sert pas de son titre. Vous laissez à un millionnaire ses millions, puis vous le louez parce qu’il est « simple » – autrement dit mesquin et sans grandeur ; comme si l’or servait à autre chose qu’à briller ! Vous excusez les prêtres, et vous nous assurez avec empressement que les pasteurs savent jouer au cricket. Vous avez des professeurs qui refusent l’endoctrinement, qui signifie tout simplement l’enseignement ; et des docteurs en théologie qui répudient tout ce qui est divin. Tout cela est faux, et lâche, et honteusement honteux. Tout essaie de survivre en prétendant ne pas exister. »

« Ce que vous dites est peut-être vrai pour ces choses-là, ou certaines d’entre elles », répondit Braintree. « Mais je ne veux pas les aider à survivre du tout. Et s’il faut jurer et faire le prophète, Bon Dieu, vous assisterez à leur mort avant de mourir vous-même. »

« Peut-être », dit Herne en le regardant de ses grands yeux clairs, « que nous assisterons à leur mort pour les voir ensuite vivre ; ce qui n’est pas du tout la même chose qu’exister. Je ne jurerais pas que le roi ne redeviendra pas un vrai roi d’ici peu. »

Le Syndicaliste crut voir quelque chose dans les yeux fixes du bibliothécaire qui changea et glaça son humeur.

« Croyez-vous que nous sommes à une époque », demanda-t-il, « où l’on peut jouer au roi Richard ? »

« Je pense que nous sommes à une époque », répondit l’autre, « où quelqu’un devrait jouer à... Cœur de Lion ! »

« Ah », dit Olive, comme si elle commençait à comprendre pour la première fois, « vous voulez dire qu’il nous manque ce qui était la seule vertu du roi Richard ? »

« La seule vertu du roi Richard », dit Braintree, « était de rester à l’étranger. »

« Peut-être que lui et sa vertu reviendront », répondit-elle.

« Quand il reviendra, il trouvera pas mal de changement en Angleterre », dit le Syndicaliste d’une voix dure. « Plus de serfs ; plus de vassaux ; et même les travailleurs qui osent le regarder en face. Il trouvera que quelque chose a brisé ses chaînes ; quelque chose s’est ouvert, s’est élargi, s’est élevé ; quelque chose de sauvage, de terrible, de gigantesque, qui frappe de terreur même le cœur d’un lion. »

« Quelque chose ? » répéta Olive.

« Le cœur de l’homme », répondit-il.

Olive resta là comme stupéfaite et éblouie, à les regarder l’un après l’autre. Car d’un côté était tout ce dont elle avait rêvé, en costume et dans le siècle qu’il fallait. Et de l’autre était quelque chose de plus profondément émouvant, dont elle n’avait jamais rêvé. Ces sentiments contradictoires lui arrachèrent un cri plutôt curieux.

« Oh, comme je voudrais que Chimpanzé revienne ! »

Braintree tourna brusquement les yeux vers elle, et demanda d’une voix plutôt bourrue : « Pourquoi ? »

« Parce que vous êtes tous en train de changer », dit-elle. « Parce que vous parlez tous comme dans la pièce. Parce que vous êtes tous les deux ardents, admirables, magnifiques, magnanimes, et ni l’un ni l’autre n’a un brin de bon sens. »

« Je ne savais pas que le bon sens était votre spécialité », dit Braintree.

« Je n’en ai jamais eu », répondit-elle. « Rosamund m’a toujours dit que je n’en avais pas. Mais n’importe quelle femme en aurait plus que vous. »

« Voici la dame en question », dit Braintree, un peu maussade. « J’espère qu’elle satisfera à vos exigences. »

« Elle dira comme moi », dit Olive avec calme « Cette folie est contagieuse. La contagion se répand. Vous êtes tous prisonniers... de ma pauvre petite pièce. »

Et en effet lorsque Rosamund Severne arriva en traversant la pelouse de son pas majestueux et décidé, comme un vent, le vent buta sur quelque chose et vira à la tempête. La tempête fit rage pendant une heure ou deux, et nous nous contenterons d’en raconter la fin : à savoir que Rosamund fit ce qu’elle, ou qui que ce soit d’autre, ne faisait que très rarement ; ce que personne n’avait fait depuis que Murrel avait présenté sa demande pour faire inviter Braintree. Elle entra en coup de vent dans le bureau de son père et le brava.

Lord Seawood, qui faisait son courrier, leva les yeux et dit : « Qu’y a-t-il ? » On aurait pu appeler son ton de voix hésitant, ou même timide ; mais c’était un ton qui rendait les autres timides, et les faisait s’excuser.

Mais Rosamund n’était jamais timide, et ne pensa pas à s’excuser, ni même d’ailleurs à donner des explications. Elle dit d’une voix furieuse :

« Cela devient intenable dehors. Le bibliothécaire refuse de se déshabiller. »

« Heureusement », dit Lord Seawood, et il attendit patiemment.

« Je veux dire », s’empressa-t-elle d’ajouter, « je veux dire que ce n’est plus une plaisanterie. Tu ne comprends pas ? Il a toujours son costume vert. »

« Je crois qu’à vrai dire notre livrée est bleue », dit Lord Seawood d’un ton pensif. « Cela n’a plus beaucoup d’importance de nos jours ; mais l’héraldique a toujours été un de mes dadas... Enfin, je ne crois pas qu’on puisse exiger la couleur correcte de nos jours. Et on ne voit pas souvent le bibliothécaire. Les bibliothèques ne sont pas des endroits qui attirent beaucoup de monde. Et l’individu lui-même... il est très réservé, si je ne m’abuse. Personne ne le remarquera, à mon avis. »

« Oh », dit Rosamund avec un calme et une retenue presque menaçants, « tu penses que personne ne le remarquera jamais ? »

« Ça m’étonnerait », dit Lord Seawood. « Je ne l’ai jamais remarqué moi-même. »

 

*   *   *

 

Si Lord Seawood est resté jusqu’ici dans les coulisses, pendant le drame de « Blondel le Troubadour », s’il est resté derrière les rideaux et les tapisseries de l’abbaye de Seawood, c’est tout simplement parce que c’était son habitude de rester ainsi lors de tous ces évènements mondains superficiels, où il brillait véritablement par son absence. Il y avait à cela plusieurs causes, mais principalement deux : premièrement il avait le malheur d’être homme d’État. Il était de ceux qui se retirent dans un monde de plus en plus étroit sous prétexte d’agir dans un domaine de plus en plus large. Il vivait dans un monde étriqué par amour des grandes questions. Il s’était fait, comme il venait d’y faire allusion, une sorte de dada de l’héraldique et de la recherche historique, sur sa famille et quelques autres familles nobles, mais il s’était senti d’autant plus à l’aise qu’il n’y avait que deux ou trois autres spécialistes en Angleterre pour prendre la peine de s’occuper de ces choses-là. Et pour lui l’héraldique, et la société, la politique, etc., c’était tout comme. Il ne parlait jamais qu’à des spécialistes ; c’est-à-dire qu’en faisant confiance au spécialiste il faisait toujours confiance à l’exception. Des gens exceptionnels lui donnaient des renseignements d’une valeur exceptionnelle ; mais il n’était jamais au courant de ce qui se passait chez lui. De temps à autre il se rendait compte qu’il y avait un changement de détail dans l’organisation immuable de sa maisonnée ; et c’est là à peu près tout ce qu’il sut de cette affaire de la pièce sur le Troubadour et de son étrange suite. Mais s’il avait remarqué le bibliothécaire en haut de l’échelle, il est peu probable qu’il lui eût demandé ce qu’il faisait là. Il est plus probable qu’il aurait engagé une correspondance avec un savant spécialiste sur l’utilisation des échelles ; mais seulement après s’être convaincu qu’il avait vraiment trouvé le meilleur spécialiste de son époque. Il défendait le principe de l’aristocratie en faisant appel à l’étymologie grecque, et en disant qu’il tenait à avoir tout ce qu’il y a de meilleur. Et en toute justice, même s’il était trop malade et peut-être trop maniaque pour fumer ou pour boire, il n’avait jamais de vin ou de cigares chez lui qui ne fussent pas de la meilleure qualité. À titre individuel, c’était un petit homme sec et osseux, avec le nez arqué et des angles partout, et il avait le don de fixer soudain les gens d’un œil étonné, qui manquait paralyser ceux qui avaient fait l’erreur de supposer que ce n’était qu’un imbécile. Il faut de la sympathie et même de la finesse dans la compréhension globale de cette personnalité assez secrète, avec sa faculté de concentration et d’étonnement, d’attention et d’inattention, si l’on veut être à même de concevoir les données de ce drame. Sans doute était-il le seul homme au monde qui pût cohabiter avec de tels évènements sans se rendre compte de leur étendue.

Mais le moment arrive où même l’ermite, dans sa caverne de la montagne, regarde au-dehors et voit que la cité de la vallée foisonne de drapeaux. Le moment arrive où même le savant le plus endormi et le plus rêveur regarde par la fenêtre de son grenier et voit que la ville est illuminée. Et enfin Lord Seawood commença à comprendre qu’une révolution avait eu lieu devant la porte de son propre bureau, même s’il n’avait reçu aucun rapport officiel à ce sujet. S’il s’était agi d’une révolution au Guatemala, il aurait été tout à fait au courant dès qu’il aurait pu prendre contact avec le ministre du Guatemala à Londres. S’il s’était agi d’une révolution au Tibet du Nord, il aurait bien entendu convoqué Biggle, le seul homme à avoir vraiment été au Tibet du Nord. Mais comme il s’agissait seulement d’une tempête qui faisait rage dans son propre jardin et son propre salon, il se méfiait de rapports qui étaient peut-être exagérés.

Ainsi il advint qu’environ quinze jours plus tard il était assis dans le pavillon d’été situé au bout de l’allée en face de la bibliothèque, en consultation solennelle avec le Premier Ministre. De tout ce qui l’entourait, il ne voyait que le Premier Ministre. Ce n’était pas du tout une preuve de snobisme, car il se considérait, au sens hiérarchique et généalogique, comme plus important qu’un Premier Ministre, même si celui-là était le comte d’Eden. Mais il attachait vraiment de l’importance à être en tête à tête uniquement avec des gens importants. Il écoutait d’une oreille réceptive et solennelle toutes les nouvelles qu’un messager d’une telle importance pouvait lui apporter du monde extérieur ; mais il se désintéressait de tout ce qui n’était pas le monde extérieur. Il vivait, sinon au bout du monde, du moins au bout du téléphone. L’opinion du Premier Ministre lui-même, sur la capacité qu’avait son hôte de tirer une telle satisfaction d’un sujet si restreint, aurait sans doute valu la peine d’être connue, car Lord Eden ne manquait pas d’humour, d’un humour qu’on appelle aigre et caustique parce qu’il tient compte de la réalité et fait peu de cas des slogans. Lord Eden était un homme au visage maigre et ridé qui contrastait à un tel point avec ses cheveux blonds qu’il les faisait ressembler à une perruque jaune. C’était lui qui parlait le plus, mais son hôte ne se départait jamais de l’air de quelqu’un qui écoute gravement un rapport fait devant un supérieur.

« L’ennui », disait le Premier Ministre, « c’est que leur parti a tout à coup trouvé quelqu’un qui croit en quelque chose. En un sens, ce n’est pas juste. Nous connaissions parfaitement les députés travaillistes, bien sûr, et ils ressemblaient bougrement à tous les autres députés. Il était impossible de les insulter ; on les gagnait petit à petit ; on leur disait qu’ils étaient des parlementaires admirables et des adversaires dignes de croiser le fer avec nous, et puis bien sûr on finissait toujours par leur trouver un fromage ; et le tour était joué. Mais cette histoire des ouvriers du goudron est une autre paire de manches. Les syndicats n’auraient pas fait une grande différence par eux-mêmes, bien sûr. Les gens qui assistent à une réunion syndicale ne savent pas pour quoi ils votent... »

« C’est vrai », dit Seawood en hochant la tête gravement et avec l’affabilité d’un souverain, « ils sont tout à fait ignorants, je suppose. »

«... pas plus que nous », continua Lord Eden, « pas plus que la Chambre des communes ou la Chambre des lords. Avez-vous jamais vu une réunion de groupe parlementaire où on savait pour quoi on votait ? Ils se donnaient le nom de Socialistes, ou quelque chose de ce genre, et nous nous donnions le nom d’Impérialistes, ou quelque chose de ce genre. Mais en fait on s’était bien calmé des deux côtés. Mais maintenant que ce Braintree est là, et qu’il donne une nouvelle tournure à toutes leurs bêtises, il me semble que nous ne trouvons plus de bêtises à lui opposer. Avant, c’était l’Empire. Mais cela ne tourne plus rond ; il a fallu que ces imbéciles de Coloniaux viennent ici, et on les a vus, et c’est fini. On n’a pas l’impression à les écouter qu’ils veuillent donner leur vie pour nous, et personne ne semble avoir très envie de vivre avec eux. Mais quelle qu’en soit la cause, toutes ces images et cette poésie qui entouraient l’Empire semblent avoir perdu leur attrait ; juste au moment où l’opposition trouve quelque chose de pittoresque. »

« Il est pittoresque, ce M. Braintree ? » demanda Lord Seawood, qui ignorait totalement que M. Braintree avait souvent été son invité plusieurs jours de suite.

« Ces gens ont l’air de le penser, en tout cas », répondit le Premier Ministre. « Ce n’est pas tellement les travailleurs des mines eux-mêmes ; c’est bien plutôt l’ensemble des syndicats qui ont un rapport avec les dérivés ; tous les gens qu’il semble avoir excités dans cette région-ci. C’est pour cela que je suis venu en parler. Nous nous intéressons tous les deux au goudron autant qu’au charbon, et je serais très heureux d’avoir votre opinion. Il me semble qu’il y a énormément de petits syndicats mêlés à l’affaire. Vous devez en savoir plus long sur eux que n’importe qui – sauf Braintree lui-même bien sûr. Et ce n’est pas la peine de s’adresser à lui. Si seulement c’était possible ! »

« C’est vrai que j’ai des intérêts considérables dans cette région », dit Lord Seawood en inclinant la tête. « Comme vous le savez, la plupart d’entre nous sont obligés de nos jours de faire un peu de commerce. Je suppose que nos ancêtres auraient été horrifiés, mais c’est mieux que perdre nos propriétés, etc. Oui, je peux vous dire en toute confidence que mes intérêts sont même plus liés aux sous-produits qu’à la matière première, pour ainsi dire. C’est d’autant plus malheureux que ce M. Braintree ait choisi cela comme champ de bataille. »

« Cela a tout l’air d’un champ de bataille », répondit l’homme politique d’un air sombre. « Je suppose qu’ils n’iraient pas jusqu’à venir tuer les gens, mais ils sont bien prêts à tout en dehors de cela. Et c’est cela le plus ennuyeux. Si seulement ils se soulevaient pour de bon, on pourrait les écraser sans trop de difficulté. Mais que diable voulez-vous faire de rebelles qui ne se soulèvent pas ? Je ne crois pas que Machiavel ait donné de conseils à ce sujet. »

Lord Seawood joignit les bouts de ses longs et minces doigts et s’éclaircit la voix.

« Je ne prétends pas être Machiavel », dit-il avec beaucoup de modestie, « mais j’espère que je ne me trompe pas quand je suppose qu’en un sens vous me demandez conseil. Eh bien, je reconnais que les conditions sont telles qu’elles demandent des connaissances assez spécialisées, et j’ai un peu étudié ce problème, et surtout des problèmes parallèles en Australie et en Alaska. Pour commencer, les conditions de la production de tous les dérivés du charbon impliquent des considérations qui sont généralement mal comprises... »

« Mon Dieu », s’écria Lord Eden, et il se baissa brusquement comme si on avait essayé de le frapper à la tête. Son exclamation était assez naturelle ; mais l’autre était tellement perdu dans ses pensées qu’il n’en vit la cause qu’au moins une seconde plus tard.

Ce que vit Lord Seawood était une longue flèche empennée qui vibrait encore dans la poutre du pavillon d’été, juste au-dessus de la tête de Lord Eden. Mais ce que Lord Eden avait vu était ce même projectile singulier qui traversait les airs en sifflant, depuis un coin éloigné du jardin, et qui passait au-dessus de sa tête en faisant un bruit d’insecte géant. Les deux gentilshommes se levèrent et contemplèrent cet objet un moment en silence ; puis l’homme politique, qui avait plus l’esprit pratique, remarqua qu’attaché à la flèche était un bout de papier qui claquait au vent, et qu’il semblait y avoir quelque chose d’écrit dessus.

 

 

 

 

CHAPITRE XIII

 

Le victorien et la flèche

 

 

La flèche qui était entrée dans le pavillon d’été avec un bruit de musique fit prendre conscience, au digne propriétaire de cet endroit, d’un monde extérieur entièrement transformé. Pourquoi il avait été transformé, et quelle était la nature de la transformation, fut pour lui une découverte assez déroutante ; mais c’est presque aussi déroutant à expliquer. Cela avait commencé, en un sens, par la démence isolée d’un seul homme ; mais c’était presque également dû, par un paradoxe qui n’est pas si rare, à la santé d’esprit, également isolée, d’une seule femme.

M. Herne, le bibliothécaire, avait absolument et définitivement refusé de se changer.

« Mais je ne peux pas », s’écria-t-il sur le ton du désespoir. « Je ne peux vraiment pas. Je me sentirais bête, tout comme si... »

« Eh bien ? » demanda Rosamund qui le regardait avec des yeux ronds.

« J’aurais l’impression d’être déguisé », dit-il.

Rosamund manifesta moins d’impatience qu’on aurait pu s’y attendre.

« Est-ce que vous voulez dire », demanda-t-elle très lentement, comme si elle réfléchissait à voix haute, « que vous trouvez que vous vous sentez plus naturel avec ces vêtements-là ? »

« Mais bien sûr », s’écria-t-il avec une sorte de ravissement. « Ils sont plus naturels, c’est évident. Il y a des quantités de choses qui sont plus naturelles, et que je n’ai jamais eues de ma vie. Il est naturel de tenir la tête droite, mais je ne l’avais jamais fait avant. Je mettais les mains dans les poches de mon pantalon, et on voit que cela vous fait toujours tenir un peu voûté. Maintenant je mets les mains dans ma ceinture et je me sens plus grand de 25 centimètres. Tenez, regardez cette lance. »

Il avait pris l’habitude de se promener avec la lance de chasse que le roi Richard avait portée en qualité de forestier ; et maintenant il la planta dans l’herbe pour attirer sur elle l’attention de la jeune fille, bien qu’elle ne risquât guère de passer inaperçue.

« Dès qu’on commence à porter un engin de cette sorte », s’écria-t-il, « on se rend compte immédiatement pourquoi les hommes d’autrefois portaient de grandes perches, sous une forme ou une autre : lances, piques, bâtons de pèlerin, houlettes. On les tient à bout de bras, et alors on rejette la tête en arrière, comme si elle était surmontée d’un cimier. Pour s’appuyer sur nos petites cannes d’aujourd’hui, il faut se pencher ; on a l’air de s’appuyer sur une béquille, et c’est bien le cas en effet. Notre monde tout entier s’appuie sur une béquille, parce qu’il est infirme. »

Puis il s’arrêta brusquement et la regarda avec une sorte de timidité soudaine.

« Mais vous... j’étais en train de penser que vous devriez porter un sceptre, comme une lance... mais, bien sûr... si vous êtes vraiment contre... »

« Je ne suis pas sûre », répondit-elle avec sa lenteur perplexe, qui contrastait parfois avec la volubilité décidée qu’elle avait d’habitude, « je ne suis pas absolument sûre d’être vraiment contre. »

Ce fut comme s’il recevait un choc de soulagement silencieux, qui n’est peut-être pas très facile à expliquer. Mais en vérité c’était là l’élément de sa conduite le moins facile à expliquer. En dépit de son port de tête altier et de ses airs de lion quand il était perdu dans ses pensées, malgré la fixité de ses attitudes ou de ses gestes étranges, il n’y avait en lui nul air d’impudence ou même, au sens ordinaire du mot, de défi. Tout simplement il était gêné, ou plutôt paralysé, en présence de ses vêtements à lui, ceux qu’il portait avant. Bref, il avait précisément, à l’idée de quitter son costume vert, la même attitude qu’il avait eue auparavant à l’idée de le mettre.

Quand Rosamund s’était lancée vivement à travers la pelouse pour rejoindre le petit groupe où Herne discutait avec Braintree, le monde entier, y compris les deux disputants, se serait attendu à ce qu’elle réduise à néant cette querelle absurde. On aurait pu s’attendre à ce qu’elle dise au bibliothécaire d’aller se changer tout de suite, comme un petit garçon pas sage tombé dans une mare. Mais ces êtres singuliers et presque fabuleux qu’on appelle âmes humaines ne font pas toujours, peut-être même pas souvent, ce à quoi on s’attend. Si l’on suppose qu’une personne de bon sens ait pu prévoir ce conte à dormir debout, elle n’aurait pas eu la moindre hésitation à dire laquelle des deux femmes concernées aurait marqué le plus d’impatience devant son absurdité. La personne de bon sens aurait dit qu’Olive Ashley, avec son dada médiéviste, aurait compris même un médiéviste fou ; tandis que quelqu’un d’aussi moderne que sa rousse amie n’aurait même pas pris la peine de se demander si c’était du médiévisme, tant il était évident que c’était de la folie. Mais aussi aucune personne de bon sens n’aurait jamais cru cette histoire le moins du monde possible. Quoi qu’il en soit, la personne de bon sens aurait eu tort, comme c’est souvent le cas.

Olive avait toujours eu ses rêves à elle, mais le cœur de Rosamund avait soif de deux choses, la simplicité et l’action. Ses pensées étaient lentes : donc elle aimait la simplicité. Ses élans étaient vifs : donc elle aimait l’action.

Rosamund Severne était née, au sens physique, digne d’une couronne ; et même, au sens biographique, à l’ombre d’une couronne seigneuriale. C’était son destin d’évoluer sur un fond splendide de fleuve, de collines en terrasses, de ruines de monument historique, et le déguisement médiéval qu’elle avait emprunté semblait convenir admirablement à sa prestance. Aux yeux visionnaires du bibliothécaire, elle paraissait être une princesse autant dans ce costume que dans un autre plus conventionnel. Mais ces hasards de la naissance ou même de la beauté sont fort trompeurs en psychologie. Si M. Herne avait mieux connu le monde, il aurait reconnu un type que l’on rencontre souvent dans un tout autre décor. La grande vallée verte et la grande abbaye grise se seraient effacées devant ses yeux et il aurait vu à leur place des bureaux, des machines à écrire, des rangées d’ouvrages documentaires fort ennuyeux. Cette jeune femme se rencontre en bien des endroits où elle est nécessaire pour soutenir les rêveries mal assurées d’homme comme M. Herne. Secrétaire de la Compagnie pour la Colonisation des Fonds Marins, elle explique fermement, à une longue procession de personnes en quête de renseignements, qu’il y a place dans la mer pour bien plus d’hommes qu’on a jamais vus y entrer. Directrice de la Société des Trottoirs Élastiques, elle connaît à fond le dossier de cette réforme essentielle, et peut vous démontrer qu’elle élimine le besoin de chaussures de meilleure qualité ou de la vie à la campagne. Le mouvement qui cherche à prouver que l’auteur du « Paradis Perdu » est Charles II doit sa vaste popularité entièrement à son énergie et à son efficacité. Le système qui permet de soulever à l’aide d’une corde le fond des chapeaux hauts de forme, pour la ventilation, n’aurait jamais eu le succès universel qu’il connaît actuellement s’il ne s’était pas trouvé une personne saine d’esprit dans le bureau. Dans tous ces emplois elle a la même puissante simplicité, la même sincérité, dans la poursuite d’une seule idée à la fois. Dans tous ces emplois elle est très consciencieuse, et absolument sans scrupules.

C’était un trait typique de Rosamund que d’avoir toujours trouvé non seulement déroutante mais fatigante la largeur d’esprit, ou plutôt le manque de discernement dans l’hospitalité intellectuelle, d’un homme comme Douglas Murrel. Cela lui semblait purement et simplement imprécision, vacuité, incapacité à se fixer. Elle était incapable de comprendre comment il pouvait être à la fois l’ami intime d’Olive avec son médiévisme, et de Braintree avec son socialisme. Il lui fallait quelqu’un qui fût prêt à faire quelque chose ; et Murrel refusait absolument de faire quoi que ce soit. Mais quand quelqu’un était effectivement prêt à faire quelque chose, elle était si contente qu’elle avait plutôt tendance à oublier de porter un jugement critique sur ce qu’il allait faire.

Brusquement, et peut-être par hasard, quelque chose était apparu à son regard qui cherchait à se fixer, quelque chose comme un rayon de lumière qu’elle pouvait suivre ; quelque chose qu’elle pouvait comprendre. Sans doute elle le comprenait mieux parce que ce n’était pas sans rapport avec les traditions que depuis son enfance on lui avait appris à préserver. Elle ne s’était pas intéressée au goût de son père pour l’héraldique ; elle n’avait même guère vu son père. Mais, de même qu’elle était heureuse de savoir que son père était là, elle était heureuse de savoir que l’héraldique était là. Les gens qui ont cette sorte de soutien historique s’en souviennent toujours, ne fût-ce que dans leur subconscient. Quoi qu’il en soit, les conclusions qui sautaient aux yeux étaient incorrectes, et l’on commença bientôt à dire qu’elle n’hésitait pas à encourager le bibliothécaire dans son rôle de fou.

