La légende de Geneviève de Brabant

 

 

 

 

 

 

par

 

 

 

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

I

 

 

Parmi les enfants de Henri III, le premier des comtes de Louvain qui prit le titre de Comte de Brabant, on remarquait Ida et Geneviève, ses deux filles, toutes deux belles et gracieuses. Ida venait d’être mariée au jeune comte de Hainaut, et le palatin du Rhin Henri II, ayant vu Geneviève, que toutes les chroniques dépeignent comme un modèle de beauté, de piété et de douceur, en parla avec grandes louanges a son frère Sigefrid ou Siffroi. Le Palatin résidait à Aix-la-Chapelle, qui alors encore faisait partie de la Lotharingie. Siffroi se rendit à Louvain, eut le bonheur de plaire en même temps qu’il devint épris ; et il épousa Geneviève, la perle du Brabant.

On croit que ce mariage se fit en 1095, au moment où toute l’Europe commençait à s’agiter pour les croisades.

Geneviève n’avait que dix-huit ans. Quoiqu’elle aimât celui qu’elle venait d’accepter pour époux, elle pleura avec amertume en quittant son père ; il lui semblait, à ses pressentiments, qu’elle ne devait plus le revoir ici-bas.

Elle arriva donc triste et dolente à la cour d’Aix-la-Chapelle. L’amour de Siffroi répandit un baume de bonheur sur son âme affectueuse, sans en chasser la mélancolie. Mais recueillie et dévouée, elle ne vivait plus, après Dieu, que pour son mari, qui oubliait auprès d’elle et ses anciens plaisirs et ses goûts passionnés pour la chasse.

Hélas ! les félicités de ce monde ne sont pas de longue durée.

La prédication de la croisade avait remué les chevaliers. Tout homme qui voulait qu’on l’appelât homme de foi et d’honneur prenait la croix. L’âge était à peine une dispense admise ; on couvrait de mépris tout chevalier qui semblait hésiter entre son repos et la gloire de délivrer le tombeau de Jésus-Christ. Les princes donnaient l’exemple. Godefroid de Bouillon, pour la guerre sainte, aliénait ses domaines ; les comtes de Flandre et de Hainaut n’étaient occupés qu’à réunir leurs guerriers ; Godefroid de Louvain, frère d’Ida et de Geneviève, était déjà parti avec une foule d’autres. La voix de l’amour et des tendres affections était partout étouffée par la voix austère du devoir. Le palatin Henri II, qui régnait, frappé d’une maladie grave, ne pouvait prendre la croix ; Siffroi, parmi les princes, dut remplacer son frère.

Il lui fallut livrer de pénibles combats pour s’arracher à la tendresse de sa jeune épouse. Un malheur affreux vint, par surcroît, frapper le cœur de Geneviève ; au moment où Siffroi allait se séparer d’elle, un messager lui apporta la triste nouvelle de la mort de son père, tué dans un tournoi par un chevalier du Tournaisis. Siffroi ne parvenait pas à la consoler ; elle pleurait sur son sein, baisait sa cuirasse et ses armes ; et, trop pieuse pour lui demander de renoncer au saint pèlerinage, elle le priait de permettre qu’elle l’accompagnât dans les camps. Mais le guerrier en connaissait trop les périls et les fatigues. – Quand les chevaliers ses amis vinrent l’appeler pour rejoindre Godefroid de Bouillon, il s’éloigna donc avec eux, recommandant vivement Geneviève à ses serviteurs, et surtout à Golo, son intendant.

 

 

 

II

 

 

L’armée de la croix partit des Pays-Bas le 15 août de l’année 1096. Dès lors, seule, inquiète et tremblante, Geneviève ne trouva plus de calme que dans la retraite et la prière. Un vieux religieux, nommé Drago 1, depuis longues années attaché à la maison de son père, l’avait suivie à Aix-la-Chapelle ; il lui lisait tous les jours les saints écrits qui raniment et consolent.

