Richard Wagner

 

RÊVERIE D’UN POÈTE FRANÇAIS

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Paul CLAUDEL

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En auto par un soir d’automne sur une route du Japon.

À droite. – Mon cher Jules, je vous demande pardon de vous tirer de votre somnolence, mais j’ai énormément de choses à vous dire.

À gauche. – Je suis tout oreilles.

À droite. – Vous souvenez-vous de cette conversation que nous eûmes à Lausanne en 1915 avec Stravinsky ?

À gauche. – À propos de Wagner, je suppose...

À droite. – Le reproche que Stravinsky adressait à la musique de Wagner...

À gauche. – C’est une pâte, – disait-il. – Je m’en souviens.

À droite. – ... Il n’y a jamais un son pur. Tout est amalgamé. Jamais n’est donnée à l’oreille la fête d’un timbre limpide. On n’entend jamais une flûte, ou un alto, ou la voix humaine, mais un mélange de tout cela.

À gauche. – D’abord n’y aurait-il pas deux musiques, l’une active et l’autre passive, l’une qui est voix et l’autre qui est oreille, une musique qui écoute ?

À droite. – Nous discuterons cela tout à l’heure. Je vous en prie, ne lancez pas sous mes pieds cette pomme d’Atalante !

À gauche. – Ce reproche du Russe, je l’ai retrouvé plus tard sous la plume de Debussy. Il prétend que souvent chez Wagner il est impossible de distinguer le violoncelle de la clarinette.

À droite. – Si vous voulez mon sentiment, c’est la même chose que si on blâmait un homme d’avoir une voix de basse au lieu d’une voix de ténor.

À gauche. – Toutefois l’énervement de Debussy est explicable. Un artiste a son goût à lui, il a besoin, il attend certains sons, certaines idées, certaines couleurs, et il en veut au confrère qui ne lui en fournit pas.

À droite. – C’est drôle, pourquoi est-ce que je pense à Wagner ce soir ? D’où me vient le sombre écho de cette musique qui jadis m’empoisonnait le cœur, du fond d’un passé là-bas plus lointain que la mer et que l’Asie ? Est-ce le vent dans ces grands arbres dépouillés ? Est-ce ce couchant dramatique qui là-bas ensanglante l’horizon ?

À gauche. – Si chaque homme a un son de voix particulier, c’est qu’il l’accorde sur un certain diapason intérieur.

À droite. – Que voulez-vous dire ?

À gauche. – Tout peintre a une certaine couleur préférée ou plutôt fondamentale, un certain rapport, par exemple, chez Delacroix, le cri du rouge contre le vert, et ce bleu-jaune chez Véronèse. De même chez le musicien il y a un certain timbre vital à quoi tout le reste vient s’accorder.

À droite. – Alors pour Wagner il n’y a pas de doute, ce timbre vital, cette Urmélodie, cet instrument essentiel que tous les autres viennent enrichir et amplifier, c’est le Cor.

À gauche. – Vous rappelez-vous quand nous étions enfants à Bar-le-Duc, le soir près du canal, comme nous l’écoutions derrière les sapins, là-bas au fond de la forêt ?

À droite. – Précisément le Cor a pour caractère de ne pas donner un son pur. Son rauque appel, ou, comme dit Baudelaire, ses fanfares étranges, sont toutes chargées d’harmoniques.

À gauche. – Le Cor est l’instrument romantique par excellence. Arnim, Weber, de Vigny. Et le seul intérêt de la pièce en France qui inaugure le théâtre romantique est le Cor qu’on entend à la fin et qui détermine la résorption des personnages.

À droite. – Vous oubliez cette phrase poignante de la Huitième Symphonie (qui d’ailleurs est tout entière dominée par le Cor soutenu des sombres colorations de la contrebasse), ce rauque sanglot, le passé avec nous, ce qui est à la fois et ce qui n’est plus, ce qui n’a jamais été ! un signal du côté de là-bas avec un accent de douleur et d’interrogation !

À gauche. – La Huitième Symphonie, me disiez-vous, est le Défi à la Vieillesse.

À droite. – Oui, il y a cela, c’est cela et autre chose.

À gauche. – Ainsi le Cor serait l’instrument du Passé ?

À droite. – Plus que le passé, l’irréparable ! le coucou dans la forêt, ces choses que nous avons perdues et que nous ne reverrons plus jamais, les choses que nous avons manquées sans le savoir, cette étrange voix qui dit notre nom en vain, le paradis de tristesse, l’amour aux prises avec le temps, le château dans la montagne, ces délices derrière nous dont nous sommes séparés par une distance infranchissable ! cette étreinte mortelle.

À gauche. – Déjà dans Beethoven...

À droite. – Beethoven n’est pas la nostalgie, mais la possession de ce paradis de l’absence, l’étude du bonheur, la possession de la béatitude, l’Éternité qui fait passer le temps entre ses doigts, – de la béatitude, oui, mais avec le mot Jamais qui ne cesse pas d’être sous-entendu. Et que c’est un rêve, et que, malgré les prières qui nous pressent et ces preuves qu’une touche exquise nous fournit, l’indication déchirante que nous ne resterons pas ici et que nous ne sommes ici que par un transfert incompréhensible, et qu’entre cette éternité latérale et la vie il y a un abîme dont la limite est tracée par celle du son !

À gauche. – Il est vrai, tout l’art du XIXe siècle chez les meilleurs et les plus grands, c’est le paradis perdu. Pendant que l’action vulgaire et vaine se déchaîne, on dirait qu’ils sont paralysés et qu’ils écoutent.

À droite. – Et je n’ai rien dit du désespoir de Chopin, Orphée désespérément essayant d’arracher Eurydice à l’enlacement sonore !

À gauche. – Cette passion de l’époque pour l’histoire est également un signe. On dirait qu’il y a un trésor perdu, voyez ces gens fouillant les archives, déchiffrant les grimoires, remuant la terre, comme les héritiers à la recherche d’un testament.

À droite. – Toute l’œuvre positive du XIXe siècle a été pour les artistes comme si elle n’était pas. Examinez combien peu ont été intéressés par le présent, sympathiques à ce qui changeait et se transformait sous leurs yeux, à ce qu’apportait avec lui de nouveau par exemple le chemin de fer. Cela, il n’y a eu que les économistes et les socialistes pour essayer de le dire tant bien que mal dans leur patois, et personne n’a compris (sauf Whitman) ces frères sur toute la planète qu’on mettait à notre disposition. L’œuvre de Balzac n’est qu’une espèce d’énorme Götterdämmerung, la Grandeur et la Décadence du Passé, toutes les manières dont une société s’y prend pour finir et le futur n’est représenté que par son appariteur en deuil, l’homme de loi. L’œuvre de Flaubert est partagée entre la fascination du passé et une vision haineuse du présent, aussi basse qu’elle est sotte. Toute l’occupation des réalistes, transposant dans la littérature la méchanceté des commères de village, est une minutieuse calomnie de leur époque. Un Loti se lamente comme un petit enfant devant les choses mortes qu’il ne peut empêcher de s’écrouler. Et les réactionnaires ne manquent pas qui essayent de nous faire croire que les cadavres, s’ils ne peuvent vivre, peuvent très bien remuer et que l’on peut en faire d’excellents automates.