Il va presque sans dire que la fille de Lord Seawood traînait après elle des nuées resplendissantes, sous la forme d’une foule de jeunes gens. Il y avait en vérité trois raisons à cette popularité. C’était une héritière, mais il faut rendre à ses chevaliers servants cette justice, que bon nombre, parmi les plus courtois, l’admiraient non parce que c’était une héritière, mais parce qu’elle était belle. Elle était belle, mais il faut lui rendre cette justice, que bon nombre, parmi les plus raisonnables l’admiraient, non pour sa beauté, mais parce qu’elle était gentille ; plus particulièrement parce qu’elle était ce qu’ils appelaient une chic fille. Il s’ensuivait donc que là où elle allait, nombreux seraient ceux qui s’attacheraient à ses pas, même si les pas qu’elle faisait étaient bien différents de ceux des danses alors à la mode. C’est ainsi que grandit, à moitié par plaisanterie, et pourtant avec de plus en plus de sérieux, une nouvelle mode au sein du « médiévisme » à la mode ; une course dans laquelle tous les jeunes gens suivirent la dame qui suivait le bibliothécaire. Et il y avait là-dedans comme l’élan naïf des premières amours, le cri sans pudeur du petit qui appelle sa mère, c’était sincère comme la jeunesse et le printemps. C’était un roman, autant qu’un canular. Les jeunes gens en un sens devinrent poètes, même si c’étaient des poètes très mineurs. Avec l’aide de Herne l’érudit et de Rosamund l’énergique metteur en scène, ils remplirent leur vie d’emblèmes, de pavillons, de processions, qui étaient un défi au monde moderne encore plus que le costume de théâtre qu’ils avaient abandonné et que Herne avait gardé. Ce qui fascinait particulièrement les jeunes gens était l’idée de remettre en honneur l’usage de l’arc ; peut-être parce qu’ils avaient le souvenir subconscient des flèches du dieu de l’amour. C’est peut-être une association d’idées assez idiote avec les cartes de la Saint-Valentin qui donna naissance à l’aimable mode d’envoyer des flèches comme messagers de bienvenue ou de guerre.

Le tir à l’arc était à la mode à l’époque victorienne ; et bien des gentilshommes et gentes dames de ce temps-là avaient dû hanter les pelouses de l’abbaye de Seawood, en s’adonnant à ce gracieux sport ; nombre d’entre eux avaient même dû revenir hanter ces lieux, fantômes un peu éberlués en longs favoris et pantalons à la hussarde, ou en vaporeuses crinolines qui se balançaient et se soulevaient comme des ballons. Bien des victoriens distingués sans doute avaient fait honneur à ce jeu ; mais sans franchir certaines limites invisibles et victoriennes. Ils lançaient leurs flèches correctement sur les cibles, et non (sans justification aucune) sur des chapeaux hauts de forme. Ils n’avaient que rarement recours à ces gestes grandioses qui, dans les temps anciens, accompagnaient les glorieux arcs des héros. Sir Robert Peel avait peut-être la ruse d’Ulysse, mais il ne s’était pas retourné en disant « Et maintenant je vais tirer sur une autre cible » pour transpercer de son dard le gilet richement décoré de M. Disraeli. Il n’est rapporté nulle part que Lord Derby ait posé une pomme sur le chapeau haut de forme de Lord Stanley, et ait ensuite informé d’un ton sévère le Premier Ministre (disons Lord Aberdeen) qu’il gardait une autre flèche dans un dessein politique plus élevé. Lord Palmerston, bien qu’effectivement connu sous le sobriquet de Cupidon, n’attirait pas l’attention des dames qu’il remarquait en transperçant leurs chapeaux victoriens avec une telle désinvolture. Lord Shaftesbury paraissait rarement dans le rôle et le costume de l’archer de la fontaine Shaftesbury ; et c’est une erreur de supposer que cette statue est un portrait. Et surtout, il n’était certainement jamais venu à l’idée du célèbre Rowland Hill que tirer des flèches dans toutes les directions puisse être institué pour remplacer la Poste à Un Sou. Il n’y avait donc aucun précédent historique à l’état de choses qui commença à s’établir rapidement à l’abbaye de Seawood, sous l’influence du bibliothécaire évadé.

Cette dernière idée, d’envoyer des messages désinvoltes aux gens qui se trouvaient à quelque distance, en lançant un projectile ailé qui passait en chantant sous leur nez ou qui fracassait leurs fenêtres, semblait avoir particulièrement séduit M. Herne ; et c’est par ce moyen que lui et ses sympathisants fourvoyés (qui commençaient à bien entrer dans le jeu) firent parvenir à un grand nombre de gens leur proclamation du Nouveau Régime. Décrire en détail tout ce que comportait ce Nouveau Régime impliquerait la transcription d’un nombre considérable de parchemins ou de bandes de papier qui furent envoyés aux voisins de cette manière rapide, sinon efficace. Tous portaient le titre « La Ligue du Lion » ; et c’était, semble-t-il, un appel à toute la population à imiter les qualités les plus admirables du roi Richard ! et des croisés, dans des conditions qu’on ne pouvait certes pas ‘considérer comme favorables à une telle entreprise. Les citoyens éberlués furent informés que l’Angleterre avait atteint un état de crise, dans lequel seul le courage pouvait la sauver ; même si ce n’était que le courage moral requis pour viser au jugé avec un arc quand on voulait envoyer un mot à un ami. Mais il y avait bien d’autres choses, plus sincères, où ne manquait pas une certaine éloquence juvénile, pour protester contre le pessimisme suicidaire du grand réactionnaire qui avait déclaré que l’ère de la chevalerie était révolue.

Cela va sans dire, la plupart des gens qui recevaient ces missives en riaient ; d’autres s’en irritaient ; et certains, ce qui est assez curieux peut-être, étaient plutôt soulagés, revivifiés, comme s’ils avaient vu soudain ressuscité un jeu de leur enfance ou un idéal de leur adolescence. Mais on ne saurait dire que cet appel fût en soi bien adapté au type de personnes qui se rendaient au château de Lord Seawood. Les gens de haute et de petite noblesse qui étaient venus chasser, étaient souvent fort vexés de s’entendre dire par un homme ardent et enthousiaste, vêtu de vert vif, que telle était la véritable définition d’une bonne chasse dans un petit coin à la campagne. Des chasseurs vénérables, qui se considéraient excellents tireurs, ne retrouvaient pas leur calme quand le bibliothécaire, doucement et patiemment, leur expliquait à quel point est étriquée, bossue, disgracieuse, la position accroupie de celui qui tient un fusil, comparée au bond et à l’élan divin de la silhouette qui vient de lâcher sa flèche, telle qu’elle est immobilisée à jamais par l’Apollon du Belvédère. Bref, plus loin les flèches s’aventuraient, moins elles paraissaient susceptibles d’avoir vraiment l’effet adoucissant des flèches du dieu de l’amour. Et le degré extrême de l’improbabilité parut être atteint à la dernière étape, au terme lointain de leur voyage ; quand le héraut volant de la chevalerie eut effectivement atteint une cible si lointaine et impénétrable que l’attention du maître de maison en fut attirée.

Comme nous l’avons déjà noté, c’est presque au sens propre que la nouvelle avait fait une entrée en flèche dans la vie de Lord Seawood. Et tel un coup de tonnerre dans un ciel serein, la flèche avait surgi de l’azur estival pour pénétrer en un éclair dans l’obscurité du pavillon d’été. Elle alla se ficher dans le mur au-dessus de la tête du Premier Ministre ; et avant que la chose ait pu pénétrer dans la conscience de Lord Seawood, Lord Eden l’en avait retirée. Il trouva qu’un document enroulé tout autour y était attaché ; et les deux aristocrates se mirent en devoir de le scruter avec étonnement et avec une inégale patience. Il expliquait la nécessité d’un nouvel ordre de noblesse basé sur le volontariat ; et les deux nobles involontaires en trouvèrent l’exaltation aristocratique presque terrifiante. Il exposait par quelles épreuves une conception plus stricte de la chevalerie pouvait être introduite dans le monde ; mais il faut rendre cette justice aux intéressés qu’on n’y trouvait point le mot samouraï. Il expliquait que seul un appel à l’antique vertu de la loyauté pouvait faire l’union du genre humain, en vue de la restauration d’un ordre social honorable, comme celui que visaient les anciens ordres de chevalerie. Il expliquait bien d’autres choses encore ; mais, du point de vue des deux vieux messieurs qui se trouvaient dans le pavillon d’été, il n’expliquait pas tout à fait la présence de la flèche dans le mur.

Lord Eden se taisait ; en vérité il semblait étudier le document d’un air plus grave, plus sévèrement attentif, qu’on aurait pu s’y attendre. Mais Lord Seawood, après quelques brusques jurons, se tourna, mû par une sorte d’instinct aveugle, vers la porte et le jardin d’où était parti le coup. Et là il vit, au second plan, au bout de la longue pelouse, quelque chose qui le stupéfia autant que l’eût fait une troupe d’anges, avec nimbes et ailes dorées.

C’était une troupe de gens vêtus, chose incroyable, des habits d’il y a cinq siècles ; plusieurs avaient un arc à la main ; mais ce qui porta à Lord Seawood un coup plus dur qu’aucune flèche fut le fait que sa fille se tenait à la tête du groupe, dans une tenue abominable surmontée de deux cornes, comme un buffle ; et qu’elle arborait un large sourire.

Il ne lui était même jamais venu à l’esprit que ce qui le touchait de si près pût tourner mal – ou plutôt tourner à la folie. C’était comme si l’une de ses propres chaussures lui avait donné un coup de pied, ou comme si son foulard avait pris vie et l’avait étranglé comme un bourreau espagnol.

« Grands dieux ! » s’écria-t-il, « qu’est-ce qui se passe ici ? »

Ses sentiments étaient un peu ceux du connaisseur qui a une collection de porcelaine précieuse, et qui s’aperçoit qu’une meute d’écoliers s’est amusée à tirer au lance-pierres à quelques centimètres d’un incomparable vase de Chine bleu. Mais il aurait pu voir voler en éclats tout autour de lui les plus merveilleux vases de porcelaine de la dynastie des Ming, qu’il n’aurait pas été mis en éveil plus qu’il ne l’était maintenant. Les manies des hommes sont nombreuses, étranges et mystérieuses. Et véritablement il prenait extrêmement mal qu’on abîme sa collection de Premiers Ministres. Ce pavillon d’été dans le jardin était pour lui aussi sacré qu’un temple chinois tout plein d’ancêtres ; car il contenait les fantômes insubstantiels d’une quantité d’hommes politiques. Nombre de ces discrètes conférences qui affectaient le destin de l’Empire avaient eu lieu dans cette minuscule cabane. Ce qui était typique de Lord Seawood, c’est que ce qui lui causait le plus de plaisir, c’était de rencontrer des hommes publics en privé ; même en secret. Il était bien trop gentilhomme lui-même pour désirer que les journaux du dimanche disent que le Premier Ministre avait été à l’abbaye de Seawood. Mais il ressentait le froid de la mort à l’idée que les journaux disent que le Premier Ministre avait été à l’abbaye de Seawood et y avait perdu un œil.

Le coup d’œil qu’il jeta à la bande d’écoliers fut donc fort bref et, bien sûr, entièrement méprisant. Il se rendit vaguement compte qu’un certain visage se détachait sur un arrière-plan confus, avec une gravité qui faisait presque frémir C’était le visage longiligne et fanatique du bibliothécaire ; et comparé à lui, le reste était du genre varié et presque moqueur. Certains souriaient ; quelques-uns riaient ; mais cela ne fit qu’ajouter à l’irritation et au dédain naturels de l’aristocrate. Ce n’était, bien sûr, qu’une plaisanterie stupide des amis de Rosamund ; elle devait fréquenter de bien tristes gens.

« J’espère que vous vous rendez compte », dit-il sèchement mais à voix haute et claire, « que vous avez manqué tuer le Premier Ministre. Dans ces conditions, je pense que vous trouverez bon de choisir un autre jeu. »

Il tourna les talons et revint au pavillon d’été, ayant jusque-là gardé son sang-froid par respect de pure forme pour ses hôtes indésirés. Mais quand il fut de retour sous le petit toit de chaume et vit dans l’ombre le profil pâle et anguleux du Premier Ministre toujours penché sur le chiffon de papier avec un air de froide concentration, la fureur de Lord Seawood éclata soudain à nouveau. Il sentit dans ce visage immobile l’insondable mépris que le grand esprit du grand homme d’État devait éprouver pour cette farce sordide et cependant mortelle. Le silence de l’homme s’ouvrait comme un abîme de glace ; un abîme dans lequel une excuse après l’autre pouvait tomber sans en mesurer la profondeur, ou sans éveiller la moindre réponse.

« Je ne sais vraiment pas quoi dire », dit-il d’un ton désespéré. « J’ai presque envie de les chasser tous à coups de pied, la fille et les autres... S’il y a quelque chose que je peux faire... »

Et le Premier Ministre ne levait toujours pas les yeux, mais continuait d’une manière glaciale à parcourir le papier qu’il tenait à la main. Parfois il fronçait un peu le sourcil ; parfois il le levait un peu ; mais ses lèvres serrées ne bougeaient pas.

Son hôte fut soudain frappé d’une sorte de terreur, dont il était lui-même incapable de mesurer l’étendue. Il crut qu’il s’était rendu coupable d’une insulte que le sang ne saurait laver. Le silence le fit craquer, et il dit d’un ton cassant :

« Pour l’amour de Dieu, cessez de lire ces imbécillités. Je sais que c’est très drôle ; mais pas vraiment très drôle pour moi – quand c’est chez moi que ça se produit. Ne croyez pas que ça me fait plaisir de voir insulter mes invités, surtout vous. Dites-moi ce que vous voulez et je le ferai. »

« Eh bien », dit le Premier Ministre, et il posa lentement le papier sur la petite table. « Eh bien, nous la tenons enfin. »

« Nous tenons quoi ? » demanda son ami à demi dément.

« Notre dernière chance », dit le Premier Ministre.

Le silence se fit dans l’obscur pavillon d’été, si brusquement et si complètement qu’on pouvait entendre le bourdonnement d’une mouche et le lointain murmure de la conversation des mutins. Le silence était pur accident ; et pourtant quelque chose s’éleva dans l’âme de Seawood pour protester ; comme si le silence façonnait le destin, et qu’il fallait l’en empêcher.

« Que voulez-vous dire ? » demanda-t-il d’un ton cassant. « Quelle dernière chance ? »

« La dernière chance dont nous parlions il n’y a pas dix minutes », répondit l’homme politique avec un sourire sans joie. « Est-ce que ce n’est pas exactement de cela que je parlais avant qu’elle n’entre par la fenêtre, pareille à la colombe porteuse du rameau d’olivier ? Est-ce que je n’étais pas en train de dire qu’il nous faut quelque chose de neuf parce que notre pauvre vieil Empire n’intéresse plus personne ? Est-ce que je n’étais pas en train de dire qu’il nous fallait quelque chose de neuf et de positif que nous pourrions soutenir contre Braintree et la Nouvelle Démocratie ? Eh bien, alors... »

« Qu’est-ce que vous pouvez bien vouloir dire ? » demanda sévèrement Lord Seawood.

« Je veux dire que voilà quelque chose qu’il faut soutenir », s’écria le Premier Ministre en tapant sur la petite table avec une vivacité presque choquante chez cet homme aux façons sèches et tristes. « C’est à soutenir avec cavalerie, infanterie et artillerie ; ou ce qui est diablement plus important, avec des gros sous. C’est à soutenir comme nous n’avons jamais rien soutenu de notre vie. Seigneur, à mon âge voir la brèche dans les lignes ennemies, et l’occasion d’une charge de cavalerie ! Il faut pousser cela avec toute la force dont nous sommes capables, et plus encore ; et plus tôt nous commencerons, mieux cela vaudra. Où sont ces gens ? »

« Mais vous voulez vraiment dire », s’écria Seawood, les yeux ronds, « qu’il y a quelque chose à faire d’imbéciles comme. »

« Et si cela était », dit Eden d’un ton sec. « Suis-je assez imbécile pour penser qu’on peut se passer des imbéciles ? »

Lord Seawood se ressaisit. Mais il avait toujours les yeux ronds.

« Je suppose que vous voulez dire qu’une nouvelle politique – je ne peux guère parler de politique populaire – peut-être plutôt la réussite d’une politique antipopulaire »

« Les deux, si vous voulez », dit l’autre. « Pourquoi pas ? »

« J’ai peine à croire », dit Lord Seawood, « que le peuple puisse s’intéresser à toutes ces choses du passé ; ces théories compliquées sur la chevalerie. »

« Avez-vous jamais réfléchi », demanda le Premier Ministre en regardant par dessus son épaule, « à la signification du mot chevalerie ? »

« Vous voulez dire au sens figuré ? » demanda l’autre aristocrate.

« Je veux dire au sens équestre », répondit Eden. « Ce qui plaît vraiment aux gens, c’est un homme à cheval – et ils se soucient peu de ses prétentions. Donnez-leur du spectacle – des tournois, des courses de chevaux – panem et circenses, mon petit – et voilà le côté populaire de votre politique. Si on pouvait mobiliser tout ce qui fait le Derby, on pourrait arrêter le Déluge. »

« Je commence », fit Seawood, « à avoir comme une vague idée de ce que vous voulez dire. »

« Je veux dire », répliqua son ami, « que les forces démocratiques s’intéressent drôlement plus à l’inégalité des chevaux qu’à l’égalité des hommes »

Et il franchit le seuil du pavillon et traversa le jardin à grands pas et on eût dit qu’il y avait soudain dans son allure une nouvelle jeunesse ; et avant même que son hôte n’eût bougé, il entendit de loin la voix du Premier Ministre qui s’élevait dans l’air comme une trompette, comme la voix des grands orateurs d’il y a cinquante ans.

 

*   *   *

 

C’est ainsi que le bibliothécaire qui refusait de se changer trouva le moyen de changer le pays. Car de ce mince et grotesque incident sortit toute cette fameuse révolution, ou cette fameuse réaction, qui transforma la face de la société anglaise, qui arrêta et changea le cours de son histoire. Comme toutes les révolutions faites par des Anglais, et surtout les révolutions faites par les conservateurs, elle eut grand soin de conserver les pouvoirs qui étaient déjà sans pouvoir. On peut même entendre certains conservateurs d’une espèce un peu sénile parler encore de la constitutionnalité de ce complet renversement de la Constitution. Elle eut le droit de garder, en fait elle était censée soutenir, l’ancien modèle monarchique du pays. Mais en pratique le nouveau pouvoir fut réparti entre trois ou quatre monarques subalternes qui gouvernaient de vastes provinces de l’Angleterre, comme des lords lieutenants montés en grade ; et selon l’esprit romanesque ou l’affectation du moment ils avaient le titre de Rois d’Armes. Il y avait en effet dans leur position un peu du caractère sacré et de l’immunité symbolique du héraut ; mais ils avaient aussi un assez grand nombre de pouvoirs royaux. Ils commandaient les bandes de jeunes gens qu’on appelait Ordres de chevalerie, et qui faisaient un peu office de garde nationale, ou de milice. Ils siégeaient en tribunal, et rendaient haute et basse justice conformément aux recherches de M. Herne sur le droit médiéval. C’était plus qu’une procession historique ; et cependant il y entrait une bonne part de cette passion populaire qui à une certaine époque avait rempli la moitié des villes et des villages d’Angleterre de processions historiques ; l’appétit d’un peuple si longtemps privé par le puritanisme et la civilisation industrielle pour les festins du regard et de l’imagination.

 

*   *   *

 

De même que c’était plus qu’une procession historique, c’était plus qu’une mode ; mais il y eut des étapes et des tournants, comme pour une mode. Le tournant principal fut peut-être le moment où M. Julian Archer (devenu Sir Julian Archer, après avoir reçu l’accolade d’un des nouveaux ordres de chevalerie) avait découvert qu’il lui fallait mener la mode ou se laisser dépasser par elle. Tous ceux d’entre nous qui ont observé les changements qui surviennent dans la société connaissent cet instant indéterminé et cependant déterminant. Cela s’applique à tout, du droit de vote des femmes à l’interdiction faite aux femmes d’avoir des cheveux. Cela se vit dans le Mouvement des suffragettes, que de nombreuses femmes de la bourgeoisie soutenaient depuis longtemps, quand les grandes dames commencèrent à le prendre à leur compte. Cela marque la transition entre ce qui est une nouvelle mode et ce qui est la mode. Avant ce moment-là, les exemples peuvent être nombreux, mais on continue à les remarquer ; après, c’est l’abstention que l’on remarque. C’est le moment, dans tout mouvement, où Sir Julian Archer fait son entrée comme il fit son entrée à ce moment-là : un chevalier en armure étincelante, prêt à toutes les entreprises périlleuses.

Et pourtant Sir Julian Archer était trop vaniteux pour n’être pas en un sens naïf, et trop naïf pour n’être pas en un sens sincère. Les changements sociaux de cette sorte sont rendus possibles chez une foule de gens par deux ironies de la nature humaine. La première est que dans la vie de tout homme il y a eu assez de pièces et de possibilités diverses pour qu’il se souvienne qu’il y a une fois eu un mouvement de son propre esprit dans la direction de ce qui est devenu le mouvement de l’époque. La seconde est qu’il se représente presque toujours son passé sous de fausses couleurs, et nourrit une mémoire fictive, dans laquelle ce détail particulier, rétrospectivement, semble dominer toute sa carrière.

Julian Archer (comme nous l’avons déjà fidèlement rapporté) avait, il y a longtemps, écrit un roman d’aventures enfantines vraiment enfantin sur la bataille d’Azincourt. Ce n’était que l’une des activités multiples et éminemment modernes de son heureuse carrière ; et ce n’avait même pas été l’une des plus heureuses. Mais, avec tout ce qui se disait autour de lui, Archer commença à souligner de plus en plus souvent que c’était lui qui avait pris l’initiative en la matière.

« On ne voulait pas m’écouter », disait-il en hochant la tête d’un air maussade. « Ça ne vaut rien d’être un peu trop en avance... Bien sûr, Herne a des lectures ; c’est son métier... Je suppose qu’il voit pratiquement tous les livres qui sortent. On dirait qu’il a été assez intelligent pour savoir où prendre son inspiration, hein ? »

« Oh, je vois », dit Olive Ashley en levant son sourcil noir, quelque peu surprise. « Je n’avais jamais pensé à cela. »

Et elle pensa avec quelque regret et quelque amusement à la fois à sa propre passion intense pour les choses du Moyen Âge, dont tout le monde s’était d’abord moqué, pour l’imiter ensuite, et finalement l’oublier.

Tout à fait semblable était le cas de Sir Almeric Wister, ce preux bien qu’un peu âgé chevalier ; car c’est de cette manière aussi qu’avait été transformée la figure du vieil esthète qui flânait dans les salons et faisait l’éloge des Grands Victoriens qui avaient fait l’éloge des Grands Primitifs. Il s’était mis à parler sensiblement plus des Grands Primitifs, et sensiblement moins des Grands Victoriens. Mais comme il avait si souvent par le passé été assez protecteur envers Cimabue et offert quelques paroles d’encouragement à Giotto et Botticelli, il ne lui fut pas difficile de se persuader qu’il avait été un prophète prêchant dans le désert, et qu’il avait prédit la venue de M. Herne, le Messie médiéval,

« Mon cher », disait-il d’un ton confidentiel, « c’était une période de vandalisme et de vulgarité inconcevables. Je ne sais vraiment pas comment j’ai pu la supporter. Mais j’ai œuvré sans relâche ; et, comme vous voyez, mon travail n’a pas été sans porter ses fruits... hum... n’a pas été sans porter ses fruits. On aurait perdu jusqu’au modèle de leurs costumes ; presque aucun des tableaux d’où ils tirent leurs dessins n’aurait survécu... sans ma modeste protestation. Cela vous montre que cela vaut la peine de dire son mot en temps utile. »

Lord Seawood lui-même fut affecté d’une manière assez semblable. Insensiblement il déplaça le centre de gravité de ses deux manies. Il parla un peu plus de sa manie privée de l’héraldique. Il parla un peu moins de sa manie publique des affaires parlementaires. Il insista moins sur la grandeur de Lord Palmerston, et plus sur la grandeur du Prince Noir, dont la famille Seawood prétendait descendre. Et chez lui aussi cette croyance touchante poussa silencieusement à l’ombre ; l’impression qu’il était lui-même pour beaucoup dans la fondation de la Ligue du Lion et la résurrection de Richard Cœur de Lion. Il le ressentait d’autant plus vivement que l’institution de l’Ecu d’Honneur, l’une des dernières et des plus glorieuses idées du régime, avait été inaugurée dans son propre parc.

Dans tout ce changement de climat, Herne lui-même restait inchangé. Comme beaucoup d’idéalistes, il se serait contenté d’une obscurité totale, mais était incapable de mesurer ou de connaître l’étendue de la célébrité totale. S’il pouvait d’un pas aller au bout du parc, autant aller d’un deuxième pas au bout du monde. Il ne voyait pas le monde à l’échelle. Il avait forcé tous ses compagnons ordinaires à remettre leurs habits de mascarade, et les avait obligés à jouer la pièce jusqu’à leur mort. Lui-même, en refusant de lâcher l’arc et l’épieu de Robin des Bois, en était arrivé à marcher en tête de la troupe, au lieu d’être laissé en arrière. Changer de la solitude à la position de chef lui donnait en vérité le frisson du triomphe. Mais changer, de chef de ce groupe d’amis, à chef de toute l’Angleterre, lui semblait à peine être un changement. Car en vérité il y avait dans ce groupe d’amis un visage dont il avait pris l’habitude d’épier tous les changements, comme les changements du coucher et de l’aurore.