Geneviève n’avait pas encore donné d’enfants à son mari. Peu de jours après le départ de Siffroi, elle reconnut qu’elle était enceinte. La douce pensée d’être mère lui rendit du courage et de la force ; de souriantes idées lui revinrent ; elle se berça de l’espoir qu’elle reverrait bientôt son cher époux ; elle se réjouit du bonheur qu’il ressentirait à l’heureuse nouvelle dont elle fêterait son retour.

Cependant Golo n’avait pu voir la belle comtesse sans éprouver pour elle un coupable amour. Investi de la confiance entière de son maître, il avait caché jusque-là un sentiment qui eût pu le perdre. L’absence de Siffroi, pour un si long voyage et pour une guerre si périlleuse, lui parut une favorable circonstance. Oubliant sa condition, la distance qui le séparait de sa maîtresse, et plus que tout cela oubliant la piété, les vertus de Geneviève, il osa bientôt lui avouer sa flamme adultère. D’abord la jeune comtesse ne le comprit pas. Lorsqu’elle eut reconnu la noirceur de ses espérances, elle lui défendit avec indignation de reparaître devant elle. Mais cette défense était vaine ; ce Golo ou Golon, dont le nom est devenu une expression d’horreur, était au manoir dépositaire de l’autorité du Comte. Il ne se rebuta point ; et, comme la pudeur avait empêché Geneviève de faire éclater tout haut sa vertueuse colère, il conserva l’espoir de consommer la séduction.

Pendant plus de trois mois, aucune occasion ne fut négligée par lui. Lorsqu’il vit que les insinuations et les prières ne lui attiraient que des mépris, il employa les menaces ; revêtu de tous les pouvoirs du maître, il était puissant ; Geneviève, ne connaissant pas assez les lâchetés du cœur humain pour concevoir des craintes sérieuses, méprisa aussi les menaces et continua de vivre dans la prière, confiante, en Dieu et en l’avenir. Mais Dieu livre quelquefois aux épreuves dures ceux qu’il veut épurer dans ce monde, qui n’est qu’un passage.

L’amour de Golo l’intendant, ne se nourrissant plus d’aucun espoir, se changea bientôt en une sorte de haine profonde. Une noire jalousie s’empara de son âme ; il ne voulut pas que celle qui ne pouvait jamais être à lui fût de nouveau à un autre. Il résolut de perdre Geneviève. Comme un dernier effort, il se décida à le lui faire savoir. Elle demeura calme, ne croyant pas que l’esprit du mal eût tant de hardiesse, aimant mieux mourir pure que vivre souillée, et comptant d’ailleurs sur quelque appui. Elle avait perdu son père ; elle ne savait pas si son oncle Godefroid de Louvain, parti pour Jérusalem, était encore vivant ; le Comte-Palatin, frère de son mari, se mourait sur un lit de douleurs. Elle écrivit à sa mère, à sa sœur de Hainaut et à son mari ; elle annonçait à Siffroi sa grossesse déjà avancée, lui confiait ses peines avec l’infidèle intendant, et le suppliait de presser son retour. Golo intercepta les lettres ; et ne gardant plus de mesures il accusa hautement la Comtesse de mener une vie criminelle et de trahir la foi qu’elle devait à son époux et seigneur. Il insinua, l’infâme, que ses pieux entretiens avec Drago couvraient des rendez-vous d’amour, et que l’enfant qu’elle portait dans son sein était le fruit de l’adultère.

Peu de temps après, un jour que Geneviève était seule avec le vieux religieux, occupée à lire les saintes Écritures, Golo se présenta brusquement devant elle, accompagné d’hommes vils qui étaient à sa solde ; il outragea la Comtesse par les plus odieuses imputations ; il accusa le pieux Drago des crimes avilissants que lui-même avait médités ; et, sans oser soutenir les regards de ses victimes, il les fit violemment séparer. Des mains vendues saisirent Geneviève et la jetèrent dans un cachot, pendant que deux meurtriers entraînaient le bon moine hors de l’oratoire pour lui donner la mort.

