La nuit de noël de 1914

 

DRAME POUR PATRONAGE EN UN ACTE

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul CLAUDEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SCÈNE I.

 

En arrière de Rheims, un village de la Champagne brûlé par les Allemands. Au fond une espèce d’étable ou de remise. Au milieu de la place, un puits. À droite, l’église sans toiture et à demi effondrée. Sur un mur, on voit affichée une proclamation allemande. En avant, deux tombes et, dessus, deux croix de bois coiffées de képis.

C’est une belle nuit d’hiver un peu brumeuse. La lune brille. Le village est au milieu du bois.

 

UN GROUPE DE SOLDATS FRANÇAIS, LE SERGENT, LE GÉNÉRAL.

 

LE GÉNÉRAL

 

Sergent, quelles sont ces tombes ?

 

LE SERGENT

 

Mon général, celles de nos camarades, Jean et Jacques, que nous avons perdus cet après-midi. Jean est tombé blessé en reconnaissance, il était là entre les tranchées. Jacques est allé le prendre sous les balles, et comme il le rapportait sur son dos, il est tombé à son tour. Tous deux sont morts en même temps, tués de la même balle. Nous n’avons pu avoir leurs corps qu’à la nuit et nous venons de les enterrer. C’étaient des jeunes gens de vingt ans. Jean était séminariste et Jacques était instituteur laïc.

 

LE GÉNÉRAL,

faisant distraitement le salut militaire.

 

Honneur aux braves ! – Les Allemands ne tirent plus ?

 

LE SERGENT

 

Voilà une heure qu’ils ont cessé. C’est la nuit de Noël. On pense qu’ils recommenceront à minuit. C’est leur genre de plaisanteries.

 

Le Général, montrant la remise.

 

Une baraque épargnée ?

 

LE SERGENT

 

C’est là que nous rangeons l’âne du cantinier. Et ce soir le boucher y a mis le bœuf que nous mettrons demain dans la marmite.

 

LE GÉNÉRAL,

se penchant sur le puits.

 

Un beau puits et qui a l’air profond. J’espère que l’eau est saine ?

 

LE SERGENT

 

Il nous rend bien service.

 

LE GÉNÉRAL

 

Et qu’est-ce que vous étiez dans le civil, sergent ? Vous avez une bien belle barbe.

 

LE SERGENT

 

Évêque, mon général. Évêque en Malaisie.

 

LE GÉNÉRAL

 

Montrez-moi vos tranchées. (Ils sortent).

 

 

 

SCÈNE II.

 

Le rideau se relève et montre exactement la même scène, les murs effondrés, les âtres avec la longue cheminée qui seuls subsistent de toute la maison, la remise, l’église en ruines, le puits ; la proclamation allemande est toujours là. Mais les deux tombes ont disparu.

Entrent par les côtés opposés JEAN et JACQUES. Ils sont devenus pareils à des enfants de quatorze ans et vêtus de longues robes blanches.

 

JEAN

 

Bonjour, Jacques !

 

JACQUES

 

Bonjour, Jean ! (Ils s’embrassent tendrement à la manière des prêtres en se mettant les deux mains sur les épaules).

 

JEAN

 

Jacques, tu as donné ta vie pour moi.

 

JACQUES

 

Jean, tu m’as donné ton âme et la foi en Jésus-Christ.

Tout cela ensemble coulait sur moi, pendant que je te portais sur mon dos, comme l’eau du baptême.

Le même coup de feu délivra nos âmes étroitement embrassées.

 

JEAN

 

Réunis pour l’éternité !

 

JACQUES

 

En Dieu ! Que ce mot me paraît encore étrange et nouveau, et quel profond tressaillement en moi d’étonnement et de désir !

Une seule seconde a fait de moi un chrétien et un bienheureux.

 

JEAN

 

Une seule seconde parfaite de foi, d’espérance, d’amour et d’acceptation, pendant que tu me portais sur ton dos.

 

JACQUES

 

Mon frère !

 

JEAN

 

Oui, mon Jacques, ton frère, et non point ton ennemi.

 

JACQUES

regardant autour de lui.

 

Eh quoi ! la mort est venue et rien autour de nous n’a changé.

 

JEAN

 

Ce n’est pas le ciel encore ! Vois ! À peine si la rougeur du couchant est obscurcie !

Noël ne fait que de commencer. Quelques heures encore avant que naisse Jésus-Christ.

 

JACQUES

 

Voici la remise où le cantinier rangeait son âne. Voici la cave où l’escouade se reposait. Voici le puits où nous allions à la corvée d’eau.

 

JEAN

 

Voici l’église.

 

JACQUES

 

Voici toutes les pauvres maisons détruites par les Allemands.

 

JEAN

 

Rien de ce qui arrive sur terre n’est perdu pour le ciel. Tout y trouve son sens. Tout y est devenu explicable, la même chose maintenant intelligible.

 

JACQUES

 

Tout est pareil.

Voici même sur le mur encore la proclamation que le général allemand y fit afficher, avant que le pauvre village fût détruit et ses habitants massacrés.

 

JEAN

 

Lis-la, Jacques.

 

JACQUES

 

Avis. – Une ligne téléphonique ayant été détruite près du village de Saint-Rémy-aux-Bois, le village de Saint-Rémy-aux-Bois est condamné à payer dans les vingt-quatre heures une amende de 20.000 francs. Si le payement n’est pas effectué à terme utile...