À gauche. – Ce besoin de passé, ce sentiment du trésor qu’il renfermait, était si grand et si général qu’il a permis les énormes entreprises populaires et industrielles à la manière d’Alexandre Dumas. Chez Michelet il se mêle curieusement à la fièvre révolutionnaire.

À droite. – C’est cela que Wagner a voulu absolument posséder. Le son ne lui suffisait pas comme à Beethoven. C’est au Palais des songes qu’il voulait se faire admettre, comme un page de Gustave Doré. Celui qui entend chaque nuit une voix de femme qui se lamente, est-ce qu’il ne se mettra pas en route ? Tel Wagner. Il lui fallait les personnages mêmes, il lui fallait un regard enfin sur ce drame poignant, Dahin ! dahin ! On ne peut pas vivre ailleurs. Cette voix qui l’appelait il lui fallait absolument la rejoindre, sans qu’elle perdît son accent d’irréparable et d’inaccessible, une source inépuisable de délices et de désespoir ! Ce qu’il ne pouvait atteindre à travers la forêt, il pouvait le coloniser par l’imagination. Il fallait conquérir le Cor enchanté !

À gauche. – En un mot il fallait qu’il fut non seulement musicien mais poète, dramaturge, maître de scène, et que l’enchantement de toutes parts réussît autour de l’enchanteur.

À droite. – Il fallait autour de lui un lieu sensible et non plus seulement sonore, un passage tout éveillé du monde de la réalité à celui du rêve, et par conséquent un drame, une espèce de rédemption par le son. Il fallait par conséquent qu’il allât chercher ses sujets dans un passé reculé et au-delà du passé dans la légende. Une interposition de montagnes et de forêts étant indispensable, il fallait l’Allemagne. Le Heimweh allemand.

À gauche. – De là aussi cette complexité, ce caractère d’amalgame, non seulement du son wagnérien qui est essentiellement un accord altéré – de quoi se fâche si injustement Stravinsky, – non seulement du timbre mais de tout l’ouvrage wagnérien. De même que le son doit être tel qu’il ne laisse libre aucune de nos fibres auditives, mais qu’il faut que toutes à la fois soient nourries et paralysées, il faut aussi que nos puissances d’attention et d’imagination soient requises et absorbées par la musique et non plus l’oreille seulement, et composées dans le sommeil de l’extase, il faut que toutes les issues soient bouchées et que nous mijotions dans la marmite à prestiges.

À droite. – De même le leitmotiv qui fait que cet acteur sur la scène n’est plus que le fantôme disjoint de cet aveugle personnage là-bas éternel et ineffable (nous savons à la fois comme dans les rêves qu’il existe et n’existe pas), cette blessure que nous fait une voix connue. De même ces thèmes de tous côtés sans fin qui se répètent et se répondent comme les fanfares entrecroisées de notre recherche forestière.

À gauche. – Derechef ce goût pour les récitatifs, le personnage s’arrêtant à chaque instant, pour prêcher les origines et pour raconter le passé. L’histoire qui se développe étant continuellement une annexion du présent par le passé.

À droite. – N’y aurait-il pas une exception pour les Maîtres Chanteurs ?

À gauche. – Vous avez vraiment entendu les Maîtres Chanteurs ?

À droite. – Après tout, là aussi, il y a aussi cette simultanéité du passé avec le présent comme d’un do avec un mi altéré.

À gauche. – Ne soyez pas hypocrite ! Pas plus que moi vous n’avez entendu les Maîtres Chanteurs. L’ennui nous asphyxiait, c’est presque aussi assommant que Les Huguenots ! Les confabulations du cordonnier avec Evchen ont failli me faire mourir. Nous pleurions de sommeil. Et quand est arrivée la Kermesse avec les bourgeois en justaucorps groseille et les femmes enceintes en jupes orange...

À droite. – Je ne sais pourquoi il y a toujours des femmes enceintes dans les figurations wagnériennes.

À gauche. – ... Et le petit jeune homme qu’on juche sur un bouchon de laine verte comme un canari mécanique pour y aller de sa cavatine, nous nous sommes enfuis !

À droite. – Les musiciens admirent beaucoup les Maîtres Chanteurs.

À gauche. – Laissons les musiciens et filons en Suisse.

À droite. – Comme c’était joli, cette villa Wesedonk à Zurich ! Vous rappelez-vous cette matinée de neige ?

À gauche. – Il est impossible de bien comprendre Wagner si on n’a pas vu la Villa Wesedonk. La Tétralogie, Tristan, et cette villa en style pompéien francfortois sont unis par des liens inexplicables et nécessaires. J’ai lu dans un roman anglais qu’une jeune fille, après la mort de sa mère, ouvrant une armoire à glace et respirant le faible parfum qui s’en exhalait, en apprit beaucoup plus en une seconde sur l’âme de la défunte qu’elle ne l’avait fait en quinze ans de vie commune. C’est bien ça. Il est impossible de comprendre Wotan et les Walkyries si on ne songe pas à ces grosses femmes aux « corsages opulents » (style de l’époque) et à ces puissants industriels à barbe blonde buvant du café au lait dans un jardin d’hiver.

À droite. – Je vois bien que je ne pourrai pas vous empêcher de me parler de votre déconfiture à l’audition de Tristan !

À gauche. – Pas du tout ! C’est Tannhäuser à quoi je pensais.

À droite. – Allez-y ! J’aime autant en finir tout de suite.

À gauche. – Toute la question de Tristan, c’est celle du chapeau haut-de-forme quand on va faire une visite officielle. Faut-il le garder ? Faut-il le laisser au vestibule ?

À droite. – Je ne comprends pas.

À gauche. – Le chapeau dans l’espèce, c’est la bonne femme, Isolde quoi ! Un peu d’imagination ! Je suis Tristan et c’est ma grande scène du Deux. Vous y êtes ? Très bien, que dois-je faire de la bonne femme ? dois-je la serrer continuellement contre mon cœur ! Mais alors comme c’est fatigant et incommode pour chanter ! Dois-je la laisser tranquille et ne m’occuper que de la partition ? Mais alors cela me fait mal au cœur de la sentir à côté de moi inoccupée et ne sachant que faire de sa personne ! Si encore elle avait un éventail ! C’est comme la dame qui doit chanter la Marseillaise le jour du 14 juillet et qui commet l’imprudence d’apporter un drapeau avec elle. Il n’y a que deux choses à faire avec un drapeau : ou le tenir à bout de bras ou le serrer sur sa poitrine. On se lasse tout de suite de l’un et de l’autre effet.