Lorsque la Comtesse se trouva seule dans sa prison, elle se crut en proie à des rêves horribles ; elle ne tarda pas à reconnaître que son malheur était réel.

On lui apportait tous les jours une cruche d’eau et de grossiers aliments ; personne ne lui disait une parole. Le geôlier, qui lui donnait l’eau et le pain, interrogé par elle, avait ordre de ne pas répondre. Elle supporta tout, par résignation et par amour pour son enfant, qui devait bientôt naître. Mais souvent elle pleurait avec amertume ; et après ces angoisses elle ne retrouvait quelque force qu’en se jetant dans les bras de la Vierge Marie, en qui elle avait grande foi et douce confiance.

Un jour, elle entendit confusément le bruit des cors et des trompettes. Elle s’imagina que c’était son cher Siffroi qui rentrait dans ses domaines. Elle espéra, mais en vain ; personne n’ouvrit la porte de son cachot, et tout retomba dans le silence.

La nuit suivante, son terme étant arrivé, elle accoucha, seule et sans assistance, d’un fils qu’elle nomma Bénoni, à cause de sa douleur. Elle le baptisa avec l’eau de sa cruche, et le mit sous la protection de la Vierge Marie. Le matin, entendant les vagissements du nouveau-né, le geôlier sembla ému ; mais il ne parla pourtant point et ne changea rien aux rudes aliments qu’il apportait à la prisonnière.

Les fanfares qui avaient frappé la Comtesse n’annonçaient pas le retour du Palatin, mais seulement un messager qu’il envoyait à sa femme, pour lui annoncer son heureuse arrivée à Constantinople. Ce fut Golo qui reçut l’envoyé de Siffroi. Il lui raconta, d’un visage composé, ce qu’il appelait les crimes et l’hypocrisie de Geneviève ; et il le chargea pour son maître d’une lettre, où il accusait la Comtesse des plus noires infidélités.

De longs jours et de tristes nuits passèrent, sans que Geneviève reçût aucune marque d’intérêt ; il lui semblait, au fond de son cachot, qu’elle était dans une tombe fermée au monde. Elle s’étonnait de ne pas voir venir à son aide sa mère chérie ou sa sœur Ida. Elle ne soupçonnait pas encore qu’on avait intercepté ses lettres ; que sa mère était retenue par la régence du comté de Louvain, qu’elle exerçait depuis la mort de Henri III, au nom de son second fils Godefroid, dont on ne pouvait savoir le sort ; que sa sœur Ida était partie, la croix sur l’épaule, à la recherche de son époux ; que des bruits sinistres se répandaient sur la destinée des soldats de la Croisade.

 

 

 

III

 

 

Le messager qui avait emporté la lettre de Golo ne revint qu’au bout de huit mois, apportant la terrible réponse du Palatin. Siffroi, qui idolâtrait sa femme, en apprenant son infidélité, car il ne doutait pas de son intendant, était tombé de l’amour extrême dans la plus furieuse jalousie. Donnant à peine à son envoyé le temps de changer de cheval, il lui avait remis pour Golo un ordre écrit, qui prescrivait formellement de mettre à mort Geneviève et le fruit de son adultère.

C’était ce que le perfide avait espéré. Il triompha. Il fit sortir la Comtesse de son cachot ; elle parut devant lui, tenant contre son sein l’enfant, dont on ne put la séparer.

– Vous voyez, lui dit Golo, que vous êtes dans mes mains.

Il lui montra l’ordre du Comte. Pendant qu’elle lisait cet écrit avec épouvante : – Tout peut se réparer encore, ajouta-t-il ; si votre cœur veut être à moi, je vous rendrai votre puissance ; et votre fils reprendra son rang.

Geneviève ne leva pas les yeux.

– J’aime mieux mourir, dit-elle ; je ne demande grâce que pour mon fils, qui n’a pu vous offenser, et qui est le sang de vos maîtres. – Mais qui me justifiera auprès de mon époux ?