(Il n’y avait pas 20.000 francs dans tout le pays),

... Si le payement n’est pas effectué à terme utile, le village de Saint-Rémy-aux-Bois sera incendié et détruit sans égards pour personne : les innocents souffriront avec les coupables.

(Signé) : VON BULOW.

 

JEAN

 

Cela aussi est écrit dans le ciel pour toujours.

 

JACQUES

 

Et ces arbres aussi sont restés les mêmes. Qu’ils me paraissent sacrés dans cette nuit solennelle ! Le chandelier d’or de Salomon avec toutes ses branches allumées n’avait pas plus de mystère.

 

JEAN

 

Dieu a créé toutes choses excellentes et admirables. Il chérit tout ce qu’il a fait et désire qu’elles ne cessent jamais d’exister.

Ah ! la chose la plus humble, si nous avions eu le cœur assez pur,

Quel sens elle cache en elle et comme elle parle de son Créateur !

 

JACQUES

 

Maintenant je suis pur, Jean, et sans aucun péché. C’est ton sang qui m’a fait cette robe si blanche.

 

JEAN

 

Tu m’as donné ta vie, c’est une idée que tu as eue tout à coup ! Et moi je t’ai donné ce que j’ai pu.

 

JACQUES

 

Dieu nous a épargné une longue attente, et nous prend dans notre vingtième année.

 

JEAN

 

Ensemble pour toujours.

 

JACQUES

 

Mais ce n’est pas vingt ans que tu sembles avoir, mon Jean, et l’on dirait que tu en as à peine douze.

 

JEAN

 

Toi-même, Jacques, où est cette fière moustache dont tu étais si vain ?

 

JACQUES

 

Où est cette rude barbe noire ?

 

JEAN

 

Dieu a fait de nous des enfants de nouveau, comme au jour de notre première communion. Car il est écrit que nous n’entrerons pas dans le Royaume du Ciel, si nous ne devenons semblables à des petits enfants.

 

JACQUES

 

Tu te rappelles nos discussions dans la tranchée ? Ah ! que tu m’agaçais avec ton air tranquille ! Et que toutes choses à présent me semblent simples et naturelles !

 

JEAN

 

Mais quelles sont ces petites lumières blanches que l’on voit de toutes parts apparaître et la forêt en est remplie,

Comme au mois de mars, les fleurs qu’on appelle Reines-des-bois et le triste sol en est tout étoilé. (Ici le chœur chante tout bas le répons de l’office des Innocents : « Anima nostra sicut passer erepta est ».)

 

JACQUES

 

Ce sont les âmes des enfants morts, pareilles à des gouttes de lait.

 

JEAN

 

Morts, Jacques, dis-tu ? Eh quoi ! et nous, est-ce que nous sommes morts ? non point morts, mais vraiment vivants.

 

JACQUES

 

Venez, chers petits frères !

 

JEAN

 

Venez, saintes âmes innocentes ! Venez, témoins de Jésus-Christ, venez, tendres agneaux que le cruel Hérode a immolés, non point pour aucun mal que vous lui ayez fait, mais par la seule haine de ce Dieu dont vous êtes l’image.

 

JACQUES

 

Quelle moisson pour le Paradis ! Quelle odeur délicieuse vient à nous comme celle des jacinthes et des narcisses et de toutes ces fleurs les premières qui sortent du sol hivernal ! ou les muguets et les gros coucous qui sentent le miel !

 

JEAN

 

De toutes parts, des villes et des champs de France et de Belgique, innombrables comme nos armées, je les vois qui montent vers Dieu et toutes les routes du Ciel en sont remplies ! Il n’y a pas d’église populaire qui ait tant de blanches multitudes autour d’elle un jour de première communion.

 

JACQUES

 

Il n’y a rien que le diable abomine aussi fort qu’un petit enfant.

 

JEAN

 

Vous tous, les égorgés, les fusillés, les mutilés, les perdus, les abandonnés, morts de froid, morts de misère, morts de ne pas manger,

Morts de peur et de désespoir,

Chers petits frères, venez ! nous ne vous ferons aucun mal.

 

JACQUES

 

Ils nous ont vus et n’osent s’approcher.

 

JEAN

 

Venez ! (Entre une foule d’enfants vêtus de longues robes blanches, les mains jointes ou les bras croisés. Ils viennent se masser sur le fond de la scène.)

 

JACQUES

 

Enfants, qui êtes vous et d’où venez-vous ?

 

JEAN

 

Tais-toi, Jacques, et ne parle pas ainsi brusquement comme si tu étais encore un caporal à la tête de son escouade.

Les pauvres petits enfants ont le cœur si sensible et il est si facile de les effaroucher ! Et ceux-ci viennent de souffrir tellement sans savoir pourquoi. Laissons-les s’apprivoiser peu à peu et faisons semblant de ne pas les voir.

 

JACQUES

 

Qu’ils sont touchants avec leurs mains jointes et leurs yeux baissés comme de pauvres enfants qui ne savent rien de rien et font ce qu’on leur dit !

 

JEAN

 

Il y en a qui savent à peine marcher et dont les pieds s’embarrassent dans cette robe trop longue.

 

JACQUES

 

Un peu de temps encore et les pieds ne leur serviront plus de rien.