À droite. – Attendez voir un peu vous-même que vous ayez à faire exécuter un duo d’amour. Vous verrez comment vos interprètes s’en tireront.

À gauche. – Pensez-vous que je n’aime pas Tristan ? L’acte I et l’acte II quand je les ai entendus jadis au Château d’eau avec Van Dyck, pardonnez-moi, c’est un souvenir comme la Première Communion. Et plus tard à la Bibliothèque Nationale quand je feuilletais cette partition toute sabrée des annotations furieuses de Berlioz, quel respect, quelle émotion, à parcourir ces grandes pages pareilles à des portiques de cathédrales avec les violons en haut et les posaunen, ou cet instrument mystérieux dont le nom me faisait battre le cœur, le tuba, en dessous.

À droite. – Berlioz, quelle injustice !

À gauche. – Le tuba, pour moi, c’est le roi Mark.

À droite. – Les Troyens sont un chef-d’œuvre, le chef-d’œuvre de l’art français, tout baigné d’une lumière élyséenne et béatifique ! La postérité légitime de Gluck et de Fidelio ! Et on ne les joue jamais ! Quelle honte pour la France ! Si vous n’étiez pas si bavard, j’aurais beaucoup de choses à vous dire sur Berlioz et sur la forme de composition qui lui était essentielle, le découpage d’un sujet en compartiments, en numéros, une formule tout à fait intéressante. En revanche le public ne se lasse pas d’immondices sans nom comme... je m’entends !

À gauche. – C’est bien triste, mais vous ne m’empêcherez pas de dire que le tuba, c’est le roi Mark.

À droite. – Le roi Mark, c’est-i lui ou un autre souverain qui avait mis sa culotte à l’envers ?

À gauche. – Quel dommage de ne pas avoir fini Tristan sur les lamentations sentencieuses de ce brave homme qui va chercher ses reproches au-dessous des couches des basses et des contrebasses, là où l’Impératif Catégorique voisine avec les sables pétrolifères ! Après cela il n’y a rien à faire, le charme est rompu, les solos de clarinettes n’y changeront rien.

À droite. – J’avoue qu’après deux actes de braiements amoureux, on aimerait autant autre chose.

À gauche. – Je ne sais pas si vous êtes comme moi, mais il n’y a rien que je trouve plus froid que les amours des autres. Les écrivains se font beaucoup d’illusions sur l’intérêt de leurs petites confidences.

À droite. – Il est vrai.

À gauche. – Quand le rideau se lève sur le troisième acte, on espère contre l’espérance que ce sera une autre femme, pas la même. Mais pas du tout ! Voici que les fanfares retentissent et que le praticable gémit sous le poids de l’Ipsissima qui se précipite au trot vers son petit ami, pareille à un cheval de labour qu’on vient de dételer avec un coup de pelle sur le derrière ! On songe à Madame de Staël.

À droite. – Mon cher Jules, croyez que je goûte vos délicieuses plaisanteries. Il est facile de voir que les cris, les tortillements, cette espèce de rut public de Tristan vous ont paru intolérables.

À gauche. – Ce n’est pas moi, c’est vous qui aviez au coin de la lèvre ce pli ironique et malveillant.

À droite. – Alors puisque nous sommes du même avis et que vous avez tout dit, nous pourrions changer de conversation.

À gauche. – Tout cela n’était que pour vous aguicher ung petit et pour vous obliger à me parler de Tannhäuser.

À droite. – Croyez-vous que j’aurais honte à vous dire mon admiration ?

À gauche. – Ne nous gênez pas, il n’y a pas de musicien pour nous entendre.

À droite. – Une chose que je sais en tous cas, c’est que Tannhäuser est un drame, à la bonne heure ! et un drame magnifique d’un bout à l’autre. Il y a des forces opposées. Tristan au contraire n’est que la violence rectiligne du désir qui va vers son appointement.

À gauche. – C’est cela précisément qui est beau.

À droite. – C’est cela qui est beau pendant deux actes, mais au troisième Wagner a laissé tous les spectateurs derrière lui.

À gauche. – Il y a plus que ça, il y a une gêne obscure. Caput artis decere. Tout le monde sait qu’il ne convient pas de mourir pour l’amour d’une femme. C’est plus que ridicule. C’est une véritable indécence.

À droite. – Dans Tannhäuser au contraire toute chose est à sa place, l’amour d’Élisabeth et celui de Vénus. Et puis, et puis enfin, là, une chose chez Wagner apparaît dont nous avons omis, jusqu’ici, de parler et sans laquelle la nature d’un héros et d’un artiste ne sera jamais complète, c’est le grand et puissant Chrétien. Tout Wagner est dans Tannhäuser, et il n’est pas tout dans Tristan.

À gauche. – Auprès de ça qu’importent l’italianisme et les musicalités démodées ? et les fanfares de carrousel à vapeur ? c’est le résultat qu’il faut voir et non pas le procédé.

À droite. – Tannhäuser, c’est le vin en bois, âpre et rêche à la langue, mais avec cette verdeur et cette droiture, avec ce kick que les natures fortes toujours préfèrent aux savantes alchimies de l’âge. Les cuivres, si grossiers parfois, et rappelant les fanfares à demi foraines de Rienzi, ont une sincérité, une virilité rauque, qui nous prend aux entrailles, une fureur, un rugissement de lion, que toutes les cascades et armatures de dièses de Tristan ne suffiront pas à remplacer. C’est la jeunesse, quoi ! c’est l’homme animal dans toute sa sublime et obscène grandeur !

À gauche. – Vous rappelez-vous à la fin du second acte Tannhäuser près de se fiancer avec Élisabeth et quittant tout parce que là-bas il entend l’appel de Venusberg ? C’est épatant.

À droite. – Ah, je n’y peux rien, mon cher Jules, mais moi, cette romance de l’Étoile dont on se moque tant aujourd’hui, elle me tourne le cœur ! Qu’est-ce qui vous fait rire ?

À gauche. – Je vous demande pardon, mais à l’instant s’est présentée à mon esprit une vieille photographie de Wagner faite à Vienne dans le temps qui le montre tout petit et maigre entre deux énormes femmes avec son béret de velours et sa figure de polichinelle.

