L’étrangère

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Sylva CLAPIN

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

DEVANT la nouveauté de l’admirable spectacle, Gladys Ames n’avait pu réprimer son enthousiasme.

« Oh ! beautiful ! » s’était-elle écriée, en mettant dans ce simple vocable toute l’expansion dont sa nature, si fermée d’ordinaire à toute exubérance, était capable.

– En effet, fit à ses côtés la voix grave de l’homme qui l’accompagnait, bien des pays pourraient s’enorgueillir de posséder un semblable paysage.

Et Georges Duruy se mit à nommer à la jeune fille les endroits où leurs regards se portaient.

Les deux jeunes gens venaient de gravir la dernière montée menant au Calvaire d’Oka, et soudain s’étaient trouvés sur le plateau d’où la vue, à cette hauteur, planait à l’aise, jusque par-delà la surface miroitante du lac des Deux-Montagnes. La veille, un orage avait balayé l’air, et, par cette matinée ensoleillée de juillet, les choses avaient pris partout comme une netteté de trait à la plume. On voyait tout à clair, là-bas, les clochers de Vaudreuil et de Sainte-Anne, puis, à l’extrême horizon, les premiers contreforts du Vermont. À l’arrière se dressaient les sommets des Laurentides, tandis qu’à droite l’œil remontait le cours de l’Ottawa jusqu’à la Pointe-aux-Anglais.

Mais ce qui intéressait surtout Gladys Ames, c’était le Calvaire même, dont la blancheur mettait en ces vertes solitudes une note éclatante de foi d’un autre âge. Ce que lui disaient ces murs de pierre, sur lesquels ont maintenant passé tant d’années, c’est que ceux qui, jadis, les ont érigés, valaient, pour l’attachement à leur idéal, les rudes pionniers du Mayflower, ses ancêtres. Bien plus, pensait-elle, seuls des fils de la Nouvelle-France avaient pu avoir cette idée superbe d’un Chemin de Croix escaladant en pleine lumière les flancs de ces hauteurs. Et voici que, comme pour faire corps avec ces pensées, l’un des descendants de cette autre race, celui-là même qui se tenait en ce moment à ses côtés, lui disait en lui désignant le Calvaire :

– Vous rappelez-vous cette coutume si poétique qu’avaient les anciens Grecs et Romains de dresser leurs temples un peu partout dans la solitude des campagnes ? Ils mettaient ainsi davantage une âme à leurs paysages. Imaginez donc l’effet gracieux qu’aurait ici un Calvaire de marbre blanc, avec une svelte colonnade, et, tout autour, une frise racontant la Passion.

 

 

 

Trois semaines auparavant, Gladys Ames, alors de retour d’un de ses nombreux voyages en Europe, était arrivée à Como, sur invitation de son amie et compatriote Emma Starnes, dont le mari, bien connu à la Bourse de Montréal, possède l’une des plus somptueuses villas du Lac des Deux-Montagnes. La jeune fille ne devait tout d’abord rester que deux semaines, puis séduite par la beauté de ces lieux et cédant aux instances de son amie, elle s’était décidée à passer le reste de la saison.

Appartenant à l’une des plus anciennes familles de la Nouvelle-Angleterre, Gladys Ames tenait de ses ancêtres le front droit, les yeux gris et un peu durs et cette bouche aux plis volontaires qui sont les trois caractéristiques des premiers colons du Massachusetts. Mais tout cela était tempéré par le gracieux ovale de la figure et une grande limpidité de regard. Surtout, ce qui émanait d’elle, et de la souplesse harmonieuse de ses moindres mouvements, c’était l’extrême droiture qu’on sentait devoir présider à tous les actes de sa vie. Ajoutons, pour compléter cette physionomie de jeune fille, qu’elle avait été l’une des plus brillantes élèves de Wollesley College, et que, parlant le français avec la même pureté que l’anglais, elle employait à courir le monde les revenus que lui laissait une fortune considérable, ayant pied un peu partout, à Londres, à Paris, à Rome, et ayant même poussé il y avait quelques mois une pointe jusqu’au Japon.