 

JEAN

 

Ils seront dans la gloire de Dieu avec nous !

 

JACQUES

 

En Dieu, Jean, en Dieu même ! Où est Dieu, là nous serons avec lui ! Avec Dieu, et non pas ailleurs, dans la vive lumière de Dieu, comme un nageur dans une source, le nageur qu’une eau subtile et lumineuse enlève et soutient suivant le poids qu’il pèse !

 

JEAN

 

Tu sais ces choses ! Quel docteur une balle de Mauser a fait de toi en une seconde ! (Une petite fille s’approche timidement de lui par derrière et lui met la main dans la main.)

 

JEAN

 

Qui es-tu, chère enfant ? Bonjour, Doucette !

 

LA PETITE FILLE

 

Je suis la grande Marie.

 

JEAN

 

Guère grande tout de même.

 

LA PETITE FILLE

 

C’est moi qui ai conduit ici les petits de Lunéville.

 

JEAN

 

Quels petits ?

 

LA PETITE FILLE

 

Les tout petits qui sont morts parce que les Bavarois avaient réquisitionné tout le lait.

 

JEAN

 

Et toi, comment es-tu venue ?

 

LA PETITE FILLE

 

C’est un gros homme gris qui m’a tuée à coups de sabre, j’avais beau me cacher, ô Dieu que j’ai eu peur ! et il a tué aussi notre chien qui me défendait. (Un autre enfant tout petit est venu se mettre tout près de Jacques.)

 

JACQUES

 

Et toi, mon homme, qui es-tu ?

 

UNE AUTRE PETITE FILLE

 

Il ne sait pas bien parler encore.

 

JACQUES

 

Qui est-ce ?

 

LA PETITE FILLE

 

C’est un petit que sa maman a perdu quand on s’a sauvé de Nomény. Elle le tenait dans son tablier et il a tombé. Une roue de charrette lui a passé sur le corps. (Un autre enfant.)

 

JEAN

 

Et toi, mon petit tondu ?

 

LE PETIT GARÇON

 

Les Allemands m’ont fusillé parce que je les mettais en joue avec mon fusil de bois.

 

LA PETITE MARIE

 

Regarde ! En voilà d’autres qui veulent te parler.

 

JEAN

 

Qui sont-ils ? Explique-moi.

 

LA PETITE MARIE

 

Ce sont les petits Belges qu’on a brûlés dans une grange.

 

JACQUES

 

Et tout ce paquet là-bas qui ne dit rien et qui baisse la tête ?

 

LA PETITE MARIE

 

Ce sont des petits Anglais. Un obus est tombé au milieu de leur école et ils ont sauté tous à la fois avec la bonne sœur.

 

JEAN

 

Et ces cinq ou six autres là-bas qui se tiennent par la main ?

 

LA PETITE MARIE

 

Noyés dans un bateau de réfugiés que les Allemands ont coulé.

 

JEAN

 

Et ces autres ?

 

LA PETITE MARIE

 

C’étaient les orphelins d’un hospice où l’on avait mis le drapeau de la Croix-Rouge.

 

JACQUES

 

Et ceux que voilà, si timides, et qui osent à peine se montrer ?

 

LA PETITE MARIE

 

Ah ! ne leur faites pas peur ! Ce sont ceux qui ont le plus souffert, quand les Autrichiens se sont sauvés ! Ils ne nous parlent pas, tant leur pauvre cœur est encore contracté.

Ce sont les petits Serbes qui viennent de bien loin.

 

JACQUES

 

Et tous ces jolis messieurs, dis-moi, qui ont un air si fier sous leurs cheveux bouclés ?

 

LA PETITE MARIE,

leur faisant signe.

 

Venez, on ne vous fera pas de mal. (Les petits approchent.)

 

JEAN

 

Qui êtes-vous ?

 

LA PETITE MARIE

 

Ce sont les Polonais qui sont de chez les Russes, et il y en a un qui a une belle image de la Vierge noire. (Entre une petite fille avec son violon.)

 

JACQUES

 

Et toi, ma jolie rose, qui es-tu ?

 

LA PETITE FILLE

 

Je m’appelle Sylvie et je joue du violon.

 

JACQUES

 

Et comment es-tu venue ici ?

 

LA PETITE FILLE

 

Je ne sais pas. J’étais dans mon lit et je dormais, et tout à coup je me suis trouvée ici.

 

JEAN

 

Que c’est gentil d’être tous ensemble des petits enfants ! Aimables frères, c’est fini maintenant de cette terre où l’on souffre !

 

JACQUES

 

Et d’où vient que toute cette foule s’est assemblée avec nous, ce soir, en ce lieu même ?

 

JEAN

 

N’est-il point l’image de celui où nous avons passé tant de nuits, ayant devant nous les deux tours de la cathédrale martyre, Notre-Dame de Rheims, Notre-Dame de France, assassinée par les Allemands en haine de la foi ?

Ce n’est pas une sainte ou un évêque, c’est Notre-Dame elle-même, c’est la mère de Dieu fait homme pour nous, qui endure la violence et le feu !

C’est elle tout à coup que nous avons vu flamboyer au centre de nos lignes, comme jadis la vierge de Rouen, c’est elle qu’ils essayaient de massacrer, la vieille mère, pendant qu’elle nous faisait un rempart de son corps !

Au centre de nos lignes c’était elle contre les hordes du noir Luther qui était notre rempart et notre drapeau !