 

 

 

 

CHAPITRE XIV

 

Le retour du chevalier errant

 

 

Pendant les élections législatives, qui avaient été suscitées par la grande menace de Braintree et de son nouveau Syndicalisme, et qui avaient mené au lancement du mouvement qui s’y opposait, on raconta que M. Michael Herne était entré dans un isoloir pour y voter ; et qu’il y était resté trois quarts d’heure, occupé à une mystérieuse besogne, ou peut-être en train de prier. Il n’avait, semble-t-il, jamais voté auparavant ; ce n’était pas une coutume paléo-hittite ; mais quand on lui eut expliqué avec force détails qu’il lui suffisait de faire une croix sur le papier devant le nom du candidat de son choix, il avait paru tout à fait charmé et enchanté de cette idée. Au point où il en était, bien sûr, sa période paléo-hittite était depuis longtemps devenue préhistorique, l’une des stratifications du passé ; et l’enthousiasme médiéval de sa période suivante dévorait ses jours et ses nuits. Cependant il faut croire qu’il trouvait le moyen de consacrer bien plus de temps qu’il n’était normal à une besogne moderne et plutôt mécanique, comme de voter ; alors qu’il aurait pu être occupé à tendre une arbalète ou à rompre des lances contre une tête de Sarrasin. Archer et ses autres collègues s’impatientèrent un peu, et non sans perplexité, de le voir ainsi plongé dans l’isoloir ; ils firent les cent pas nerveusement à l’extérieur, et finalement entrèrent, pour voir son grand dos immobile qui semblait fixé à demeure dans sa petite cellule, cette version moderne du confessionnal. N’y tenant plus, ils finirent par commettre l’énorme indélicatesse de déranger le citoyen face à son devoir, en s’avançant derrière lui pour le tirer par les basques de son habit. Comme cela n’eut guère de résultat, ils commirent l’action scandaleuse, anarchique et antidémocratique de regarder effectivement par dessus son épaule. Ils découvrirent qu’il avait disposé sur la petite étagère, comme sur une table, toutes les peintures pour enluminures (sans doute empruntées à Mlle Ashley), des peintures or et argent, et toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il s’en servait pour remplir son devoir démocratique avec un soin et une patience qui faisaient presque mal à voir. On lui avait dit de faire une croix, et il faisait une croix. Il la faisait comme l’aurait faite un moine aux temps gothiques ; c’est-à-dire en couleurs gaies et resplendissantes. La croix était d’or, dans un coin il y avait trois oiseaux bleus, dans un autre trois poissons rouges, dans un autre des plantes, dans un autre des planètes, et ainsi de suite ; elle semblait être conçue sur le modèle du « Cantique de la Créature » de saint François d’Assise. Il fut très surpris d’apprendre que la loi électorale n’en demandait pas tant ; mais il se maîtrisa, et se contenta de pousser un léger soupir quand les responsables du bureau de vote lui dirent que son bulletin serait déclaré nul parce qu’il y avait fait des marques individuelles.

Dehors, dans la rue, cependant, il y avait beaucoup de gens pour penser que même faire le gribouillis hâtif habituel sur le bulletin de vote était perdre son temps presque à l’égal de M. Herne avec son rituel compliqué. Ce fut le paradoxe de ces élections législatives que d’être une grande crise parce qu’il y avait quelque chose d’autre qui était plus grand ; et elles furent extrêmement passionnantes parce que les gens se passionnaient pour quelque chose d’autre. C’était un peu comme les élections qui ont lieu pendant une grande guerre. En vérité on pourrait dire qu’elles eurent lieu pendant une révolution.

La grande grève qui rassembla tous les travailleurs des industries de la teinture et des couleurs, avec des grèves de soutien dans diverses sociétés qui avaient un rapport avec le charbon, avait son quartier général à Milldyke, et avait pour meneur John Braintree. Mais c’était bien plus que les mots ne le laissaient supposer, bien plus qu’une grève localisée et limitée. Ce n’était pas le genre de grève que les gens aisés avaient pris l’habitude d’accepter en grommelant ; ayant pris leur parti des mauvaises choses de la vie autant que des bonnes. C’était quelque chose d’entièrement nouveau, devant quoi ces gens, tout naturellement, et avec quelque raison peut-être, poussaient des cris de protestation véhéments et peut-être même perçants.

Au moment même où Herne s’adonnait à des travaux moyenâgeux dans la cellule monacale du bureau de vote, Braintree emplissait la place du marché de Milldyke de sa voix tonitruante, et faisait le discours le plus sensationnel de sa carrière. C’était un discours sensationnel par le contenu autant que par le style. Il ne demandait plus, comme aux premiers stades de cette histoire, à être reconnu. Il exigeait le Pouvoir.

« Vos maîtres vous disent que vous êtes des matérialistes insatiables chez qui c’est devenu une habitude de réclamer des salaires toujours plus élevés. Ils ont raison. Vos maîtres vous disent que vous n’avez aucun idéal et que vous ne comprenez pas l’ambition et le désir instinctif de gouverner. Ils ont raison. Ils entendent par là que vous êtes des esclaves et des bêtes de somme, capables seulement de manger les réserves et de fuir les responsabilités. Ils ont raison. Ils ont raison tant que vous vous contentez de ne demander que des salaires, de la nourriture, des besognes de domestiques bien payés. Mais montrons à nos maîtres que nous avons fait notre profit des leçons de morale qu’ils ont la bonté de nous donner. Allons leur montrer notre repentir ; allons leur dire que nous voulons nous corriger de nos fautes, les demandes mesquines, les exigences purement matérialistes. Allons leur dire que nous avons une ambition : l’ambition de gouverner. Que nous avons un idéal : gouverner un peuple d’égaux. Que nous avons un désir et une soif ardente de responsabilités ; la responsabilité glorieuse, la responsabilité joyeuse d’instaurer l’ordre à la place de leur arbitraire, la gestion à la place de leur pagaille, de partager entre nous, travailleurs et camarades, ce gouvernement direct et démocratique de notre industrie, qui a jusqu’ici servi à faire vivre dans le luxe une poignée de parasites, dans leurs palais et leurs parcs. »

Après ce discours à Milldyke toutes les communications furent rompues, et un abîme s’ouvrit entre Braintree et les parcs et palais dont il avait parlé. L’idée de donner aux travailleurs manuels la direction des usines fit contre lui, en vérité, l’union d’une grande masse de gens qui ne vivaient nullement dans des palais ou des parcs. C’était si manifestement, si incroyablement révolutionnaire que seuls furent d’accord, pratiquement, ceux qui étaient d’avance prêts à se dire révolutionnaires. Et les vrais révolutionnaires sont rares. L’ami de Rosamund, Harry Hanbury, châtelain fort bon et raisonnable, se fit le porte-parole des autres. « Voyons, je suis tout à fait partisan de bien payer les gens, j’essaie de bien payer mon chauffeur et mon valet. Mais le Pouvoir, cela signifie que le chauffeur peut me conduire à Margate quand je veux aller à Manchester. Mon valet brosse mes vêtements, et il a son mot à dire à leur sujet. Mais le Pouvoir, cela signifie qu’il me faut porter un pantalon jaune et un gilet rose si c’est cela qu’il décide de me préparer. »

La semaine suivante apporta la nouvelle de deux grandes élections, dont l’une était une réponse et un défi à l’autre. Le mardi on apporta à Herne la nouvelle de l’élection de Braintree par une énorme et hurlante majorité socialiste.

Et le jeudi cet esprit rêveur, aveugle à force de lumière intérieure, reçut les cris, la bousculade, les acclamations qui lui annonçaient qu’il avait lui-même été choisi par les Ordres et les Collèges électoraux comme Roi d’Armes pour régner sur ce vaste monde, l’ouest de l’Angleterre. C’est dans une sorte de rêve éveillé qu’il fut escorté jusqu’à un trône élevé érigé sur ce plateau de verdure qu’était le parc de Seawood ; à côté du nouveau roi se tenait Rosamund Severne, chevalière d’un nouvel ordre, tenant l’Ecu d’Honneur, en forme de cœur et frappé du lion, qui devait être remis au meilleur chevalier, auteur de l’exploit le plus hardi. Elle était imposante comme une statue ; et rares étaient ceux qui auraient pu deviner avec quelle énergie elle s’était démenée pour préparer la cérémonie, ou à quel point cela ressemblait à la façon dont elle avait préparé son spectacle. Sur la gauche se tenait son ami le jeune châtelain et explorateur, qu’elle avait un jour présenté à Braintree ; il avait l’air extrêmement sérieux ; car il avait dépassé le stade de l’embarras et se sentait aussi naturel dans son uniforme héraldique qu’il l’eût été dans celui de la Garde écossaise. Il avait à la main ce qu’on appelait l’Épée de saint George, la garde vers le haut ; car Michael avait dit, dans l’un de ses fragments mystiques : « On ne mérite une épée que lorsqu’on peut la tenir par la lame. La main peut saigner ; mais c’est alors que l’on voit la Croix. » Mais Herne sur son trône élevé dominait la foule multicolore, et ses yeux semblaient habiter les régions de l’éther. C’est ainsi que tant de fanatiques assis sur des nuages ont survolé des spectacles tout aussi absurdes ; c’est ainsi que Robespierre avait défilé, vêtu de son habit bleu, à la Fête de l’Être Suprême. Lord Eden aperçut ces yeux clairs, pareils à des étangs calmes et luisants, et dit entre ses dents : « Cet homme est un fou. Il est dangereux pour les déséquilibrés de voir se réaliser leurs rêves. Mais la folie d’un homme peut être la santé d’une société. »

« Eh bien ! » s’écria Julian Archer, en frappant la garde de son épée avec cet air réconfortant qu’il avait de parler au nom de tous. « C’est un grand jour, cela fera du bruit. Les gens d’ici vont se rendre compte que nous avons fait du bon travail. Voilà qui va débusquer Braintree et sa bande de va-nu-pieds, et les faire courir comme des rats. »

Rosamund souriait toujours comme une statue ; Olive, debout derrière elle, était si noire qu’on l’eût prise pour son ombre. Mais soudain Olive prit la parole, et sa voix claire était dure comme l’acier.

« Ce n’est pas un va-nu-pieds », dit-elle. « C’est un ingénieur ; et il en sait bien plus que toi. Et puis qu’êtes-vous donc, vous, pour la plupart ? Un ingénieur vaut bien un bibliothécaire, ce me semble. »

Il y eut un silence de mort ; et Archer, en faisant un geste d’embarras, leva les yeux, comme si le ciel allait s’ouvrir en entendant ce blasphème ; mais la plupart des hommes et femmes du monde baissèrent les yeux, et se mirent à regarder leurs chaussures médiévales à pointe ; car ils se rendaient compte que ce qu’ils venaient d’entendre était pire qu’un blasphème ; c’était, en l’occurrence, de très mauvais goût.

Les groupes avaient commencé à se disperser et à se mélanger, mais le Roi d’Armes n’avait pas encore quitté son trône ; et ils ne devaient pas tarder à se rendre compte que ce trône n’était pas un simple siège pour s’asseoir. Il ne prit pas plus garde à la femme qui venait de l’insulter que si elle n’avait pas existé ; mais il ploya soudain le sourcil en direction de Julian Archer ; et une sorte de frisson du subconscient fit comprendre à tous que, dans l’esprit d’un homme au moins, la royauté était une réalité.

« Messire Julian », dit le Roi d’Armes d’une voix sévère, « je crois que vous avez fort mal lu vos livres de vénerie. Vous ne semblez pas savoir que nous sommes revenus à une époque de vaillance et de gloire, et que nous avons tourné le dos au temps où les gentilshommes pouvaient se vanter de chasser les animaux nuisibles. Notre esprit est celui des siècles où des bêtes royales aux abois pouvaient faire front et occire les chasseurs ; le grand sanglier et le noble cerf. Nous appartenons au monde qui savait respecter ses ennemis, oui, même si c’étaient des bêtes. Je connais John Braintree ; et jamais plus vaillant homme ne foula le sol de la terre. Si nous combattons pour notre foi, devons-nous nous gausser de lui parce qu’il combat pour la sienne ? Allez le tuer si vous l’osez ; mais si c’est lui qui vous tue, votre mort vous honorera autant que maintenant votre langue vous déshonore. »

Un instant l’impression, ou l’illusion, fut frappante et complète. Il avait parlé spontanément, cela venait du cœur ; mais on eût dit une réincarnation. Ce n’était pas autrement qu’aurait parlé Richard Cœur de Lion à un courtisan qui aurait soupçonné Saladin de couardise.

Mais dans cette foule immobile et muette il se produisit un changement qui aurait pu être encore plus surprenant s’il y avait eu beaucoup de gens pour le remarquer ; car le pâle visage d’Olive Ashley était devenu rouge flamme ; et un cri déchirant, qui ressemblait à un râle, sortit de sa bouche :

« Ah, maintenant je sais que cela a vraiment commencé. »

Et dès cet instant c’est d’un pas léger qu’elle prit part à la procession colorée, comme si elle venait d’être soulagée d’un grand poids. Elle parut pour la première fois être sensible à ce grand ballet décoratif, qui était si proche de ses vieux rêves, et y prendre part sans plus montrer de doute ou d’embarras. Ses yeux noirs brillaient comme lorsqu’on évoque un souvenir. Un peu plus tard au cours des cérémonies elle eut l’occasion de parler à Rosamund. Elle baissa la voix, et lui dit, de la manière dont on confie un secret :

« Il est vraiment sincère ! Il a vraiment compris. Ce n’est ni un snob, ni un bravache, ni quoi que ce soit de ce genre. Il croit vraiment à ce passé glorieux – et à notre glorieux présent aussi. »

« Bien sûr qu’il est sincère ! » s’écria Rosamund, avec grande indignation. « Bien sûr qu’il y croit vraiment, et il ne se contente pas de paroles ! Si seulement tu savais ce que cela représente pour moi de voir que l’on fait effectivement quelque chose, après les sempiternels discours de Chimpanzé, Julian, et compagnie D’ailleurs il a parfaitement raison d’y croire. De quel droit en rirait-on ? Les belles robes sont loin d’être aussi risibles que les robes laides. Nous aurions dû être pliées en deux, jour et nuit, à l’époque où les hommes portaient le pantalon. » Et elle continua son véhément plaidoyer, en y mettant toute la passion qu’une jeune femme qui a le sens pratique met à répéter les opinions de quelqu’un d’autre.

Mais Olive regardait depuis la pelouse élevée dans la direction de la longue route blanche qui se perdait dans le couchant et semblait fondre son argent parmi ce cuivre et cet or.

« On m’a demandé une fois », dit-elle, « si je croyais que le roi Arthur allait revenir. Par une soirée comme celle-ci... Imagine-toi cet évènement glorieux : nous apercevons un Chevalier de la Table Ronde qui galope sur la route, tout au loin, pour nous apporter un message du Roi. »

« Eh bien c’est vraiment curieux que tu dises cela », dit Rosamund, qui avait le sens pratique, « parce qu’il y a vraiment quelqu’un qui vient ; et je crois même qu’il est sur un cheval. »

« On dirait qu’il est derrière un cheval », dit Olive à voix basse. « J’ai le soleil dans l’œil... Est-ce que ce serait un char romain ? Arthur était peut-être romain, en réalité ? »

« Cela a une drôle de forme », dit Rosamund, et sa voix à elle aussi était toute changée.

Le Chevalier Errant venu de la cour du roi Arthur avait à n’en pas douter une drôle de forme ; car à mesure que l’équipage s’approchait, il prit aux yeux étonnés de la foule médiévale l’aspect d’un fiacre en fort mauvais état. Le chevalier ôta son couvre-chef tout bossué dans un salut poli, et découvrit la physionomie sans prétention de Douglas Murrel.

Douglas Murrel, après avoir ainsi salué la compagnie, remit son remarquable chapeau en le laissant peut-être un peu penché, et se mit en devoir de tomber du fiacre. Il n’est pas facile de tomber d’un fiacre gravement et élégamment ; et M. Murrel accomplit cet exploit avec son exactitude acrobatique accoutumée. Le chapeau tomba, mais il le rattrapa avec grande dextérité ; et il se dirigea immédiatement vers Olive Ashley, en disant sans la moindre gêne :

« Dis donc : j’ai ce que tu voulais »

La compagnie, à la vue de son col, de sa cravate, de son pantalon (particulièrement voyants quand il faisait la roue du haut du fiacre), eut la sensation curieuse de voir quelqu’un qui portait le costume bizarre d’une époque révolue. En fait ce sentiment était à peu de chose près celui qu’il avait éprouvé lui-même en voyant ce fiacre pour la première fois ; et pourtant les fiacres n’avaient que très récemment commencé à se faire rares à Londres. Telle est la rapidité avec laquelle les modes humaines se cristallisent, et avec laquelle les gens s’habituent à un nouvel environnement.

« Chimpanzé ! » fit Olive dans un souffle. « Où étais-tu donc passé depuis tout ce temps ? Tu ne sais donc pas ce qui se passe ? »

« Il a fallu que je mette le nez un peu partout pour trouver les peintures », dit Murrel modestement, « et depuis que j’ai acheté le fiacre j’ai transporté du monde. Mais ne t’inquiète pas, je l’ai. »

C’est alors qu’il parut pour la première fois trouver utile de remarquer le spectacle singulier qui l’entourait ; et ceci bien que le contraste fût aussi grand que s’il était tombé d’un autre monde pour faire son apparition dans un décor d’autrefois, comme le Yankee à la cour du roi Arthur ; si l’on ose comparer quelqu’un d’aussi anglais que lui à un Yankee.

« Je l’ai dans le fiacre », expliqua-t-il. « Je suis pratiquement sûr que c’est ce que tu voulais... Dis donc, Olive, ta pièce n’est pas encore terminée ? « Le Retour à Mathusalem », hein ? Je sais que tu as la plume fertile ; mais quand même, une pièce qui dure un mois... »

« Ce n’est pas une pièce », répondit-elle en le fixant d’un œil froid. « C’est par une pièce que cela a commencé ; mais maintenant nous ne jouons plus. »

« J’en suis désolé », dit-il. « Je me suis pas mal amusé de mon côté ; mais cela aussi avait son côté sérieux. Est-ce que le Premier Ministre est ici ? J’ai entendu dire qu’il venait – et j’aimerais bien le voir. »

« Oh je ne peux pas t’expliquer tout en une minute », s’écria-t-elle avec une pointe d’impatience. « Tu ne sais pas qu’il n’y a plus de Premier Ministre, au sens où tu l’entends ? C’est le Roi d’Armes qui commande par ici. »

Et elle fit un geste un peu perdu en direction de ce potentat, qui était toujours sur son siège élevé ; probablement parce qu’il avait oublié d’en descendre. C’est la même raison qui l’avait un jour retenu sur l’étagère de la bibliothèque.

Douglas parut enregistrer tout cela plus calmement qu’on n’aurait pu l’espérer ; peut-être se souvenait-il de l’épisode de la bibliothèque. Mais sa conduite envers le monarque médiéval fut scrupuleusement correcte. Il s’inclina légèrement, puis plongea à l’intérieur du fiacre ; et il en ressortit en tenant un paquet informe d’une main et son chapeau de l’autre. Il sembla éprouver quelque difficulté à défaire le paquet d’une seule main, et il se tourna vers le trône avec une humilité tout à fait appropriée :

« Que votre Majesté me pardonne », dit-il. « Puis-je réclamer pour ma famille le privilège ancien et ancestral de rester couvert à la Cour ? Je suis sûr que quelque chose de ce genre nous a été accordé après notre tentative malheureuse pour délivrer les princes prisonniers à la Tour de Londres. Vous comprenez, c’est si malcommode d’avoir un chapeau à la main ; mais je tiens beaucoup à ce chapeau. »

S’il s’attendait à voir le moindre éclair d’amusement, en réponse à sa requête, dans le visage du fanatique qui trônait au-dessus de lui, il fut déçu ; mais le Roi d’Armes dit avec une gravité sans faille :

« Mais certainement, couvrez-vous. Seule compte l’intention courtoise. Je ne suis pas bien sûr que ceux qui avaient de tels privilèges insistaient vraiment pour en profiter ; je crois me souvenir qu’un roi a dit, et fort justement, à un de ces seigneurs privilégiés : “Vous avez le droit de rester couvert devant moi, mais pas devant les dames.” Dans le même esprit, quand il s’agit de rendre service à une dame (comme c’est le cas maintenant), on est évidemment dispensé d’obéir à la lettre. »

Et il regarda autour de lui d’un air parfaitement raisonnable, comme si la logique de ses propos avait à coup sûr satisfait tout le monde, autant qu’elle le satisfaisait lui-même ; et Douglas Murrel remit solennellement son chapeau et se mit en devoir de retirer du paquet un nombre impressionnant de papiers d’emballage.

Quand l’objet fit enfin surface, c’était un pot ou flacon cylindrique en verre, extrêmement sale, avec des inscriptions et des décorations impossibles à distinguer ; mais quand il le remit à Olive, il vit qu’il n’avait pas cherché en vain. On n’explique pas comment les formes, les détails de choses perdues depuis l’enfance peuvent vous prendre par surprise et vous faire pleurer ; mais quand elle vit la forme de ce petit pot de peinture d’autrefois, avec son grand bouchon et l’insigne pâli de poissons décoratifs sur l’étiquette, ses yeux se piquèrent de larmes au point qu’elle reçut elle-même un choc ; c’était comme si elle avait soudain entendu la voix de son père.

« Comment donc as-tu fait pour trouver ça ? » s’écria-t-elle, en manifestant vraiment qu’elle avait l’esprit de contradiction ; étant donné qu’elle l’avait seulement envoyé chercher, au plus, dans la plus proche boutique de la ville la plus proche. Mais ce cri suffisait à montrer quel pessimisme inconscient il y avait sous son affectation archéologique ; elle n’avait pas vraiment cru que les choses d’autrefois qu’elle désirait pouvaient revenir. Quand elle vit cette chose-là, ce fut le couronnement et l’achèvement du retour à la confiance qu’elle avait éprouvé quand Herne avait réprimandé Archer. Ces deux choses en quelque sorte rendaient un son vrai. Tous les costumes, tous les rites qu’on avait restaurés pouvaient bien après tout, comme l’avait insinué Murrel, n’être qu’une manière de continuer à jouer la comédie. Mais les Peintures Hendry pour Enluminures étaient une réalité ; elles étaient aussi réelles qu’une poupée de bois qu’on avait dorlotée dans sa chambre, étant enfant, ou perdue dans le jardin. Elle sut définitivement à partir de ce moment-là de quel côté elle était dans le grand débat.

Et pourtant, bien rares, dans cette foule bizarre, étaient les gens susceptibles de partager l’émotion de Mlle Ashley à propos de ce paquet. Nul autre ne pouvait sentir le contraste entre le départ de Murrel, envoyé un peu comme un garçon de courses, et son retour en chevalier errant. Pour les autres, alors que les modes nouvelles, autrement majestueuses, battaient leur plein, le pauvre Chimpanzé ne ressemblait pas du tout à un chevalier errant. Quelle que pût être la diversité de leurs appréciations intellectuelles sur le changement survenu, leurs membres s’étaient habitués à plus de liberté sous leurs draperies, et leurs yeux à plus de gaieté dans les couleurs de la foule. Ils ne pensaient plus tellement que leur costume à eux était pittoresque ; ils pensaient simplement que le sien n’allait pas dans le tableau. Il constituait non seulement une verrue dans le paysage, mais aussi un verrou dans la circulation. Il flatta son cheval affectueusement, et cet étrange monstre préhistorique parut même faire quelques gestes maladroits comme pour lui rendre son affection.

« Ce qui est curieux », dit Archer, avec sa manière oratoire de faire des confidences, au jeune châtelain qui portait l’épée, « ce qui est curieux, c’est qu’il ne se rend pas compte qu’il n’est pas dans le coup. On ne sait pas comment prendre les gens qui ne se rendent pas compte qu’ils ne sont pas dans le coup. »

Il retomba dans un silence maussade, et, avec tous ses compagnons, commença à écouter non sans appréhension un dialogue déjà entamé entre le nouveau venu et le potentat assis sur son trône. Leur appréhension n’était pas injustifiée ; car ils avaient conscience de l’effet qu’avait dû produire cette procession grotesque, sortie d’une farce en trois actes, en s’étalant dans le champ de vision de leur monarque visionnaire. C’était d’autant plus alarmant que Murrel, ce personnage incongru, ne se départait pas envers le trône d’une courtoisie un peu burlesque, tout en ayant l’air de très bien savoir où il voulait en venir. Il semblait faire appel au Roi d’Armes, puisque ce personnage faisait fonction à la fois de Premier Ministre et de suzerain, à propos des détails de ses aventures récentes ; cette errance aux frontières de la réalité, où il avait découvert les ruines d’un fiacre. Archer entendit ses impertinences polies se lier peu à peu en un long monologue. Il aurait vraiment pu être un voyageur racontant ses voyages à la cour d’un roi de légende. Mais quand Archer, qui écoutait avec une certaine lassitude, commença à se rendre compte de ce qu’étaient ces aventures, il perdit toute illusion romanesque à leur sujet. Aucun doute, Chimpanzé racontait une histoire ; une histoire bien longue ; et, se dit Archer, une histoire complètement idiote.

D’abord il avait été dans un magasin. Puis il avait été dans un autre magasin ; ou dans une autre partie du même magasin. Puis il avait été dans un pub. C’était bien Chimpanzé, cela, se retrouver tôt ou tard dans un pub, et, il y a tout à parier, plutôt plus tôt que plus tard ; comme si on ne pouvait pas, quand on est homme du monde, se faire monter tout ce qu’on veut en douce à son appartement. Ensuite venaient de longues conversations sans queue ni tête au pub, avec une imitation d’une serveuse distinguée ; ce qui n’était pas du tout de mise en pareil cas. Puis, semblait-il, il était parti à pied, Dieu sait où, et avait parlé à un cocher, Dieu sait pourquoi. Puis il était allé dans on ne sait quel taudis dans une station balnéaire, et avait eu des histoires avec la police. Bien sûr tout le monde savait que Chimpanzé aimait faire des farces ; mais, pour être juste, d’habitude il ne vous cassait pas les pieds en les racontant, surtout aussi longuement. Apparemment, il avait joué un tour à un médecin qui emmenait un fou, si bien qu’on n’avait pas enfermé le fou, mais seulement le médecin. Dommage qu’on n’eût pas trouvé un compromis et enfermé Chimpanzé. Mais en quoi diable tout cela pouvait concerner le Mouvement, et les chances qu’on avait de battre Braintree et les communards, ça, Archer aurait bien voulu le savoir... Grands dieux, l’histoire n’était pas encore terminée. Et maintenant il semblait qu’il y ait eu une fille dans le coup ; évidemment ça expliquait peut-être tout, même avec un type comme Chimpanzé, qui faisait toujours le garçon noceur. Mais pourquoi diable déballer tout cela maintenant, au moment même où allait commencer la vraie cérémonie de l’Écu et de l’Épée ? Et pourquoi le Roi d’Armes écoutait-il de cette façon, avec cette immobilité, cette rigidité presque ? Peut-être était-il pétrifié de rage. Peut-être s’était-il endormi.