Fils d’un fonctionnaire attaché à l’Hôtel de Ville de Montréal, et ayant perdu ses parents en bas âge, Georges Duruy avait été élevé par une sœur, plus âgée que lui de quinze ans, et qui, n’ayant jamais voulu se marier, avait continué à habiter avec son frère le modeste logis de la famille à Hochelaga. Un de ses frères s’était fait Père Blanc, en Afrique ; un autre, parti depuis longtemps pour les États-Unis, n’avait plus donné de ses nouvelles. Au moment où s’ouvre ce récit, c’était maintenant un grand garçon d’une trentaine d’années, aux traits fins et distingués, éclairés de deux profonds yeux noirs, de ceux dont on dit communément qu’ils sont doux comme une caresse. Ne possédant que des ressources très restreintes, la lutte pour la vie s’était faite chez lui encore plus difficile par suite de la profession toute spéciale qu’il avait choisie, celle d’architecte-peintre cantonné dans l’étude des monuments religieux. Quelques mois passés en Europe avaient encore avivé chez lui cette prédilection, et, de retour au Canada, il n’en avait que mieux senti les déplorables erreurs qui déparent le plus grand nombre de nos églises. Un modèle de cathédrale, du style gothique le plus pur, et d’une envolée pleine de hardiesse, où se reconnaissaient les traditions des grands constructeurs d’autrefois, l’avait brusquement mis en évidence, et il se trouvait dans le moment chargé des travaux de reconstruction et de décoration de la nouvelle chapelle des Pères Trappistes, à Oka.

 

 

 

Voici dans quelles circonstances il avait été amené à faire la connaissance de Gladys Ames.

Madame Starnes ayant proposé à son amie, dès les premiers jours de son arrivée, une excursion à La Trappe, elles prenaient toutes deux, un beau matin, la diligence faisant le service entre Oka et le monastère, et peu après arrivaient à l’Hôtellerie des Pères Trappistes. Là devait, après le dîner, se borner leur excursion, car on sait qu’une règle des Trappistes défend formellement aux femmes l’accès du monastère proprement dit. Elles en avaient pris leur parti, bien qu’un peu à contrecœur, car leur curiosité de protestantes était éveillée par tout ce qu’elles voyaient, quand leur voisin de table, qui n’était autre que Georges Duruy, et qui leur avait déjà rendu quelques menus services, s’offrit à leur faire visiter, à tout le moins, la chapelle où il s’apprêtait à retourner.

L’offre fut acceptée avec empressement, et l’instant d’après les deux visiteuses pénétraient dans la chapelle, dont elles admirèrent fort surtout quelques peintures murales dans le genre des Primitifs. Ce fut là une occasion toute trouvée pour rappeler l’Italie, et en particulier Rome, dont Duruy parla avec un enthousiasme où se complaisait son âme d’artiste. Gladys Ames lui ayant dit qu’elle aussi adorait la Ville Éternelle, et qu’elle y avait même séjourné à plusieurs reprises, les deux jeunes gens trouvèrent là un nouveau terrain d’entente où faire plus ample connaissance et quand on se sépara ce fut avec la promesse que Duruy irait avant peu faire visite à Strathmore Hall, qui était le nom de la villa Starnes.

Cette première visite fut bientôt suivie d’une autre, puis d’une troisième. Bref, deux semaines s’étaient à peine écoulées depuis le voyage à La Trappe que déjà le jeune architecte était devenu l’un des intimes de Strathmore Hall ; ce qui n’a pas trop lieu d’étonner, car on sait qu’il est d’usage, en villégiature, de se lier vite, quand ce ne serait qu’afin de jouir dans toute leur plénitude des beaux jours de l’été si parcimonieusement comptés.

Gladys Ames eut là toutes les occasions voulues pour exercer, à l’endroit de Duruy, ses facultés d’observation. Jusqu’alors, et en dehors de quelques relations de voyage, elle n’avait jamais connu d’autres hommes que ses compatriotes ; et, quoi qu’elle fît, elle les ramenait tous au même type si souvent coudoyé à Boston et à New York, celui du « business man » froid, correct, ayant reçu une instruction précise et pondérée, et faisant de l’amour et du mariage une affaire comme une autre. Pour la première fois, il lui arrivait de rencontrer un homme sortant du cadre de vie intensive où elle avait toujours vu jusqu’alors les Américains s’agiter, c’est-à-dire qui ne fût pas, comme eux, essentiellement chiffres et mouvement, avec rouages tendus pour donner un certain rendement en tant d’heures. L’étrange nouveauté de ce cas physiologique eut l’heur de lui plaire, d’autant plus que la chose tombait parfois vraiment à point pour rompre la monotonie de sa villégiature. Avec la fière indépendance de ses compatriotes, elle mettait, dans ses rapports avec Duruy, toute la liberté pleine de confiance à laquelle on l’avait habituée, et il n’était pas rare qu’ils fissent seuls de longues promenades au loin, comme cette excursion au Calvaire d’Oka, qui avait frappé au point que l’on sait l’imagination de la jeune Américaine. Ou encore, c’était d’interminables parties de pêche sur l’Ottawa, le glissement de la barque sur les flots prêtant aux longs silences où se complaisait leur rêverie. Et chaque fois ils échangeaient un peu plus de leur propre vie : la jeune fille racontant ses courses d’éternelle errante à travers le vaste monde, étourdie et comme prise d’une fièvre de déplacement ; Duruy vivant surtout en dedans, le front hanté des beaux rêves qu’il édifiait sans cesse, s’acharnant à leur donner une forme concrète en pierre et en marbre...