Dans cette bataille sur toute la longueur de la Marne que nous avons livrée, ayant Geneviève à notre gauche et Jeanne à notre droite,

Dans cette bataille de six jours autour du jour de sa fête, quand se retournant tout à coup la ligne de nos sept armées parvint, avec quel effort, à rejeter le poids accablant, le manteau de plomb vivant sur nous avec un million de griffes des légions de la nuit !

Et maintenant elle est toujours là sur le front, notre mère, notre générale, incendiée, insultée, mutilée, vide, veuve, frappée, debout ! Et les Boches en face d’elle n’ont pas gagné d’un seul pas et ils savent qu’ils n’iront pas plus loin.

C’est d’elle-même, en effet, qu’il est dit qu’elle est terrible comme une armée rangée en bataille, terrible quand elle sourit, et que sera-ce quand elle brûle ?

À sa droite, à sa gauche, à l’Est, à l’Ouest, et du Midi jusqu’au Nord, de la mer aux Vosges et de Dunkerque jusqu’à Belfort, au travers des Sept Rivières,

Elle voit s’attacher à elle comme à une colonne, comme à un pilotis, la triple et quadruple chaîne sans aucune rupture ni défaut,

De qui formée, sinon de ces enfants mêmes qu’elle a donnés à Dieu et que jadis elle enveloppa dans les langes baptismaux !

Maintenant, c’est l’hiver, c’est la longue saison de la souffrance et de la lutte et de l’espérance dans le froid et dans la gêne et dans la mort,

Quand toute la France est dans le silo, tout notre froment dans le sillon,

Avant que cette semence armée ressuscite au soleil de Pâques !

 

JACQUES

 

Et d’où vient que tout ce peuple s’est assemblé ici ?

 

JEAN

 

N’est-il point convenable que là où la mère endure passion tous les enfants soient avec elle ?

Où est leur place en ce jour de Noël sinon près de cette mère qui les a tous enfantés au salut avec le Christ ?

Où est mieux leur place en ce jour de la naissance de toute l’Église,

Sinon près de ces fonts jaillis de la plus pure veine de la terre où jadis la Fille aînée de l’Église a reçu le baptême et tant d’autres peuples avec elle ?

Sinon près de cette source d’eau et de chrême où jadis Jeanne la Pucelle conduisit le Roi pour s’y faire sacrer ? Rheims royale et baptismale que les ennemis de la Joie aujourd’hui essayent d’ensevelir sous le fer et le feu.

 

JACQUES

 

Mais qu’attendent-ils tous ?

 

JEAN

 

Que minuit sonne et que le ciel s’ouvre.

Or ça, voici M. le Curé du village qui vient vers nous pour nous recevoir, car nous sommes chez lui,

Et nous faire un beau sermon. (Entre le Curé de Saint-Rémy-aux-Bois.)

 

JACQUES

 

Bonjour, Monsieur le Curé !

 

M. LE CURÉ

 

Bonjour, mes petits enfants ! Bienvenus tous à Saint-Rémy-au-ciel !

Vous voilà tous enfin ! C’est pour vous que je suis resté seul ici si longtemps à vous attendre, car c’est moi qui suis chargé de vous accueillir en ce lieu, avant que l’heure vienne d’être introduits dans une autre demeure.

 

JACQUES

 

Voici combien de temps que les Prussiens vous ont fusillé ?

 

M. LE CURÉ

 

Voilà cinq mois qu’ils sont entrés ici comme des gens à moitié fous. Il n’y avait rien à leur expliquer.

Moi et ma bonne, ils m’ont pris tout de suite et ils nous ont conduits au cimetière, à gauche de l’église. J’ai bien vu tout de suite ce qu’ils voulaient. Ils disaient que nous leur avions tiré des coups de fusil.

 

JEAN

 

La bonne était une pauvre enfant aveugle et bec-de-lièvre qu’il avait recueillie par charité.

 

M. LE CURÉ

 

Alors j’ai dit à Marie : « Marie, c’est le moment de réciter notre chapelet. » Elle n’a rien dit, elle a tiré son chapelet de la poche de son tablier et elle s’est mise à genoux à côté de moi, tenant ma soutane de l’autre main.

 

JEAN

 

Où est-elle ? Je ne la vois pas.

 

M. LE CURÉ

 

Elle était trop pure et la terre n’a pu la contenir. Je ne l’ai vue qu’un moment, elle m’a souri, ah ! quel céleste sourire ! et elle a disparu.

 

JEAN

 

Et est-ce que vous avez souffert à ce moment, Monsieur le Curé ?

 

M. LE CURÉ

 

Et toi-même, Monsieur le séminariste ?

 

JEAN,souriant.

 

Et toi, Jacques ?

 

M. LE CURÉ

 

Dieu a miséricordieusement caché aux pauvres hommes, afin qu’ils aient quelque mérite, le peu de douleur qu’il y a à quitter ce lieu de souffrance et de ténèbres.

Rien qu’une grande lumière fulgurante comme l’épée de l’ange exterminateur et voici la réalité enfin autour de nous !

Comme quand au sommet d’une montagne le brouillard tout à coup s’écarte et que l’on voit l’Alsace ou la Lombardie toute rose dans le soleil du matin.

C’en est fait de ce songe mauvais que nous appelions la vie.

