L’attaque du Calvaire

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

Sylva CLAPIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Québec, ce 20 aoust 1759.

 

 

Le Chevalier JACQUES RAOUL D’HERBELOT,

           Lieutenant au Royal Roussillon,

                               et correspondant de guerre,

 

Au sieur THÉOPHILE RENAUDOT,

               Directeur de la Gazette de France à Paris.

 

 

Dans ma dernière lettre, je vous mandais ce qui s’était passé à Beauport, le 31 juillet, alors que les Anglais avaient essuyé défaite forte et écrasante. Déjoués de ce côté du fleuve, large hors de toutes proportions que sommes accoutumés à voir en Europe, nos ennemis se portent maintenant vers l’autre rive, et dans la vue d’être instruit de leurs projets de débarquement j’ay été détaché l’autre jour en grand’garde avec cinquante hommes à un endroit près Montmagny, ainsi désigné du nom d’un des anciens gouverneurs de la Nouvelle-France.

Arrivés là, fusmes aussitôt nous porter à l’orée d’un grand bois, où nous eusmes grand contentement pour ce que les arbres nous protégeaient des ardeurs de la canicule, encore que fusmes fort incommodés par moustiques et autres bestioles malfaisantes. De là, partions chaque matin par escouades de huit ou dix hommes, et allions à la découverte en marchant par le dedans des terres, et surveillant la plage et le fleuve, dont la surface semblait à l’infini une grande nappe d’étain chauffée à blanc.

Or, l’autre jour, étant ainsi aux aguets avec huit hommes, et m’étant fort éloigné du reste de mon détachement, j’ay pris contact avec l’ennemi, qui fut reçu fort vivement, je vous l’asseure. Je veux vous narrer par le menu cette aventure, d’autant que j’y ay pris un intérêt extrême et que vous-mêmes saurez y trouver ce que j’y ay vu, savoir grand reconfort dans le futur et consolation en nos présentes afflictions.

Adonc, ce jour-là, nous glissant derrière grosses roches laissées à sec par le jusant, j’observais depuis le matin avec ma longue vue les allées et venues d’un brick anglais, louvoyant au large, et que je jugeais vouloir tenter un débarquement, avec l’arrivée du flux.

En effet, sur les deux heures de relevée, et comme le flot commençait à nous gagner, nous vismes qu’un canot, chargé, selon toute semblance, d’une trentaine d’hommes, appareillait de notre côté. Ce que voyant, et voulant, avec seulement huit hommes, me mettre en bonne posture de les recevoir, nous allasmes, traversant la plage sur une bonne distance, et nous dirigeasmes vers une haute croix peinte en blanc, comme les gens d’ici ont accoutumance de mettre sur les routes, et qui se voyait de fort loin, pour ce qu’aucun arbre ni aucune trace d’habitation ne se trouvait aux alentours.

Et nous étant approchés de cette croix, y vismes suspendue une grande figure du Christ, faite de morceaux de bois grossièrement assemblés et enluminés de peintures criardes, encore que témoignant, dans leur facture, de grande piété, foi et dévotion.

Et il y avait là, tassée aux pieds, une femme du peuple, vestue d’une longue mante brune, qui nous regardait venir sans montrer étonnement.

Je vous observerai qu’en cette Contrée, et sans doute par longue fréquentation avec la nature, qui, au païs de Canada, est fort imposante et majestueuse, les gens du peuple ont tous aspect fort noble que n’ont pas les paysans de France. Et nous lui demandasmes :

« – Que faistes-vous ici, ma brave femme ? »

« – Je finis ma neuvaine, mes bons messieurs. »

« – Votre neuvaine ! » que nous lui dismes, assez ébahis.

« – Mais oui », qu’elle répondit, « ma neuvaine pour demander au Bon Dieu que voilà qu’il accorde la vie sauve à mon Michel, mon seul fils, parti à Québec dans l’armée de M. de Montcalm. »

Puis, tout aussitôt, elle ajouta :

« – Vous pouvez croire que je n’ay pas oublié, non plus, mon pauvre païs. Tandis que j’y étais, j’ay aussi demandé au Bon Dieu de sauver la Nouvelle-France de périssance et la garder toujours en demeurance. »

« – Tout ça est fort bien », lui répliquai-je, « mais votre place n’est plus ici et il va falloir vous en aller. »

Et je montray le canot chargé d’Anglais, qui déjà était à mi-chemin et allait bientôt atterrer.