 

 

 

Et ce qui était inévitable arriva. Insensiblement, tous deux glissèrent au sentiment plus vif qui, chaque jour, leur prenait un peu plus de leur être.

La dernière fois que Georges était allé voir sa sœur à Montréal, il se rappelait lui avoir dit, en lui parlant de la jeune Américaine, qu’il ne pouvait pas mieux la décrite qu’en cherchant à la lui représenter comme une petite âme extrêmement soucieuse de précision, voire un peu géométrique, où tout devait se résoudre en équations. C’était l’architecte alors qui parlait, et il obéissait, en s’exprimant ainsi, à ce besoin, si naturel aux professionnels véritablement épris de leur art, de tout ramener à des termes et à des conceptions de métier. Eh bien, aujourd’hui, il connaissait la noblesse de la « ligne droite », dont pendant un temps la jeune fille ne lui avait représenté que la sécheresse, et il savait maintenant qu’il pouvait s’abandonner en toute confiance à cette rectitude.

Un travail analogue, bien qu’en sens contraire, s’était fait chez Gladys Ames. Jusqu’alors, le monde où elle avait vécu lui avait toujours donné plutôt la sensation d’une sorte de cinématographe défilant pour le plaisir des yeux, et sans que son cœur eût jamais trouvé un point solide où se fixer. Du moins, cette vie mouvante lui avait offert cet avantage qu’elle n’avait jamais encore senti le vide de son existence. Et voici que pour la première fois, dans sa course d’éternelle errante, une fraîche oasis s’offrait où elle se reposait délicieusement, et où elle pouvait enfin prêter l’oreille à une petite voix mystérieuse issue du plus profond d’elle-même, et qui lui disait à peu près ceci :

– Toi, qui te croyais si inaccessible à ces sortes de choses, tu as donc fini aussi par y passer. Et maintenant, que tu le veuilles ou non, les rêves où tu te complais convergent de plus en plus vers ce compagnon de ces dernières semaines, en qui tu n’avais cru voir tout d’abord qu’un objectif pour tes sagaces investigations. Après tout, va, tu n’es pas trop mal tombée. Tu ne pourras dire de celui-là, au moins, qu’il court après ta dot, car il ignorait que tu eusses une fortune quand il s’est épris de toi ; et, vrai Dieu ! il l’ignore peut-être encore. C’est bien le compagnon de route qu’il te faut, et tu peux mettre hardiment ta main dans sa main. Vois-tu, surtout, l’éclair de joie qui illuminera ses doux yeux, quand tu l’auras mis à même d’édifier là-bas, sur le Calvaire, ce temple de marbre blanc dont il te parlait l’autre jour avec tant d’enthousiasme. Tu te croyais une petite personne bien terre-à-terre, n’ayant pas dans la cervelle pour une once de romanesque. Ah ! bien, oui, tu en es plutôt toute farcie, et ça ne fait que commencer.

Leurs fiançailles se firent par un beau soir de la mi-août.

Ce jour-là, les deux jeunes gens avaient poussé leur promenade jusqu’à la Pointe-aux-Anglais, et maintenant, comme la brunante commençait à s’épaissir, ils revenaient à Como à petits coups d’aviron lents et mesurés.

Les derniers feux du couchant traînaient à la surface du fleuve en une coulée de bronze aux reflets mordorés, et projetaient jusqu’au zénith une immense lueur verte et mauve aux tons très doux. Quelques instants encore, puis brusquement ce fut comme si, avec la nuit, une sorte d’irradiation opaline fût tombée de la fourmilière d’étoiles de la Voie lactée. Un souffle léger montait de l’Ottawa...