Il n’y avait guère de gens dans l’assistance, en vérité, jeune homme à l’épée compris, qui fussent aussi sensibles que M. Archer au ton, au ton vraiment juste, et distingué, qu’il convenait d’adopter en société. Ils n’étaient pas peinés au même point que cet expert en l’art de vivre par la dissonance que constituait le monologue de Chimpanzé. Mais ils n’y étaient pas plus favorables, ou tout au moins n’étaient pas plus disposés à le prendre au sérieux. Certains commencèrent à sourire, quelques-uns à rire ; mais ils s’appliquaient à le faire avec distinction, comme on rirait pendant la messe. Personne n’avait la moindre idée de ce que racontait Murrel, ou à tout le moins de la raison pour laquelle il le racontait. Mais ceux qui le connaissaient vraiment bien étaient assez intrigués par le grand soin qu’il prenait d’être exact dans son récit interminable. Et pendant tout ce temps le Roi d’Armes restait aussi immobile qu’une statue, et personne ne savait s’il était mortellement offensé ou tout simplement sourd comme un pot.

« Vous voyez », pérorait Murrel dans un style familier et confidentiel, dont d’aucuns trouveront qu’il lui manque certains éléments de la noble prose de Malory, « on peut dire que ce n’est qu’un ramassis de propres à rien ; mais il y a propres à rien et propres à rien ; il y a ceux qui sont propres à rien de naissance, ceux qui ont réussi à se faire propres à rien, et ceux qu’on a forcés à devenir propres à rien, comme dit le poète. Et il m’a semblé que le pauvre vieux Hendry était quelqu’un qu’on avait drôlement forcé à devenir propre à rien, avec sa déveine pas croyable et la bande de tristes sires qui l’ont roulé.. Mais l’autre médecin était un vrai propre à rien de naissance, et il faisait le propre à rien pour le plaisir ; alors vraiment je me foutais pas mal qu’ils collent ce sale type dans une cellule capitonnée ou pas ; mais je ne crois pas qu’ils l’aient fait, parce que je les ai affranchis après. Et alors je me suis tiré avant que l’agent puisse bouger ; et je suis parti avec le fiacre, qui court plus vite qu’un agent en tout cas. Et voilà. C’est comme je vous le dis. »

Cette péroraison elle aussi tomba dans un gouffre de silence ; mais quand le silence eut duré quelques moments, qui semblèrent une éternité, certaines personnes particulièrement sensibles et attentives dans la foule s’aperçurent que la statue assise sur le trône avait bougé. Déjà c’était presque comme si une vraie statue avait bougé. Mais quand l’homme prit la parole, il ne brandissait pas le tonnerre du dieu, mais agissait de manière calme et ferme comme un quelconque magistrat en train de se prononcer.

« Très bien », dit-il, « qu’on lui donne l’Écu. »

C’est à ce moment que le Mouvement échappa à la compréhension et à l’imagination de sir Julian Archer. Plus tard, après la grande catastrophe, il avait l’habitude de dire, avec une sagacité maussade, à ses amis du club, qu’il s’était toujours rendu compte que l’affaire commençait à tourner mal. Mais sur le moment, en fait, son problème fut qu’il ne se rendit compte de rien ; tout sembla lui glisser des mains, comme un petit ballon lisse qui se gonflerait démesurément et briserait la ficelle qui le retient. Il s’était adapté avec élégance et agilité au changement de la jaquette de l’homme du monde à l’incroyable habit du Moyen Âge. Mais en cela il avait été soutenu par un mouvement de tout le milieu qui l’entourait ; sans parler de la fille d’un lord. Il avait trouvé beaucoup plus difficile d’adapter son costume médiéval, plus brusquement encore, à l’atmosphère du gibus et du fiacre. Mais quand Michael Herne se leva soudain de son trône élevé et commença à parler, assez sévèrement et sur un ton un peu haletant, il fut incapable de franchir le dernier pas et d’établir la liaison, logique ou illogique, avec ce qui avait précédé. Il eut l’impression d’avoir pénétré dans un monde insensé où les évènements se produisaient sans aucune suite. Il était impossible de comprendre quoi que ce soit, sinon que Herne était dans une rage folle à propos de quelque chose. Bien sûr il y avait de quoi être dans une rage folle quand on avait devant soi un chapeau comme celui-là. Mais ce chapeau défigurait le paysage depuis pas mal de temps sans que le Roi d’Armes le remarque officiellement ; et maintenant ils semblaient être passés à tout autre chose. Archer ne comprenait goutte à ce que disait Herne. Il avait l’air de raconter une histoire. Il la racontait d’une façon bien bizarre ; une façon raide, et pourtant directe ; un peu comme si ça sortait de la Bible ou de quelque chose de ce genre. On n’aurait absolument pas pu imaginer que c’était l’histoire que Douglas Murrel avait racontée. En tout cas ce n’était pas l’histoire que Julian Archer avait entendue.

Herne avait un peu perdu sa lenteur habituelle de gestes et d’élocution ; les mots sortaient de plus en plus vite ; et il paraissait haleter comme quelqu’un qui a reçu un coup. Mais Archer n’y comprenait rien, sinon qu’il s’agissait d’un vieil homme qui avait une fille ; et qu’elle l’avait suivi fidèlement dans ses pérégrinations, après qu’il eût été dépouillé par des voleurs et réduit à la misère. Archer eut comme une vision des illustrations sans nuances d’une histoire pour catéchisme du début de l’époque victorienne, avec une fille très mal fagotée et un vieillard à la longue barbe grise. Leur seul bien était d’être ensemble ; le monde les avait oubliés ; ils ne gênaient personne ; ils n’étaient ni une menace ni un sujet d’irritation. Et même dans leur misérable refuge des inconnus les avaient traqués, avec une méchanceté froide et gratuite auprès de laquelle la haine est un sentiment humain et honorable. Ils avaient examiné l’homme comme si c’eût été une bête et l’avaient traîné dehors comme si c’eût été un cadavre. Ils n’avaient pas le moindre souci des vertus tragiques qu’ils piétinaient ; ou de ce lis loyal et intact qu’ils enfonçaient de leurs pieds dans le bourbier.

« Vous », cria le Roi d’Armes avec indignation à l’adresse de tous ses ennemis absents, « vous qui prétendez que nous relevons les ruines de la tyrannie ou que nous ramenons les couronnes d’or des barbares ! A-t-on écrit des rois qu’ils ont fait cela ? L’a-t-on écrit même des tyrans ? A-t-on fait des récits de cette espèce sur le roi Richard ? En a-t-on fait même sur le roi Jean ? Vous connaissez ce qu’on peut dire de pire sur ce que le monde féodal pouvait faire de pire ; c’est vous qui le dites. Vous savez ce qu’est Jean Sans Terre dans votre histoire populaire, tirée d’Ivanhoé et des romans à deux sous. Jean est le traître ; Jean est le tyran ; Jean est le criminel universel ; et quels sont les crimes de Jean ? Il a assassiné un prince du sang. Il a trahi la parole donnée à une aristocratie de gentilshommes Il a arraché une dent à un riche banquier juif ; il y avait peut-être de l’or dedans, d’où les protestations ! Il a attaqué le roi son père et supplanté le roi son frère. Ah, il était dangereux d’être un grand en ce temps-là ! Il était dangereux d’être prince, d’être noble, d’être près de la tornade ambulante de la colère royale. Celui qui entrait au palais le faisait souvent au péril de sa vie ; il entrait dans l’antre du lion, même si c’était l’antre de Cœur de Lion. Cela portait malheur d’être riche et d’exciter l’envie du roi. Cela portait malheur d’être puissant. Cela portait malheur d’avoir de la chance.

» Mais quand a-t-on dit du tyran, du puissant chasseur devant l’Éternel ou devant le Diable, qu’il a interrompu sa chasse pour retourner une pierre et voler les œufs des insectes, ou qu’il a mis la main dans une mare pour séparer le têtard et la grenouille ? Quand a-t-il eu cette méchanceté menue et microscopique, incapable de rien laisser sans le torturer, capable de haïr les faibles plus que les orgueilleux, capable de couvrir le pays d’espions pour nuire aux amours des serfs, ou de mobiliser une armée pour arracher un vieux mendiant à son enfant ? Les rois en chevauchant lançaient à ces mendiants une injure ou une pièce de monnaie ; ils ne s’arrêtaient pas pour mettre laborieusement en pièces leur petite famille, membre par membre ; afin que le cœur humain qui se nourrit de ses tristes sentiments connaisse avant de mourir sa souffrance la plus longue. Il y avait de bons rois qui servaient les mendiants comme des domestiques ; oui, même quand les mendiants étaient lépreux. Il y avait de mauvais rois qui auraient repoussé les mendiants avec mépris et passé leur chemin, et qui sans doute, terrorisés par ce souvenir à l’heure de leur mort, auraient fait dire des messes et fondé des institutions charitables. Mais on ne mettait pas un vieil homme aux fers, au Moyen Âge, simplement parce qu’il était aveugle, comme on a mis ce vieil homme aux fers, à notre époque, parce qu’il avait une théorie sur le daltonisme. Et voilà quelle toile d’araignée de souci et de malheur vous avez tendue sur l’humanité souffrante, parce que, Dieu nous garde, vous êtes trop humains, trop libéraux, trop philanthropes pour supporter d’être gouvernés par un homme, et qu’on l’appelle Roi.

» Avons-nous tort d’avoir rêvé d’un retour à plus de simplicité ? Avons-nous tort d’imaginer parfois que l’homme pourrait ne pas faire ce que fait cette énorme mécanique, s’il redevenait homme et cessait d’être une machine ? Et qu’est-ce qui est en marche contre nous, sinon une mécanique ? Que peut nous dire Braintree aujourd’hui, sinon que nous sommes des sentimentaux qui ignorons tout de la science, de la science sociale, de la science économique, de la science froide, objective, logique – de la science qui a arraché ce vieillard comme un lépreux à tout ce qu’il aimait ? Faisons savoir à John Braintree que nous n’ignorons rien de la science. Faisons savoir à John Braintree que nous n’en savons déjà que trop sur la science. Faisons savoir à John Braintree, sans ménagements, que nous en avons assez de la science, que nous en avons assez des lumières, que nous en avons assez de l’éducation, que nous en avons assez de son ordre social, avec sa mécanique qui est un piège à hommes et son savoir qui est un rayon de la mort. Allez porter ce message à John Braintree : tout a une fin, et, pour tout cela, la fin est venue. Pour nous il n’y a de fin que le commencement. À l’aube du monde, devant l’assemblée des Chevaliers, dans la maison au cœur des vertes forêts de la joyeuse Angleterre, à Camelot dans les comtés de l’Ouest, je donne l’Ecu à l’auteur de la seule action méritoire de toute notre époque ; celui qui a puni le mal en la personne d’au moins un malfaiteur, et qui a sauvé une femme en détresse. »

Il se pencha d’un mouvement rapide et prit la grande épée des mains de l’homme qui se trouvait plus bas ; il la leva et la secoua, et elle parut lancer des flammes comme l’épée de saint Michel. Et puis la foule aux yeux écarquillés entendit résonner au-dessus d’elle les antiques paroles qui accompagnent l’accolade et vouent un homme à Dieu et à la cause de la veuve et de l’orphelin.

 

 

 

 

CHAPITRE XV

 

La croisée des chemins

 

 

Olive Ashley quitta le lieu de cette harangue enflammée, le visage encore plus pâle que d’habitude ; elle n’était pas seulement pâle d’émotion mais aussi d’une souffrance dont elle était un peu l’auteur. Elle semblait être arrivée soudain à la fin et au bord de quelque chose ; et se trouver devant un défi et devant un choix. Elle était de ces femmes qu’on ne peut pas empêcher de se faire du mal, une fois leur sens moral piqué au vif. Elle avait besoin d’une religion ; et surtout d’un autel sur lequel elle pouvait s’offrir en sacrifice. Elle possédait aussi à sa façon une rare intensité intellectuelle ; et les idées pour elle n’étaient pas des idées en l’air. Et elle comprit tout à coup, avec une lucidité effroyable, qu’elle ne pouvait plus continuer ses pourparlers uniquement romantiques avec l’ennemi sans être prête en toute honnêteté à passer dans son camp. Si elle passait dans son camp, ce serait pour toujours ; et elle devait penser exactement à ce qu’elle laisserait derrière elle. S’il s’était agi uniquement du monde entier, autrement dit de la bonne société, elle n’aurait pas hésité ; mais il s’agissait de l’Angleterre ; il s’agissait du patriotisme ; il s’agissait purement et simplement de la morale. Si la nouvelle cause nationale n’avait réellement été qu’une singerie archéologique, ou un spectacle héraldique, ou même une réaction sentimentale comme ce dont elle aurait pu rêver autrefois, elle aurait pu se forcer sans difficulté à l’abandonner. Mais maintenant, de toute son intelligence et de toute sa conscience, elle était persuadée que ce serait comme si elle désertait le drapeau pendant une grande guerre. Ce qui avait finalement emporté sa conviction avait été la condamnation des oppresseurs de Hendry en termes humains et émouvants ; cette cause était celle du vieil ami de son père et celle de son père. Mais, ironie suprême, ce qui l’avait le mieux convaincue que le grand ennemi de Braintree avait raison, avait été la justice de l’hommage qu’il avait rendu à Braintree. Sans dire un mot à personne, elle sortit par le grand portail et prit la route qui menait à la ville.

En traversant lentement les banlieues tristes pour se rendre dans les quartiers encore plus sinistres situés au centre de la ville des usines, Olive prit conscience d’avoir traversé une frontière et de marcher dans un monde qu’elle ne connaissait pas. Bien sûr, elle avait été des centaines de fois dans des villes de ce genre, et assez souvent dans celle-là ; étant donné que c’était la ville la plus proche de l’abbaye de Seawood et de la demeure de son amie. Mais la frontière qu’elle venait de traverser n’était pas tellement une frontière de l’espace, qu’une frontière du temps ; ou peut-être, non pas de l’espace mais de l’esprit. Comme quelqu’un qui découvre une nouvelle dimension, elle comprit qu’il existait, et qu’il avait toujours existé, un autre monde, à côté de son monde à elle, un monde dont elle n’entendait jamais parler ; ni dans les journaux, ni chez les hommes politiques, même quand ils parlaient entre eux après le dîner. Le paradoxe était que les journaux et les hommes politiques n’étaient jamais si muets à son sujet que lorsqu’ils étaient censés en parler.

La grande grève, qui avait commencé bien loin dans les mines, durait depuis près d’un mois. Olive et ses amis y voyaient une révolution ; en quoi ils étaient du même avis que le groupe, très petit mais résolu, de communistes qui se trouvaient parmi les grévistes. Mais ce qui l’étonnait ou la déconcertait n’était pas que ce fût une révolution. C’était plutôt que cela ne ressemblait à rien de ce que ce mot évoquait pour elle. Elle avait vu des films et des mélodrames idiots sur la Révolution française, et elle s’imaginait qu’un soulèvement populaire, c’était nécessairement la racaille, et que la racaille, c’était nécessairement une foule hurlante de démons à demi nus. Cette chose qui était devant elle lui avait été décrite comme bien plus féroce que la réalité, et bien plus anodine que la réalité ; elle l’avait vue qualifiée par les propagandistes d’un parti de conspiration de brigands sanguinaires contre Dieu et le Club Disraeli ; et, par les propagandistes de l’autre parti, de malentendu regrettable mais sans importance, qui serait bientôt dissipé par la politique compréhensive du sous-secrétaire d’État au Ministère du Capital. Elle avait entendu parler de politique toute sa vie ; et elle ne s’y était jamais intéressée. Mais elle était bien sûre que c’était de politique moderne qu’il s’agissait ; et que s’intéresser à la politique moderne, c’était s’intéresser à cela. Le Premier Ministre, le Parlement, le Ministère des Affaires Étrangères, le ministre du Commerce, et un tas d’autres trucs assommants – il y avait cela, et tout le reste était la Révolution. Mais en traversant d’abord les groupes de gens dans la rue, puis les groupes dans les salles des bâtiments administratifs, elle entrevit une vérité toute différente.

Il y avait un Premier Ministre dont elle n’avait jamais entendu parler ; et c’était un homme qu’elle connaissait. Il y avait un Parlement dont elle n’avait jamais entendu parler ; et cet homme venait de le transporter par un discours historique qui ne passerait jamais à la postérité. Il y avait un Ministère du Commerce dont elle n’avait jamais entendu parler ; un ministère qui travaillait vraiment, et qui en avait bien plus long à dire sur le commerce. Il y avait des ministères tout à fait en dehors du Gouvernement ; des ministères qui s’opposaient entièrement au Gouvernement. Il y avait une bureaucratie ; il y avait une hiérarchie ; il y avait une armée. Cela avait les qualités et les défauts de tous ces systèmes ; mais cela ne ressemblait pas le moins du monde à l’épouvantable racaille française qu’elle avait vue dans le film. Elle entendait les gens parler autour d’elle, et prononcer des noms comme son propre milieu prononçait les noms d’hommes politiques ; et elle découvrait qu’elle n’en connaissait aucun, sauf celui de Braintree, et celui d’un autre que les journaux avaient choisi capricieusement parmi ses collègues pour le caricaturer et en faire une espèce de bouffon enragé. Mais on parlait des hommes politiques de cet État inconnu avec un air de calme familiarité qui lui donnait l’impression qu’elle était tombée de la lune. Jimson avait raison, en fin de compte, et même si Hutchins avait fait du bon travail en son temps, il avait maintenant tort. Il ne fallait pas toujours se laisser influencer par Ned Bruce. De temps à autre on prononçait le nom de Braintree, le chef, et on le critiquait souvent, ce qui irritait beaucoup Olive ; elle était contente quand on en disait du bien. Hatton, que les journaux avaient si souvent caricaturé en en faisant le brûlot de la Révolution rouge, était très critiqué pour sa prudence extrême et ses égards envers les patrons. Certains disaient même qu’il était à la solde des capitalistes.

Car jamais, dans aucun journal, livre, ou magazine de l’Angleterre d’aujourd’hui, une jeune Anglaise de bonne famille, intelligente et cultivée, comme Olive Ashley, n’avait eu l’occasion de voir quoi que ce soit qui ressemblât, de près ou de loin, à une histoire du Mouvement syndical. Tout ce grand changement historique avait eu lieu, en ce qui la concernait, derrière un rideau ; et ce rideau était littéralement une feuille de papier ; une feuille de journal. Elle ne savait rien des différences entre les syndicalistes ; rien des vrais défauts des syndicats ; même pas les noms des hommes à la tête de masses aussi grandes que l’armée de Napoléon. La rue semblait pleine de visages inconnus, ou de visages d’autant plus inconnus qu’ils lui étaient familiers. Elle entrevit la silhouette massive du conducteur d’omnibus avec qui Chimpanzé était si ami. Il parlait, ou plutôt il écoutait, en même temps que les autres ; et son large visage luisant et bon enfant semblait être d’accord avec tout ce qu’on disait. Si Mlle Ashley avait accompagné Chimpanzé dans sa honteuse tournée des pubs, elle aurait même reconnu le célèbre père George, qui maintenant faisait face au défi de la controverse politique comme il avait fait face aux plaisanteries de la taverne. Si elle avait été plus au courant de la vie du peuple, elle aurait compris le sens menaçant de la présence de ces pauvres bien aimables et bien léthargiques parmi les groupes maussades qui se trouvaient dans les rues. Mais un moment plus tard elle les avait complètement oubliés. Elle avait tout juste réussi à pénétrer dans l’une des cours extérieures du temple de la bureaucratie (c’était tout à fait comme si elle attendait dans un bureau de l’Administration) quand elle entendit la voix de Braintree dehors dans le couloir, et il entra dans la pièce d’un pas rapide.

Quand John Braintree entra dans la pièce, Olive vit tout de suite et en un éclair chaque détail de sa personne ; tout ce qu’elle aimait dans sa physionomie, et tout ce qu’elle n’aimait pas dans ses vêtements. Il n’avait pas laissé repousser sa barbe, même s’il avait réagi en faisant la révolution ; il avait toujours été mince, et s’il paraissait décharné, c’était en partie dû à son énergie ; car il avait l’air aussi vigoureux que jamais. Mais quand il la vit, il parut absolument hébété, sous le choc de sa seule présence. Tous les soucis disparurent de ses yeux ; et ils laissèrent la place à une sorte d’éclat douloureux. Car les soucis ne sont jamais que des soucis, de quelque façon que nous les envisagions. Mais une douleur est toujours une joie à l’envers. Quelque chose dans la situation la fit se lever et parler avec une simplicité forcée.

« Qu’est-ce que vous voulez que je dise ? » dit-elle. « Je crois qu’il faut nous séparer. »

Ainsi, pour la première fois, ils reconnurent ouvertement qu’il y avait un lien entre eux.

Il y a bien peu de vérité et bien peu de raison dans les propos que l’on tient d’ordinaire au cours d’une conversation confidentielle ; sans parler de cette détestable idée américaine d’une conversation à cœur ouvert. Les gens donnent souvent une fausse impression quand ils parlent d’eux ; même quand ils parlent d’eux avec la plus grande honnêteté, voire avec modestie. Mais les gens se livrent beaucoup, tant qu’ils parlent de tout, sauf d’eux. Ces deux-là avaient parlé si souvent et si longtemps de choses pour lesquelles leur intérêt était bien moindre que celui qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre, qu’ils étaient arrivés à un état d’omniscience presque surnaturel, et qu’ils auraient parfois pu déduire les pensées de l’un ou de l’autre en matière culinaire, de remarques qu’ils faisaient sur Confucius. Donc, dans cette crise en apparence inutile et à laquelle ils n’étaient pas préparés, ils s’exprimèrent au moyen de ce qu’on pourrait appeler des paraboles ; et aucun d’eux ne se méprit un instant sur ce que voulait dire l’autre.

« Mon Dieu », dit Braintree, qui l’avait comprise parfaitement.

« Vous, vous le dites sans réfléchir, mais moi je pense à ce que je dis. »

« Je ne suis pas athée, si c’est cela que vous voulez dire », dit-il avec un sourire un peu aigre. « Mais peut-être est-il vrai que je n’ai que le nom, et vous, vous avez l’adjectif possessif. Je suppose que Dieu vous appartient bien, comme tant d’autres bonnes choses ? »

« Pensez-vous que je ne vous les donnerais pas toutes ? » dit-elle. « Et pourtant je suppose qu’on a quelque chose en soi qu’on ne donnerait à personne. »

« Si je ne t’aimais pas, je pourrais mentir », dit-il ; et, encore une fois, ni l’un ni l’autre ne remarqua qu’un mot venait d’être prononcé pour la première fois. « Bon Dieu, à quelle orgie de mensonges ne pourrais-je pas me livrer en ce moment : j’expliquerais combien je suis dérouté par ton attitude incompréhensible ; je demanderais ce que j’ai fait pour perdre notre belle amitié intellectuelle ; j’exigerais au moins des explications ; et ainsi de suite. Seigneur, si seulement j’étais un vrai politicien ! Il faut un vrai politicien pour dire que la politique ne compte pas. Comme ce serait bien de dire toutes les choses ordinaires et naturelles qu’on trouve dans les journaux – quel que soit notre désaccord sur des bien des points – malgré la différence de nos options politiques – pour ma part je suis libre de dire que jamais – c’est l’orgueil de la politique anglaise que les oppositions partisanes les plus marquées ne détruisent pas nécessairement la sympathie essentielle – quelle sinistre farce ! Nous nous comprenons. Toi et moi, nous sommes des gens qui ne peuvent pas s’empêcher d’attacher de l’importance au bien et au mal. »

Puis après un long silence il dit :

« Je suppose que tu prends très au sérieux Herne et sa renaissance de la chevalerie ? Je suppose que tu crois vraiment que c’est chevaleresque ; et que tu sais même ce que tu entends par là ? »

« Je n’ai cru en sa chevalerie », dit-elle, « que quand il a dit qu’il croyait en la tienne. »

« C’était très bien de sa part », dit Braintree, tout à fait sérieux. « C’est quelqu’un de bien. Mais je crains que ses compliments me fassent beaucoup de mal dans mon propre camp. Certaines de ses paroles ont déjà pris d’autres connotations pour nos gens. »

« Je pourrais répondre à tes gens », dit-elle, « un peu comme tu m’as répondu à moi. Je sais qu’on m’appelle vieux jeu ; et tes gens ont adopté toutes les nouveautés. Ils m’énervent ; j’ai envie de les insulter en les traitant de snobs. Mais c’est vrai. Ils sont bien partisans de l’indépendance des femmes, de l’égalité des sexes, et tout ça, n’est-ce pas ? Tout comme les duchesses intellectuelles. Ils diraient tous que je suis retardataire, et me compareraient à une esclave au harem. Et pourtant je suis prête à contester cela, à cause du dilemme tragique et odieux dans lequel je me trouve aujourd’hui. Ils veulent que la femme soit indépendante ! Combien des femmes de tes socialistes sont en train d’attaquer le socialisme en ce moment ? Combien de fiancées de députés travaillistes votent contre eux aux élections ou parlent contre eux aux réunions électorales ? Les neuf dixièmes de tes femmes révolutionnaires ne font que suivre les hommes révolutionnaires. Mais moi, je suis vraiment indépendante. Je pense par moi-même. Je fais ma vie, et c’est une vie bien triste. Je ne suis pas à la traîne d’un révolutionnaire. »

Il y eut encore un long silence ; le genre de silence qui dure parce qu’il n’est pas nécessaire, ou plutôt parce qu’il est impossible, de poser des questions ; et puis Braintree se rapprocha d’un pas et dit :

« Eh bien, je suis très malheureux de mon côté, si cela fait partie de la logique de l’histoire ; et pourtant, en même temps, la fournaise infernale qu’est la réalité m’empêche d’attaquer la logique. Comme c’est facile d’attaquer la logique ! Comme c’est impossible de trouver autre chose, à part le mensonge ! Et on dit que les femmes ne sont pas logiques ; parce qu’elles ne gaspillent jamais la logique pour des choses sans importance. Mon Dieu, ne peut-on pas échapper à la logique ? »

Pour quiconque n’eût pas su à quel point ils se connaissaient, cette conversation aurait ressemblé à une série de devinettes ; mais Braintree connaissait les réponses avant que les devinettes ne soient posées. Il savait que cette femme avait découvert une religion, et qu’une religion est souvent un renoncement. Elle ne le suivrait pas sans l’aider jusqu’à la mort. Elle ne l’aiderait pas ; elle lui résisterait jusqu’à la mort. Cet antagonisme qui les séparait, qui avait surgi sous forme de remarques puériles et de répliques en l’air au cours de leur première rencontre dans la grande salle de Seawood, cet antagonisme, transfiguré, éclairé, approfondi, mais rendu d’autant plus net par la connaissance qu’ils avaient de ce qu’il y avait de meilleur en chacun d’eux, avait de nouveau surgi, pour atteindre les nobles sommets de la raison, que lui était le dernier au monde à mépriser. Les gens se moquent de ces choses quand ils les trouvent dans les vieilles histoires de vertu romaine. Ce sont des gens qui n’ont jamais aimé à la fois une vérité et un ami.

