La vision de Gauchelin

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Je pense que personne ne peut nier les relations

mutuelles du monde visible et du monde invisible.

J. DE MAISTRE, Soirées de Saint-Pétersbourg,

2e entretien.

 

Orderic Vidal a conservé une histoire singulière dont personne n’a pu douter au douzième siècle, parce qu’elle s’appuie sur des circonstances positives, et que le narrateur était connu pour un homme sérieux et sincère. Voici les faits.

Il y avait dans la petite ville de Bonneval, en Beauce, aujourd’hui département d’Eure-et-Loir, un prêtre nommé Gauchelin 1. En l’an de Notre-Seigneur 1092, un peu avant le mouvement remarquable qui ébranla l’Europe et décida la première croisade, ce prêtre fut appelé de nuit, au commencement de janvier, pour aller administrer un malade dans la campagne. Il s’y rendit promptement ; et, après qu’il eut donné au patient les derniers secours et les consolations suprêmes de la religion, il s’en revenait seul.

Lorsqu’il se trouva éloigné de toute habitation, en un lieu isolé et coupé de ravins, comme il y en a tant dans la Beauce, il entendit tout à coup, sans rien voir d’abord, à cause de l’obscurité, un bruit tumultueux comme en produit le passage d’une armée considérable. Voulant se mettre à l’écart, il se retira vers quatre néfliers qu’il apercevait dans un champ à la seule lueur des étoiles. Il n’en était qu’à quelques pas lorsqu’un homme d’énorme stature, surgissant tout à coup, le devança dans sa course, et, levant sa massue au-dessus de sa tête, lui dit d’une voix rauque :

– Arrête et n’avance pas davantage.

Le prêtre s’arrêta aussitôt glacé d’effroi, et, s’appuyant sur le bâton qu’il portait, il resta dans l’immobilité. L’homme armé de la massue se tenait auprès de lui, semblant attendre le passage des troupes que Ton entendait marcher en se rapprochant.

Bientôt il vit arriver des lignes nombreuses de personnages à pied, portant sur leur cou et sur leurs épaules des moutons, des meubles, des hardes, des ustensiles de toute espèce. Il crut voir là toute une armée de brigands et de pillards. Cependant tous ces gens gémissaient ; on les entendait s’encourager à redoubler de vitesse. Le prêtre reconnut parmi eux plusieurs habitants du pays morts depuis peu ; ils se plaignaient des supplices cruels imposés à leurs crimes. Il jugea que les fardeaux sous lesquels ils pliaient pouvaient bien être les objets qu’ils avaient volés dans leur vie.

Ensuite parut une troupe d’espèces de croque-morts, auxquels se réunit à l’instant l’homme colosse à la massue. Ils étaient chargés d’environ cinquante cercueils, dont chacun était soutenu par deux porteurs. Ils passaient en silence.

À ceux-ci succédèrent des groupes innombrables de femmes montées sur des chevaux dont les selles étaient garnies de clous rougis au feu et brûlants. De temps en temps le vent soulevait ces malheureuses à la hauteur d’une coudée, et les laissait retomber ensuite sur les clous ardents. Elles vociféraient, parmi leurs lamentations, des imprécations désespérées, en publiant tout haut les péchés pour lesquels elles souffraient ; ensuite, voyant Gauchelin, elles s’écriaient : Malheur, malheur sur nous ! Monsieur le curé, priez pour nous.

Gauchelin reconnut parmi cette troupe quelques grandes dames qu’il avait vues quand elles vivaient.

Peu après il aperçut une troupe nombreuse de clercs, de moines et d’abbés, vêtus de chapes noires, avec des capuchons de même couleur. Tous gémissaient et se plaignaient. Quelques-uns imploraient aussi Gauchelin par son nom, et, lui rappelant leur ancienne amitié, le conjuraient de prier pour eux. Il vit dans cette troupe plusieurs personnages qui avaient laissé ici-bas une bonne renommée, et que le public croyait déjà placés dans les cieux.

À ceux-là succédèrent encore des groupes qui semblaient former une armée. Tous les personnages vêtus de noir, et dont les visages semblaient lancer des étincelles ardentes et scintillantes, étaient montés sur de grands chevaux et armés de toutes pièces, comme gens qui vont au combat. Ils portaient des bannières noires.