Mais elle, sans s’effrayer, de répondre :

« – Vous n’y pensez pas. Il faut que je reste pour finir ma neuvaine, et voir s’ouvrir les yeux de Notre-Seigneur. »

« – S’ouvrir... les yeux... ! »

« – Mais oui, vous savez bien. C’est ici le calvaire de Montmagny, et à la fin d’une neuvaine, quand on voit les yeux de Notre-Seigneur s’ouvrir, c’est le signe que chacun attend et qui veut dire qu’Il a écouté nos prières. Ah oui, il faut que je reste jusqu’au bout, car sans ça je ne saurais jamais. »

Et comme je lui observais que nous allions être attaqués et qu’il y aurait sous peu des coups de feu de notre côté, elle répliqua :

« – Ça n’fait rien, je reste. Ah, je vous en prie, ne me refusez pas. Tenez, je ne vous nuirai pas. Je me coucherai dans l’herbe, derrière la croix. Et puis, si vous voulez, je chargerai les fusils. Vous verrez, ça me connaît. »

« – Eh bien, faites à votre guise. Mettez-vous là, et ne bougez plus. »

D’ailleurs, il était trop tard pour la renvoyer. Les Anglais venaient d’atterrer, et comme ils ne nous avaient pas encore aperçus, cela nous était d’un grand avantage, pour ce que pouvions ainsi mieux les voir venir et viser au blanc, et pour ce que si les Anglais avaient vu cette femme détaler à travers champs cela les aurait mis encore plus sur leurs gardes.

Je vous observerai encore, d’autant que cela importe pour la complète intelligence de toute la chose, que si loin que le regard pouvait aller, traversant la plage et les champs, jusqu’à la lisière lointaine des bois fermant l’horizon, ne se voyait aucun signe de vie ni d’habitation, hors ce Christ en croix aux pieds duquel étions terrés, attendant l’ennemi, et grands vols d’oies sauvages tournoyant au-dessus de nos têtes.

Et faisait ce jour-là chaleur fort lourde et toute chargée d’eau. Et le ciel, depuis le matin, restait barré de longs nuages noirs, et les flots du grand fleuve étaient livides comme coulée de plomb.

Or, les Anglais avançaient d’un pas mesuré, cependant qu’un peu inquiets, et les yeux fixés sur cette grand croix blanche qui, en toute cette solitude, semblait chose plus insolite que jamais. À leur tête était l’officier commandant qui, pour autant que je pouvais discerner à distance, me semblait tout jeune et presque un enfant.

J’avais indiqué à mes hommes une grosse roche située à environ deux cents pas de nous, et je leur avais dit : « Quand ils seront là, mais pas avant, vous ouvrirez le feu. »

Et ainsi fut fait, les huit coups de fusil partant presque ensemble, et, à ce que nous semblait, abattant cinq hommes, dont deux mortellement atteints. De ce quoy, les Anglais se montrèrent fort déconfits et troublés, car ne s’attendaient pas avoir été aperçus par personne. Ce que voyant, profitâmes de leur désarroi pour recharger nos armes.

L’officier, levant son épée, commanda l’assaut. Mais il n’eut le temps de s’élancer que de quelques pas, car notre seconde décharge le coucha de son long, ne remuant pas plus que corps mort, cependant que quatre ou cinq autres de ses hommes tombaient à ses côtés. Lors, étant sans chef, et ne sachant plus que faire, le reste du détachement courut se blottir de ci et là, derrière plis de terrain ou roches, et puis commença à diriger un fer assez vif contre notre poste, en arrière de la croix.

Au-dessus de nos têtes, les balles sifflaient, laissant dans l’air comme sillage vibrant de fil métallique. Ou encore, s’enfonçaient dans la terre, donnant le son mat de pierres lancées dans la glaise. Parfois, aussi, en rencontrant le bois de la croix, cela faisait comme l’éclat d’un arbre qui se fend par la gelée.

Nous tenions de notre mieux. Bientôt, l’un de mes hommes lâcha son fusil, ayant l’épaule droite broyée, cependant qu’un autre avait la figure tout en sang par suite d’éclat de bois entré en l’œil. En l’aventure, la femme restée avec nous fut d’un grand secours, chargeant et déchargeant son fusil comme eut fait meilleur troupier et sans se soucier du danger, ainsi que, du reste, est l’ordinaire parmi la plupart des femmes du peuple de ce pays, recevant grande endurance et accoutumance de coups de feu ; pour cause d’attaques des sauvages et autres.