« Il existe des choses », dit-elle enfin, « que je connais vraiment mieux que toi. Tu te moquais autrefois de mes vieilles histoires de chevaliers avec leurs dames ; je ne crois pas que tu t’abaisserais à t’en moquer maintenant que tu les combats ; mais tu t’en moquerais de nouveau si nous revenions au calme d’autrefois. Et pourtant ces choses ne sont pas entièrement gratuites ou risibles. La poésie en dit parfois plus long que la prose, à mon avis ; et quelqu’un a dit que notre âme est amour et adieu perpétuel. As-tu lu ce passage de Malory – les adieux de Lancelot et Guenièvre ? »

« Je le vois sur ton visage », dit-il, et il lui donna un baiser ; et ils se quittèrent comme les amants de Camelot.

 

*   *   *

 

Dehors, dans les rues sombres, la foule était devenue de plus en plus dense ; et on parlait à voix basse de tromperie et de retards. Comme tous les hommes qui ont adopté l’identité artificielle de l’insurgé, ils avaient tout le temps besoin d’être stimulés par un évènement quelconque, favorable au hostile. Une provocation venue d’en face ferait l’affaire ; mais une provocation venue de leur propre parti était encore mieux ; et on avait promis une grande manifestation démagogique dans la soirée. Pour le moment il n’y avait pas de retard caractérisé ; mais ils sentaient qu’il y avait quelque chose qui clochait quelque part. Et c’est cinq minutes plus tard que Braintree, au milieu d’un tonnerre d’acclamations, sortit sur le balcon.

Il avait à peine prononcé une douzaine de mots qu’il devint évident qu’il parlait sur un ton qu’on n’avait pas souvent entendu dans la vie politique anglaise. Ce qu’il avait à dire était définitif. Il refusait un tribunal ; et il y a en cela quelque chose qui fait toujours vibrer le goût profond de l’épopée que l’on trouve dans les foules. Car rien ne peut vraiment être approuvé ou applaudi, sinon ce qui est définitif. C’est pourquoi la morale de l’évolution et les grandes idées sur le progrès indéfini n’ont jamais eu prise sur les foules humaines.

Le nouveau Gouvernement avait instauré un tribunal, ou une commission d’enquête, pour mettre fin à la grève menée par Braintree. C’était une grève qui était maintenant limitée en gros aux syndicats de sa propre région, qui travaillaient à la fabrication de teintures et de peintures dérivées du goudron. L’énergie très réelle qui soutenait le nouveau Gouvernement s’était tout de suite attaquée au conflit en question. Sans doute serait-il réglé de manière plus saine et plus simple que par les compromis compliqués des anciens politiciens professionnels. Mais il serait réglé. Voilà ce que les nouveaux dirigeants affirmaient très légitimement. Et c’était à cela que Braintree et les grévistes s’opposaient tout aussi légitimement.

« Depuis près de cent ans », disait-il, « ils fulminent sur le respect que nous devons à la Constitution : au roi et à la Chambre des lords – et même à la Chambre des communes. Il fallait respecter cela aussi. (Rires.) On nous demandait d’être des constitutionnalistes modèles. Oui, mes amis, on nous demandait d’être les seuls constitutionnalistes. On nous demandait d’être les gens sans histoires, les loyaux sujets, ceux qui prenaient le Roi et les Lords au sérieux. Mais eux devaient garder toute liberté. Lorsqu’il leur prenait fantaisie de bouleverser la Constitution, il fallait leur accorder tous les plaisirs de la révolution. Ils pouvaient en l’espace de vingt-quatre heures mettre sens dessus dessous le Gouvernement de l’Angleterre ; et nous informer que nous devions tous être gouvernés, non pas par une monarchie constitutionnelle, mais par un bal costumé. Où est le roi ? Qui est le roi ? On m’a dit que c’était un bibliothécaire qui s’intéresse aux Hittites. (Rires.) Et on nous a convoqués devant ce tribunal révolutionnaire – (Applaudissements.) – pour expliquer pourquoi, depuis quarante ans, face à une provocation intolérable, nous n’avons par recours à la révolution. (Vifs applaudissements.) Cela ne nous gêne pas qu’ils écoutent leur bibliothécaire fou si ça leur chante. Nous voulons bien laisser en paix cet ancien et traditionnel ordre de chevalerie qui existe depuis dix semaines ; nous voulons bien respecter le profond principe conservateur de la continuité qui n’a jamais existé avant l’autre jour. Mais nous ne voulons pas écouter son jugement. Nous ne voulions pas nous soumettre au toryisme légal. Et maintenant nous ne nous soumettrons pas au toryisme illégal. Et si ce magasin de brocante de Soho nous convoque à son tribunal – notre réponse tient en quatre mots : « Nous ne viendrons pas. »

Braintree avait dit de Herne que c’était un bibliothécaire qui s’intéressait aux Hittites, mais il ne manquait jamais, en public ou en privé, de reconnaître en lui un meneur d’hommes qui s’intéressait beaucoup plus à la résurrection du Moyen Âge. Et pourtant Braintree aurait été très étonné de savoir ce que Herne faisait exactement au moment où il prononçait ces paroles. Ils étaient en vérité séparés par ce malentendu éternel qui surgit entre deux types d’hommes honnêtes mais d’espèce opposée. Il y avait entre eux le contraste qui oppose l’homme qui sait dès le départ exactement ce qu’il pense, dont le champ de vision, étroit ou non, est excessivement clair, pour qui toutes les choses qui se trouvent à l’extérieur sont, soit en accord, soit en désaccord, avec lui – à cet autre type, qui a conscience de tout avant d’avoir conscience de soi, qui peut dévorer des bibliothèques entières avant de comprendre quel esprit les a absorbées, qui peut créer des royaumes féeriques où sa propre personne est invisible ou au moins transparente. Braintree avait compris dès le départ, presque dès la première dispute dans la grande salle de Seawood, l’ironie du mélange d’admiration et d’irritation qu’il éprouvait. Il avait ressenti le paradoxe de son impossible idylle. Le visage pâle et animé d’Olive Ashley, avec sa hauteur, son assurance, son menton pointu, était entré dans son monde comme un coin, comme une lance venue d’un monde extérieur hostile. Il avait détesté tout son monde d’autant plus qu’il ne la détestait pas, elle.

Mais chez un homme comme Michael Herne, tout ce processus marchait à rebours. Il s’était à peine rendu compte qu’un roman personnel inspirait le roman impersonnel de sa révolution historique. Il avait seulement ressenti un émerveillement croissant ; l’impression d’un monde en expansion et en ascension, comme un lever de soleil qui peu à peu envahissait le ciel, ou une marée montante ; et qui était pourtant du même ordre inconscient que les rêveries de sa jeunesse. Il avait d’abord eu le sentiment qu’un simple passe-temps s’était transformé en vraies vacances. Puis il avait eu le sentiment croissant que les vacances étaient devenues une fête, au sens de la fête solennelle d’un dieu. Ce n’est que dans son for intérieur que le dieu était tout naturellement une déesse. C’était un homme dont la vie avait été presque entièrement dépourvue de rapports personnels. Pour cette raison, même quand il était en fait envahi de la tête aux pieds par la douce chaleur d’un rapport personnel, il savait à peine que c’était personnel. Il aurait dit, dans une sorte d’extase, qu’il était épaulé dans son travail par les amis les plus merveilleux que Dieu eût donnés à l’homme. Il aurait dit d’eux, d’un air radieux et collectivement, que c’était une nuée d’anges. Et pourtant, à tout moment, même depuis le début, si Rosamund Severne s’était disputée avec lui et avait quitté ce groupe, il aurait tout de suite découvert ce dont il souffrait.

Et pourtant la chose arriva, comme arrivent de telles coïncidences, à peine une demi-heure après que ces deux personnages qui s’étaient rencontrés en ennemis, et qui avaient continué en amis, se fussent quittés en amants. Donc, peu après qu’ils eussent fait leurs adieux parmi le fracas incongru du conflit social, l’homme qui en un sens les avait séparés, ne fût-ce que symboliquement, découvrit qu’un homme en ce monde est censé être un peu plus qu’un symbole. Il vit Rosamund sur la terrasse élevée de la pelouse, et toute la terre se transforma autour d’elle.

 

*   *   *

 

La nouvelle de l’insoumission de Braintree avait répandu une certaine incertitude et une certaine dépression parmi les gens du groupe de Seawood qui avaient l’esprit romantique, mais rien que la colère et la fureur chez Rosamund Severne. C’était le genre de femme qui est inévitablement énervée par les grèves, tout simplement parce qu’elles provoquent des retards. Pour elle la perte de temps avait plus de réalité que l’abandon des principes. Beaucoup de gens ont imaginé que la politique faite par les femmes serait tout simplement pacifiste, ou humanitaire, ou sentimentale. Le vrai danger de la politique faite par les femmes, c’est un goût excessif pour une ligne de conduite masculine. Il y a bon nombre de Rosamund Severne en ce monde.

Le ton des hommes qui l’entouraient ne soulageait en rien son impatience, bien que la plupart d’entre eux fussent en principe sensiblement plus prévenus contre Braintree qu’elle-même. Mais ils ne semblaient pas réagir comme on devrait réagir devant un défi. Son père lui avait expliqué assez longuement les vraies données de la situation, qu’il n’aurait aucune difficulté à exposer aux mécontents le moment venu. Mais comme ses remarques provoquaient, même chez sa propre fille, une vague sensation de fatigue, elle avait peine à se persuader qu’elles provoqueraient chez ses ennemis mortels l’émotion qui conduit au repentir. Il y avait plus de brièveté, mais guère plus d’ardeur, dans les commentaires de Lord Eden. Il disait que qui vivrait verrait ; et exprimait des doutes sur la capacité qu’avait la rébellion de tenir le coup financièrement. À dessein ou non, il resta muet sur la nouvelle organisation de la société qu’il avait lui-même aidé à mettre sur pied. Il sembla à tout le monde qu’une ombre était venue obscurcir tout cet appareil étincelant. Au-delà du parc, au-delà des portes de leur paradis chevaleresque, le monstre moderne, la grande et noire ville industrielle, vomissait sa fumée de défi et de dérision.

« Ils sont tous si mous », confia Rosamund à Chimpanzé, ce confident universel. « Tu ne peux pas faire quelque chose, toi, pour aller plus vite ? Et après tout ce que nous avons fait comme battage. »

« Oui », dit Murrel d’un ton dubitatif, « tout cela a ce qu’on appelle un effet moral ; seulement il y a des gens qui appellent cela du flan. Si cela est mené rondement, et si tout le monde suit, ça marche ; et c’est souvent le cas. On peut tenter sa chance en ralliant tout le monde autour du drapeau. Mais on ne se bat pas avec un drapeau. »

« Est-ce que tu te rends compte de ce qu’il a fait, ce Braintree ? » s’écria-t-elle avec indignation. « Il nous a tous défiés. Il a défié le Roi d’Armes et le Roi. »

« Tu sais », répondit Murrel sur un ton détaché, « je ne vois pas très bien ce qu’il pourrait faire d’autre. Si j’étais à sa place... »

« Mais tu n’es pas à sa place », s’écria-t-elle avec véhémence ; « tu n’es pas à la place d’un rebelle ou d’un émeutier. Tu ne te dis jamais, Douglas, qu’il serait temps que tu te mettes à ta place à toi ? »

Murrel eut un sourire assez las. « Je reconnais », dit-il, « que je vois en effet les deux côtés d’une question. Et je suppose que tu dirais que j’y arrive en tournant autour du pot. »

« Ce que je dis », dit-elle en se levant avec colère, « c’est que je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui voyait les deux côtés d’une question sans avoir envie de le gifler des deux côtés de la figure. »

Sans doute de peur de céder à cette impulsion, elle partit dans un mouvement de rage, et traversa de son pas majestueux les grandes pelouses et les grandes terrasses qui menaient au vieux jardin suspendu où l’on avait naguère représenté la pièce « Blondel le Troubadour ». Et la coïncidence éveilla un souvenir qui lui pinça un peu le cœur ; car dans ce théâtre de verdure désert se tenait une silhouette verte et solitaire vêtue d’un costume de forestier, avec une crinière de cheveux blonds et une tête de lion qui se dresse, qui regardait, par dessus la vallée, en direction de la ville enfumée.

Un moment elle resta là comme prisonnière d’un réseau de souvenirs purement féeriques et surnaturels ; comme si elle avait aimé et perdu quelque chose d’irréel ; la musique et les émotions du théâtre l’envahirent à nouveau et calmèrent son désir effréné d’action ; mais un instant plus tard elle les avait balayées comme on balaie une toile d’araignée, et elle parla de la voix décidée qui était la sienne.

« Vous savez que vos révolutionnaires ont envoyé leur réponse. Il paraît qu’ils ne veulent pas venir au Tribunal. »

Il se retourna lentement à sa manière un peu myope ; seule la pause avant qu’il ne parle trahit un changement dans ses sentiments au son de la voix qui l’appelait.

« Oui, j’ai reçu leur message », dit-il doucement. « C’est à moi qu’il était adressé. Ils font en effet connaître leur position de façon très claire ; mais ils viendront bien au Tribunal. »

« Ils viendront ! » répéta-t-elle fiévreusement. « Vous voulez dire que Braintree a capitulé ? »

« Oui, ils viendront », répéta-t-il en hochant la tête. « Braintree n’a pas capitulé ; en fait je ne m’y attendais pas. À vrai dire, je le respecte plutôt pour cela. C’est quelqu’un de très courageux, et qui sait ce qu’il veut, et il est toujours beaucoup plus agréable d’avoir un adversaire de ce genre. »

« Mais je ne comprends pas », s’écria-t-elle. « Que voulez-vous dire quand vous dites qu’ils ne veulent pas capituler, mais qu’ils viendront ? »

« La nouvelle Constitution », expliqua-t-il, « prévoit le cas, comme la plupart des Constitutions, je suppose. C’est un peu ce que nous appelions autrefois une citation à comparaître. Je ne sais pas combien d’hommes il me faudra ; mais je suppose que quelques-uns des Cent seront obligés de venir. »

« Comment ! » s’écria-t-elle. « Vous ne voulez pas dire que vous allez les amener au Tribunal ! »

« Mais si, la loi est tout à fait claire sur ce point », répondit-il. « Et comme la loi me fait chef de la force publique, je n’ai vraiment pas le choix. »

« Vous avez pourtant l’air de choisir plus que n’importe qui d’autre à ma connaissance », dit-elle. « Si vous entendiez ce que dit Chimpanzé ! »

« Bien sûr », dit-il à sa manière pédante, « je parle de mes intentions, je ne fais pas une prédiction. Je ne peux pas répondre de ce que les autres feront ou réussiront à faire. Mais ou bien ils viendront, ou bien moi je ne viendrai pas. »

En comprenant le sens de sa phraséologie méticuleuse, elle se sentit brusquement électrisée.

« Vous voulez dire que vous vous battrez », dit-elle.

« Certainement, si eux se battent », répondit-il.

« Vous êtes le seul homme dans cette maison », s’écria Rosamund, et tout à coup elle se mit à trembler de la tête aux pieds.

La raideur de Herne fut comme ébranlée, si bien qu’il perdit la maîtrise de soi de façon tout à fait inattendue. Il poussa une sorte de cri :

« Il ne faut pas me dire cela ; je suis faible ; et je suis le plus faible de tous maintenant, quand je devrais essayer d’être fort. »

« Vous n’êtes pas du tout faible », dit-elle en retrouvant sa voix décidée.

« Je suis fou », dit-il. « Je t’aime. »

Elle resta muette. Il lui prit les deux mains, et sentit ses bras vibrer jusqu’à l’épaule comme sous l’effet d’un choc électrique.

« Qu’est-ce que je fais, qu’est-ce que je dis ? » s’écria-t-il d’une voix altérée. « Moi – à vous, à qui tant d’hommes ont dû le dire. Qu’est-ce que vous allez en penser ? »

Elle resta penchée en avant et continua à le regarder fixement dans les yeux.

« Je répète ce que j’ai dit », répondit-elle. « Tu es le seul homme. »

« Tes yeux m’aveuglent », dit-il.

Ils ne dirent plus rien ; mais le paysage magnifique qui les entourait et qui s’étendait devant eux parla à leur place, en s’élevant en terrasses grandioses vers les gigantesques pierres angulaires des montagnes ; le noble vent de l’ouest de l’Angleterre berçait les cimes de ses arbres royaux ; et toute cette vaste vallée d’Avalon, qui a vu le rassemblement des héros et la réunion d’amants immortels, était pleine d’une animation qui rappelait le piétinement des chevaux et les fanfares, quand les rois partent en campagne et que les reines règnent à leur place.

Ainsi ils restèrent un instant au sommet du monde, et au point le plus élevé de la fortune des humains, presque au moment même où Olive et John Braintree, dans la ville sombre et enfumée, faisaient leurs tristes adieux. Et nul n’aurait pu deviner que les tristes adieux seraient bientôt suivis d’une réconciliation et d’une compréhension accrue ; mais qu’au-dessus des deux silhouettes colorées et étincelantes, qui se tenaient sur l’épaule de la colline dorée, planait le nuage noir du déchirement, de la séparation et du malheur.

 

 

 

 

CHAPITRE XVI

 

Le jugement du roi

 

 

Lord Seawood et Lord Eden étaient assis dans leur pavillon d’été préféré, au milieu de la pelouse, celui-là même où la flèche était entrée auparavant comme le premier rayon d’un nouveau lever de soleil ; et, à en juger par leur expression, ils n’étaient pas bien sûrs de ne pas être au milieu d’une éclipse de soleil. L’expression figée de Lord Eden aurait pu en vérité avoir plusieurs significations ; mais le vieux Seawood hochait la tête d’un air abattu qu’il ne cherchait pas à cacher.

« S’ils avaient accepté que j’intervienne », dit-il, « je crois que j’aurais pu leur montrer clairement l’impossibilité de leur position ; une position sans parallèle aucun dans toute ma carrière. La restauration de nos belles traditions ne peut manquer de recueillir l’assentiment profond de tout homme cultivé ; mais il est absolument sans précédent qu’on utilise ces formes traditionnelles pour s’opposer dans la pratique à une menace d’ordre matériel. Qu’aurait dit Peel si on avait proposé d’utiliser les antiques hallebardes d’une poignée de Beefeaters de la Tour de Londres à la place de l’excellente et très efficace police qu’il avait eu le génie et l’imagination de concevoir ? Qu’aurait dit Palmerston si quelqu’un lui avait proposé d’utiliser la masse qui se trouve sur la table du Parlement comme massue pour réprimer une émeute à l’extérieur ? Bien qu’il nous soit impossible de projeter sur l’avenir les actions des grands morts d’autrefois, j’estime probable que cela l’eût fait rire. Mais la génération d’aujourd’hui n’a pas le sens de la plaisanterie. »

« Notre ami le Roi d’Armes n’a pas le sens de la plaisanterie, c’est bien vrai », dit Eden de sa voix traînante. « Je me demande parfois s’il n’est pas plus heureux comme cela. »

« Sur ce point », dit l’autre gentilhomme avec fermeté, « je ne suis pas d’accord. Notre humour anglais, celui que l’on trouve dans les meilleures pages de Punch, est... »

À ce moment même, un valet apparut soudain et sans faire de bruit à l’entrée de la cabane ; il prononça à voix basse quelques paroles rituelles, et tendit un billet à son maître. Sa lecture transforma l’expression douloureuse de son maître en étonnement sincère.

« Jésus Seigneur », dit Lord Seawood ; et il resta les yeux fixés sur le papier qu’il tenait à la main.

Car sur ce papier était tracé à la hâte, d’une écriture large et puissante, un message destiné dans les jours prochains à changer la face de l’Angleterre ; comme rien depuis des siècles n’avait été changé par une bataille sur le sol anglais.

« Ou bien notre jeune ami souffre vraiment d’hallucinations », dit-il enfin, « ou bien... »

« Ou bien », dit Lord Eden en contemplant le toit du pavillon, « il a encerclé et pris la ville de Milldyke, et le quartier général des révolutionnaires, et il amène les dirigeants ici au procès. »

« Voilà qui est remarquable », dit l’autre gentilhomme « Étiez-vous déjà au courant ? »

« Je n’en savais rien du tout », répondit Eden, « mais en tout cas je pensais que cela avait de grandes chances d’arriver. »

« Bizarre », reprit Seawood, « moi je pensais que cela avait fort peu de chances d’arriver ; si peu de chances que cela se confondait avec ce que nous appelons l’impossible. Qu’une armée d’opérette de cette espèce – mon Dieu, je croyais que tous les gens cultivés et éclairés savaient qu’on ne se sert plus de ces armes-là. »

« C’est », répondit Eden, « que les gens cultivés et éclairés n’ont pas l’habitude de penser. L’homme éclairé s’en tient toujours à sa première idée. On dirait que le résultat de l’éducation, c’est de commencer par considérer une chose comme établie, et ensuite d’oublier de regarder si elle est toujours là. Les armes en sont un très bon exemple. On dit qu’on ne continuera pas à porter l’épée, parce qu’elle ne sert plus à rien contre le fusil. Puis on jette tous les fusils parce que ce sont des reliques de la barbarie ; et puis on s’étonne quand un barbare vous transperce avec une épée. Vous dites que les piques et les hallebardes ne sont pas des armes utiles à notre époque moderne. Moi je dis que les piques font des armes excellentes là où il n’y a pas de piques. Vous dites que ce sont des armements dépassés du Moyen Âge. Mais moi je mise sur ceux qui fabriquent les armements du Moyen Âge, contre ceux qui ne font que voir les armements modernes d’un œil désapprobateur. Et qu’ont fait tous ces partis politiques, à propos d’armements, sinon dire qu’ils étaient contre ? Ils les condamnent, les négligent, et ils ne pensent jamais au rôle qu’ils ont joué dans l’histoire politique ; et pourtant ils vaquent à leurs affaires avec un vague sentiment de sécurité, comme s’ils étaient ceinturés de fusils invisibles qui partiraient au moindre soupçon de danger. Ils font ce qu’ils font toujours ; ils confondent leur utopie qui n’arrive jamais, avec leur ancienne sécurité victorienne qui n’existe déjà plus. Pour ma part je ne m’étonne pas qu’une bande de hallebardiers d’opérette puisse les chasser de la scène à coups de pique. J’ai toujours pensé qu’un coup d’État 5 pouvait être effectué avec des forces très réduites, contre les gens qui ne veulent pas apprendre à utiliser la force qu’ils ont. Mais je n’ai jamais eu le courage moral de le faire moi-même ; il faut pour cela quelqu’un d’une tout autre espèce. »

« Peut-être », fit remarquer l’autre aristocrate, « c’est parce que nous étions, pour citer une formule politique très récente, trop fiers pour nous battre. »

« Oui », répondit le vieil homme d’État. « Ce sont les humbles qui se battent. »

« Je ne suis pas sûr de bien vous comprendre », dit Lord Seawood.

« Je veux dire que je suis trop dépravé pour me battre », dit Lord Eden. « Ce sont les innocents qui tuent et qui brûlent et qui sèment la discorde. Ce sont les enfants qui courent et qui cassent et qui se tapent dessus, et c’est à eux qu’appartient le royaume des cieux. »

Il n’est pas certain que, même à ce point, son vénérable compagnon victorien ait été totalement et en toute connaissance de cause d’accord avec lui ; mais il ne voulut pas en dire plus ; et il resta là, impassible, à regarder la longue allée qui menait au portail du parc. Et en vérité le tumulte et le triomphe dont il parlait, et les chants des jeunes hommes qui revenaient de la bataille, faisaient déjà trembler cette allée et cette entrée.