Tous deux s’étaient tus, saisis par la mélancolie de l’heure crépusculaire. Du côté d’Oka, une cloche tinta, celle du couvent des Dames de la Congrégation, rappelant qu’il était l’heure de la prière du soir. Une sensation indéfinissable, faite de quelque chose de très doux et aussi de très poignant, envahissait peu à peu, dans cette nouveauté sans cesse renaissante de l’heure et des choses, le cœur de la jeune fille. Dans un creux de vallon qu’elle connaissait très bien, une autre cloche devait aussi dans le même moment lancer son appel, celle des Trappistes défilant un à un vers leur chapelle, avant d’aller prendre leur repos bien mérité. Et tout cela, cette paix de l’eau, de l’air et du ciel, traversée de ces rappels à la prière et au détachement des choses qui passent, accentuait encore la distance où elle se sentait de celui chez qui elle devinait en cet instant le flot des pensées qui, malgré l’éloignement créé par la race et la foi religieuse, allait bientôt se traduire par l’éternel cantique d’amour.

Ce fut très court, comme il convenait du reste à ces deux êtres d’élite qui s’adoraient depuis le premier jour où ils s’étaient rencontrés. Le jeune homme cessa de ramer, puis laissant l’embarcation dériver au fil de l’eau, il dit :

– Pourquoi faut-il que nos joies les plus pures ne soient jamais sans mélange, et qu’un mauvais génie se plaise comme à plaisir à gâter les minutes les plus exquises de notre vie ! C’est à ce point que cette soirée divine et pour moi inoubliable me laisse d’avance comme un goût d’amertume à la pensée de notre séparation prochaine.

– Mais je reviendrai, je vous le promets, fit la jeune fille dont la voix tremblait un peu.

Georges s’était penché, et plongeant ardemment à travers la nuit envahissante dans les yeux de sa compagne, il reprit :

– Vous reviendrez, dites-vous. Mais le pourrez-vous ? Rappelez-vous ces lignes de Musset que nous lisions l’autre soir, et où il était dit qu’il y a souvent fort loin de la coupe aux lèvres. Tant de choses que je sais et d’autres que je redoute peuvent mettre obstacle à ce que vous reviviez une autre année les douces joies de cet été.

Il avait saisi la main de la jeune fille, et maintenant il lui murmurait les paroles pressenties et attendues :

– Pourquoi partir ! Je vous aime, Gladys, profondément. Vous me connaissez assez, je crois, pour savoir quelle importance en quelque sorte sacrée j’attache à ces paroles, et que j’en pèse bien en ce moment toutes les conséquences. Je sais aussi que votre réponse, quelle qu’elle soit, sera irrévocable. Attendez quelques jours, avant de me la rendre ; ainsi, j’aurai pu garder de l’espoir jusqu’au bout.

Il y avait, dans la voix de Gladys, une sonorité voilée, et pourtant, lui semblait-il, comme pointée de notes joyeuses, quand elle lui répondit :

– Mon ami, je suis émue et touchée plus que vous ne sauriez croire. Laissez-moi deux jours, deux jours seulement. Vous attendez, je crois, votre sœur à Oka demain. J’irai lui faire visite après-demain, et d’ici là promettez-moi de ne pas chercher à me revoir.

Et comme le jeune homme, transporté malgré lui d’allégresse, balbutiait des remerciements :

– Oh ! encore autre chose, lui dit-elle. Je préférerais, pour certaines raisons, être la première à parler à votre sœur de notre conversation de ce soir.

Ils abordaient maintenant au rivage. Tout au bout de l’allée qui menait à Strathmore Hall, une lune énorme et cuivrée émergeait à la cime des pins. Une rumeur confuse montait des champs, dans la nuit chaude et lourde. Lentement, les deux jeunes gens arrivaient à la villa, tandis que dans leurs cœurs chantait l’éternelle chanson d’amour, celle qui voue les êtres périssables à l’éternel recommencement des choses...

 

 

 

Jusqu’alors Georges Duruy avait ignoré que Gladys Ames possédait une dot qu’à bon droit, en un pays de fortunes modestes comme le Canada, on pouvait qualifier de formidable. Il ne devait pas l’ignorer longtemps, car dès le lendemain soir, et comme il venait de s’attabler avec sa sœur, pour le souper, à la pension Lacroix, son ami l’avocat Aubry, qui faisait quelques jours de villégiature à Oka, lui dit en se versant une première tasse de thé :

– Eh ! mais, tu vas bien, toi. Le temps de le dire, et crac ! voilà une héritière qui te tombe dans les bras. Tu sais, si tu en as une autre comme celle-là à me passer, je dis adieu pour de bon à la vie de garçon.