Elle jeta un regard autour d’elle et se vit seule avec son ennemi. Au fond de la salle, gardant la porte entrouverte, elle n’aperçut que deux figures sinistres, qui lui semblèrent deux bourreaux.

– Personne, répliqua Golo, ne vous justifiera. Vous allez mourir ; et votre souvenir sera déshonoré.

Après un moment de silence, elle dit :

– Dieu nous jugera. – Mais mon fils,... reprit-elle encore avec un regard qui suppliait.

– Il mourra avec vous.

Elle étouffa un long sanglot, et dit en embrassant son fils, qu’elle couvrit de larmes : – Nous mourrons donc ensemble : pauvre enfant ! votre père ne vous verra que dans le ciel.

Elle l’avait enveloppé d’un pan de sa robe flétrie, n’ayant pas d’autre vêtement. C’était au mois de novembre de l’année 1067.

Golo, la voyant inflexible, eût l’air de faire sur lui-même un effort violent. Il appela ses deux satellites, dont il connaissait toute la dureté ; il leur ordonna d’emmener la Comtesse avec son enfant, à l’heure de minuit, dans un lieu, écarté de la forêt, de la mettre à mort elle et son fils, d’ensevelir leurs restes dans le lac, et pour preuve de cette exécution, disent les chroniques, de lui rapporter les yeux de Geneviève.

La nuit s’avança ; et, la Comtesse n’ayant fait demander aucune grâce à Golo, les deux bourreaux vinrent la prendre à minuit. Ils s’en allèrent, avec elle et l’enfant, dans la forêt. Ils marchaient en silence ; Dieu sans doute les suivait de son regard.

La nuit était froide, le ciel calme et pur, les arbres chargés de glaçons et de frimas. Geneviève allait à peine vêtue ; mais elle s’était accoutumée à souffrir.

Arrivés au lieu du supplice, les deux assassins s’arrêtèrent. Geneviève se mit à genoux pour prier, tandis qu’ils tiraient du fourreau leurs larges poignards. Alors l’enfant, insensible à cette scène de meurtre, prit innocemment le sein de sa mère. La jeune comtesse, à ce mouvement, perdit ses forces ; elle se mit à pleurer.

– Oh ! je vous en conjure, dit-elle en descendant aux supplications, accordez encore un moment à mon pauvre enfant.

Les deux bourreaux détournèrent les yeux ; ils demeuraient muets ; mais leurs mains semblaient trembler. Geneviève crut qu’elle pourrait les toucher. – Je suis innocente, leur dit-elle ; promettez-moi de le dire à mon époux avant votre mort ; car vous aussi vous mourrez... ; et si je fus autrefois pour vous bonne et compatissante maîtresse, accordez-moi aujourd’hui une grâce qui est en votre pouvoir. Faites-moi mourir avant mon cher enfant. Je vous pardonnerai à ce prix, je demanderai à Dieu qu’il vous pardonne.

Une grosse larme brilla dans la nuit, comme un ver luisant, sur la joue de l’un des bourreaux. Il était ébranlé. Tirant son compagnon à l’écart : – C’est un vrai crime que nous allons faire là, dit-il. Elle a été notre maîtresse ; elle était pour nous, comme pour les plus grands, douce et affable : et si nous la sauvions.... peut-être un jour nous fera-t-elle encore du bien....

L’autre assassin, luttant contre sa conscience, objecta la volonté de Golo et surtout l’ordre formel du Comte. Néanmoins la miséricorde l’emporta aussi dans son cœur. Ils offrirent à Geneviève de lui laisser la vie, si elle voulait jurer sur la croix de vivre cachée dans une caverne et de ne jamais reparaître. L’amour maternel était trop grand dans Geneviève pour qu’elle n’embrassât pas avidement cette proposition. Son fils était son univers ; elle rendit grâces à ces hommes, les appelant ses sauveurs ; et elle s’enfonça dans la forêt, jusque dans le canton de Zulpich ou Tolbiac, au pays de Cologne, pendant que les deux satellites de Golo, ayant tué un pauvre chien, qu’ils avaient rencontré, rapportèrent ses yeux à l’intendant, comme preuve de la mort de Geneviève.