 

*   *   *

 

 « Je fais mes excuses à Herne », dit Julian Archer avec une générosité chaleureuse. « C’est un homme fort. J’ai toujours dit que ce qu’il nous fallait en Angleterre c’était un homme fort. »

« J’ai vu “l’homme le plus fort du monde”, une fois, à l’Olympia », dit Murrel, qui évoquait ses souvenirs. « Je crois que les gens lui faisaient souvent des excuses. »

« Tu sais bien ce que je veux dire », répondit l’autre avec bonhomie. « Un homme d’État. Un homme qui sait ce qu’il veut. »

« Eh bien, je suppose qu’un fou sait ce qu’il veut », répondit Murrel. « À mon avis, un homme d’État devrait savoir ce que veulent les autres. »

« Mon cher Chimpanzé, qu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ? » demanda Archer d’un ton autoritaire. « On dirait que tu boudes, alors que tout le monde est content. »

« C’est moins choquant que d’être content quand tout le monde boude », répondit Murrel. « Mais si tu crois que je ne suis pas satisfait, je reconnais que c’est fort intelligent de ta part de l’avoir remarqué. Tu viens de dire que ce qu’il nous fallait en Angleterre, c’était un homme fort. Moi je dis que le seul pays où on n’ait jamais voulu d’un homme fort, c’est l’Angleterre. Si je me souviens bien, il n’y a qu’une personne qui ait essayé de faire ce métier : ce pauvre Cromwell ; et le résultat, c’est que nous l’avons déterré pour le pendre après sa mort, et que nous avons été fous de joie pendant tout un mois parce que le trône revenait à un homme faible – ou à quelqu’un que nous croyions faible. Ces façons tyranniques ne nous conviennent pas le moins du monde, qu’elles soient révolutionnaires ou réactionnaires. Les Français et les Italiens ont des frontières, et ils ont tous l’esprit militaire. C’est pour cette raison qu’ils ne trouvent pas humiliant de recevoir des ordres ; le commandant n’est peut-être qu’un homme, mais il commande parce qu’il est là pour ça. Mais nous ne sommes pas assez démocrates pour avoir un dictateur. Notre peuple aime être gouverné par des gentilshommes, en gros. Mais personne ne supporterait d’être gouverné par un monsieur tout seul. C’est trop horrible, rien que d’y penser. »

« Je ne sais pas très bien ce que tu veux dire », dit Archer, mécontent, « mais, heureusement, je crois que Herne sait ce qu’il veut dire, lui. Et je te prie de croire qu’il le fera comprendre à ces gens-là aussi. »

« Mon cher », dit Murrel, « il faut de tout pour faire un monde. Je n’ai pas beaucoup d’enthousiasme pour les aristocrates, comme tu le sais ; ce sont des gens pas très drôles, la plupart du temps. Mais les aristocrates ont réussi à gouverner assez bien cette île pendant trois cents ans ; et ils l’ont fait parce que personne n’a jamais bien compris leurs intentions. Ils pouvaient se tromper un jour et réparer leur faute le lendemain sans que personne n’en sache rien. Mais ils n’ont jamais été trop loin dans une direction quelconque pour qu’il soit impossible de rebrousser chemin Ils étaient toujours en train de céder par ci et de modifier par là, et de rapiécer tant bien que mal. Alors c’est sans doute un très beau spectacle de voir le père Herne foncer avec toute sa chevalerie. Mais s’il tient à charger, il ne pourra pas battre en retraite. S’il fait figure de héros pour vous, il fera figure de tyran pour les autres. Or c’était toute la politique de notre vieille aristocratie de ne jamais laisser même un tyran faire figure de tyran. Il peut briser toutes les clôtures et voler toutes les terres, mais il doit le faire au moyen d’une loi et non à l’aide d’une grande épée. Et s’il rencontre les gens qu’il a dépouillés, il faut qu’il soit très poli avec eux et qu’il demande des nouvelles de leurs rhumatismes. C’est cela qui a conservé la Constitution britannique – demander aux gens des nouvelles de leurs rhumatismes. S’il se met à distribuer des yeux au beurre noir ou des cicatrices sanglantes, on se souviendra de ces choses-là d’une tout autre façon, qu’il ait raison ou tort dans la dispute. Herne est drôlement loin d’avoir aussi raison qu’il le croit dans cette dispute, étant donné qu’il est un peu simplet. »

« Eh bien », fit Archer, « tu n’es pas un compagnon d’armes très enthousiaste. »

« Pour cela », dit Murrel d’un ton maussade, « je ne sais pas si je suis un compagnon d’armes ; mais je ne suis pas un nourrisson. Et Herne l’est. »

« Voilà que tu recommences », fit Archer énervé. « Tu le défendais sans arrêt, tant qu’il ne servait à rien. »

« Et toi tu passais ton temps à en dire du mal, tant qu’il n’en faisait pas », répondit Murrel. « Tu disais toujours que c’était un fou. Eh bien, c’est sans doute vrai ; personnellement j’aime assez les fous. Ce dont je me plains, c’est que tu te sois rangé complètement de son côté, tout simplement parce que c’est un fou dangereux. »

« Il n’a pas mal réussi pour un fou », dit l’autre.

« Il n’y a que ceux-là qui sont dangereux », dit Murrel. « C’est ça que je veux dire quand je dis que c’est un nourrisson ; et un nourrisson qui ne devrait pas avoir le droit de porter les armes. Il trouve tout trop simple. Même son succès est trop simple. Il voit tout en noir et blanc : la nécessité de restaurer l’ordre sacré et une hiérarchie chevaleresque d’un côté, et rien que des barbares déchaînés et l’anarchie aveugle de l’autre. Il réussira ; il a déjà réussi. Il siégera, il imposera son jugement et mettra fin à la mutinerie ; et tu ne remarqueras pas qu’une nouvelle histoire a commencé. Nos dirigeants politiques ont toujours été réconciliés par l’Histoire ; et Pitt et Fox ont eu leur statue côte à côte. Mais vous, vous commencez deux histoires, l’une racontée par les vainqueurs, et l’autre racontée par les vaincus. Herne prononcera son jugement, qui sera loué par tous les organes de l’État comme un jugement de Mansfield ; mais Braintree présentera une défense ou un défi dont tous les rebelles se souviendront comme ils se souviennent du discours prononcé par Emmet au moment de mourir. Vous êtes en train de fabriquer quelque chose de nouveau ; à la fois une épée qui divise et un bouclier à deux faces. Ce n’est pas l’Angleterre ; ce n’est pas nous. C’est le duc d’Albe, héros des catholiques, démon pour les protestants ; c’est Frédéric, père de la Prusse et assassin de la Pologne. Quand vous verrez Braintree se faire condamner par ce tribunal, vous ne comprendrez pas combien de choses on condamne avec lui ; des choses que vous aimez autant que moi. »

« Es-tu socialiste ? » demanda son ami en le regardant d’un air déconcerté.

« Je suis le Dernier des Libéraux », dit Chimpanzé. « Des amis généreux ont dit que j’étais le Gladstone du XXe siècle. »

 

*   *   *

 

Michael Herne remplissait ses divers devoirs avec sérieux, mais il fut bientôt évident à certains qu’il y en avait un qu’il remplissait avec tristesse. C’était évident au moins pour Rosamund Severne, et elle en devina vite la cause. Elle était de ces femmes qui sont très maternelles ; le genre de femme qui s’attache souvent à ce genre de fou. Elle savait qu’il prenait au sérieux ses autres fonctions, ses fonctions extérieures, et, chose étrange, sans jamais sourire. Elle savait qu’il pouvait se mettre à la tête de ses hommes comme commandant des Cent, et ensuite passer jugement comme président de la Cour d’arbitrage, sans une seule fois se dire qu’il était l’homme-orchestre. Elle savait qu’il pouvait ôter la cape et l’écusson rouges qu’il portait comme commandant et mettre par dessus son costume vert une robe pourpre foncé et un grand chapeau de forme étrange, comme celui d’un doge, avant de monter sur la chaire du juge, sans jamais une seconde se souvenir des cent uniformes de l’empereur d’Allemagne. Mais dans cette dernière affaire de la Cour d’arbitrage, elle voyait qu’il avait l’air encore plus grave qu’à son habitude. D’abord, il semblait avoir énormément de travail. Herne travaillait toute la journée et restait debout presque toute la nuit, penché sur une montagne de livres et de papiers ; et devenait pâle à force de ne pas dormir et de se concentrer. Elle savait en gros que c’était à lui de dire le droit, l’ancien droit féodal, si c’était cela qu’on était en train de reconstituer, et de l’appliquer pour mettre fin à cette anarchie et cet arrêt de la production dans les usines. Elle approuvait cela de tout son cœur ; en vérité cela avait été presque tout le fondement de son approbation. Mais elle ne s’était pas rendu compte que cela entraînerait tant de recherches, et de mise en forme à partir des étranges codes et chartes d’autrefois. Et en vérité il ne s’agissait pas seulement de ces étranges codes d’autrefois ; il y avait des choses qu’elle trouvait plus étranges encore. De nouveaux documents, sur des sujets qui semblaient sans aucun rapport avec l’affaire, principalement des sujets scientifiques, venaient agrandir le tas ; l’un d’eux portait au dos la signature de Douglas Murrel. Ce que Chimpanzé pouvait bien faire là-dedans, elle n’en avait pas la moindre idée. Mais si toutes ces choses-là causaient beaucoup de fatigue et même de soucis à l’arbitre, elle savait très bien qu’il y avait autre chose qui lui rendait son devoir plutôt douloureux.

« Je sais ce que tu ressens, Michael », dit-elle. « C’est horrible d’être obligé de triompher des gens qu’on aime. Et je sais que tu aimes John Braintree. »

Il la regarda un instant par dessus son épaule, et elle fut tout à fait étonnée par l’expression qu’elle vit sur son visage.

« Je ne savais pas que tu l’aimais à ce point », dit-elle.

Il détourna la tête brusquement ; en fait il y avait une brusquerie étrange dans tout son comportement.

« Mais je connais en même temps ton autre côté », dit-elle. « Tu feras justice. »

« Oui », répondit-il, « je ferai justice. » Et il prit sa tête entre les mains.

Elle ressentit un grand respect pour son amitié brisée, et quitta la bibliothèque en silence.

Une minute ou deux plus tard, il reprit sa plume et continua à annoter des documents et à parcourir des rapports ; mais avant de s’y mettre, il regarda un instant le vaste toit de la bibliothèque dans laquelle il avait peiné pendant si longtemps ; et surtout ce coin perché en haut des étagères où il était monté au début de cette histoire.

 

*   *   *

 

John Braintree, qui n’avait jamais professé de vénération particulière pour la pompe romantique du moment, même quand la personne qu’il aimait le plus au monde en faisait l’éloge, avait peu de chances de l’admirer quand cette pompe se dressait contre lui, parée de toutes les terreurs du jugement, et ornée des robes pourpres et des haches symboliques de tous ceux qu’il aimait le moins. Son comportement fut ouvertement méprisant ; mais le mépris n’est jamais méprisable chez ceux qui sont vaincus et qui bravent leur vainqueur. Lorsqu’on lui demanda s’il désirait ajouter une déclaration préliminaire aux documents présentés au Tribunal, il prit l’air aussi détaché et insolent que Charles Ier.

« Je ne vois pas de tribunal », dit-il, « je ne vois qu’une foule de gens qui ont l’air d’être déguisés en cartes peintes. Je ne vois aucune raison de reconnaître la force brutale d’une bande de brigands, tout simplement parce que ce sont des brigands d’opérette. Je suppose que je serai forcé d’écouter pendant que la mômerie se déroulera ; mais je n’ai pas l’intention de dire quoi que ce soit avant que vous ne sortiez le chevalet, les poucettes, et les fagots pour nous brûler vifs. Car je suppose que vous avez ressuscité ces choses-là en même temps que toutes les splendeurs disparues du Moyen Âge. Vous êtes un savant reconnu, et je suppose que vous nous fournirez une reconstitution historique complète de la culture médiévale. »

« Oui », répondit Herne avec une gravité totale, « peut-être pas en détail, car personne ne défendrait tous les détails d’un système, quel qu’il soit, mais il est vrai que d’une façon générale nous désirons reconstituer l’ordre médiéval. Mais en tout cas on ne vous reproche rien qui puisse entraîner la peine du bûcher ; et par conséquent le problème ne se pose pas. »

« Oh merci », dit Braintree aimablement. « Mais n’est-ce pas du favoritisme ? »

« À l’ordre, à l’ordre », s’écria Julian Archer d’une voix indignée, « comment peut-on continuer si on ne respecte pas la Cour ? »

« Mais pour les faits », poursuivit l’Arbitre, « dans lesquels votre responsabilité peut être démontrée, en rapport avec un danger public quelconque, pour ceux-là, vous et toute autre personne serez jugés par ce Tribunal, et par ce Tribunal seul. Ce n’est pas moi qui parle ; c’est la Loi. »

Michael Herne interrompit brusquement, d’un geste tranchant comme un coup d’épée, les acclamations et les applaudissements dont on saluait ses paroles. Les hommes qui l’applaudissaient, qui attendaient ses paroles le visage rayonnant, avaient toujours auparavant trouvé que ses paroles étaient celles d’un chef : vibrantes, excitantes, militantes, et même flamboyantes. Mais il prenait trop au sérieux tous les nouveaux rôles qu’il jouait pour être flamboyant dans la chaire du juge. Quelles que soient les condamnations qu’il aurait à prononcer contre les ennemis de son nouveau royaume, il fallait leur donner le poids du calme et même de la froideur d’une justice impersonnelle. Les applaudissements s’apaisèrent et le silence s’établit ; mais c’était un silence qui était encore passionné et même enthousiaste. Il continua d’une voix remarquablement égale, uniforme, et monotone.

« Notre tâche », dit-il, « a été de retrouver un ordre ancien. Nous désirons refaire une ancienne loi ; mais en ce faisant, nous ne pouvons pas tout à fait éviter l’obligation d’en faire une nouvelle. Les grandes époques où nous puisons notre vie étaient riches de variété et même d’exceptions ; et nous devons en extraire des principes généraux, indépendamment des détails contradictoires. Dans la présente affaire, qui concerne les disputes suscitées par ce qu’on appelle les produits du charbon, et en particulier par le travail nécessaire à la production de teintures et de couleurs à partir du goudron, nous devons tout d’abord recourir à certains principes généraux qui régissaient jadis le travail nécessaire en ce monde. Ces principes différaient énormément de ceux dont nous entendons le plus parler à notre époque plus moderne, dans le mouvement de notre ère turbulente et anarchique. Ils portaient la marque de l’ordre, et, j’ajouterai, de l’obéissance. »

Un murmure d’approbation se fit entendre chez ses partisans ; et Braintree, de l’autre côté, ricana.

« Dans l’ancienne organisation des corporations », poursuivit Herne, « cette obéissance était exigée des apprentis et des compagnons, envers une classe qu’on peut appeler de façon générale celle des Maîtres, correspondant à nos patrons d’aujourd’hui. Un Maître était quelqu’un qui avait fait un Chef-d’œuvre. C’est-à-dire qu’il avait réussi à un examen organisé par la corporation, qui consistait à faire une œuvre entière dans la spécialité ; et la corporation exigeait un niveau de compétence élevé. C’était normalement grâce aux outils, à l’atelier, au capital privé de ce Maître que le travail était fait ; l’apprenti était quelqu’un à qui on apprenait le métier, et le compagnon quelqu’un qui ne l’avait pas tout à fait maîtrisé, mais qui terminait sa formation en se louant à différents Maîtres, souvent au cours d’un voyage en différents endroits. Les ouvriers pouvaient en fin de compte devenir Maîtres, en faisant un Chef-d’œuvre en temps utile. Voilà, dans les grandes lignes, l’ancienne organisation du travail. Si on l’applique au cas présent, on trouve la situation suivante. Il y a, dans le vaste domaine de l’activité en question, pratiquement trois Maîtres ; Maîtres en ceci que le métier est pratiqué avec leurs outils et leur capital. J’ai vérifié leurs noms, et je constate qu’à eux trois ils sont pratiquement propriétaires de l’ensemble. L’un est Sir Howard Pryce, anciennement Maître en fabrication du savon, qui est devenu, par un changement subit, Maître en peintures et teintures. Le deuxième est Hubert Arthur Severne, aujourd’hui baron de Seawood. Le troisième est John Henry Heriot Eames, aujourd’hui connu sous le nom de comte d’Eden. Mais je n’ai pas mention de la date ou du moment où ils ont présenté leur Chef-d’œuvre de fabrication de teintures ou pigments. Et je n’ai pu trouver aucune preuve qu’ils aient personnellement exercé ce métier, ou qu’ils y aient formé leurs apprentis. »

Le visage de Douglas Murrel avait depuis quelque temps une expression vive et éveillée ; mais maintenant une expression d’une tout autre sorte commença à voltiger sur les visages qui l’entouraient. En vérité, l’air profondément mystifié qui avait marqué un instant le beau visage de Julian Archer avait déjà fait place à la protestation qui couvait toujours si près de la surface de l’identité qu’il affichait en société ; et il avait déjà été jusqu’à s’écrier : « Dites donc... ! »

« Dans le cas présent », continua l’Arbitre, « nous devons avoir soin de distinguer entre le principe intellectuel qui est en jeu et les désaccords purement émotifs résultant du ton ou du vocabulaire de la discussion. Je ne parlerai pas du langage utilisé ici par le chef de l’Organisation des travailleurs, notamment en ce qui me concerne. Mais s’il dit que le métier doit être entre les mains de ceux qui l’exercent de façon totale et compétente, je n’hésite pas à dire qu’il énonce l’ancien idéal médiéval, et qu’il l’énonce correctement. »

Pour la première fois depuis le début de l’audience, Braintree lui-même sembla perdre ses moyens ; il resta là les yeux ronds et sans mot dire. Si c’était un compliment que de se faire qualifier de médiéviste correct, c’en était un qu’il semblait avoir du mal à recevoir de bonne grâce,. Mais parmi les groupes qui commençaient à s’agiter de l’autre côté, les murmures se faisaient déjà plus forts et plus structurés ; et Julian Archer, qui pour le moment ne voulait pas interrompre l’orateur, menait une conversation indignée avec Murrel, en chuchotements sonores.

« Bien entendu », continua Herne, « Lord Eden et Lord Seawood ont toute latitude pour profiter de ce système et présenter un Chef-d’œuvre dans cette branche du travail manuel. Je ne sais pas si ce serait pour eux se remettre à un métier qu’ils pratiquaient à une époque dont je n’ai pas trace ; ou s’il leur faudrait se mettre sous contrat, et travailler comme apprentis chez un ouvrier en exercice... »

« Excusez-moi », dit le solide et raisonnable M. Hanbury en se levant subitement, « est-ce que tout ceci est une plaisanterie ? Je cherche seulement à me renseigner ; parce que j’aime les plaisanteries. »

Herne le regarda et il se rassit ; et Herne continua avec la même fermeté :

« Dans le troisième cas, celui de la personne qui s’intéressait autrefois à la fabrication du savon, j’avoue que je ne sais pas très bien que dire. Je ne comprends pas très bien par quel processus il est passé d’un métier à un autre ; démarche qui n’avait rien de simple dans l’ordre et l’organisation d’autrefois que nous essayons de restaurer. Mais ceci à son tour m’amène à un autre sujet ; qui a aussi un rapport direct avec l’affaire que nous sommes en train de juger ; et sur lequel je suis obligé de parler plus sévèrement. Sur ce premier point, cependant, il ne doit y avoir aucune ambiguïté. Le jugement de l’Arbitre et de la Cour d’arbitrage est le suivant : l’affirmation de John Braintree, selon laquelle le métier doit être dirigé uniquement par un Maître artisan, est conforme à notre tradition, est juste, et a été approuvée. »

« Jamais de la vie », dit Hanbury, sans perdre son flegme après avoir parlé.

« Mais Bon Dieu, c’est là toute la question », fit Archer, d’une voix tout à fait raisonnable qui se changea en un cri perçant. « Enfin, une décision de ce genre... »

« L’arrêt est rendu », dit l’Arbitre d’une voix décidée.

« Non, mais... » commença sir Julian Archer d’une voix tremblante, « vous n’avez pas le droit... »

« À l’ordre, à l’ordre », dit Braintree d’un ton sardonique. « Comment peut-on continuer si on ne respecte pas la Cour ? »

La Cour n’eut pas l’air de remarquer l’interruption ou la réprimande ; mais toute personne regardant attentivement l’homme qui annonçait sa décision aurait vu que sa gravité se faisait de plus en plus sévère, comme sous l’effet d’une tension considérable, et qu’il pâlissait sous l’effort de rester ainsi concentré et distant.

 

 

 

 

CHAPITRE XVII

 

Le départ de Don Quichotte

 

 

Au milieu de ce premier brouhaha, les deux gentilshommes dont le nom avait été prononcé restèrent sur leur siège, aussi immobiles et raides que des momies ; même si leur rigidité avait des causes différentes. Lord Seawood était tout simplement bouche bée ; il avait l’expression qu’aurait peut-être la tête humaine si d’un coup le corps était emporté par une explosion et la laissait suspendue entre ciel et terre. Le juge plaisantait peut-être ; mais un juge ne devrait pas faire des plaisanteries de ce genre. Et s’il ne plaisantait pas... le sol, l’air, le ciel n’étaient plus à leur place. Mais chose assez curieuse, Lord Eden resta tout à fait impassible, et son sourire archaïque s’accentua même. Sans plus de joie que d’habitude, il semblait tout à fait content. On eût dit qu’il devinait la suite. Car un instant plus tard l’Arbitre continua :

« Le principe est approuvé, c’est-à-dire, en ce qui concerne l’énoncé qui en a été fait. Ici encore, il est essentiel de comprendre de tels énoncés avec une certaine précision logique. Si nous définissons ou si nous décrivons un métier ou un commerce, comme ils étaient autrefois et comme ils devraient raisonnablement être aujourd’hui, cet énoncé est le bon et nous n’en chercherons pas d’autre. La direction d’un tel métier ou d’un tel commerce appartient de droit aux Maîtres artisans et aux Maîtres commerçants. Mais l’ordre ancien reconnaissait aussi d’autres droits ; et parmi eux le droit à la propriété privée. L’artisan travaillait, et le commerçant vendait des choses qui lui appartenaient. Dans un cas comme le présent, il faut reconnaître que même si le droit abstrait à la direction doit appartenir aux travailleurs, les matériaux appartiennent toujours en fait aux trois hommes dont j’ai parlé. »

« Voilà qui est mieux », fit Archer dans sa barbe en une sorte de soupir explosif ; et la tête du vieux Seawood se mit à osciller d’un air dubitatif comme celle d’une poupée chinoise. Mais la tête mieux accrochée d’Eden resta immobile, avec son sourire sévère et confiant.

« En gros », continua le commentateur, « l’éthique et la jurisprudence médiévales ont affirmé le principe de la propriété privée avec sensiblement plus de détails et de nuances que la plupart des systèmes modernes, avant d’arriver au système qu’on appelle le socialisme. On reconnaissait généralement, par exemple, qu’un homme pouvait, en fait ou en apparence, posséder un bien auquel il n’avait absolument pas droit, parce qu’il avait été acquis par des méthodes que la morale chrétienne condamne ; comme par exemple l’usure. Il y avait aussi des lois contre ce qu’on appelait l’accaparement et d’autres méthodes pour s’approprier la totalité d’une certaine denrée sur le marché. Mais en dehors de crimes de ce genre, qui étaient souvent sévèrement punis par le pilori ou la potence, la propriété privée était chose normale ; et il n’est pas permis de douter que la fortune personnelle de ces trois hommes soit bien ce qui est utilisé dans l’industrie en question. Je voudrais dire en passant que cela constitue la plus grande partie de leur fortune personnelle. Deux d’entre eux sont propriétaires en titre de biens fonciers considérables ; mais leurs revenus sont en baisse constante et ils sont en partie hypothéqués. La fortune qui fait d’eux des hommes riches vient de la réussite de la Compagnie des Couleurs et Teintures de Goudron, dans laquelle ils possèdent la grande majorité des actions. Cette réussite est telle que dans toute l’Angleterre, et pratiquement dans tout le monde industrialisé, le seul type de couleurs pour artistes, crayons, pastels, etc., qui soit en vente et en usage vient de l’usine de produits chimiques où l’on utilise ces dérivés du charbon. Il ne nous reste plus qu’à nous demander par quelle forme d’entreprise commerciale cette supériorité a pu être atteinte. »

Un curieux changement s’était produit dans l’auditoire. La plupart des gens, bercés par la terminologie familière du prospectus dithyrambique ou du rapport moral, s’étaient assoupis, et auraient, dans leur somnolence, approuvé presque n’importe quoi. Mais ce qui était bien plus remarquable, c’était que pour la première fois Lord Seawood était souriant ; et Lord Eden ne l’était pas.

« Il se trouve qu’un accident, ou plutôt une aventure (l’une des aventures les plus honorables des nouveaux camarades de ce royaume) a mis en lumière les faits concernant un cas typique ; que l’on peut ici considérer comme un cas exemplaire. Nous avons effectivement sous les yeux l’histoire d’un Maître artisan à l’ancienne ; quelqu’un qui sans aucun doute composait ses propres pigments de ses propres mains et selon son propre goût et son propre jugement ; et qui de cette façon produisit un article considéré par les meilleurs artistes de son époque comme unique, et que plus tard d’autres artistes ont essayé en vain de remplacer. Cet article n’est pas vendu par la Compagnie des Couleurs et Teintures de Goudron. L’homme en question n’est pas associé aux bénéfices, ni même employé, de la Compagnie des Couleurs et Teintures de Goudron. Qu’est-il arrivé au Chef-d’œuvre ? Qu’est-il arrivé au Maître ?

» D’après les renseignements fournis par le preux gentilhomme dont j’ai déjà parlé, je suis en mesure de vous dire ce qu’il en est advenu. L’homme a été réduit à la mendicité, il a été réduit au désespoir à un tel point qu’on l’a accusé d’être fou ; et il est parfaitement évident que les méthodes dont on s’est servi pour le chasser de son magasin et de son gagne-pain étaient les méthodes dont j’ai parlé tout à l’heure ; acheter les matériaux avant qu’ils n’arrivent jusqu’à lui, le priver de ses fournitures, faire baisser ses prix en vendant frauduleusement à meilleur marché, et ainsi de suite. Je n’ai pas besoin d’en parler plus longuement que tout à l’heure ; lorsque j’ai dit que chez nos ancêtres les hommes qui agissaient de la sorte pouvaient être mis au pilori ou pendus. Les hommes qui ont agi ainsi à notre époque sont les trois actionnaires de cette Compagnie ; les trois Maîtres de ce métier. »

Puis il répéta les trois noms, officiellement et au complet, d’une voix dure ; mais en prononçant le nom de Lord Seawood, sa voix sembla s’étrangler un instant. Il ne regarda aucun visage dans la foule.

« Donc, en ce qui concerne ce deuxième point, la Cour d’arbitrage arrête que les biens privés utilisés dans cette entreprise n’ont pas été acquis légalement ; et ne peuvent pas revendiquer, comme ce serait normalement le cas, le privilège de la jouissance légitime. En résumé, il est décrété, premièrement que le métier doit être régi pas ses membres dûment qualifiés, sous réserve de la validité de droits de propriété éventuels ; et secondement que les prétentions au droit de propriété avancées dans cette affaire ne sont pas valides. Nous adjugerons à la Corporation... »

Le vieux Seawood se leva d’un bond, comme sous l’effet d’une décharge électrique ; et un sentiment élémentaire de gloriole, plus profond que toutes les vanités victoriennes, remonta en haletant à la surface, comme une bête qui se noie. Il oublia même qu’un vrai snob doit fuir le snobisme.

« J’avais cru », dit-il, en bégayant à force de vouloir être éloquent, « que ce mouvement avait pour but de rétablir le véritable respect de la noblesse. J’ignorais que ces règlements d’atelier fussent applicables à la noblesse. »

« Ah », dit Herne à voix basse, comme en aparté, « nous y voilà. »

Il semblait parler pour la première fois avec une voix humaine ; et l’effet fut rendu d’autant plus étrange par les étranges paroles qu’il prononça quand il se remit à parler.