Et il donna des détails. Il tenait tout cela du financier Starnes lui-même. Les dollars étaient à remuer à la pelle, et le mari de la jolie Américaine n’aurait qu’à se dire : en veux-tu, en voilà.

Un peu effaré, Georges ne prêta plus ensuite qu’une oreille distraite à ce que lui racontait Aubry d’un grand scandale politique qui était à la veille d’éclater, et une impatience le prenait à entendre près de lui le verbe intarissable et hâbleur de ce gros garçon haut en couleur et un peu vulgaire, dont la faconde et les drôleries auraient pu en d’autres circonstances l’intéresser.

Du reste, l’évènement dont s’entretenait en ce moment toute la table n’allait pas tarder à lui faciliter les moyens de s’isoler tout à son aise. Il s’agissait de savoir si, à la séance du conseil du village d’Oka qui devait avoir lieu ce soir-là même, l’aubergiste Grandier obtiendrait le renouvellement de sa licence, supprimée depuis deux mois pour vente de boissons à un Sauvage. Les derniers journaux arrivés du matin parlaient d’une grande grève en Angleterre qui menaçait de prendre les proportions d’une guerre civile ; deux aviateurs venaient encore de payer de leur vie leur tentative d’atteindre à la région des étoiles ; une catastrophe de chemin de fer, quelque part aux États-Unis, était à soulever d’horreur, et plusieurs villes de l’Amérique centrale avaient été englouties à la suite d’un tremblement de terre. Cependant, tout cela ne fut pas même effleuré par les quelque vingt soupeurs de la pension Lacroix qui dévoraient force bouchées, en criant et gesticulant à qui mieux mieux. La question Grandier primait, noyait tout. Et toujours, s’élevait le diapason des voix, dominées de temps en temps par le timbre criard d’Aubry, lequel, fort de sa science légale, expliquait le code en agitant et brandissant fourchette et couteau. Au dessert, c’était devenu un véritable hourvari, bientôt rendu encore plus insupportable par la fumée âcre des pipes, avant la débandade de la fin, dans la rue, pour aller assister à la séance du conseil. Georges n’attendit pas jusque-là, et prétextant un travail pressé à la Trappe il prit un rapide congé de sa sœur et fut trop heureux, l’instant d’après, d’échapper à tous ces criards et de faire à pied, seul avec ses pensées, les deux milles de route qui le séparaient de l’Hôtellerie du monastère.

Ainsi donc, il pouvait n’avoir été, lui aussi, aux yeux de la jeune Américaine, qu’un vulgaire coureur de dot. Quelle humiliation pour lui, et sans doute seule l’ombre de la nuit l’avait empêché, la veille, de voir l’éclair moqueur qui avait dû jaillir des yeux de la jeune fille. Mais non, pourtant, l’accent de sa voix trahissait qu’elle avait pour lui de l’affection.

D’un autre côté, il cherchait à se représenter ce que serait, le lendemain, l’entretien annoncé avec sa sœur. Il revoyait celle-ci, droite et mince dans ses simples vêtements noirs – elle prenait depuis si longtemps au sérieux son rôle de mère – les cheveux blanchis avant l’âge, tous ces pauvres traits effacés recouverts comme d’une patine de vieil ivoire, celle qu’on remarque souvent au teint des recluses et des religieuses. D’autre part, il revoyait Gladys, toute débordante de vie, à la joue claire et rose, aux formes harmonieuses et souples accusant l’entraînement des exercices physiques, et dont toutes les élégances disaient assez, depuis la pointe de ses bottines jusqu’au bout de ses fins gants de Suède, la conception à la fois commode, délicate et raffinée qu’elle s’était faite de la vie et des gens.

Quelles antithèses que celles qui se résumaient en ces deux êtres, personnifiant deux civilisations ! Bien plus, quelles antipathies réelles, créées non seulement par la race mais aussi par l’idéal religieux différent. Oui, c’était cela le terrible. Plusieurs fois déjà, sans doute, le jeune homme y avait songé, mais jamais encore maintenant qu’il touchait au but, avec la même intensité qu’aujourd’hui. Il savait qu’aux yeux de sa sœur – sa Sainte, comme il l’appelait quelquefois – une protestante était surtout une hérétique, dont le contact avait quelque chose de répulsif ; et à la pensée que, le lendemain, elle saurait le projet qu’il avait élaboré d’associer cette impénitente à leur vie intime de chaque jour, il eut, à la vision de l’effroi, peut-être du coup fatal qu’elle ressentirait, l’une des angoisses sous lesquelles on se sent subitement défaillir.