La jeune Comtesse, ayant marché toute la nuit, s’arrêta épuisée devant une caverne qui lui parut un asile. Aucun chemin n’y conduisait. Elle s’y reposa ; le soleil s’était levé ; et tout autour d’elle était désert et silence. Bientôt un bruit subit dans le feuillage la fit tressaillir ; elle vit venir une biche avec son jeune faon, dont cette caverne était la retraite. La biche parut intimidée à son aspect ; mais, le petit faon s’étant mis à jouer avec elle, la biche prit confiance et s’avança aussi. La Comtesse regarda cet incident comme un secours du Ciel ; car elle n’avait presque pas de lait pour nourrir son enfant. En peu de jours, la biche s’accoutuma si bien à la compagnie de Geneviève, qu’elle se laissa téter par le petit Bénoni, et qu’elle partagea sa tendresse entre son faon et le fils du Palatin.

La Comtesse ne vivait que de plantes qu’elle arrachait dans la forêt, de racines, de glands, de fruits sauvages. Une petite source voisine lui donnait de l’eau pure. Elle se couchait avec son fils sur un lit de feuilles séchées, à côté de la biche et du jeune faon.

 

 

 

IV

 

 

Siffroi cependant, après l’ordre cruel qu’il avait donné, s’était senti frappé de remords. L’innocence et la pureté de Geneviève lui étaient revenues à la mémoire ; et il avait repoussé comme infâme l’idée qu’elle se fût souillée d’un crime. Un second messager avait été envoyé par lui, pour contremander la hideuse sentence que lui avait dictée la colère. Il suivait le premier de trois jours seulement ; mais il arriva trop tard. Il revint annoncer à son maître que tout était consommé.

Les croisés en ce moment quittaient Antioche conquise pour marcher sur Jérusalem. Siffroi, navré par le désespoir, vieillit en quelque sorte tout d’un coup, devint sombre et triste, et ne chercha plus que la mort dans les combats nombreux que livra l’armée de la croix. Mais la mort semblait dédaigner sa téméraire ardeur. Vainement il affrontait les périls, vainement, au long siège de Jérusalem, on le vit toujours le premier aux assauts ; il vécut. Et, quand les guerriers de la Croisade se rembarquèrent pour l’Europe, il fut un des derniers à partir ; il semblait craindre de revoir les lieux où il avait aimé sa chère Geneviève.

Il rentra dans les Pays-Bas, au milieu de janvier de l’an 1100, et traversa la Flandre et le Brabant sans s’arrêter, regagnant tristement Aix-la-Chapelle.

Ce ne fut qu’à Bruxelles qu’il apprit que son frère Henri venait de mourir, et qu’il lui succédait dans la dignité de comte palatin du Rhin. La puissance et la souveraineté, qu’il ne pouvait plus partager avec son épouse chérie, lui parurent un fardeau.

Golo, instruit de son arrivée, se rendit au-devant de lui jusqu’à Liège. Le félon était vêtu de deuil. Il lui suscita avec hypocrisie tant de preuves du crime de Geneviève, que Siffroi resta persuadé qu’en ordonnant sa mort, il n’avait fait que venger son honneur. Il n’en rentra pas moins dans son château avec l’âme pleine de douleur ; il s’y trouva dans une affreuse solitude. Tout lui rappelait Geneviève et le bonheur qu’elle lui avait donné. Alors, de nouveau, il ne pouvait croire à sa perfidie. Il n’eut pas la force de passer la nuit dans ce manoir ; dès le jour de son arrivée il s’en alla habiter le château des comptes palatins, dont la mort de son frère l’avait rendu héritier.