« Je ne suis pas un homme », dit-il, « je ne suis ici qu’en tant que porte-parole pour faire connaître clairement la loi ; la loi qui ne connaît ni homme, ni femme. Mais je vous fais une prière avant qu’il ne soit trop tard. N’ayez pas recours à votre rang et à vos titres ; ne revendiquez pas vos droits en tant que nobles et pairs. »

« Pourquoi pas ? » s’écria le turbulent Archer.

« Parce que là-dessus aussi », répondit Herne, qui était pâle comme la mort, « vous avez été assez sots pour m’ordonner de découvrir la vérité. »

« Que diable veut dire tout ceci », s’écria Archer, qui était au martyre.

« Le diable m’emporte si je le sais », répondit le flegmatique M. Hanbury.

« Ah oui, j’avais oublié », dit l’Arbitre d’une voix vibrante, « vous ne faites pas partie du commun des artisans ; vous n’avez pas appris à faire des peintures ; vous n’avez pas plongé vos mains dans les teintures. Vous avez traversé des épreuves plus hautes ; vous n’avez pas souillé votre armure ; vous avez gagné vos éperons. Mais vos armoiries et vos titres remontent à des temps très anciens ; et vous n’avez pas oublié le nom que vous portez. »

« Bien sûr que nous n’avons pas oublié notre nom », dit Eden d’une voix irritée.

« Eh bien, c’est étrange », dit l’Arbitre, « mais c’est exactement ce que vous avez fait. »

Il y eut à nouveau un silence énigmatique, que semblait remplir le regard ébahi d’Archer et de Hanbury ; et puis la voix de l’Arbitre se fit entendre encore une fois ; mais elle les fit sursauter à nouveau, car elle avait repris la pesanteur de l’exposé juridique.

« En appliquant des méthodes historiques sérieuses à ces questions d’héraldique et d’hérédité sur lesquelles on avait attiré mon attention, j’ai découvert un état de choses singulier. Il semblerait que ce soit exactement l’opposé de l’impression que les gens ont en général. En quelques mots, j’ai constaté que très peu de gens ont un arbre généalogique qui serait reconnu comme valable selon les critères héraldiques ou féodaux de la noblesse médiévale. Mais ceux qui l’ont sont des gens tout à fait pauvres et obscurs, qui n’appartiennent même pas à ce que nous appellerions la bourgeoisie. Mais dans les trois comtés qui relèvent de ma compétence, les hommes qui apparemment ne peuvent en aucune façon prétendre avoir du sang noble sont les aristocrates. »

Il dit cela d’un ton neutre et impersonnel, comme s’il faisait un cours à des étudiants sur les Hittites. Mais peut-être était-ce un peu exagéré ; quand il continua, son élocution était sensiblement trop soignée et dépourvue de vie.

« En général, ils ont acquis leurs propriétés assez récemment, et souvent par des moyens d’une moralité douteuse, où la chevalerie en tout cas n’a rien à voir ; par l’intermédiaire d’obscurs notaires et spéculateurs utilisant diverses formes d’hypothèques, saisies, et autres. En prenant possession de ces propriétés, ces personnes ingénieuses ont adopté non seulement le titre, mais encore le nom des familles plus anciennes. Le nom de la famille d’Eden n’est pas Eames, mais Evans. Le nom de la famille de Seawood n’est pas Severne, mais Smith. »

Là-dessus, Murrel, qui regardait le cœur serré le visage pâle et le maintien rigide de l’orateur, poussa soudain une exclamation entre ses dents et comprit.

Tout autour s’éleva un brouhaha qui était maintenant tout à fait haché et désordonné ; ce n’était pas encore un cri d’ensemble, mais un bruit de gens qui parlaient tous en même temps ; et bien au-dessus on entendait encore la voix dure de l’Arbitre.

« Les deux seuls hommes de cette partie du comté qui puissent prétendre à la noblesse dont il a été fait état, sont un homme qui exerce la profession de conducteur d’omnibus entre ici et la ville de Milldyke, et un petit marchand de légumes de la même ville. Nul n’a le droit de s’appeler Armiger Generosus, en dehors de William Pond et de George Carter. »

« Bon Dieu, le père George ! » s’écria Murrel, tellement surpris qu’il renversa la tête en arrière et éclata de rire. Ce rire fut contagieux ; il mit fin à la tension, et les entraîna tous dans un gouffre d’hilarité bruyante ; le véritable refuge des Anglais. Même Braintree, en se rappelant soudain le sourire imperturbable du père George au Dragon Vert, ne put s’empêcher de rire.

Mais, comme Lord Seawood l’avait si bien fait remarquer, l’Arbitre de la Cour d’arbitrage était dépourvu du sens de l’humour. Il n’avait jamais étudié comme il convenait les vieux numéros de Punch.

« Je ne sais pas », dit-il, « pourquoi la généalogie de cet homme doit vous faire rire. Il n’a pas, à ma connaissance, fait quoi que ce soit pour tacher ses armoiries. Il n’a pas comploté avec des voleurs et des accapareurs pour ruiner des hommes honnêtes. Il n’a pas amassé d’argent par l’usure, ni réuni un champ à l’autre par la chicane, il ne s’est pas mis comme un chien au service des familles régnantes pour se nourrir ensuite de leur cadavre comme un vautour. Mais vous – vous qui venez ici piétiner les pauvres avec vos grands airs de propriétaires et de gentilshommes, et, pour finir, avec votre chevalerie à grand spectacle – que dire de vous ? Vous occupez la maison d’autrui ; vous portez le nom d’autrui ; les armoiries d’autrui sont sur votre écu ; l’écusson d’autrui est sur votre portail ; votre histoire est celle du geai paré des plumes du paon, et vous venez me trouver ici pour plaider contre la justice au nom de vos nobles ancêtres ! »

Le rire s’était calmé, mais le bruit était encore plus fort ; il n’y avait maintenant ni déguisement ni hésitation quant à sa nature ; tous les éclats de voix s’étaient réunis en un seul ; il y avait un bruit nouveau, celui de la foule lorsqu’elle se transforme en meute aboyante. Archer, Hanbury, et dix ou douze autres, s’étaient levés et criaient, et pourtant, plus forte que tous les autres bruits, une voix unique réussit à s’élever encore, sans qu’on puisse la faire taire ; la voix du fanatique dans la chaire du juge :

« Enregistrons donc le troisième jugement et la réponse à la troisième demande. Ces trois hommes ont prétendu être les maîtres d’un métier et ont exigé l’obéissance de tous leurs ouvriers ; et nous avons jugé leur cause. Ils prétendent être maîtres et ce ne sont pas des maîtres. Ils prétendent être propriétaires, et ce ne sont pas des propriétaires. Ils prétendent être nobles, et ce ne sont pas des nobles. Les trois demandes sont rejetées. »

« Eh bien », fit Archer, le souffle coupé, « combien de temps allons-nous supporter cela ? »

Le bruit s’était un peu calmé, comme par lassitude ; et chaque homme regarda son voisin comme s’il se demandait vraiment ce qui allait suivre.

Lord Eden s’était levé lentement et nonchalamment, les mains enfoncées dans les poches de son pantalon.

« Il a été question », dit-il, « de quelqu’un qu’on avait accusé d’être fou. Je suis désolé qu’une scène pénible de ce genre ait eu lieu ici ; mais n’est-il pas temps qu’une personne humanitaire intervienne ? »

« Qu’on aille chercher un médecin », cria Archer d’une voix stridente et excitée.

« C’est vous qui l’avez nommé, Eden », dit Murrel, en jetant un coup d’œil brusque par dessus son épaule.

« Tout le monde peut se tromper », dit Eden calmement. « Je ne nierai jamais que ce fou s’est fichu de moi. Mais c’est une scène bien désagréable pour les dames. »

« Oui », dit Braintree. « C’est l’occasion pour les dames d’admirer l’apothéose de toute votre loyauté et de tous vos serments. »

« Si cela », dit l’Arbitre d’une voix calme, « doit être la fin de votre loyauté envers moi, ce ne sera pas la fin de ma loyauté envers vous ; ou envers la loi que j’ai juré de faire connaître. Il m’importe peu de quitter cette chaire ; mais il m’importe énormément de dire la vérité pendant que j’y suis ; et il ne m’importe nullement que vous détestiez la vérité ou non. »

« Vous avez toujours été comédien », s’écria Julian Archer avec emportement.

Un sourire étrange passa sur le visage pâle du juge.

« Là », dit-il, « vous vous trompez singulièrement. Je n’ai pas toujours été comédien ; j’étais quelqu’un de très humble et de très ordinaire, jusqu’au jour où vous êtes venu me chercher pour faire de moi un comédien. Mais j’ai découvert que la pièce dans laquelle vous jouiez était plus vraie que la vie que vous meniez. Les vers que nous prononcions pour rire sur cette pelouse ressemblaient tellement plus à la vie que la vie que vous meniez à ce moment-là. Et comme cela ressemblait à ce que nous vivons maintenant ! » Sa voix ne changea pas, mais sembla continuer à déferler sur un rythme plus rapide, comme si les vers étaient plus naturels que la prose :

 

        Tous ces rois malfaisants reposent sur leur trône

        Sans honte, ils s’y sont faits ; mais là quelle panique,

        Quelle peur causerait la vertu d’un seul roi !

        Comme on verrait grouiller tous ces insectes blêmes !

        L’injustice d’un maître on subit sans se plaindre,

        Mais nul homme n’accepte un maître juste et bon,

        On verrait ses vassaux, traîtres, se soulever,

        Et lui partirait seul, comme moi, seul, je pars.

 

Il descendit brusquement de l’estrade ; et il parut grandi par sa chute.

« Si je cesse d’être roi ou juge », s’écria-t-il, « je serai toujours chevalier ; même si, comme dans la pièce, je suis chevalier errant. Mais vous, vous serez tous des comédiens. Voleurs et vagabonds que vous êtes, où avez-vous volé vos éperons ? »

Un spasme indéfinissable, une sorte de frisson d’humiliation involontaire, passa sur le visage revêche du vieil Eden, et il dit d’une voix irritée : « Je voudrais que cette scène soit terminée. »

Elle ne pouvait se terminer que d’une seule façon. Braintree rayonnait de joie triomphante et ténébreuse ; mais les hommes qui l’entouraient comprenaient aussi peu la décision qui avait été rendue en leur faveur que ceux du premier rang ; et en tout cas ces derniers avaient depuis longtemps dépassé le stade où ils auraient supporté leur intervention. Et toute cette assemblée chevaleresque ne répondit que par des murmures ou un sombre silence à l’appel à l’aide de son ancien chef. En réponse à cet appel, deux personnes seulement réagirent. De la périphérie de la foule, Olive Ashley s’avança lentement avec la dignité d’une princesse, et, en jetant un seul regard mystérieusement rayonnant au dirigeant des travailleurs, elle prit place à côté de la chaire du juge. Elle n’osa pas regarder le visage blême et figé de la femme qui était son amie. Un instant plus tard, Douglas Murrel se leva paresseusement avec une grimace singulière et alla se placer de l’autre côté de l’Arbitre. Ils semblaient être une étrange répétition, et même une parodie, de la dame et de l’écuyer qui avaient tenu l’Écu et l’Épée à sa droite et à sa gauche le jour de son couronnement.

Debout devant sa chaire, le juge fit un dernier geste rituel, comme l’acte ancien d’arracher la robe. Il ôta d’un geste la longue robe sombre, noir et pourpre, qui marquait sa fonction de juge, et, la laissant tomber à terre, se redressa, vêtu de la tête aux pieds du costume vert moulant qu’il n’avait pas cessé de porter depuis la journée dramatique qui avait suivi la représentation.

« Je pars en véritable proscrit », dit-il, « et de même que certains hommes volent sur les grands chemins, moi je ferai le bien sur les grands chemins ; et ce sera considéré comme un crime pire encore. »

Il leur tourna le dos, et pendant un moment son regard fou sembla errer çà et là autour du trône vide.

« Avez-vous perdu quelque chose ? » demanda Murrel.

« J’ai tout perdu », répondit Herne, et Murrel regarda un instant ses yeux effrayants.

Puis Herne vit ce qu’il cherchait, et il ramassa la grande lance qu’il avait portée avec son costume de forestier, et il s’en alla à grandes enjambées vers le portail du parc.

Murrel le regarda s’éloigner un moment, puis, comme poussé par un nouvel élan irrésistible, il courut après lui dans l’allée, et l’appela par son nom. L’homme vêtu de vert se retourna, et le regarda d’un visage pâle et patient.

« Dites donc », dit Murrel, « est-ce que je peux partir avec vous ? »

« Pourquoi partiriez-vous avec moi ? » demanda Herne, non pas de façon impolie, mais comme s’il parlait à un inconnu.

« Vous ne me connaissez pas ? » demanda Murrel. « Vous ne connaissez pas mon nom ? Peut-être ne connaissez-vous pas mon vrai nom. »

« Qu’est-ce que vous voulez dire ? » demanda Herne.

« Mon nom », dit l’autre, « est Sancho Pança. »

 

*   *   *

 

Vingt minutes plus tard, un cortège 6 quitta les terres de Lord Seawood, un cortège 7 éminemment fait pour montrer comment le grotesque marche sur les traces de l’incroyable. Car M. Douglas Murrel n’avait nullement l’intention de perdre sa faculté de goûter l’absurde tout en affichant une gravité totale. La dernière étape de cette sortie valait la peine d’être vue, même s’il n’y avait que quelques fêtards et émeutiers égarés pour la voir. Dès que Murrel eut obtenu le poste d’écuyer qu’il sollicitait, il disparut derrière un hangar avoisinant, et reparut perché au sommet de son célèbre fiacre, et conduisant son cheval saugrenu. En s’inclinant depuis son perchoir avec la déférence d’un domestique stylé, il sembla inviter son nouveau maître à monter dans le fiacre. Mais il devait y avoir un nouveau crescendo, ou une nouvelle chute, un nouveau mélange du grotesque et du sublime ; car, mû par le désir de parodier le cérémonial une dernière fois, le chevalier errant vêtu de vert sauta sur le cheval du fiacre et donna le signal du départ en levant sa lance.

Comme une révélation à l’instant même de l’éclair, une seconde avant qu’un rire destructeur ne tombe comme le tonnerre, ceux qui virent cela eurent une vision inoubliable, lumineuse et fragile comme une brève résurrection des morts. Les os du visage décharné aux pommettes saillantes, la barbe fourchue comme des flammes, les yeux caves et presque déments, faisaient partie d’un contexte stupéfiant tant il était familier. Raide sur la selle de Rossinante, longiligne et couvert de lambeaux d’armure, il levait cette lance inutile qui depuis trois cents ans nous a appris à rire chaque fois que quelqu’un brandit l’épée. Et derrière lui se dressait une vaste ombre béante, comme la vision même de ce léviathan du rire ; le fiacre grotesque, tel la gueule d’un dragon moqueur qui le poursuivait pour l’éternité, comme la vaste ombre de la caricature poursuit notre dignité et notre beauté dérisoires, faisant planer sa menace au-dessus de lui comme la vague déferlante de ce bas monde ; et, par dessus, ce qu’il y a de léger et de frivole dans l’esprit humain regardant de haut, mais sans méchanceté, tout ce qu’il y a de plus élevé.

Et pourtant, bien que la tour chancelante de cet absurde appendice fût traînée derrière lui comme une charge accablante, elle fut, l’espace de cet instant, effacée et oubliée dans la force et la passion effrayantes qui marquaient son visage.

 

 

 

 

CHAPITRE XVIII

 

Le secret de Seawood

 

 

Ce fut une journée étonnante pour bien des gens, que celle où leur prophète, qui était venu pour bénir, était resté pour les maudire, et était enfin parti en lançant des imprécations. Mais parmi tous ceux qui étaient choqués par le jugement qui les avait condamnés, aucun sans doute n’était plus étonné que celui à qui le jugement avait donné raison. John Braintree avait suivi d’un œil éberlué tout le déroulement de cette affaire, où ce qu’il considérait comme des lois préhistoriques avait été déterré comme des haches de pierre et mis à sa disposition pour lui servir d’armes. Il aurait pu s’attendre à tout, la vindicte féodale ou la magnanimité chevaleresque, mais il n’avait jamais imaginé que sa propre cause puisse être soutenue comme exemple parfait de médiévisme. S’il comprenait bien, de toutes les personnes présentes, c’était nettement lui le plus médiéval. Cela le mettait très mal à l’aise.

Puis, tandis qu’en roulant les yeux il regardait se dissoudre cette étrange scène de changement à vue, son regard se posa sur un objet particulier ; il se raidit, se reprit, eut un petit rire et alla d’un pas décidé rejoindre Olive à côté du trône vide. Il lui mit les mains sur les épaules, et dit :

« Il semble, ma chère, que nous voilà réconciliés en fin de compte. »

Elle sourit lentement. « C’est affreux de penser que tu ne peux pas accepter l’autorité de Herne, hein ? Et que moi je sois contente de cette dispute qui amène la... la réconciliation. »

« Tu me pardonneras si je suis seulement content, et si je ne trouve pas cela affreux », répondit-il. « Les gens doivent être de mon côté s’ils sont du sien – je veux dire s’ils sont vraiment de son côté, comme toi. »

« Je ne trouverai pas si difficile d’être de ton côté », dit-elle. « J’ai trouvé très difficile de ne pas l’être. Surtout quand c’était le côté perdant. »

« On verra bien maintenant », dit-il, « si ce n’est pas le côté gagnant. Ceci a donné courage à tous mes gars, crois-moi. Je sens que j’ai retrouvé ma jeunesse, comme l’aigle ; seulement ce n’est pas M. Herne le responsable. »

Elle eut l’air un peu gêné, puis elle dit d’une voix hésitante : « Je suppose que quelqu’un d’autre va hériter de l’organisation. »

« Au diable ton organisation », dit Braintree, « tu ne crois quand même pas que nous avons été battus par une organisation ? Nous avons été battus par un homme, et par ceux qui étaient prêts à le suivre. Crois-tu que je me soucie de ceux qui étaient prêts à l’abandonner ? J’ai dit que je n’avais pas peur des arcs et des haches du XIVe siècle ; c’est vrai ; et je n’ai certainement pas peur d’une hache du XIVe siècle brandie par le père Seawood. Oh oui, je suppose qu’ils continueront leur spectacle. Nous aurons le plaisir d’entendre parler de Sir Julian Archer, le brillant Lord Grand Arbitre et très populaire Roi d’Armes. Mais est-ce que tu ne crois pas que nous serons capables de traverser tout cela d’un bond comme si c’était un cerceau de papier ? Leur entreprise n’a plus d’âme ; l’âme est à cheval sur la route à deux kilomètres d’ici. »

« Oui, je crois que tu as raison », dit-elle, après un moment d’hésitation, « et ce n’est pas seulement parce que Michael Herne était une sorte de grand homme C’est plus que cela. Ils ont perdu leur fierté ; ils ont perdu leur jeunesse et leur innocence. Ils ont entendu la vérité et ils savent que c’est vrai. Et il y a quelqu’un parmi eux qui me fait beaucoup de peine. »

Il la regarda d’un air sérieux et dit : « Bien sûr, d’une certaine façon il y en a beaucoup qui me font pitié ; mais tu veux dire... »

« Je veux dire Rosamund », dit-elle en baissant la voix, « je crois que c’est la chose la plus sinistre, la plus grandiose, la plus épouvantable qui soit jamais arrivée à quiconque ; c’est bien pire que tout ce qui nous est arrivé à nous. »

« Je ne comprends pas très bien », dit-il.

« Bien sûr que tu ne comprends pas », répondit-elle.

Il la regarda d’un air perplexe ; et elle s’écria avec une sorte de colère :

« Bien sûr que tu ne comprends pas ! Je sais que ça a été dur pour toi ; et ça a été plutôt dur pour moi aussi. Mais nous n’avons pas souffert ce qu’ils ont souffert, eux – ce qu’elle souffre, elle. Nous nous sommes séparés parce que chacun de nous croyait que l’autre attaquait quelque chose qui était bon ; mais, Dieu merci, nous n’avons jamais été obligés de nous attaquer l’un l’autre. Tu n’as pas été obligé d’insulter mon père en public ; et moi je n’ai pas été obligée de t’écouter en silence. Ce n’était pas toi qui, personnellement, directement, me maudissais, moi et les miens ; ce n’est pas toi que le destin m’a forcée à entendre dire des choses abominables sur ma propre demeure. Je ne sais pas ce que j’aurais fait. Je crois que je serais tout simplement morte. Qu’est-ce que tu crois qu’elle fait en ce moment ? »

« Je suis tout à fait désolé », répondit-il, « mais je ne sais vraiment pas très bien de quoi tu parles. Qui est elle ? Tu veux dire Rosamund Severne ? »

« Bien sûr que je veux dire Rosamund Severne », s’écria-t-elle, en colère, « et il n’a même pas voulu épargner son nom. Comment crois-tu que j’aurais pris cela ? Pourquoi fais-tu des yeux comme ça ? Tu veux dire que tu ne sais vraiment pas que Rosamund et Michael Herne s’aiment ? »

« Il me semble que je ne sais pas grand-chose », dit-il, « mais bien sûr, si c’est vrai, je vois ce que tu veux dire. »

« Il faut que j’aille la voir », dit Olive, « et pourtant, même pour cela, je ne sais pas très bien comment faire. »

Elle traversa le jardin maintenant désert pour se rendre à la maison et, en chemin, quelque chose la fit s’arrêter et contempler un instant le monument sur la pelouse ; la forme brisée qui se tenait au-dessus du dragon. Et tandis qu’elle la regardait, des choses nouvelles et étranges entrèrent dans son âme et dans ses yeux. Dans l’intense clarté de son bonheur et de son malheur, elle sembla la voir pour la première fois.

Puis elle regarda autour d’elle, comme effrayée par le silence, le silence soudain et total qui avait suivi tout le brouhaha de cet horrible après-midi. Il y avait moins d’une heure, sur la grande pelouse, fermée sur trois côtés par la façade et les deux ailes de l’abbaye de Seawood, une foule coléreuse se bousculait, et maintenant elle était aussi vide que les cours d’une cité des morts. Le soir virait à la nuit, la lune ronde monta dans le ciel, son éclat s’affermit, les pâles ombres produites par cette lumière nouvelle et blafarde commencèrent à changer sur les gargouilles et les ornements gothiques d’où s’effaçaient les dernières ombres produites par le soleil. Et tandis que le visage de ce grand bâtiment d’autrefois tremblotait et se transformait sous l’effet de la lumière changeante, il sembla venir occuper plus complètement le premier plan de son esprit, et prendre une signification qu’elle n’avait pas comprise jusque là ; et pourtant elle pouvait se dire qu’elle aurait dû être la première à la comprendre dès le début. Ces ogives de dentelle, dont elle avait parlé sur un ton léger à Chimpanzé il y avait longtemps, le verre sombre des fenêtres, avec sa richesse de couleurs que l’on ne pouvait voir que de l’intérieur – soudain lui apprirent quelque chose ; un paradoxe. À l’intérieur il y avait de la lumière, et à l’extérieur il n’y avait que du plomb. Mais qui, en réalité, habitait à l’intérieur ?... On eût dit que ces trois murs, avec leurs rangs de fenêtres en forme de capuchon, observaient ; qu’ils observaient depuis le début les folies des humains, qu’ils continuaient à observer – et qu’ils attendaient.

Soudain, sans bruit, comme si elle eût heurté quelque chose de mou, elle tomba sur Rosamund en personne, qui se tenait sous le grand portail. Elle n’eut pas besoin de regarder ce masque si parfaitement tragique ; elle évita de le regarder ; mais elle prit son amie par le bras et dit de manière incohérente :

« Oh, je ne sais pas quoi te dire... et j’ai tellement de choses à dire. »

Il n’y eut pas de réponse, et elle reprit :

« C’est un crime que cela t’arrive à toi, qui n’as jamais fait que du bien à tout le monde. C’est un crime de raconter des choses pareilles. »

Alors Rosamund Severne dit d’une voix morte et effrayante : « Il dit toujours la vérité. »

Je pense que tu es la femme la plus sublime du monde », dit Olive.

« Seulement la plus malheureuse », dit l’autre. « Ce n’est la faute de personne. C’est comme si cet endroit était maudit. »

Et, à cet instant de l’histoire du monde, Olive eut une révélation, comme une lumière aveuglante ; et elle comprit la raison de sa propre émotion à l’ombre de ces murs qui observaient.

« Rosamund, c’est vrai que cet endroit est maudit », dit-elle. « Il est maudit parce qu’il est béni. Mais cela n’a aucun rapport avec aucune de nos conversations passées. Cela n’a rien à voir avec ce que cet homme a dit. Ce n’est pas ton nom qui est maudit, ni le nom d’un autre, quel que soit ton nom, et qu’il soit ancien ou récent. C’est dans le nom de cette maison que réside la malédiction. »

« Le nom de cette maison », répéta l’autre d’une voix sans timbre.

« Tu l’as vu mille fois sans le remarquer dans l’en-tête de ton papier à lettres ; et tu n’as jamais compris que c’est cela, le mensonge. Peu importe que le rang de ton père soit faux ou non : peu importe qu’il soit récent ou ancien. Cet endroit n’appartient pas davantage aux familles anciennes qu’aux familles récentes. Il appartient à Dieu. »

Rosamund sembla se figer subitement comme une statue en pierre, et pourtant on aurait juré que la statue avait des oreilles pour entendre.

Olive reprit encore une fois son monologue passionné et incohérent :

« Pourquoi nos rêves chancelants de rois et de chevaliers se sont-ils tous écroulés ; pourquoi notre Table Ronde est-elle réduite à néant ? Parce que nous n’avons pas commencé au commencement. Parce que nous ne sommes jamais retournés à l’essentiel. L’essentiel qui est la source de tout le reste ; l’amour de l’essentiel là où il réside vraiment. À cet endroit, il y a longtemps, deux cents hommes ont vécu et l’ont aimé. »

Elle s’arrêta et parut se rendre compte que ses paroles sortaient en désordre et sens dessus dessous ; et qu’elle-même ne donnait guère l’exemple de commencer au commencement. Elle fit un effort désespéré pour être claire.