 

 

 

Arrivé à l’Hôtellerie, et sa longue marche et la fatigue aidant, il dormit tout d’une traite jusque passé minuit. Ses pensées alors le reprirent, et à flots tellement pressés que, désespérant de pouvoir se rendormir, il s’habilla et se glissa au dehors, dans l’espoir qu’un peu de promenade au grand air, dans la nuit tiède, lui ferait du bien. L’instant d’après, il descendait le chemin bordé de vignes menant au vallon où se trouve le monastère, et il aspira avec délices la brise matinale venue de l’Ottawa. Soudain un son de cloche vint frapper ses oreilles. Dans la tranquillité et la transparence de la nuit cela montait, du creux des terres, par à-coups grêles et tristes comme des appels d’âmes, et il se rappela que c’était Matines et que les moines se levaient alors pour leur premier office du jour. Une envie le prit de continuer jusqu’au monastère, pour tenter de voir et d’entendre quelque chose. Il fut servi à souhait, car il n’eut pas plutôt pénétré dans le carré d’ombre du premier corps de logis qu’il vit les fenêtres s’éclairer de lueurs falotes, et qu’il aperçut les fantômes blancs des moines défilant vers leur chapelle, les mains jointes dans leurs larges manches et la cape rabattue sur le visage.

Ce fut tout d’abord une sorte de susurrement, qui était la prière en commun de toutes ces formes prosternées. Puis un chant grave et triste s’éleva, coupé de répons, et dont la netteté s’accusait d’autant plus que la voix humaine seule en faisait tous les frais, sans l’aide d’aucun instrument. Quelques instants encore furent consacrés à la prière, et soudain le Dies Irae éclata d’un seul trait, s’enflant dans la nuit en ampleur démesurée, et Georges comprit que c’était pour l’un des religieux tué le jour précédent dans un accident survenu à la distillerie, et dont le corps allait être sans doute mis en terre ce matin-là. Puis le Libera, à son tour, sortit de tous ces gosiers brûlés et assoiffés d’amour divin, et on le sentait, ce chant superbe, qui montait vers le ciel piqué d’étoiles en un tout rigide, devait arriver d’un bloc et sans fléchissement jusqu’aux pieds de l’Éternel.

La foi qui soulevait toutes ces âmes était aussi celle de Georges, celle qui, depuis les temps les plus reculés, avait bercé, consolé et couché en terre tous les membres de sa famille. Et le jeune homme sut enfin qu’il se devait de la garder, cette foi, avec la même rigidité implacable, sans aucune fêlure, et que ce serait une déchéance à cet égard que d’admettre que l’Américaine en pût être tout le temps, chez lui, par sa présence, comme une vivante et muette protestation. La parole de l’Évangile : « Tu seras une même chair... » ne pouvait se réaliser que par l’étroite communion des âmes, et l’inspiration qui avait dicté les mémorables enseignements du décret Ne Temere avait bien sa source dans la sagesse divine.

Le Libera terminé, un grand silence s’était fait, puis les fantômes blancs un à un disparurent et les dernières lueurs s’éteignirent. Dans la sérénité de l’aurore toute proche, il semblait qu’on perçût le glissement des innombrables mondes qui peuplaient l’espace. Georges fixait Sirius, dont le feu rouge avait cette nuit-là un éclat extraordinaire, un vertige le prenait à la pensée de l’effroyable distance qui l’en séparait, et à la mesure de l’incommensurable petitesse qu’était la Terre. Et dire que sur cette Terre même, sur ce point infime, s’agitaient tant de passions ! Dire aussi que parmi ces passions il s’en trouvait qui bornaient leur intensité et leur satisfaction à la défaite ou au triomphe d’un Grandier ! Il revoyait Aubry, dont la fourchette dressée en bataille précisait les passages du Code. Et comme alors, reportant les yeux là-haut, il cherchait à se figurer l’importance que tout cela pourrait avoir pour les habitants de Sirius, il se sentit, dans une détente de tout son être, envahi d’un rire fou qui le secoua tout entier.

 

 

 

Gladys Ames avait entendu si souvent Georges Duruy lui parler de sa « Sainte » qu’elle avait fini, sans l’avoir jamais vue, par s’en faire un portrait à peu près ressemblant. Aussi n’hésita-t-elle pas une seconde quand, pénétrant ce matin-là, dans la salle à manger de la pension Lacroix, et apercevant trois ou quatre dames qui achevaient en ce moment de déjeuner, elle dit à l’une d’elles :

– Mademoiselle Marguerite Duruy, je crois ?

– C’est bien moi.