 

JEAN

 

Ainsi donc, tout de même, la voilà, cette vie éternelle par laquelle au séminaire on nous apprenait à terminer tous nos sermons !

 

M. LE CURÉ

se tournant vers les enfants.

 

Et maintenant, mes très chers frères, écoutez-moi, car c’est moi qui suis chargé ce soir de vous faire l’instruction et de préparer vos intelligences à cette éternelle Noël qui va briller à minuit, comme jadis je prêchais aux enfants des catéchismes, – car pour vos cœurs, je sais que déjà ils sont tout purs et ouverts. (Tous les enfants se groupent au fond de la scène.)

Mes très chers frères, je vous conjure tout d’abord de ne plus être tristes, et effrayés, et éperdus, comme il est naturel à un âge si tendre quand on se trouve tout à coup sans personne, et vos chers parents sont restés dans un autre lieu, et je sais que vous venez d’avoir si peur ! Vous étiez entourés de tant de soins et de tant d’amour, et voilà tout à coup que la chose s’est produite et quelqu’un tout à coup qui vient pour vous faire du mal, alors que vous n’en faisiez aucun. Et, maintenant, c’est le ciel, il est vrai, vous le savez, et cependant votre mère n’est pas avec vous, et vous vous dites sans doute : « Est-ce qu’il y a place pour de si petits enfants dans une si belle maison ? » Mes chers frères, si petits, si simples, si innocents que vous soyez, si désarmés, vous ne l’êtes pas encore autant que ce Dieu que vous allez voir tout à l’heure et qui n’accueille que ceux-là précisément qui sont semblables à vous et à lui : « Mais, pensez-vous, est-ce qu’il me connaît, moi, le tout petit, comme ma mère me connaît et comme je la connaissais ? » – Chers enfants, dit le bon Dieu, c’est votre mère qui vous a reçus, mais c’est moi qui vous ai faits. C’est elle qui vous a reçus de tout son cœur, c’est elle qui vous a nourris du meilleur de ce qu’elle a, mais c’est moi le premier qui ai eu toute l’idée, c’est moi qui vous ai faits exprès, comme un ouvrier qui pense longtemps à ce qu’il va faire et qui combine bien des choses par avance. Comme c’est joli pour lui ce petit être qui va paraître et personne autre n’en a l’explication ! Et si vous aimez votre maman, n’aimerez-vous pas bien aussi celui qui est votre auteur et votre inventeur et qui n’a pas cessé et ne cesse pas de penser à vous un seul moment ! Ah ! il y a un grand secret entre vous et lui, un petit mot bien doux que vous seuls, et non pas aucun autre, pouvez lui dire, et ce petit mot de votre bouche, dit le Seigneur, il m’a paru si cher, si indispensable, que je n’ai pas eu la patience d’attendre plus longtemps et que je vous ai fait chercher tout de suite où vous étiez, avant que la vie ne m’ait changé mes petits enfants.

Oui bien, mes très chers frères, il vous faut remercier le bon Dieu qui, en vous enlevant si jeunes, vous a traités comme ses préférés, et non seulement vous a soustraits ainsi à bien des maux, mais qui n’a pas permis que sa ressemblance fût jamais en vous, pas plus que chez les anges, endommagée. Mais vous n’êtes pas seulement bienheureux, vous êtes saints aussi. Si petits, vous avez la même couronne que tant de généreux athlètes, tant de missionnaires, tant de nos frères en Chine ou du temps des empereurs de Rome, n’ont conquise qu’au prix de beaucoup de labeur et de patience. L’être en état de grâce, comme il ne cesse pas d’être uni au Christ, s’il vient à subir le martyre, comme il ne cesse pas d’être en état d’assentiment à son Créateur, participe à la même passion et en dilate sur tout ce qui l’entoure la vertu d’expiation et de rachat. Ce n’est pas faussement que vos mères, quand elles vous serraient dans leurs bras, vous appelaient leurs petits Jésus ! Comme il a donné sa vie pour vous, vous lui avez donné la vôtre et à jamais dans le ciel vous ne cesserez plus de la lui donner.

Donner ne suffit pas, il faut demander aussi, sans cela à quoi servirait-il d’être des enfants qui attendent tout de leur père avec une foi sans borne, et n’entendent aucune raison ? N’ayant rien à demander pour vous, que demanderez-vous, mes très chers frères, tout chauds encore du corps et de l’âme de vos parents ? La pitié pour eux tout de suite du Seigneur, pour tous ces pauvres gens qui traînent encore là-bas, et qu’il entende leurs noms que tous ces anges nouveau-nés exhalent comme une rose fraîche qui s’ouvre avec une odeur irrésistible !