À droite. – Il y avait dans Wagner du farfadet et du Nibelung, non seulement du magicien mais du nabot malfaisant. Ce thème qu’il a trouvé pour Alberich en dit long sur son compte. Une histoire nous le montre au théâtre, courant comme un diable sur le rebord du balcon pour atteindre la scène et participer à une de ces batailles horrifiques à grands coups de fer-blanc qu’il affectionnait.

À gauche. – Il y a dans tout vrai Allemand un mineur à côté d’un forestier. Ils ont le travail des métaux dans le sang. Mais pardon, je vous ai interrompu.

À droite. – Ce ne sont plus des pommes que vous me lancez, c’est une corde à linge que vous me tendez sous les pieds au moment où l’épée haute je me prépare à charger à la tête d’un grand escadron de paroles !

À gauche. – Vous alliez me parler de Baudelaire.

À droite. – Vous faites le malin, mais vous auriez été avec moi à cette représentation de Vienne, et Dieu sait si elle était mauvaise ! Vous auriez été aussi bête. J’ai sangloté d’un bout à l’autre.

À gauche. – Baudelaire raconte quelque chose de ce genre.

À droite. – Comme nous nous comprenons tous les trois ! Vous vous rappelez ce mot de l’Évangile, la chair qui désire contre l’esprit et l’esprit qui désire contre la chair. On ne fait attention qu’à la première partie de la phrase. Mais il y a une passion de l’esprit plus terrible et plus violente que toutes les ardeurs de la chair. La chair est un poids accablant, mais l’esprit est une tension irrésistible.

À gauche. – Est-ce la chair ou l’esprit dans Tristan qui est intéressée ?

À droite. – Vous seriez bien étonné si je vous répondais que dans Tristan c’est l’esprit qui désire contre la chair.

À gauche. – Ce serait long à expliquer. Du moins dans Tannhäuser je comprends que les deux passions comme dans notre propre personne sont l’une et l’autre entrelacées pour une torture réciproque, un peu comme dans le remords baudelairien. La Passion dans tous les sens du mot.

À droite. – La passion qui est naturellement associée à la croix.

À gauche. – Tant que sur l’humanité régnera l’image du Calvaire, nous verrons la beauté païenne prosternée aux pieds du Christ. C’est le baiser qu’il fallait sur ces pieds transpercés. Osculum non dedisti mihi, tu ne m’as pas donné de baiser, dit Notre Seigneur à Simon le Pharisien mais elle, s’en charge. La Madeleine de Fra Angelico au couvent de Sainte-Anne est aussi charnelle que celle de Rubens.

À droite. – Le sang, les crachats, Madeleine a de quoi essuyer tant d’outrages ! Pleure, créature de Dieu ! Arrose de tes larmes, essuie de tes cheveux les pieds sacrés ! C’est pour cela qu’était faite cette grande chevelure !

À gauche. – Cette grande chevelure. Oui, ces cheveux flamboyants, ce sont les cuivres dont vous me parliez tout à l’heure, ce rugissement de lion, cette fureur, cette indignation de l’âme qui sent amèrement sa chute et se débat contre des apparences mortelles.

À droite. – Ce qu’il y a d’agaçant avec vous, c’est que, plus vous êtes de mon avis, plus vous m’ôtez de la bouche mes propres paroles et plus je sens qu’il y aurait autre chose à dire.

À gauche. – Par exemple pourquoi Wagner, nettement engagé avec Tannhäuser et Lohengrin sur la route de Christ s’est tout à coup détourné et enfoncé dans la forêt hercynienne.

À droite. – Il fallait. Il y avait cette question à liquider. Un artiste a des choses à mettre bas.

À gauche. – Et la première, c’était précisément, n’est-ce pas, cette hantise de la forêt, cet appel poignant du Cor ? Il fallait en finir, il fallait organiser une expédition.

À droite. – Quelle confiance, quel entrain, quel enthousiasme, quand il est parti ! Il ne doutait de rien. De ce belvédère on voit un océan de feuillages à ses pieds et le Père Rhin là-bas dans le mystère de l’après-midi plus profond que le tonnerre dans ce monde entièrement nouveau, aussi redoutable que l’Edda et aussi frais qu’un conte du chanoine Schmid, loin des vieilles routes et de la réalité, il n’y a qu’à se lancer à corps perdu. Sans compter que l’art avec lequel Richard Wagner a su tirer des livres scandinaves et des Nibelungen tout ce qu’ils avaient de poétique, de dramatique et d’humain est extrêmement remarquable. Naturellement il y a de temps en temps des fondrières cosmogoniques où l’on perd pied, mais d’une manière générale j’aime à voir le jeune Siegfried, l’élément purement humain, constamment vainqueur des nuées et des chimères, de ces monstres sans pieds qui depuis la Réforme sont la malédiction de l’Allemagne.

À gauche. – Je suis de votre avis, L’Or du Rhin d’un bout à l’autre est un délice pour l’oreille et un amusement pour les yeux, une chose complètement allemande et complètement réussie. La sève, la jeunesse, la poésie, la musique, l’inspiration, y coulent à pleins bords. C’est plein d’aventure et de trouvailles ! C’est fait d’un seul morceau et va d’un seul mouvement comme un beau fût de hêtre.

À droite. – Et tous ces cartonnages et personnages de Nuremberg ont un caractère naïf qui est bien à sa place. Comme les tableaux changent vite, l’imagination n’a pas le temps de se dégoûter.

À gauche. – La Walkyrie est un morceau plus conséquent.

À droite. – Ça ne fait rien, j’avale tout ! je n’en ai pas trop, les cinq heures de représentation ! Il y a la grâce, il y a l’inspiration d’un bout à l’autre. Tout le premier acte avec ses violoncelles est dans le sentiment de l’Électre d’Eschyle, et de Baudelaire ; tout le mal du siècle dont nous avons goûté le poison ! quelle douleur ! quelle poésie ! Et plus tard ces âpres cris de la Vierge Brunnhilde, comme un aigle des Alpes ! cette musique de fer, quelque chose à la fois de forcené et de gris, cet éclair glacé que l’on voit dans l’œil de loup des grands Prussiens !

À gauche. – Même Fricka et ses querelles de ménage...

À droite. – Même Fricka et ses moutons empaillés. Comme dit le pharmacien de Nancy, ça passe, ça passe ! Ça commence à être un peu inquiétant, mais ça passe. Et puis on arrive à cette sublime scène finale, les adieux de Wotan, on oublie tout, ce n’est pas un homme qui a écrit ça, c’est un demi-dieu !

À gauche. – Il est vrai, c’est un sommet. Après cela on descend.

À droite. – Dès le premier acte de Siegfried, on voit bien qu’il y a une lacune, il ne se passe rien, la scène est vide. Le musicien est encore là, mais le poète bricole, il n’est pas à son affaire. Il y a bien un soufflet, mais cela ne remplace pas l’inspiration.