Mais là un autre objet de remords le suivit ; Golo se présentait sans cesse à sa vue ; l’aspect de cet homme l’irritait ; il le haïssait sans pouvoir s’en rendre raison ; il le traitait avec dureté. L’intendant se plaignit, comme un serviteur fidèle dont on méconnaît le dévouement. Dans l’espoir de ramener quelque sérénité sur le front de son maître, il voulut l’engager à prendre une autre femme. Mais si Geneviève l’avait trompé, quel ange pouvait le rendre heureux ? Siffroi exprima l’irrévocable résolution de vivre à jamais seul.

Deux jours après son arrivée, il retourna à son château ; et il prit, comme malgré lui, l’habitude d’y aller tous les jours, exigeant que personne ne le suivît. Il errait dans tous les lieux qui lui rappelaient Geneviève. Un matin, plus agité que d’ordinaire, il voulut visiter le cachot où Golo l’avait enfermée. Son cœur se serra en y entrant, en songeant que là elle était devenue mère. À la lueur d’une torche qu’on portait devant lui, il lut ces mots sur la muraille : « Ô mon cher Siffroi, je vais mourir, et c’est vous qui le voulez. Vous pleurerez sur moi. Mais si vous lisez ceci, sachez-que je vous pardonne, comme Jésus Notre-Seigneur a pardonné, et que mon cœur est toujours à vous. »

– Ô Dieu ! s’écria-t-il, elle était innocente ! Mon Dieu, faites que je ne puisse en être convaincu !...

 

 

 

V

 

 

Siffroi ne trouvait à se distraire de ses violentes douleurs que dans les fatigues de la chasse. Il s’y livra sans réserve ; et dès lors on le vit errant dans les bois, ne parlant plus, ne s’occupant plus du gouvernement de ses États, vivant comme un homme qui est forcé de vivre et qui ne peut entièrement secouer sa chaîne. Il ne soupçonnait pas que souvent il passait à un jet de flèche de la retraite de Geneviève.

Un jour du mois de novembre de l’année 1104, le Comte poursuivait une biche qui fuyait avec vitesse ; il se laissa emporter à sa suite ; et la biche le conduisit à la grotte habitée par Geneviève. La Comtesse, n’ayant plus de vêtements, se réfugia, à l’aspect d’un homme, jusqu’au fond de la caverne. Le petit Bénoni, qui recueillait des racines pour sa mère, courut aussi se cacher. Siffroi, étonné, s’arrêta.

– Qui êtes-vous ? dit-il. Adorez-vous Jésus-Christ ?

Depuis sept ans, c’était la première fois que Geneviève, entendait les sons d’une voix humaine autre que celle de son fils. Elle répondit, après un moment d’émotion :

– Je suis femme et chrétienne.

– Si vous êtes malheureuse, reprit Siffroi, pourquoi, vous cachez-vous ?

– Mes vêtements se sont usés, dit-elle, et je ne puis paraître devant un homme.

Le Comte-Palatin, détachant son riche manteau, le jeta dans la grotte. Geneviève, s’en étant couverte, s’avança. Mais, malgré la croix de drap rouge qui brillait toujours sur l’épaule du croisé, elle ne reconnut pas son époux, dont le désespoir avait vieilli les nobles traits.

Lui, de son côté, ne soupçonnant pas que ce fût là sa chère Geneviève, se prit à dire :

– Comment ! pauvre femme, vous êtes ici sans vêtements ! Et quelle est donc votre nourriture ?...

– J’ai pour me nourrir, répondit-elle, les racines et les fruits sauvages de cette forêt.

– Et cet enfant ? dit le Comte.

– Il est mon fils et le fils d’un noble chevalier. Mais son père l’a méconnu ; et j’ai promis de ne le point nommer.

– Seriez-vous victime aussi de la perfidie ?

– Ma bouche, seigneur, fut toujours étrangère au mensonge. Un félon, qui voulait m’ôter l’honneur, me perdit pour se venger de mes refus. Jeune et recherchée, je suis venue du Brabant...