La pitié tout de suite, et le pardon tout de suite aussi, la pitié pour ces auteurs de votre vie – et le pardon en même temps pour tous ces malheureux qui, en vous tuant, sont les auteurs de votre béatitude, pour qu’au parfum nouveau de ce petit globe d’amour qui chante à Dieu ne se mêle pas l’idée insupportable de l’injure qui lui a été faite ! Prions donc pour nos bourreaux. Mais, Seigneur, vous savez qu’il n’est pas facile de prier pour un Allemand. Ce sont des gens si parfaitement honnêtes, et vertueux, et sûrs de bien faire, même quand ils assassinent des enfants. Que demander pour ces êtres justes et rayonnants, investis dès leur naissance du don de ne jamais mal faire, et qui n’oublient pas de reporter pieusement à Dieu le mérite de ce privilège singulier ? Quand ils nous tuaient, mes très chers frères, c’est nous qui étions coupables de la nécessité qui obligeait ces bonnes gens à des actes immodérés. Quel trait demander à la grâce qui vaille contre l’armure d’une confiance aussi solide, ou d’une bêtise aussi épaisse ? Qu’oserons-nous demander à Dieu pour ces peuples religieux qui savent mieux que lui où ils en sont et qui n’ont besoin de personne ? Et quelle est la chance de nos amis qui osent porter les armes contre de pareils gaillards ? Leurs souverains ne sont-ils pas de pieuses gens ? Il y en a un qui n’est pas capable de dire trois mots sans que le quatrième soit cette syllabe redoutable que nous-mêmes osons à peine prononcer. Il y en a un autre qui s’est fait photographier à genoux sur son prie-Dieu, invoquant ce Père qui veut qu’on lui parle dans le secret et il n’y a pas dans son empire un douanier ou un commissaire de police dont le bureau ne compte à son inventaire l’image du Crucifié ! Et la pauvre France, mes très chers frères, pendant ce temps-là, grand Dieu, que fait-elle ? Je frémis d’y penser ! Un pays si peu édifiant ! Que pèse-t-il au regard de ces empires religieux ? Qui de vous me dira ce qui se passe en France en ce moment ?

 

UN ENFANT

 

Comment savoir d’ici ce qui se passe sur la terre ?

 

M. LE CURÉ

 

Ne voyez-vous pas ce puits au milieu de la place ? Et ne vous a-t-on jamais montré dans les images ce même puits où Jacquin et Jacqueline s’amusaient à secouer leur édredon qui devenait aussitôt des masses de flocons et un épais manteau de neige sur les Vosges et toute la Lorraine ?

 

L’ENFANT,

se précipitant vers le puits.

 

C’est ce puits-là, monsieur le Curé ?

 

TOUS LES ENFANTS,

se précipitant vers le puits.

 

Oh ! venez, venez ! venez tous ! venez voir dans le puits !

 

M. LE CURÉ

 

Eh ! bien, qu’est-ce que vous voyez ?

 

UN ENFANT

 

Je vois une petite lumière triste tout en bas. Oh ! que tout paraît triste et sombre !

 

UN AUTRE

 

Je vois une campagne toute rapiécée, des forêts toutes noires, des rivières qui vont l’une vers l’autre, des villes toutes blanches comme une pincée de sucre, et de l’Est à l’Ouest, à perte de vue une grande ligne de villages qui brûlent !

Et cette triste petite lune tout en bas comme une pastille jaune !

 

M. LE CURÉ

 

Douce France ! Pardonnez-moi, mon Dieu, si même au ciel je garde tellement au cœur l’amour de ce pays.

Que j’aime ses villages qui sont blottis çà et là comme des poules dans la paille et ses vieilles petites villes tout usées comme des meubles de famille qu’on n’a jamais changés de place !

 

UNE PETITE FILLE

 

Je vois maman !

 

UN PETIT GARÇON

 

Ne pleure pas, maman ! Nous sommes heureux ! Viens avec nous !

 

M. LE CURÉ

 

Que fait-elle, votre maman ?

 

LA PETITE FILLE

 

Elle est à genoux et elle prie en sanglotant, et son pauvre corps maigre est secoué de grands frissons. Et elle serre contre son cœur un petit bas de tricot.

 

UNE AUTRE PETITE FILLE

 

C’est à cause de mon petit frère qu’elle a perdu et qui a été écrasé par une charrette. On nous avait séparés. Et nous autres, les Allemands nous ont mises en tête d’une de leurs colonnes pour se protéger.

 

LA PREMIÈRE PETITE FILLE

 

Ne pleure pas, maman ! Je suis là-haut avec Henri !

 

M. LE CURÉ

 

Regardez encore, qu’est-ce que vous voyez ?

 

UN ENFANT

 

Je vois un colonel qui dit la messe et tout le régiment est à genoux dans la boue autour de lui.

 

M. LE CURÉ

 

Et encore ?

 

UN ENFANT

 

Je vois un médecin-major dans le coin d’un hôpital, qui vient de se convertir et qui essaye de dire son chapelet.

 

M. LE CURÉ

 

Et encore ?

 

UN ENFANT

 

Je vois mille hommes couchés par terre et il y a une ligne de meules par devant.

Mille hommes morts par terre et pas un d’entre eux qui n’ait reçu l’absolution.

 

M. LE CURÉ

 

Et encore ?

 

UN ENFANT

 

Je vois un rabbin à genoux près d’un mourant et qui lui fait baiser le crucifix.

 

M. LE CURÉ

 

Et est-ce qu’ils continuent à jurer et à blasphémer ?

 

L’ENFANT

 

Plus que jamais ! mais tous ont une médaille ou un scapulaire sur leur pauvre chair qui me fait tant de pitié.

 

M. LE CURÉ

 

Quoi ! est-ce là ce pays de Voltaire et de Renan ?

 

UN AUTRE ENFANT

 

Je vois le petit-fils de Renan !

 

M. LE CURÉ

 

Que fait-il ?