À gauche. – Tout repart avec l’Épée !

À droite. – Tout repart gaiement et magnifiquement avec l’Épée ! Et puis ce sont les Murmures de la Forêt, le Dragon, le Cor, le Chant de l’oiseau. Nous sommes arrivés ! Nous sommes en pleine Germanie. Tout à l’heure nous étions au sommet, maintenant nous sommes au centre. Toute l’œuvre de Wagner s’organise autour de ça !

À gauche. – Écoutez voir tout de même dans la Walkyrie quand l’énorme Brunnhilde se couche par terre, pareille à un cuirassier de Gustave-Adolphe, et que le bouclier que son papa lui a placé sur le corps se met à marcher, soulevé par une puissante respiration...

À droite. – Voilà tout ce que vous regardez ! Ça m’étonne que vous ne m’ayez pas encore parlé d’Erda enfermée dans son petit biertunnel, vous vous rappelez ? Quelque chose comme ces rocailles pour vautours que l’on voit dans les jardins zoologiques, la figure à travers la lucarne éclairée par le rayon d’un affectueux projecteur. Et le sympathique Wotan qui vient la consulter, avec son chapeau de bougnat et cet emplâtre à la Robert Macaire sur l’œil gauche !

À gauche. – Il ne faut pas plaisanter, ces oracles qu’elle débite d’une voix caverneuse, c’est toute la philosophie allemande, la descente du Herr Privat-Dozent dans les entrailles de la terre ! Peu importe ce qu’elle dit, personne n’écoute ; il n’y a que le ton caverneux qui est important.

À droite. – C’est curieux comme le protestantisme et la philosophie allemande s’allient naturellement avec le sombre paganisme de la forge islandaise ! Ainsi dans ces mornes drames d’Ibsen, Solness par exemple ou le petit Eyolf, et Strindberg c’est pareil, on voit nettement apparaître la face barbouillée de sang et de suie des démons de l’Edda.

À gauche. – Taisez-vous et regardez cette barre d’or sombre là-bas ! Comme c’est amer ! Nous ne sommes plus au Japon, j’entends un fouet de postillon claquer sur le Pavé du Roy dans la forêt de Compiègne. Le passé ne meurt pas et bien après que les voix se sont tues, l’air reste chargé de murmures. Les lieux déserts sont remplis pour nous d’oracles et de vestiges. Il y a des drames engagés à l’aurore de l’histoire et qui n’arrivent à leur sens qu’aujourd’hui. Nous ne cessons pas d’être solidaires de Lothaire, de Cléopâtre et de Saint Colomban. Des acteurs morts il y a mille ans, c’est à notre bénéfice qu’ils jouaient cette espèce de pièce incertaine et suspendue.

À gauche. – Et nous-mêmes souvent sans le savoir agissons et parlons en prophétie. Seuls les gens qui viendront après nous comprendront ce que quelqu’un par nous a dit pour eux.

À droite. – La Tétralogie tout entière est une de ces prophéties. Espèce de petit Velche, vous avez tort de plaisanter Erda. Les grandes choses transportées sur un théâtre de papier et de ficelle, comment peuvent-elles devenir autre chose que grotesques ? Au fond, Erda, c’est le personnage essentiel. C’est la douloureuse Mère Allemagne des profondeurs de la racine autochtone qui essaye d’avertir ses fils en noirs balbutiements.

À gauche. – Wagner est contemporain de Bismarck. Pendant qu’il écoutait Erda, l’Allemagne était en train de se constituer.

À droite. – N’est-ce pas étonnant ? Cette époque de grandeur et de succès pour l’Allemagne, n’aurait-il pas semblé qu’elle appelait un Hymne triomphal ? Et au contraire la Tétralogie n’est que la prédiction d’un effondrement, d’une catastrophe générale. On ne cesse pas d’entendre rouler le tonnerre au fond d’un ciel bleuâtre et sulfureux.

À gauche. – Elle n’est tout entière que la malédiction de l’or, de ce capital sous la terre qu’on ne peut déterrer qu’à quatre pattes, le rayon céleste et fluide consolidé en un anneau de chaîne, ce zéro fabriqué par la finance que la civilisation moderne s’est mis au doigt, cette matière première de l’art des Nains et de la tyrannie des Géants pour laquelle Fafner échange la déesse de l’amour. Quand j’ai vu Fafner et Fasolt pareils aux deux sauvages barbus qui soutenaient l’écusson de l’Empire, partir chargés des sacs qui contenaient leurs rapines, je n’ai pu m’empêcher de frissonner, je me rappelais les milliards de la guerre de 70.

À droite. – Et tout cela à travers la forêt sans espoir, parmi les sanglots de l’amour coupable et les cris sauvages des Valkyries, sous la poussée des forces aveugles et malfaisantes, dans l’inceste, la trahison et la haine, s’achemine vers la catastrophe de la Götterdämmerung, ou plutôt cet empilement de catastrophes, où les voûtes du ciel elles-mêmes descendent pour alimenter les flammes de la terre et où tous ces palais entassés par l’imagination et l’hypothèse viennent s’engloutir dans le chaos et le Tartare sous les eaux débordées de la colère de Dieu !

À gauche. – Belle conclusion pour le XIXe siècle !

À droite. – Et le Rhin a emporté la carcasse crevée du cheval Grane pour que les pilleurs d’épaves en fassent des saucisses et de la graisse à chaussures et des manches de brosses à dents !

À gauche. – Nietzsche...

À droite. – Pardon, mon petit ami, je n’ai pas bien entendu...

À gauche. – J’ai dit : Nietzsche.

À droite. – Et pourquoi avez-vous dit Nietzsche s’il vous plaît ?

À gauche. – J’ai dit Nietzsche simplement comme on tire un coup de fusil, pour rien, pour faire du bruit, pour voir ce qui arrivera.

À droite. – Ce qui arrivera, mon cher Jules, si vous répétez le nom de cet individu, c’est que je vous jetterai en bas de la voiture. L’opinion de Nietzsche est à peu près aussi intéressante à connaître pour moi que celle du dernier des pions. En matière de poésie, ou d’ailleurs sur toute autre question, l’opinion de Nietzsche, c’est exactement et littéralement zéro, zéro en chiffres !

À gauche. – Alors je retire Nietzsche.

À droite. – Ça vaudra mieux. Mais vous avez un mauvais regard et vos lèvres frémissent. Auriez-vous par hasard l’intention de défendre Goethe ?

À gauche. – Non.

À droite. – Si vous avez quelque chose à dire pour Goethe, ne vous gênez pas, c’est le moment, je vous écoute.

À gauche. – Ne trouvez-vous pas qu’il y a quelque chose dans les deux Faust, une espèce de poésie de temps en temps, de grandes imaginations ? Et plus que cela, un de ces livres qui devraient être écrits, quelque chose de nécessaire et d’indispensable ?