Gladys Ames se nomma, et elle crut alors discerner qu’une petite rougeur furtive montait aux joues de la vieille demoiselle. Dans tous les cas, cela fut très fugitif, et l’instant d’après il n’y avait plus que les deux yeux noirs et très doux – les mêmes que ceux de Georges qui luisaient dans la face vieil ivoire.

Elle se leva, dit ses grâces, puis indiquant à sa visiteuse la pièce d’à côté, qui était la « chambre de compagnie », elle l’y suivit tout aussitôt.

En demandant à Georges de lui laisser faire une visite à sa sœur avant de lui rendre réponse, la jeune fille avait bien en effet pour cela ses raisons. Elle n’était pas sans pressentir que la vieille demoiselle pourrait avoir de l’aversion pour elle comme protestante, encore que l’attachement qu’elle gardait à son frère l’eût empêchée de témoigner cette aversion de façon trop marquée. Mais elle voulait, en quelque sorte, toucher du doigt ce qui en était. En prenant les devants, elle avait chance que la Sainte l’apprécierait à sa valeur, sans que rien d’extérieur vînt influencer son jugement. Au lieu que, si elle eût laissé le frère plaider lui-même sa cause le premier, elle courait le risque que cette créature d’élite dissimulerait sa blessure pour ne pas causer de peine au frère qu’elle chérissait, et que c’était là une « charité » dont elle ne voulait à aucun prix.

Elle avait préparé le discours qu’elle lui débiterait. Elle lui dirait à quel point l’amour de Georges l’avait rendue fière et heureuse, et avec quel entier dévouement elle voulait se consacrer à son bonheur. Elle la prierait de ne pas la considérer comme une intruse et de la recevoir comme sa fille. Sans doute, leur foi n’était pas la même. Mais peut-être, qui sait ? se ferait-elle un jour catholique. Cependant, elle ne promettait rien, et entendait se réserver, sur ce terrain difficile et délicat, son entière liberté.

Oui, elle voulait lui dire tout cela, et bien d’autres choses encore. Comment se faisait-il cependant que, maintenant, rien de toutes ces choses ne lui venait ? Était-ce le tête-à-tête avec cette femme austère, dont elle n’avait jamais encore auparavant vu la pareille, ou le dépaysement que lui causait cette « chambre de compagnie » simplement crépie à la chaux, tendue de quelques chromos criards, et où dans un angle se voyait bien en évidence une grande croix noire, dite « croix de tempérance », ayant au pied une branche de rameau bénit ? Elle n’aurait pu préciser au juste, et, en attendant, la causerie se bornait à de menues formules de politesse, agrémentées de remarques sur les ressources offertes par Oka pour y passer ses vacances.

La jeune fille venait de dire à quel point elle avait été heureuse de rencontrer Georges pour la guider dans ses excursions. Et voici que soudain, durant une absence momentanée de la vieille demoiselle pour aller chercher quelques photographies qu’elle désirait montrer à sa visiteuse, celle-ci eut la révélation de la gêne qu’elle ressentait, et dont elle ne pouvait, quoi qu’elle fit, se défaire. L’autre soir, elle avait eu comme une sensation d’éloignement ; mais aujourd’hui elle aurait dit que c’était comme un recul de tout son être. Elle repassait, elle aussi, maintenant, par l’angoisse qui, la veille, avait terrassé l’homme qu’elle aimait et lui avait montré son devoir. Elle aussi entendait maintenant le flot précipité des voix lointaines qui se répercutaient en elle, et qui étaient celles des farouches Puritains du « Mayflower ». Quoi qu’elle fît, il lui fallait, elle, l’Errante, rester comme l’expression d’une autre grappe humaine où la sève des ancêtres se maintiendrait intacte. Elle comprit que cela était plus fort que la mort, et que si l’essence latine pouvait valoir l’anglo-saxonne et compléter celle-ci par ses contraires, les deux ne pouvaient jamais s’immerger l’une dans l’autre.

Il ne lui restait plus qu’à abréger le plus possible sa visite. Cela lui fut, du reste, facilité par l’attitude contrainte de Marguerite Duruy à son retour dans la chambre. Évidemment, durant son absence, elle avait dû être prévenue par quelqu’un du caractère qu’on attribuait à sa liaison avec Georges ; ou encore elle s’était tout simplement saisie et un vague instinct l’avertissait que l’Étrangère représentait un danger caché. Il n’y avait qu’un instant Gladys avait été toute prête à se jeter dans les bras de la sœur de Georges, et maintenant tout ce qu’il y avait en eux de vague rancune héréditaire, de latente hostilité de race, s’était levé de part et d’autre, et conspirait pour rendre irrémédiable la séparation.