Lors, ce que ce pauvre Christ en croix eut à souffrir de sa personne, pour ce que nous étions avisés d’aller ainsi nous tapir à ses pieds et mettre sous sa protection. Une jambe, quasiment toute hachée, pendait lamentable, semblant à chaque instant vouloir s’abattre pour de bon. Le torse et les bras étaient aussi tout déchiquetés et troués, et n’y avait plus indemne que la face, dont les deux trous caves qu’étaient les yeux continuaient à planer avec même tranquille et morne désespérance sur cette scène de massacre.

Quant à moy, j’étais, comme devez bien penser, fort perplexe, avec seulement six hommes valides contre au moins une vingtaine d’autres du côté des Anglais, et ne sachais vrayment comment tout cela finirait à notre avantage.

 

 

 

 

... la femme restée avec nous

fut d’un grand secours...

 

 

quand un coup de canon parti du brick fut aux Anglais le signal de la retraite. Ce que voyant, se hâtèrent tout aussitôt de se rembarquer, en emportant avec eux leurs blessés.

Ils avaient laissé sur le terrain huit de leurs morts, dont leur officier qui était un enseigne de marine. Or, nous étant approchés plus près de lui, vous pouvez juger de notre surprise quand vismes qu’il respirait encore. Et l’ayant soulevé et porté avec le plus grand soin, allasmes l’asseoir aux pieds de la croix, appuyé aux genoux de la femme qui s’était offerte pour le soutenir. Et vismes, ainsi que la chose, ce tantôt, nous avait paru, qu’il était tout jeune et enfant, avec beaux cheveux blonds et visage mignon et candide. Un instant, ayant ouvert les yeux, qui étaient comme nuance de mer, il eut un joli sourire, regardant la femme, et appelant dans sa langue après sa mère. Et faisaient bien ainsi tous deux, elle et lui, comme le groupe que voyez en diverses églises de Paris, et représentant la Vierge tenant en ses bras son Divin Fils aux pieds de la Croix.

Et comme il était près de l’heure de la tombée du soleil à l’horizon, eut soudain le pauvre enfant un ressaut de tout le corps, cependant qu’un flot de sang sortait de sa gorge, en faisant vilain bruit de chose se crevant. Et lors il rendit l’âme fort doucement, les yeux attachés sur celle qui le tenait entre ses bras, et qu’il devait, pour sûr, croire être sa mère. Et celle-ci, pensant à son fils, peut-être aussi mort dans le même moment, pleurait doucement.

Quant à nous, étions agenouillés tout autour, murmurant des prières, et ne quittant pas des yeux le visage du mort, qui était blanc comme marbre et avait pris du coup beauté surhumaine.

Et lors eut lieu le miracle dont parlait cette pauvre femme du peuple, et dont fusmes fort esmerveillez et louangeasmes fort le Créateur de toutes choses. Au couchant s’escartèrent soudain les nuages, lesquels jusqu’à ce moment nous avaient caché le soleil, et jaillirent beaux jets de flamme et de braise rouge, jetant coulée de feu sur le fleuve et frappant en plein visage le Christ en croix au-dessus de nos têtes. Et comme étions là en prière, vismes distinctement ce visage remuer, et puis les yeux lentement s’ouvrir, et rester fixés avec beau regard éperdu d’amour, jusqu’aux confins les plus distants, par-delà le S.-Laurent et les hautes montagnes fermant l’horizon, comme si, par là, eut voulu nous dire que toute cette terre de Nouvelle-France était vraiment sienne et qu’il entendait bien qu’elle serait toujours en demeurance, quoy que foraient ses ennemis. Et ne se refermèrent alors, ces yeux divins, qu’avec la chute du soleil à l’occident de pourpre et d’or et la venue des premières ombres de la nuit.

Et, ainsi que je vous mandais au commencement de ma lettre, reçusmes de tout cela grand contentement et reconfort, pour ce que eusmes ainsi assurance de divine protection et que nos efforts de victoire porteraient fruicts.

Avec l’espoir que vous recevrez bientôt la présente par la voye d’un de nos navires, je suis, pour la vie, votre fidèle serviteur.

 

JACQUES D’HERBELOT,

Lieutenant au Royal Roussillon,

de l’armée de M. de Montcalm.

 

Pour copie conforme : SYLVA CLAPIN.

 

 

 

 

Sylva CLAPIN, Ottawa, novembre 1915.

 

Recueilli dans La croix du chemin,

premier concours littéraire de la Société

Saint-Jean-Baptiste de Montréal, 1923.

 

 

 

 

 

 

 

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