À droite. – Je me borne à affirmer avec une modeste fermeté que Goethe a été avec Luther et Kant un des trois fléaux, un des trois mauvais génies de l’Allemagne.

À gauche. – Tout de même il y a des passages émouvants dans la vie du grand naturaliste. Par exemple quand il se fait ouvrir la tombe de Schiller et qu’il prend dans la main le crâne de son ancien confrère. Ç’a dû être un de ces bons moments comme il y en a malheureusement trop peu dans la vie d’un homme de lettres.

À droite. – Certainement dans le Faust il y a de la grandeur et de l’imagination, mais c’est une imagination lugubre. Le paysage est désolé. Il y a une atmosphère de désespoir, de calamité et d’égarement, une ambiance de cimetière et de maison de fous. Inter mortuos liber, comme dit le Psaume. Nous nous promenons au milieu des simulacres... Cette espèce de réalité soustraite aux personnages qui en fait des fantômes affreux ! Tout le monde a vendu son âme. C’est l’enfer de Swedenborg, l’intérieur de la bouteille aux fantômes, la hideuse constatation de l’inconsistance générale. Et quelle effroyable bouffée de temps en temps de corruption et de renfermé dans les caves de la Judengasse ! Goethe n’a de talent que quand il est inspiré par Méphisto. Et voilà l’homme qu’on nous donne comme le représentant de la beauté et de la sérénité classiques !

À gauche. – Tout finit par les lémures fossoyeurs. C’est déjà quelque peu la Tétralogie, ce Ragnarok qui, depuis l’Edda, est à l’horizon de toutes les imaginations germaniques, et dont ils se donnent pratiquement de temps en temps, comme l’histoire nous le prouve, la représentation anticipée, fût-ce à leurs propres dépens.

À droite. – On dirait positivement qu’au début du XIXe siècle on a rendu de la chaîne au vieux Prisonnier et que toute la littérature a été envahie par l’émanation Satanique. Pensez par exemple aux Anglais, à Byron, à Beddoes, à Coleridge, à Quincey et jusqu’au doux Shelley, on se demande comment ce personnage laiteux a pu se confiner volontairement pendant des mois dans une atmosphère comme celle des Cenci !

À gauche. – Pour moi, mon objection principale contre Goethe est que c’est froid, et plus que froid comme vous dites : inanimé. On croirait positivement que l’histoire de Faust est vraie et qu’il a vendu son âme à quelqu’un. Mais l’âme, c’est gênant de s’en passer pour un homme de lettres. Comment faire pour procéder ensuite à nos petits travaux ?

À droite. – Egmont et les autres drames, c’est aussi mort que les tragédies de Voltaire, des dialogues de cadavres ! Le divan Oriental-Occidental ne se sauve que par un petit côté philistin et Biedermeyer assez rafraîchissant : on dirait un fez sur la tête d’un épicier de Cannstatt ! Iphigénie en Tauride, si admirée par Maurice Barrès, ressemble à l’art grec à peu près comme un plâtras de Thorwaldsen ressemble à Praxitèle ! Les Conversations avec Eckermann...

À gauche. – Calmez-vous ! Vous écumez et les yeux vous sortent de la tête ! Il n’y a rien de tel pour donner de l’éloquence à un poète que de le faire parler d’un autre poète. Je suis de votre avis ! Je suis de votre avis ! Je suis d’autant plus de votre avis que je n’ai jamais lu aucun des bouquins dont vous me parlez et que je suis parfaitement résolu à ne pas les lire. Au lycée on m’a fait expliquer pendant huit ans de suite Hermann et Dorothée et les Kranen von Ibycus, ça m’a suffi.

À droite. – Les Kranen sont de Schiller.

À gauche. – C’est exactement la même chose. Mais ne serait-il pas temps que nous revenions à cette pauvre Brunnhilde que nous avons laissée endormie sous son arbre, – ce que le bouclier a dû monter et descendre depuis ce temps sur cette généreuse poitrine ! – un ambitieux végétal à quoi le décorateur a consacré tant de talent qu’on voit bien qu’il ne peut être que le fameux frêne Yggdrasil célébré par Leconte de Lisle !

À droite. – Nous en étions à l’endroit où Siegfried part en fanfare à la poursuite de l’Oiseau. Bien des choses se sont passées avant qu’il ait grimpé le Roc Ardent, entre autres, si je ne me trompe, Tristan et les Maîtres Chanteurs. Il y a dans le drame une faille, une fracture. On dirait qu’arrivé au centre de son œuvre Wagner se soit ennuyé et n’ait pas eu envie d’aller plus loin. L’enthousiasme a disparu.

À gauche. – Il est certain que le troisième acte est une grande déception.

À droite. – J’ai été bien étonné quand je l’ai entendu. En lisant le poème et en regardant la partition je me disais : cette rencontre de la déesse et du héros, ça doit être quelque chose de magnifique !

À gauche. – Tout d’abord nous ne sommes plus dans la tonalité wagnérienne. Tout ce qui est joie, allégresse, tendresse naïve, flambée claire et dévotion héroïque, lui est purement et simplement interdit. Comme disent les chanteurs, ça n’est pas dans sa voix. Les armatures de dièses s’y opposent. Ces dièses qui sont quelque chose comme l’éternel imparfait des romans de Flaubert.

À droite. – Et pas seulement ça ! mais examinez la situation en homme du métier, c’est un faux beau sujet. Un homme qui devient un Dieu, à la bonne heure ! Mais une déesse qui s’abandonne entre les bras d’un homme et qui quitte l’Alpe sublime pour devenir sa ménagère, c’est choquant et dégradant. C’est l’aventure de Louise de Saxe et du professeur Toselli. Wagner a senti cela, ça lui pesait sur le cœur, et toute l’excitation des deux correspondants, comme on dit dans les procès de divorce anglais, sonne faux. On dirait un lendemain d’adultère avec la pension de famille zurichoise en perspective. Il n’y a qu’un bon moment dans la triste péroraison, c’est quand la Walkyrie vient rappeler le ciel à sa sœur déchue et qu’elle refuse dans un beau mouvement révolutionnaire. Là ce n’est plus Louise de Saxe, c’est la fille du général russe entre les bras du pharmacien nihiliste.

À gauche. – Et alors, en route pour la catastrophe !