 

 

 

Les dernières salutations s’échangeaient quand Georges parut sur le seuil. Il s’était hâté de descendre à Oka, dans l’espoir, vu l’heure matinale, de devancer la visite que Gladys devait faire à sa sœur, et de pouvoir faire part à l’Étrangère des graves et douloureuses perplexités par lesquelles il passait. Et voici que, sans doute, il arrivait trop tard, et que sa sœur savait tout. Mais ce fut, chez lui, une stupeur, quand il entendit l’Américaine lui dire tout naturellement, bien qu’avec des inflexions un peu tremblées, et en le regardant fixement dans les yeux :

– Vous ne pouviez venir plus à propos, car je compte partir aujourd’hui même et je venais précisément de charger Mademoiselle votre sœur de vous redire à quel point je vous étais reconnaissante pour toutes vos bontés à mon égard et que j’en garderais toujours le meilleur souvenir.

– Partir, fit Georges abasourdi. Que signifie... ?

– Oui, une dépêche urgente, répondit-elle en baissant les yeux et en rougissant un peu. Je m’embarquerai probablement à New York dès samedi prochain pour l’Europe.

– Et votre absence durera longtemps ?

– Je l’ignore encore. Oui, probablement, assez longtemps. Trois ou quatre ans, je suppose. Mais je crois que voici l’heure du bateau pour Como. Vous m’accompagnerez bien jusqu’au quai, n’est-ce pas ?

Ce disant, elle avait rabattu sa voilette, mais pas assez vite cependant pour empêcher Georges de remarquer qu’elle était très pâle avec un éclat métallique des yeux qu’il ne lui connaissait pas.

Ils traversèrent une bonne partie du village en réglant automatiquement leurs pas l’un sur l’autre, et sans prononcer un seul mot. En sortant, Georges avait aperçu à la pointe du Lac la fumée du bateau de Lachine, et il avait calculé qu’il y en avait à peine encore pour une demi-heure. Il se sentait le cœur étreint comme dans un étau, à la pensée du drame qu’il croyait deviner sous les paroles de la jeune fille, et dont il mesurait l’intensité à celle des affres par lesquelles il était lui-même passé.

Ce fut Gladys qui rompit le silence.

– Les minutes nous sont mesurées, dit-elle. Aussi, vous prierai-je de ne pas m’interrompre. Ne me regardez pas, surtout, car vous me feriez perdre le peu de courage qui me reste. Vous avez compris qu’il devait y avoir, pour motiver ce départ subit, une raison contre laquelle rien ne saurait prévaloir. Je vous remercie de ne pas avoir insisté pour vous la faire connaître. On ne lutte pas contre la fatalité. Je sais aussi que vous avez compris que je laissais ici une partie de moi-même...

– Pauvre chère âme ! ne put s’empêcher de s’écrier Georges.

Ils arrivaient à la jetée menant au débarcadère, et déjà on percevait le battement des aubes du bateau. Tout le village déversait là son flot de curieux et de désœuvrés, au milieu desquels se voyaient quelques rares voyageurs se hâtant.

– Ah ! j’oubliais, fit encore la jeune fille. Vous recevrez bientôt quelque chose de ma part ; oh ! bien peu de chose, une simple obole pour aider à la construction de votre chapelle. Promettez-moi de l’accepter. Plus tard, qui sait ? quand les années m’auront vieillie un peu, je referai peut-être ce pèlerinage et il me sera alors si doux d’aller m’asseoir là-haut et de contempler votre œuvre.

Le bateau accostait et déjà la passerelle était jetée. Dans un remous de la foule, l’Étrangère disparut, comme emportée. Puis, tout aussitôt, le bateau se remit en route.

Adossé au hangar du quai, Georges regardait le balancier de la machine, qui maintenant avait repris son mouvement cadencé, inexorable comme cette fatalité dont parlait tout à l’heure la jeune fille. Sur la galerie d’arrière, une forme blanche soudain apparut, qu’il connaissait bien, et qu’il fixa longtemps, du mieux qu’il put, à travers ses yeux embués de larmes. À mi-chemin du fleuve, une saute de vent coucha à la surface de l’eau un long panache de fumée, et tout sombra à jamais dans le noir...

 

 

 

 

Sylva CLAPIN, 1912.

 

Paru dans le Bulletin du parler français au Canada,

vol. X, nº 5 (janvier 1912).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net