Elle s’arrêta à ce mot.

– Oh ! Ciel ! s’écria Siffroi en tombant à genoux, vous êtes Geneviève....

La Comtesse avait retrouvé son époux. Dans les bras l’un de l’autre, ils ne se souvenaient plus des horreurs du passé. Un cri d’effroi du petit enfant vint seul les rappeler à la vie présente. Tandis que le Comte-Palatin couvrait son fils de baisers et de larmes, les chasseurs qui l’accompagnaient s’étaient approchés, stupéfaits de la scène qui se passait devant eux ; et l’enfant s’était effrayé. Golo était là ; en entendant nommer Geneviève, il pâlit comme un spectre, et voulut s’enfuir. Deux écuyers, comprenant tout l’horrible mystère, l’arrêtèrent brusquement...

On apprêtait à la hâte un brancard pour remmener la Comtesse en triomphe. Avant de quitter ces lieux consacrés, le Palatin fit le vœu de bâtir à la Vierge-Marie une chapelle, sur le petit tertre où il avait retrouvé sa femme et son fils. C’est là l’origine de l’église du Mont-Notre-Dame (Frauenberg), autour duquel s’est formé un joli village. Puis il sonna trois fois du cor ; tous les bois en retentirent ; tous les hameaux voisins accoururent.

Il prit son fils dans ses bras et suivit la rustique litière de sa femme, au milieu des cris d’allégresse de tous ses vassaux. Geneviève rentra ainsi dans le château, qui n’avait pas été habité depuis son absence.

On raconte que la biche, accoutumée à vivre avec elle, ne voulut pas la quitter, non plus que l’enfant qu’elle avait nourri de son lait, et qu’elle suivit le cortège, marchant à côté de Geneviève, de qui elle ne détachait pas ses regards.

Les deux assassins qui avaient épargné la Comtesse furent retrouvés et comblés de présents, pendant que quatre taureaux indomptés écartelaient Golo, dont les restes horribles furent jetés à la voirie.

Siffroi semblait renaître d’heure en heure ; toutes ses peines étaient effacées. Mais, disent les saints légendaires, il devait expier plus durement encore le crime qu’il avait commis dans un transport d’indigne colère, en ordonnant sur un mensonge la mort de sa femme. La bonne Comtesse, malgré les fêtes qu’on lui donna, malgré tout l’amour de son époux, se rattacha mal à la vie. Ses souffrances, si longues et si incessantes, l’avaient tuée depuis longtemps. Elle n’avait en quelque sorte vécu que pour son fils. Un peu plus d’un an après sa réunion avec Siffroi, le 2 avril 1106, Geneviève s’éteignit saintement, tenant d’une main la croix de bois qui avait consolé sa grotte, de l’autre la main de son époux, qu’elle bénit de ses prières jusqu’à son dernier souffle.

On dit que la biche fidèle pleura tout un jour au pied du cercueil de Geneviève, et qu’au matin on la trouva morte auprès de celle à qui elle s’était vouée.

Et, le 2 avril de l’année 1113, un vieillard, blanchi avant l’âge, sillonné de rides que les larmes avaient creusées, soutenu par un enfant de seize ans, dont la douleur avait aussi flétri les traits, vint s’agenouiller à la chapelle du Frauenberg, devant l’autel de la Vierge-Marie ; le jeune homme se mit à genoux aussi, et tout deux prononcèrent lentement les vœux qui détachent de la terre, pendant qu’un prêtre, sans doute inspiré, chantait :

 

            Sancta Genoveva ! ora pro nobis.

 

Ils prirent l’habit monastique ; et le monde n’entendit plus parler de ces deux solitaires. – C’était le Palatin et son fils.

 

 

 

Jacques COLLIN DE PLANCY,

Geneviève de Brabant

et quelques autres aventures

des Croisades, 1853.

 

 

 

 



1 Dans plusieurs traditions populaires, Dragant.

 

 

 

 

 

 

 

www.biblisem.net