À droite. – Hélas, hélas, trois fois hélas ! quelle route, quelle route pour y arriver ! À peine avons-nous quitté le Roc Ardent que la pluie commence. Vous savez, c’est comme les derniers jours des vacances quand le déluge engloutit tout le merveilleux territoire où nous avons si longtemps erré et rêvé. Avec la Götterdämmerung aux âges d’argent, de bronze et d’or a succédé l’âge de fer, la froide humidité de novembre. Comme ce pauvre Wagner a dû s’ennuyer à manœuvrer tous ces corps sans vie et à tricoter mécaniquement tous ces thèmes en un lugubre pensum pour lequel il semble avoir reçu les conseils de Beckemesser ! Il est tellement détrempé et découragé que même d’excellentes idées comme Siegfried revenant et essayant d’amener Brunnhilde qu’il ne reconnaît plus à un époux adultère, ça ne l’excite plus, il n’en tire point parti. Il déblaye ! il déblaye !

À gauche. – Encore le premier acte, c’est la pluie sur le Hartz ou le Taunus, mais le deuxième acte, c’est la pluie sur un champ de betteraves !

À droite. – Vous vous rappelez tous ces Gibichung avec leurs cornes sur la tête et leurs courroies en losanges ? Et ces deux navrants petits chœurs comme des excursionnistes sous la tempête dans leurs imperméables qui essayent de se donner du courage en exécutant des airs patriotiques ?

À gauche. – Les plus grands poètes ont leurs effondrements. La Grâce n’y est plus et ils n’ont pas assez d’habileté pour donner le change. Rappelez-vous Henri VIII et Mesure pour Mesure. Peut-on imaginer quelque chose de plus bâclé et de plus bousillé que Roméo et Juliette, écrit dans un plus abominable jargon ? Si Shakespeare n’avait fait que des choses de ce genre, et il en a fait pas mal, comme on comprendrait le jugement de Voltaire !

À droite. – Le génie revient au troisième acte comme un coucher de soleil. Siegfried se souvient de Brunnhilde et Wagner se rappelle qu’il a du génie. Notre grand Wagner ! Comme c’est amer et poignant ! Nous l’écoutons le cœur tordu et les larmes aux yeux. Toute notre jeunesse a suivi le cortège de Siegfried.

À gauche. – Et alors il réunit tous ses efforts pour la catastrophe dont vous avez si bien parlé tout à l’heure (ou était-ce moi ?). L’idée d’une catastrophe, je veux dire une belle, une vraie, pour les Allemands, elle est aussi transportatoire que celle de la Révolution l’était autrefois pour les Français.

À droite. – C’est ici qu’on regrette de ne pas savoir lire la musique et de promener des yeux impuissants sur ces grandes pages carrées couvertes de hiéroglyphes ! À la scène c’est un vacarme où l’on ne distingue rien, des flammes qui jaillissent dans des tourbillons de poussière, des thèmes vertigineusement empilés qui s’écroulent l’un sur l’autre comme des montagnes d’assiettes sur des millions de bouteilles fracassées et Brunnhilde tout en bas qui hurle silencieusement la bouche toute noire en agitant une lance au bout de son bras gras ! Ce n’est pas seulement cela ! Je voudrais être un prédicateur pour dire : Regardez, chrétiens ! C’est un des plus grands génies que la terre ait portés qui constate son impuissance, l’imagination impuissante à recréer l’Éden, la Force se débattant sur elle-même et incapable de s’arracher du flanc le trait invisible de l’amour !

À gauche. – Le Cor s’est tu.

À droite. – Mais les cloches déjà commencent à se faire entendre.

À gauche. – Tannhäuser ! le terme de ton pèlerinage approche !

À droite. – Si nous avions un peu le sens de la véritable poésie, combien la vie de Richard Wagner nous paraîtrait plus merveilleuse que celle de l’amant de Vénus !

À gauche. – Déjà la rambleur de Tokyo commence à rougeoyer dans le ciel noir. Cher maître ! ne me ferez-vous pas grâce de votre développement sur Parsifal ! Je sais tellement ce que vous allez dire. Et il m’est venu en vous écoutant deux ou trois idées dans la tête auxquelles je voudrais réfléchir.

À droite. – Je vais vous étonner, mais je n’ai jamais entendu Parsifal ! Je ne connais que l’ouverture et la scène religieuse du premier acte, c’est beau ! Et l’Enchantement du Vendredi-Saint que je n’ai pas compris.

À gauche. – Pourquoi n’êtes-vous jamais allé entendre Parsifal ?

À droite. – Pourquoi faire ? J’étais devenu catholique, qu’est-ce que Parsifal pouvait m’apprendre ? J’en savais plus long que Wagner. N’importe quel bon enfant du catéchisme en sait plus long que Wagner. Vous vous rappelez ces mots qui figuraient au dernier numéro de la Revue Wagnérienne d’Édouard Dujardin : « Il y a quelque chose de plus beau que Parsifal, c’est n’importe quelle messe basse dans n’importe quelle église. » Il y a des choses qui pour l’homme en route sont des approximations méritoires et qui pour l’homme arrivé sont des déformations sacrilèges. Montsalvat était un terme pour Wagner, pour moi c’était un point de départ.

À gauche. – Il est vrai, cette ouverture, que c’est beau ! Il n’y a pas besoin d’entendre le reste. À la main gauche c’est encore le Rhin ou les murmures de la forêt, mais la main droite articule nettement et presque théologiquement les trois thèmes de la foi, de l’espérance et de l’amour.

À droite. – Elle est donc obtenue, l’Erloesung que réclamait cette grande âme, et que ni Isolde ni Erda n’ont pu lui procurer, elle a passé à travers les prestiges de Vénus, à travers le maléfice des nains et la muraille des géants. Votre critique est bien injuste.

À gauche. – Comment y verriez-vous autre chose que ma profonde tendresse ? Wagner est un héros. La vie des autres artistes du XIXe siècle est une ébauche, lui seul a fourni la carrière d’un bout à l’autre. Même cette foi dans les loques ridicules que le théâtre mettait à sa disposition parmi lesquelles il était aussi à son aise qu’un matelot au milieu du goudron et des cordages, comme c’est naïf et touchant ! Il ne discutait pas plus les praticables et la toile peinte, les animaux empaillés et les demoiselles qu’on enlève vers les cintres avec une ficelle au derrière, que Michel-Ange ne chicanait le marbre de Carrare. Il croyait ! telle est la force et la masse de ce magnifique génie, que, quand il donne à fond, nous sommes emportés les pieds par-dessus la tête.

À gauche. – Le peuple d’où est sortie une telle âme, vous devez donc avouer que c’est un grand peuple ?