« Tu ne vois pas – les gens modernes ont peut-être raison d’être modernes ; il y a peut-être des gens qui ne demandent pas mieux que d’avoir des banques et des agents de change ; il y a peut-être des gens qui trouvent que Milldyke est un endroit épatant. Ton père et ses amis ont peut-être eu raison à leur façon ; je suis sûre qu’ils n’étaient pas aussi coupables qu’ils en avaient l’air lorsqu’il les insultait... c’était abominable, et de toute façon il n’avait pas le droit de te faire cela, sans t’avertir. »

La statue parla à nouveau ; on eût dit qu’elle ne parlait que pour répéter la même défense figée

« Il m’a bien avertie. Et je crois que c’était encore pire. »

« Laisse-moi dire ce que j’essaie de dire », dit Olive d’une voix pathétique ; « j’ai l’impression que cela ne m’appartient pas, et qu’il faut que j’en fasse part à quelqu’un. Il y a peut-être des gens pour qui cela n’a pas de sens de parler de fleur de chevalerie ; cela leur fait le même effet que fleur de boucherie. Mais si c’est la fleur de la chevalerie que nous voulons, nous devons remonter jusqu’aux racines mêmes de la chevalerie. Nous devons y remonter même si nous les trouvons dans un endroit épineux que les gens appellent la théologie. Nous devons réviser nos idées sur la mort, sur le libre arbitre, sur le jugement, sur le dernier recours. C’est la même chose pour les trucs populaires que nous pouvons mettre à la mode ; les danses populaires, les défilés, parler de corporation à propos de tout. Nos ancêtres faisaient ces choses-là par milliers ; c’étaient des gens tout à fait ordinaires ; pas des excentriques. Nous nous demandons sans arrêt comment ils faisaient. Ce qu’il faudrait se demander, c’est pourquoi ils le faisaient... Rosamund, voici pourquoi ils le faisaient. Quelque chose vivait ici. Quelque chose qu’ils aimaient. Certains l’aimaient à un tel point... Nous savons bien, toi et moi, quel est le seul critère. Ils voulaient être seuls avec. »

L’autre bougea de façon imperceptible comme pour s’en aller ; et Olive lui saisit de nouveau le bras dans un geste de remords :

« Tu dois me trouver folle de parler ainsi quand tu souffres ; mais il faut que ça sorte – ce que j’ai à dire est plus vaste que tout l’univers de la douleur morale. Rosamund, la joie existe. Non pas la réjouissance, mais la joie ; non pas le fait de se réjouir pour telle ou telle raison, mais la chose même dont nous ne voyons que le reflet dans les miroirs – qui parfois se brisent. Elle a vécu ici. Voilà pourquoi ils ne voulaient pas autre chose ; même pas ce que nous voulons, nous ; même pas le meilleur de ce que nous connaissons... Et voilà ce qui n’existe plus – le bien lui-même. Maintenant nous n’avons plus que le mal à haïr, et Dieu merci nous le haïssons. »

Elle montra soudain du doigt le monument brisé sur la pelouse, dont les rides et les replis étaient soulignés par la lumière argentée de la lune, tout comme la phosphorescence cerne un monstre marin aux yeux ronds :

« Il ne nous reste que le dragon. Cent fois j’ai regardé ce dragon, et je l’ai détesté, sans jamais le comprendre. Bien droit, bien haut, au-dessus de cette horreur, se tenait saint Michel, ou sainte Marguerite, pour la dompter et pour la vaincre ; mais c’est le vainqueur qui a disparu. Nous ne savons pas du tout à quoi il ressemblerait ; nous n’avons jamais essayé d’imaginer quel genre de statue se trouvait là effectivement. Nous avons dansé autour, et nous avons pensé à tout, sauf à cela. Il a brûlé dans cette cour un grand feu de passion visionnaire qui dans l’esprit se voyait à des kilomètres à la ronde, et les hommes ont vécu à sa chaleur ; passion positive, possession de l’essentiel. Mais maintenant les meilleurs des hommes sont négatifs ; ce qu’ils attaquent c’est l’absence de cela dans le monde. Ils se battent pour la vérité là où elle n’existe pas. Ils se battent pour l’honneur là où il n’existe pas. Ils ont mille fois raison ; mais cela aboutit à une lutte entre la vérité et l’honneur, comme celle des malheureux Jack et Michael. Nous n’avons pas l’idée d’un endroit où ces vertus seraient heureuses, où ces vertus seraient simplement elles-mêmes. J’aime Jack, et Jack aime la justice ; mais il aime la justice là où elle n’existe pas. On devrait pouvoir trouver le moyen de l’aimer là où elle existe. »

« Et où est-ce donc ? » dit Rosamund à voix basse.

« Comment le saurions-nous ? » s’écria Olive, « nous avons chassé ceux qui le savaient. »

Un grand gouffre de silence s’ouvrit entre elles ; et enfin Rosamund dit avec sa simplicité habituelle :

« Je suis très bête. Il faudra que j’essaie de réfléchir à ce que tu veux dire. Je suis sûre que tu ne seras pas fâchée si nous ne disons plus rien maintenant. »

Olive retourna lentement sur ses pas, traversa les cours vertes, sortit de l’ombre des murs gris et trouva Braintree qui l’attendait. Ils partirent ensemble, mais ne parlèrent pas beaucoup au début ; puis Olive dit brusquement :

« Quelle étrange histoire... Je veux dire depuis le moment où j’ai lancé le pauvre Chimpanzé à la recherche de la peinture rouge. Comme j’étais en colère contre toi et ta cravate rouge ! Et pourtant, c’est bizarre, mais finalement c’est le même rouge. Je ne le savais pas, et tu ne le savais pas non plus ; et pourtant c’était toi qui sans le savoir t’efforçais de retrouver la couleur que je cherchais, comme un enfant qui poursuit un nuage au coucher du soleil. C’est toi qui essayais vraiment de venger l’ami de mon père. »

« J’aurais essayé de lui faire obtenir ce à quoi il avait droit, je l’espère », répondit Braintree.

« Ô toi, tu es toujours obsédé par les droits », dit-elle en riant avec une légère impatience. « Et la pauvre Rosamund... Il faut reconnaître que tu parles énormément de droits. Es-tu bien sûr d’avoir raison ? »

« J’espère m’en occuper énormément avant d’en avoir terminé », répondit ce politicien implacable.

« Mais penses-tu », demanda-t-elle, « qu’on ait vraiment le droit d’être heureux ? »

Il eut un petit rire et ils partirent sur la route grise qui allait à Milldyke.

 

 

 

 

CHAPITRE XIX

 

Le retour de Don Quichotte

 

 

Peut-être racontera-t-on un jour les aventures du nouveau Don Quichotte et du nouveau Sancho Pança, leur randonnée sur les routes sinueuses de l’Angleterre. Du point de vue de la foule insensible et satirique, ce fut avant tout l’étonnant voyage du fiacre, une série de tableaux où d’ordinaire ne figurent point les fiacres. Sans doute n’avait-on jamais vu pareil équipage traverser les clairières et les plateaux désolés ; et comme moyen de déplacement choisi par un chevalier et son écuyer, c’était une innovation même dans les annales de la chevalerie. Mais un chroniqueur au romantisme échevelé racontera peut-être un jour comment ils tentèrent de diverses manières d’utiliser leur véhicule pour la défense et la consolation des opprimés. Comment ils transportèrent les vagabonds et promenèrent les enfants ; comment ils firent du fiacre une buvette à Reading et une tente dans la plaine de Salisbury. Comment le fiacre joua le rôle de voiture de bains dans la déplorable affaire de Worthing. Comment il fut tenu par des calvinistes un peu simplets à la frontière écossaise pour une chaire itinérante, avec en bas la place du chantre, et au-dessus la place du prédicateur, où M. Douglas Murrel faisait ses sermons avec beaucoup de zèle et d’onction. Comment M. Douglas Murrel organisa une série de conférences faites par l’historien M. Herne sur le toit du fiacre, en les accompagnant de commentaires et d’explications, et fit la réussite financière de la tournée par des méthodes qui ne respectaient peut-être pas toujours la dignité du conférencier. Mais s’il y eut sans doute des moments où l’écuyer n’agit pas avec tout le sérieux souhaitable, il est probable que dans l’ensemble ils firent beaucoup de bien. Ils eurent maille à partir avec la police, ce qui en soi est presque une preuve de sainteté ; ils se bagarrèrent avec un certain nombre de particuliers, mais c’étaient pour la plupart des gens avec qui il était urgent de se bagarrer. Et Herne au moins était totalement convaincu du sérieux et de l’utilité sociale de cette stratégie. Ayant perdu sa joie, mais ayant peut-être gagné en sagesse, il eut de nombreuses et longues conversations avec son ami. Mais il ne cessa jamais de développer sa défense de Don Quichotte et la nécessité de son retour effectif. L’une de ces conversations, particulièrement mémorable, eut lieu alors qu’ils étaient assis au pied d’une haie dans le bocage du Sussex.

« Ils prétendent que je suis en retard », dit Herne, « et que je vis à l’époque dont rêvait Don Quichotte. Je crois qu’ils oublient qu’ils ont eux-mêmes au moins trois cents ans de retard, et qu’ils vivent à l’époque où Cervantès rêvait de Don Quichotte. Ils vivent encore à la Renaissance ; à l’époque que Cervantès considérait tout naturellement comme la Nouvelle Naissance. Mais moi je dis qu’un bébé qui a trois cents ans commence à prendre de l’âge. Il est temps qu’il renaisse. »

« Faut-il », demanda Murrel, « qu’il renaisse sous la forme d’un chevalier errant du Moyen Âge ? »

« Pourquoi pas », demanda l’autre, « si l’homme de la Renaissance est re-né sous la forme d’un Grec de l’Antiquité ? Cervantès pensait que le roman se mourait et qu’il serait raisonnable que la raison prenne sa place. Mais moi je dis qu’à notre époque la raison se meurt, dans ce sens-là ; et que sa vieillesse est en fait moins respectable que le roman d’autrefois. Il nous faut revenir aux méthodes d’attaque simples et directes. Ce qu’il nous faut maintenant, c’est quelqu’un qui soit prêt à pourfendre les géants la lance à la main. »

« Et qui en fait pourfend les moulins à vent », répondit Murrel.

« Avez-vous jamais pensé », dit son ami, « à quel point il aurait bien fait de détruire les moulins ? D’après ce que je sais de l’histoire médiévale, je dirais que sa seule erreur a été de se lancer contre les moulins, au lieu des meuniers. Le meunier était l’intermédiaire du Moyen Âge. C’était le début des intermédiaires modernes. Ses moulins étaient le début de toutes les fabriques et de toutes les fabrications qui ont fait de la vie moderne une vie noire et dégradée. Si bien que même Cervantès, en un sens, a choisi un exemple contre lui-même. Et c’est encore plus vrai des autres exemples. Don Quichotte a libéré un tas de captifs, qui n’étaient en fait que des condamnés. De nos jours c’est surtout ceux qui ont été réduits à la mendicité qui sont en prison, et ceux qui les ont volés qui sont en liberté. Je ne suis pas sûr que l’erreur serait aussi erronée que cela. »

« Vous ne croyez pas », demanda Murrel, « que les problèmes modernes sont trop compliqués pour qu’on puisse les résoudre par des méthodes aussi simplistes ? »

« Je crois », répondit Herne, « que les problèmes modernes sont trop compliqués pour qu’on puisse les résoudre autrement que par des méthodes simplistes. »

Il se leva et marcha de long en large à grandes enjambées avec toute l’énergie visionnaire de son modèle. On eût dit qu’il essayait d’arracher de soi le message dont il était porteur.

« Vous ne voyez pas ? » s’écria-t-il. « C’est cela la morale de l’histoire. Toute votre machine est devenue si inhumaine qu’elle en est devenue naturelle. En devenant une seconde nature, elle est devenue aussi lointaine, aussi indifférente, aussi cruelle que la nature. Le chevalier chevauche à nouveau par les forêts. Seulement c’est parmi les roues qu’il se perd, et non parmi les bois. Vous avez construit votre système sans vie à si grande échelle que vous ne savez pas vous-mêmes comment ni où il frappera. Voilà le paradoxe ! Tout est devenu incalculable à force d’être calculé. Vous avez attaché les hommes à des outils si gigantesques qu’ils ne savent pas à qui les coups sont portés. Vous avez justifié le cauchemar de Don Quichotte. Les moulins sont effectivement devenus des géants. »

« Y a-t-il quelque chose à faire, dans ce cas ? » demanda l’autre.

« Oui ; et c’est vous qui l’avez découvert », répondit Herne. « Vous ne vous êtes pas soucié des systèmes, quand vous avez vu qu’il y avait un médecin fou plus fou que le fou. C’est vous qui êtes en tête, et c’est moi qui suis. Vous n’êtes pas Sancho Pança. Vous êtes l’autre. »

Il étendit la main, en un geste qui rappelait celui d’autrefois :

« Ce que j’ai dit dans la chaire du juge, je le redis au bord de la route. Vous êtes le seul qui soit re-né. Vous êtes le chevalier qui est revenu. »

Douglas Murrel fut soudain horriblement confus.

Ce compliment était peut-être la seule chose qui pût le forcer à parler de certains sujets ; car sous ses dehors bouffons, il était encore plus réservé que ceux de sa caste. En l’occurrence, il eut l’air gêné, et dit :

« Dites donc, il ne faut pas me féliciter de cette façon. Je ne joue pas les Galaad dans cette histoire. J’espère que j’aurais fait tout mon possible pour le vieux ; mais j’avais vraiment du goût pour la fille ; elle me plaisait énormément. »

« Vous le lui avez dit ? » demanda Herne avec sa simplicité coutumière.

« C’était difficile », répondit l’autre, « juste au moment où elle avait une sorte de dette envers moi. »

« Mon cher Murrel », s’écria Herne tout spontanément, « c’est du Don Quichotte tout pur ! »

Murrel se leva d’un bond et éclata d’un rire bref.

« C’est la meilleure plaisanterie qu’on ait faite depuis trois cents ans », dit-il.

« Je ne la vois pas », dit Herne, pensif. « Croit-on généralement qu’il soit possible de faire une plaisanterie et de ne pas la voir ? Mais à propos de ce que vous venez de dire, est-ce que vous ne croyez pas qu’il y a peut-être prescription, et que vous pouvez repartir à zéro ? Voudriez-vous retourner – retournez vers l’ouest ? »

Le front de Murrel parut se nouer sous l’effet d’un nouvel embarras. « À vrai dire, j’ai plutôt cherché à éviter cette région, et à éviter de parler de cela. J’avais l’impression que vous... »

« Je sais ce que vous voulez dire », dit Herne. « Pendant longtemps j’ai été presque incapable de regarder par la fenêtre si elle était orientée de ce côté-là. Je voulais tourner le dos au vent d’ouest ; et les couchers de soleil me brûlaient comme un fer rouge. Mais au fil des ans on se calme, même si l’on ne devient pas plus gai. Je ne crois pas que je pourrais aller à la maison moi-même ; mais je serais vraiment heureux d’avoir des nouvelles de... de tout le monde. »

« Oh, si nous y allons », dit Murrel gaiement, « je veux bien entrer pour aller aux nouvelles. »

« Vous voulez dire », demanda Herne presque timidement, « entrer dans l’abbaye de Seawood ? »

« Oui », répondit Murrel un peu sèchement, « je crois bien que c’est la même chose pour nous deux. Je trouverais peut-être plus difficile d’aller dans l’autre maison. »

Ils réglèrent le reste de leur programme par un accord tacite, pour ne pas dire taciturne ; et c’est ainsi qu’avant de s’être dit trois phrases de plus, ils se trouvèrent effectivement en vue de ce que depuis si longtemps ils n’avaient pas vu et avaient évité de voir : le soleil vespéral sur les hautes pelouses de Seawood et les toits gothiques en pente raide parmi les arbres.

Ils n’avaient certes pas besoin de s’expliquer quand Michael Herne s’arrêta et regarda son ami comme pour lui demander d’y aller. Murrel fit un signe de tête et grimpa rapidement, de son pas léger et agile, le chemin forestier en pente raide, franchit l’échalier, et se retrouva dans l’avenue qui menait au portail principal. Les jardins ne semblaient guère avoir changé, sinon qu’ils étaient sensiblement plus soignés, et, d’une manière indéfinissable, plus discrets ; mais le grand portail, qu’on avait toujours laissé ouvert, était fermé.

Chimpanzé n’avait rien d’un mystique ; mais ce détail lui donna un frisson funèbre qui n’était pas dépourvu de mysticisme. Cet élément incongru s’imposa à lui avec une force accrue, mystérieusement et inconsciemment, tandis qu’il s’approchait des grandes portes, et que, pour la première fois de sa vie, il frappait et faisait sonner une grande cloche. Il avait l’impression d’un rêve ; et pourtant il avait l’impression qu’un étrange réveil était proche. Mais pour étranges que fussent ses prévisions encore informes, elles étaient moins étranges que ce qu’il trouva.

Environ une demi-heure plus tard il sortit par la grande porte, que l’on referma derrière lui, gravit l’échalier et descendit calmement le sentier pour rejoindre son ami ; mais, avant même qu’il ne soit arrivé, son ami sentait qu’il y avait quelque chose de bizarre dans sa tranquillité Il s’assit sur le talus et rumina un moment ; puis il dit :

« Il est arrivé quelque chose d’extraordinaire à l’abbaye de Seawood. Elle n’a pas exactement été réduite en cendres, parce qu’en un sens elle a toujours l’air d’être là, et elle est plutôt en meilleur état qu’avant. Elle n’a pas été, au sens matériel ou météorologique, frappée par la foudre tombée du ciel. Et pourtant je ne suis pas sûr... en tout cas une catastrophe absolument étonnante et écrasante s’est abattue sur cette abbaye. »

« Que voulez-vous dire ? Qu’est-ce qui est arrivé à l’abbaye ? »

« C’est devenu une abbaye », dit Murrel gravement.

« Comment ? » s’écria l’autre, qui se pencha en avant avec un empressement soudain.

« C’est comme je le dis. C’est devenu une abbaye. Je viens de parler à l’abbé. Il m’a donné pas mal de nouvelles, en dépit de sa retraite monacale ; car il connaît plusieurs de nos vieux amis. »

« Vous voulez dire que c’est un monastère. Quelles nouvelles vous a-t-il données ? »

« Il avait des potins mondains à revendre », dit Murrel de sa voix mélancolique. « Tout a commencé avec la mort de Lord Seawood il y a environ un an. La propriété est passée entre les mains de son... de son héritière, qui, semble-t-il, est « passée de l’autre côté », comme on dit. Elle s’est convertie au catholicisme ; et un catholicisme tout à fait spécial. Elle a fait don de l’ensemble de cette vaste propriété à mon ami l’abbé et à ses joyeux drilles ; et elle est partie travailler comme infirmière dans un vague établissement catholique du côté du port de Londres ; à Limehouse, je crois, là où les Chinois étranglent leurs filles conformément aux Douze Principes Immortels. »

Le pâle bibliothécaire avait bondi avec toute l’énergie de la chevalerie errante ; mais ses regards s’étaient tournés dans la direction opposée aux tours de Seawood.

« Je comprends encore à peine », dit-il ; « mais tout est différent. C’est difficile, mais c’est différent. C’est difficile parce que cela paraît étrange de... »

« Cela paraît étrange », acquiesça Murrel, « d’aller à Limehouse et de demander à un étrangleur chinois à voir l’Honorable Rosamund Severne. Mais il est de mon devoir de vous dire, car je le tiens de l’abbé en personne, qu’elle déclare ne pas s’appeler Rosamund Severne. Si j’ai bien compris, on peut la trouver en demandant Mlle Smith. »

Là-dessus, une fois encore la démence frappa le bibliothécaire de Seawood comme la foudre tombée du ciel ; il franchit la haie d’un bond et se mit à courir vers l’est, en direction d’un bois de pins qui se trouvait sur son chemin, et dont on pouvait supposer qu’il se trouvait aux abords de Limehouse et qu’il offrait l’occasion de chercher Mlle Smith.

 

*   *   *

 

C’est sensiblement plus de trois mois plus tard que le voyage du fou atteignit le but qu’il s’était fixé, et mit ainsi fin à cette histoire. Commencé par des gambades, c’était devenu une marche épuisante, dans les lacis des endroits les plus mal famés de Limehouse. Mais il se termina un soir, par une sorte de brouillard vert crépusculaire qui ressemblait aux vapeurs d’une drogue de sorcier, au moment où il tournait dans une rue aussi étroite qu’une fissure, à l’angle de laquelle pendait une lanterne en papier de couleur. Un peu plus loin dans l’obscur défilé luisait une autre lanterne ; qui avait l’air moins chinois ; et quand il s’approcha, il vit que c’était une cage de plomb pourvue de grands morceaux de verre de couleur, dont le dessin grossier représentait la silhouette de saint François avec derrière un ange rouge flamboyant. Cette puérile image transparente lui fit l’effet d’un mot de passe, et d’un symbole de tout ce qu’il avait jadis tenté de faire en grand, et qu’Olive Ashley avait tenté de faire en petit ; avec pourtant une différence secrète et éclatante : la lampe était éclairée de l’intérieur.

Son immense soif de couleur, qui avait rempli sa vie, fut à ce point apaisée, comme par un gobelet de flamme, par cette misérable enseigne dans cet endroit sordide, qu’il fut à peine surpris de se trouver en présence de celle qui restait dans ses rêves couronnée comme dans le mélodrame et la tragédie du passé. Elle était couverte des pieds à la tête d’une robe droite de couleur sombre, mais d’un modèle normal ; et sa chevelure rousse ressemblait toujours à une couronne.

Avec cette curieuse gaucherie, cette curieuse rapidité, qui n’appartenaient qu’à lui, il exprima sa pensée la plus simple sans fioriture de langage : « Tu es infirmière, pas religieuse. »

Elle sourit : « Tu ne sais pas grand-chose sur les religieuses, si tu crois que ce serait une fin naturelle pour une histoire... une histoire comme la nôtre. Crois-moi, il n’y a rien de vrai dans le lieu commun sentimental qui dit qu’être religieuse est un pis-aller. »

« Alors tu veux dire... ? » Il n’acheva pas sa question.

« Je veux dire », dit-elle, « que je n’ai jamais vraiment cessé de penser que je pourrais avoir la chance d’être un pis-aller. Je suppose qu’on a déjà dit cela un bon nombre de fois... Je crois que j’ai toujours pensé que tu me trouverais. »

Après une pause momentanée, elle poursuivit : « Nous pouvons oublier cette vieille querelle ; je crois que cela a toujours été beaucoup mieux qu’une querelle, et bien pire qu’une querelle. Mon père était moins blâmable que tu ne le croyais ; plus blâmable que je le croyais ; mais ce n’est ni à toi ni à moi de le juger. Mais ce n’est pas lui l’auteur du véritable mal d’où sont sortis tous les autres maux. »

« Je te comprends », répondit-il. « Cela m’a hanté au point que l’histoire tout entière m’a paru n’avoir qu’une seule morale. Mais dans l’histoire entière il n’y a rien de si noble que toi et ce que tu as fait. Tu es le plus grand de tous les personnages historiques ; et les savants diront peut-être un jour : personnage légendaire. »

« C’est Olive qui a compris la première », dit-elle gravement. « Elle a l’esprit tellement plus vif que moi, et elle a tout vu en un éclair ; un éclair de lune, pour parler comme elle. Tout ce que j’ai pu faire, moi, c’est partir, et réfléchir lentement et stupidement ; mais j’y suis arrivée, à la fin. »

« Tu veux dire », demanda lentement Michael, « qu’Olive Ashley est... est arrivée là aussi ? »

« Oui », répondit-elle, « et ce qui est curieux c’est que cela n’a pas l’air de gêner John Braintree du tout. Du moins, il y a des tas de gens qui trouveraient cela curieux ; ils sont mariés maintenant, et ils ont l’air de s’entendre sur presque tout. Je me demande à propos de quoi, en vérité, les gens bien se querellaient dans le mauvais vieux temps ? »

« Je sais », répondit-il. « Tout le monde a l’air d’être marié. Et je me sens bien perdu et bien seul depuis un mois et quelque. »

« Même Chimpanzé est marié, paraît-il », dit-elle. « On dirait la fin du monde. Mais peut-être est-ce le commencement du monde. Il y a une chose dont on peut être sûr, même si cela ferait rire pas mal de monde. Partout où les moines reviennent, les mariages reviendront. »

« Il est retourné à cette station balnéaire et a épousé la fille du docteur Hendry », expliqua Michael Herne un peu vaguement. « Nous nous sommes séparés par une sorte de consentement tacite à l’abbaye de Seawood, et il est parti vers l’ouest et moi vers l’est. Il fallait que j’aille te chercher tout seul ; et j’ai été très seul. »

« Tu as dit “j’ai été” », dit-elle avec un sourire ; et ils avancèrent soudain l’un vers l’autre et se rencontrèrent comme ils s’étaient rencontrés dans le jardin botanique longtemps auparavant – dans un silence passionné ; un silence qu’il rompit en disant soudain, à sa façon abrupte et gauche

« Je suppose que je suis hérétique. »

« Nous arrangerons cela », dit-elle, sereine et magnifique.

Les pensées de Herne se reportèrent brusquement, distraitement, à la conversation embrouillée qu’il avait eue jadis avec Archer à propos de l’hérésie albigeoise, et de ce qui suivait en général la conversion ; il resta un moment à rêvasser. Puis, dans la rue étroite à la lanterne colorée, une étonnante nouveauté se produisit ; quelque chose qui n’était jamais arrivé parmi tous les renversements de sa carrière historique. Michael Herne se mit à rire. Pour la première fois de sa vie, il vit vraiment une plaisanterie, que personne d’autre ne pouvait voir, et ne comprendrait probablement jamais.

« Je dis... iit in matrimonium. »

 

 

Gilbert Keith CHESTERTON,

Le retour de Don Quichotte,

L’Âge d’Homme, 1983.

 

Traduit de l’anglais par

Maureen et Marc Poitou.

 

 

 



1  En français dans le texte.

2  En français dans le texte.

3  En français dans le texte.

4  En français dans le texte.

5  En français dans le texte.

6  En français dans le texte.

7  En français dans le texte.

 

 

 

 

 

 

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