 

L’ENFANT

 

Il est par terre, les bras en croix, avec le cœur arraché, et sa figure est comme celle d’un ange ! Il a le signe sur lui du troupeau de saint-Dominique.

 

M. LE CURÉ

 

Tu vois son corps. Mais son âme, dis-nous, où est-elle ?

 

L’ENFANT

 

Saint Dominique l’enveloppe dans son grand manteau avec les autres tondus.

 

M. LE CURÉ

 

Et qui vois-tu encore ?

 

L’ENFANT

 

Je vois un mourant à qui on apporte Jésus-Christ et qui essaye de faire le salut militaire ! Je vois les deux fils du général de Castelnau. Je vois Charles Péguy qui tombe la face contre terre ! Je vois un professeur de sixième qui meurt pour la France et ses enfants s’appellent Michel et André ! Je vois un capitaine de dragons qui meurt pour la France et ses petits garçons s’appellent Bernard et Jean.

 

UN AUTRE ENFANT

 

Oui ! Et moi, je vois son père, qu’il est vieux !

 

M. LE CURÉ

 

Qu’est-ce qu’il fait ?

 

L’ENFANT

 

Il consent et il baise le crucifix.

 

M. LE CURÉ

 

Quoi ! c’est là cette France impie ?

 

JEAN

 

C’est la France au sang pur telle qu’elle fut toujours.

 

M. LE CURÉ

 

Est-ce là cette ennemie de Dieu ?

 

JACQUES

 

La France ennemie de Dieu ! Il n’y a que les ténèbres qui soient ennemies de la Lumière !

Il n’y a que les cœurs fermés, il n’y a que les âmes d’esclaves qui soient horribles à un père, et quel est le peuple moins obscur que ces Français dont le nom même est synonyme de libre et de sincère ?

Ennemis de Dieu, parce qu’il ne nous suffit pas de le confesser de bouche seulement,

Et de le ranger ensuite commodément loin de notre vie quotidienne comme une idole toujours prête à nous approuver !

Ennemis de Dieu, quand on ne nous voit occupés que de lui ! Quand dans le monde entier il n’y a que nous qui ne le lâchions pas, et qui ne lui laissions pas de repos, et qui mettions l’intelligence avant la loi et l’amour avant le respect, et qui connaissions le chemin de son cœur, jusqu’à ce que nous sachions si c’est vrai qu’il nous aime et qu’il est vivant !

Il ne serait pas un père s’il n’aimait pas ce tourment que nous lui faisons !

Les autres peuples peuvent parler de Dieu, qu’est-ce que ça leur fait ? Ce n’est qu’un mot pour eux comme un autre et non point cette chose, si sacrée dans le cœur comme le nom de notre mère, qu’on n’aime pas à l’en faire sortir !

Les autres peuples disent que Dieu est avec eux et qu’il les défend, mais nous, c’est nous autres qui le défendons !

Nos pères jadis, ont dressé ces deux tours au travers du soleil levant,

Ces deux tours qui nous gardent encore, Rheims et ce beau vaisseau d’où ruisselait le baume sur toute la terre royale,

Cette grande terre à blé qui est la nôtre et ce manteau de moissons qui l’enveloppe, montant et descendant et tout parsemé de rieurs de lys !

Maintenant, tout ce qui était paille au-dessus de la terre est parti en flammes et en fumée ! Mais il nous reste la terre même où nous avons creusé une grande fondation,

Un grand fossé au devant de l’envahisseur, et que nous reconquérons à grand travail, pouce à pouce et sillon par sillon, payant prix de nouveau pour elle,

Comme un laboureur, trait par trait, qui rouvre et reprend toute sa pièce jusqu’à la limite éternelle,

Un peuple tout entier enfoncé dans sa terre jusque par dessus la tête, une armée toute ruisselante de la terre natale,

Jusqu’à ce que de nouveau elle surgisse au soleil de Pâques !

Est-ce nous qui avons attaqué ? est-ce nous qui avons voulu voler aux autres ce qu’ils avaient ?

Ce que nous défendons, c’est notre bien, c’est le jardin qui tient à notre maison, c’est l’arpent carré dans lequel tient notre droit et notre destinée !

Et ce que nous défendons, c’est Dieu même qui s’est remis à notre garde comme un petit enfant, c’est cette place honnête dans notre cœur où il est, c’est ce Tout-Puissant infiniment faible, c’est cet humble souffle dans notre cœur qui nous a mis tous debout !

C’est à lui que nous faisons un rempart, ce solide rempart entrelacé de tout ce qu’il a d’hommes dans le pays, cette moisson toute mêlée de prêtres et de missionnaires avec nous comme les fleurs rouges et bleues dans le blé blanchissant !

Contre leur Goethe et leur Kant et leur Nietzche et tous ces souffleurs de ténèbres et de pestilence dont le nom même fait horreur,

Et contre leur père à tous, l’apostat Martin Luther, qui est avec le diable !

C’est Dieu même que nous défendons, ceux-là mêmes qui ne savent pas son nom.

Car chaque peuple est né pour lui-même, mais la France est née pour tout l’univers afin qu’elle lui porte la joie !

Ce n’est pas son corps seulement qu’elle défend, c’est son âme qui est à tout l’univers, ce n’est pas sa vie seulement qu’elle défend, c’est la parole de Dieu à tout l’univers, qui est l’éternelle joie dans l’éternelle liberté !