À droite. – Qui vous dit le contraire ? Comment pouvez-vous me comprendre si mal ? Qui se pencherait sans sympathie sur une destinée aussi tragique que celle de l’Allemagne ? Comment oublierais-je que pendant ces années de matérialisme où l’éducation universitaire avait scellé sa dalle sur la tête d’un pauvre enfant, Beethoven et Wagner furent pour moi les seuls rayons d’espérance et de consolation ? Le Faust et la Critique de la Raison Pure n’ont jamais fait de bien à personne, mais la Sonate Waldstein a été pour l’humanité un bienfait plus grand que la découverte de la vaccine. Et le seul triomphe après tout qu’ait eu l’art au XIXe siècle, la seule réalisation complète, malgré ses insuffisances, qu’il ait obtenue et qui nous donne un peu d’espérance pour l’avenir, c’est en Allemagne que ça s’est passé. Comparez le sort de Wagner et celui de Berlioz, son égal en génie, absolument et définitivement étouffé par de noirs imbéciles ! Wagner se joue d’un bout à l’autre de l’Allemagne, quand entendons-nous Les Troyens, même sous une forme tronquée et défigurée ? Songez à Baudelaire, à Verlaine, à Mallarmé, et qu’il n’y a pas eu en France au siècle passé un seul artiste original que la coalition que vous connaissez n’ait essayé d’écraser. Même ce pauvre bonhomme à votre droite, que serait-il arrivé s’il lui avait fallu se fier pour vivre à ses seuls talents littéraires ?

À gauche. – N’achevez pas ! Vous me tirez les larmes aux yeux !

À droite. – Songez au cours de quelles années Richard Wagner a poursuivi sa carrière. C’est l’époque de Darwin, de Herbert Spencer et de Haeckel, et de la conquête du monde par le chemin de fer et la machine. Parsifal, est représenté en 1883. C’est l’année où le triomphe matérialiste connaît son apogée. La gloire de Taine et de Renan couvre tout ; notre poésie se consacre à colorier des cartes postales, notre roman est le roman naturaliste. On n’ouvre pas un livre, pas un journal, sans y trouver des attaques et des railleries contre la religion. La rue elle-même est remplie de caricatures immondes. Là-bas, dans sa Russie, Dostoïevski est profondément ignoré. C’est le moment où seul sur la colline de Bayreuth au-dessus de l’Europe abaissée, au-dessus de l’Allemagne qui se crève d’or et de bonne chère, Richard Wagner confesse le Christ sous sa forme sacramentelle.

À gauche. – C’est admirable !

À droite. – Certainement c’est admirable ! Songez à ce qu’est Richard Wagner, ce fils d’un pauvre acteur, échappé comme un rat d’un égout du sous-sol d’un théâtre, ce chef d’orchestre ambulant, ce bohème, cet out cast, sans formation religieuse, sans éducation morale, dans le pays de Luther et de Kant, livré sans défense à toutes les erreurs, à toutes les passions, mais au-dessus de toutes les paroles il écoute, au-dessus de tous les blasphèmes, de toutes les discussions et de toutes les théories, il est sauvé par cette voix qui l’appelle, la voix de la musique, cet accent du Paradis Perdu, cette proposition de mystère, le souvenir de Dieu, un appel d’une tristesse déchirante ! Et alors ce n’est pas seulement aux Filles-Fleurs et à Mathide Wesendonck qu’il lui faut échapper, c’est aux thiases infiniment plus frénétiques et plus redoutables des artistes, des journalistes, des professeurs à lunettes et des pasteurs à fraises !

À gauche. – Vous oubliez le plus cruel ennemi de Wagner, Richard Wagner lui-même. Au moment même où Parsifal est représenté, il écrit Religion und Kunst et se livre dans les Bayreuther Blaetter à un débordement d’inepties.

À droite. – Le génie a souvent de tristes compagnons. Je pense à celui qui assumait souvent l’apparence de Richard Wagner, à ce nain clignotant, coiffé d’un béret de velours, affublé à la manière d’une vieille grue viennoise et bataillant avec une épée de théâtre pour la « Musique de l’avenir » contre des entrées de betteraves animées et de navets dansants ! Je pense à vous, mon char Jules !

À gauche. – Merci !

À droite. – Quand l’art n’est plus là pour imposer sa règle terrible, quelques gambades sont excusables. Ça ne fait rien. Il a passé à travers ça, il a passé à travers le matérialisme et le bouddhisme et le protestantisme et le nationalisme et Schopenhauer et Kundry et les ennemis et les admirateurs ; il a dépassé le rêve et il a trouvé la présence réelle ! Il n’a plus qu’à se mettre à genoux devant le Saint-Sacrement et à regarder, il va mourir, il communie ! Les extravagances mêmes de Parsifal, je ne lui en veux pas. C’est la boue des mauvais chemins dont le pauvre pèlerin est tout couvert.

À gauche. – J’ai plaisir comme vous à penser que les deux hommes, les deux incomparables amis à qui Wagner a dû son triomphe en ce monde sont deux catholiques, l’un l’abbé Liszt et l’autre le magnanime souverain de Bavière, Sa Majesté Louis II.

À droite. – Les grands hommes sont des paraboles vivantes. Ne peut-on penser que la vocation de Wagner est l’image de celle de l’Allemagne ? Son oreille est tendue à autre chose que des paroles. Pays au milieu de l’Europe sans visage et que l’on arrive à comprendre que par ce génie qui l’empêche de parler, et sa littérature s’effume tout de suite en mystagogies inconsistantes. On est tenté de lui dire comme Dante à Nemrod au fond de la Malebolge : « Prends ton cor, Géant, et soulage ton âme chargée ! »

À gauche. – Cela est vrai, même à ne regarder que le côté purement technique et artistique. Les qualités qui font défaut à la littérature allemande, le suc, la vie, tout d’abord, la flamme, la fraîcheur du vrai, le bon sens et le discernement, la fine et forte appréciation de l’objet, la domination de soi-même, la volonté et la raison toujours présente fût-ce au sein de l’ouragan, le sens des vastes mouvements unanimes et de la grande composition qui ne range pas des idées mortes dans un ordre pédantesque, qui ne mutile pas et ne contraint pas ce que j’appelle la sous-création mais qui, au contraire, la provoque et la fait jaillir et multiplier de toutes parts en une discipline spontanée et en toutes sortes d’inventions merveilleuses, elle ne manquent pas d’une manière plus signalée à Goethe et à Schiller qu’elles ne sont magnifiquement proposées à notre admiration et à notre étude dans Bach, dans Haendel, dans Beethoven et dans Wagner. En ce langage seul des sons pour s’adresser au monde entier l’Allemagne a été maîtresse. Chaque pays après tout a sa vocation, en est-il une plus belle que celle-ci ?

À droite. – La voie que ses musiciens lui montrent et que Richard Wagner a suivie d’un bout à l’autre, celle des artistes et non pas celle des professeurs et des philosophes, c’est celle-là qui est la bonne.

Mais nous sommes arrivés, au revoir !

 

 

Tokyo 1926.

 

 

Paul CLAUDEL, Figures et paraboles, 1936.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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