Le spectateur de cette revue lugubre reconnut dans les chevaliers qui la composaient plusieurs seigneurs, entre autres Richard et Baudouin, fils du comte Gislebert, qui étaient morts depuis peu.

Gauchelin se mit alors à réfléchir en lui-même, et se dit : « Ces troupes-là sont sans doute les gens de Herlequin 2. J’ai ouï dire que quelques personnes avaient eu occasion, comme moi, de les voir ; mais je ne le croyais pas, et je me moquais de ces récits. Maintenant que j’ai vu de mes yeux le passage des morts, je ne peux plus douter ; mais, à mon tour, on ne me croira pas. Il faut donc que je m’empare d’un des chevaux libres qui suivent la troupe ; je l’emmènerai chez moi, je le ferai voir à mes voisins, et on ne pourra hésiter devant cette preuve. »

Aussitôt il saisit la bride d’un cheval noir, mais l’animal se débarrassa vigoureusement de sa main et s’échappa à la suite des autres. Ce désappointement ne le rebuta pas ; il étendit la main vers un autre qui s’arrêta en soufflant par ses naseaux une fumée grande comme un chêne. Gauchelin ne s’en troubla point. Il saisit d’une main la bride, en même temps qu’il mettait le pied gauche dans l’étrier et qu’il posait l’autre main sur la selle pour s’élancer, mais en même temps aussi il sentit sous son pied la chaleur d’un feu ardent, et dans la main qui tenait la bride, un froid si pénétrant qu’il le glaça jusqu’aux entrailles.

Pour surcroît, quatre chevaliers, à l’aspect terrible, s’élancèrent aussitôt vers le pauvre prêtre, en criant : – Pourquoi vous emparez-vous de nos chevaux ? Vous allez venir avec nous ! Comment ! nous ne vous avons fait aucun mal, et vous voulez nous enlever ce qui ne vous appartient pas !...

Gauchelin avait lâché le cheval. Trois chevaliers cependant se disposaient à l’emmener, lorsque le quatrième leur dit :

– Relâchez-le, et laissez-moi m’entretenir avec lui.

Ce chevalier le chargea alors de divers messages pour sa femme et ses enfants. Mais comme Gauchelin refusait de remplir ces commissions, à cause qu’elles l’auraient trop éloigné de sa demeure, ou pour d’autres motifs, le chevalier le prît à la gorge, et il l’eût étranglé si un autre des quatre, le reconnaissant en ce moment pour son frère, ne l’eût tiré des mains qui l’étouffaient, et ne lui eût rappelé, en un long et touchant entretien, leurs affections de la première enfance 3.

Pendant cette causerie, Gauchelin remarqua au talon d’un de ces chevaliers un grumeau de sang gros comme une tête humaine ; il lui demanda ce que signifiait cette singularité.

– Ce n’est pas du sang, répondit le chevalier ; c’est du feu ; et ce poids est si lourd que j’aimerais mieux porter à sa place le mont Saint-Michel. Comme je me servais d’éperons très fins pour arriver plus vite à répandre le sang, je suis condamné à porter ce poids, qui me rappelle mes crimes.

Après ces mots, les quatre chevaliers s’enfuirent précipitamment. Gauchelin, resté seul, mais accablé, regagna péniblement sa demeure et se remit au lit, où il resta huit jours gravement malade. Il reprit ensuite la santé et vécut encore quinze ans.

C’est de sa propre bouche, ajoute Ordéric Vital, que j’ai appris ce que je viens d’écrire ; et j’ai vu sa figure et son cou meurtris par l’horrible chevalier.

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Légendes de l’autre monde, s. d.

 

 

 

 

 

 

 

 



1 Ou Wachelm.

2 Herlequin ou plus exactement Hellequin, dans les anciennes traditions que les Normands ont importées chez nous, est le fils d’Héla, reine des trépassés et déesse de la mort ; le gosier d’Héla, toujours ouvert, ne se remplissait jamais, et son fils Hellequin lui amenait toutes les nuits des armées de défunts. Dans les campagnes, on appelle encore arlequins les feux follets qui apparaissent la nuit dans les endroits marécageux, et que les bonnes gens prennent pour des esprits malins.

3 Ce frère défunt s’appelait Rodolphe.

 

 

 

 

 

 

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