Et si elle doit se taire et si Dieu doit cesser de parler français, elle sait que ce jour-là il vaut mieux pour elle être morte !

Et c’est cela qui tout à coup a soudé ensemble nos sept armées, en cette veille de la Nativité de Notre-Dame où elles se sont retournées toutes à la fois, le jour de la bataille de la Marne !

 

JEAN

 

Puissent de même les sept peuples qui combattent contre les Barbares se souvenir éternellement que dans cette cause sacrée ils ont uni leurs mains et leur sang !

 

M. LE CURÉ

 

Ainsi soit-il ! (On entend au loin le coup d’une cloche.)

 

JEAN

 

Quelle est cette heure qui sonne ?

 

UN ENFANT,

regardant par le puits.

 

C’est un pauvre village en flammes, tout est clair comme en plein jour. L’église brûle, mais l’horloge marche encore et sonne l’heure.

 

UN AUTRE

 

La demie de onze heures !

 

UN AUTRE

 

La demie avant ce minuit qu’elle ne sonnera pas ! La demie de cette heure dernière qui précède Noël ! (La porte de la grange au fond de la scène apparaît rayonnante de lumière par toutes ses fissures.)

 

M. LE CURÉ

 

Mettons-nous à genoux, mes enfants, et prions pour la pauvre France cet innocent qui va nous apparaître.

Mon Dieu, ayez pitié de la France et ne l’écoutez pas moins qui n’est pas toujours comme les autres peuples à parler de sa justice et de sa vertu et qui sait que tout ce qu’elle fait n’est pas toujours bien.

 

LES ENFANTS MORTS

en un grand murmure.

 

Mon Dieu sauvez la France ! (Silence. Les fenêtres vides de l’église ruinée s’illuminent.)

 

UN ENFANT,

en retard, revenant du puits.

 

L’église du pauvre village s’est effondrée.

 

UN AUTRE

 

Comment saurons-nous qu’il est minuit !

 

M. LE CURÉ

 

Ce seront les Allemands qui vont nous l’annoncer en tirant douze coups sur la cathédrale de Rheims.

 

UN ENFANT

 

Quel silence ! on n’entend plus rien au ciel et sur la terre.

 

M. LE CURÉ

 

C’est le Seigneur Dieu qui fait silence pour écouter les Allemands qui vont tirer sur sa maison. Et nous tous, faisons silence avec lui. (Silence.)

 

LA PIÈCE ALLEMANDE DE 220, BOMBARDANT LA CATHÉDRALE DE RHEIMS

 

Boum ! – (La porte de la grange s’ouvre et l’on voit la scène de Noël, la Vierge, l’Enfant, Saint-Joseph, le bœuf et l’âne, telle qu’on a l’habitude de la représenter dans les églises.)

 

VOIX DE FEMMES ET D’HOMMES,

chantant dans l’église dévastée

 

Gloria in excelsis Deo et in terra pax hominibus bonæ voluntatis !

 

M. LE CURÉ

 

Dieu vivant !

 

LES ENFANTS

 (La force des invocations ne cesse de s’élever jusqu’à ce quelles deviennent semblables, à la fin de la scène, aux vociférations de l’Apocalypse.)

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (2e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Laudamus te !

 

M. LE CURÉ

 

Dieu enfant ! Dieu innocent ! Dieu fait homme ! Dieu avec nous !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (3e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Benedicimus te ! Adoramus te ! Glorificamus te ! Gratias agimus tibi propter magnam gloriam tuam !

 

M. LE CURÉ

 

Jésus-Christ, fils de Dieu !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (4e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Domine Deus, Rex cælestis, Deus Pater Omnipotens !

 

M. LE CURÉ

 

Seigneur Dieu, Notre Père tout-puissant !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (5e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Domine Fili Unigenite, Jesu-Christe ; Domine Deus Agnus Dei, Filius Patris !

 

M. LE CURÉ

 

Petit enfant nouveau-né !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (6e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Qui tollis peccata mundi, miserere nobis !

 

M. LE CURÉ

 

Jésus qui ne voulez pas la mort du pécheur, mais qu’il vive !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (7e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Qui tollis peccata mundi, suscipe deprecationem nostram ! Qui sedes ad dexteram Patris...

 

M. LE CURÉ

 

Jésus qui aimez la France !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (8e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Miserere nobis !

 

M. LE CURÉ

 

Par votre divinité !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (9e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Quoniam tu solus Sanctus !

 

M. LE CURÉ

 

Par votre humanité ! Par les entrailles de votre humanité !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (10e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Tu solus Dominus, tu solus Altissimus !

 

M. LE CURÉ

 

Sauvez la France !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (11e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Jesu-Christe !

 

M. LE CURÉ

 

Jésus-Christ !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Sauvez la France !

 

LE CANON ALLEMAND

 (12e coup)

 

Boum !

 

LES VOIX

 

Cum sancto spiritu in gloria Dei Patris !

 

M. LE CURÉ

 

Jésus-Christ, sauvez la France !

 

LES ENFANTS,

tous ensemble

 

Jésus-Christ, sauvez la France ! Jésus-Christ, sauvez la France ! Jésus-Christ, sauvez la France !

 

LES VOIX

 

Amen !

 

 

 

 

Paris, février 1915.

 

 

 

Paul CLAUDEL,

La nuit de Noël de 1914,

1915.

 

 

 

 

 

 

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